Hector

Hector, tragédie en cinq actes,de Luce-Lancival, 1er février 1809.

Théâtre Français.

Titre

Hector

Genre

tragédie

Nombre d'actes :

5

Vers / prose ?

en vers

Musique :

non

Date de création :

1er février 1809

Théâtre :

Théâtre Français

Auteur(s) des paroles :

Luce de Lancival

Almanach des Muses 1810.

Hector sort de tous les combats qu'il a livrés aux Grecs, et se dispose à embraser leur flotte. Cassandre annonce qu'Achille va reprendre les armes, et que le Destin a fixé le trépas d'Hector au jour où ce héros reparaîtra. Patrocle vient, au nom des Grecs, proposer la paix au roi Priam, à des conditions avantageuses, et cependant en demandant toujours que l'on rende Hélène. Pâris s'y oppose ; mais le conseil arrête qu'Hector la remettra aux mins de Ménélas. Le héros part pour effectuer le projet qui doit mettre fin à la guerre, lorsqu'un trait, parti du camp des Grecs, rompt la paix et renouvelle les combats. Hector, après avoir repoussé les Grecs et ramené Hélène, se prépare à brûler la flotte ennemie. Il ne peut que voir et rassurer Andromaque, qui le croit blessé. Pâris vient annoncer que les Troyens, en l'absence d'Hector, ont voulu forcer le camp des Grecs ; mais Achille s'est présenté tout-à-coup, et, quoique désarmé, a mis les Troyens en déroute. Patrocle tente de ramener Hector à des sentiments pacifiques ; Hector, furieux, l'écoute, persiste dans son ressentiment, et Patrocle sort en le bravant. Hector a combattu ; il revient avec les armes d'Achille. Andromaque croit qu'il a tué ce héros ; mais on apprend qu'Achille n'est point mort, et qu'il défie Hector. Ce dernier est transporté de joie à cette nouvelle ; Andromaque s'échappe pour tenter les moyens de s'opposer au combat, revient, fait ses adieux à son époux, et reçoit les siens. Hector va combattre Achille ; bientôt Polidamas vient annoncer de funestes nouvelles ; il fait le récit de la mort d'Hector, et la désolation règne parmi les Troyens.

De belles scènes, de beaux vers. Ouvrage, en total, qui fait beaucoup d'honneur à M. Luce de Lancival, et lui a valu, avec les applaudissements du public, un magnifique témoignage de la protection que l'Empereur accorde aux arts et aux artistes.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Jh. Chaumerot, 1809 :

Hector, tragédie en cinq actes, suivie de plusieurs Fragments imités de l'Iliade, et d'une Scène du rôle d'Hélène que l'auteur a supprimé ; Par J. Ch. J. Luce de Lancival : Représentée, pour la première fois, sur le Théâtre Français, le 1er février 1809.

La pièce est précédée d'une longue préface (p. v-xvi) :

PRÉFACE.

On a dit souvent qu'un ouvrage, dès qu'il est livré au public, doit se défendre par lui-même ; que toute préface est au moins superflue, si elle n'est pas suspecte ; que l'apologie la plus modeste a toujours l'air d'une récrimination, et qu'enfin

Dès que l'impression fait éclore un poète,
Il est esclave né de quiconque l'achète.

J'ai osé croire cependant que l'heureux succès de la tragédie d'Hector m'autorisoit à entrer dans quelques détails, pour expliquer les combinaisons que j'ai suivies dans le plan de cette pièce, et que ces détails pourroient ne pas déplaire aux amis de la littérature : il me semble même que l'analyse raisonnée des moyens que j'ai mis en usage est une manière convenable de justifier la bienveillance générale, une réponse indirecte à la légèreté de certains Critiques qui refont, d'un trait de plume, l'ouvrage de plusieurs années ; enfin, un hommage aux véritables gens de lettres que je reconnois pour mes juges, en leur soumettant avec franchise mes vues, mes intentions, et pour ainsi dire, ma pensée toute entière.

Du moment où je pus connoître l'Iliade, Hector devint mon héros. J'admirois ce mélange de courage et de sensibilité, si rare même chez les peuples les plus civilisés, ce caractère éminemment poétique, composé de grandeur et de vertu. Plusieurs traits d'un si beau modèle se retrouvent dans le héros de Virgile ; mais quelle différence pour l'intérêt ! Hector périt malgré sa vertu ; le sage Enée triomphe par la sienne : dans l'un, c'est le plus sublime effort d'un dévouement désintéressé ; dans l'autre, c'est une obéissance passive à des décrets qui lui promettent la gloire et le bonheur : l'héroïsme est trop bien récompensé dans Enée, pour exciter une admiration profonde; mais Hector, en proie aux injustices de la fortune, Hector persécuté par la destinée, sans espérance et sans consolation, nous retrace le magnifique tableau qui, suivant l'expression de Sénèque, est digne des regards de la Divinité même : homo fortiter miser, cum mala fortuna compositus (1).

Cette situation sans doute appartient au systême théâtral des Grecs, où domine la fatalité ; mais ce systême me paroît renfermer les sources les plus fécondes de terreur et de pitié : il présente des dénouemens faciles à prévoir ; du reste, il laisse aux passions tout leur développement : on espère, à la vue des efforts que le courage et la vertu font à l'envi pour lutter contre l'impérieux ascendant de la destinée : le péril paroît quelquefois s'éloigner, bientôt il se rapproche ; cependant les caractères se dessinent : on peut réunir sur une seule tête les plus tendres affections, l'attacher à la vie par les liens les plus forts ; on peut enfin parer la victime jusqu'au moment où la mort, plus puissante, viendra l'arracher aux mains qui la retiennent.

Persuadé que le personnage d'Hector devoit intéresser, je n'en sentis pas moins l'extrême difficulté de le placer dans un cadre favorable. Si je l'offrois seul, au milieu des Troyens dont il est l'idole et l'espoir, il falloit renoncer à ce contre-poids dramatique, si impérieusement exigé par les maîtres de l'art. Hector, toujours intrépide, au sein de sa famille éplorée, formoit un contraste trop simple et trop aisé. Reconnaissant donc la nécessité d'un secours étranger, je me déterminai à chercher dans le camp des Grecs un personnage qui pût balancer Hector, faire ressortir, par un choc mutuel, tout le caractère de mon héros, et donner en même temps à la pièce entière un intérêt plus général et plus agrandi. La raison ne permettoit pas de choisir Achille. Chez moi, plus essentiellement encore que dans Homère, Achille devoit rester oisif, pour laisser agir mon héros sans une concurrence désavantageuse; mais ce repos d'Achille devoit augmenter la gloire d'Hector, sans diminuer ses périls, et sans affoiblir l'inquiétude des spectateurs. Pour ménager cette nuance délicate, pour annoncer toujours Achille, sans le montrer jamais, j'étois obligé de faire choix, s'il étoit possible, d'un personnage inséparablement lié au héros absent, dont le nom seul rappelât ce guerrier terrible, et parût comme un sinistre augure de la catastrophe que j'avois à peindre. Je me crus trop heureux de rencontrer tous ces avantages réunis dans Patrocle, et ma fable fut aisément conçue.

Les Troyens sont toujours vainqueurs, depuis l'absence d'Achille; mais ils savent bien que le retour imprévu de ce redoutable ennemi peut mettre un terme à leurs triomphes. Ils doivent donc écouter avec plaisir des propositions de. paix. Patrocle, toujours fidèle à son ami, mais toujours dévoué à la Grèce, croyant les Grecs perdus s'ils continuent la guerre, privés d'un si puissant secours, doit les exhorter à la paix ; lui qui n'a point partagé la honte de leurs défaites, peut, sans s'avilir, se charger du message ; et qu'on ne dise pas qu'il anéantit la vengeance d'Achille. La vengeance d'Achille, sa gloire, si l'on veut l'appeler ainsi, consiste à faire sentir aux Grecs qu'ils ne peuvent rien sans lui. Ce but n'est-il pas rempli, puisque, renonçant à l'espoir de renverser Ilion, les Grecs se voient réduits à proposer la paix ? Patrocle est l'ambassadeur, c'est un moyen de rappeler aux guerriers d'Ilion que le terrible Achille n'est point éloigné. Je ne prétends pas au reste réfuter toutes les objections possibles :

Vous pourriez m'opposer tant et de tels obstacles,
Que, pour les surmonter, il faudroit des miracles.

Mais si l'ambassade de Patrocle ne choque pas la bienséance théâtrale, si ce héros explique noblement sa conduite, et s'il acquitte à-la-fois ce qu'il doit à son ami, ce qu'il doit à sa Patrie, je ne pense pas qu'on puisse me reprocher l'emploi d'un personnage sans lequel, je l'avoue, ma pièce n'auroit pas existé.

Andromaque, dont la présence contribue, plus que tout le reste, au développement du beau caractère d'Hector, étoit un personnage, pour ainsi dire, inhérent à mon sujet. Mais je ne me suis pas dissimulé quel ennui pouvoit résulter d'une situation passive et, toujours uniforme. J'ai donc tâché de substituer incessamment l'espérance à la crainte, la joie à l'inquiétude. J'ai représenté d'abord cette tendre épouse, tremblante et s'efforçant de retenir son époux ; mais bientôt, par une succession d'événemens, j'ai pu la montrer exhortant elle-même Hector à voler au combat : va vaincre, cher Hector ! Ce flux et ce reflux de sentimens divers, ces secousses rapides et variées sont-elles donc sans intérêt ? Est-ce là véritablement de la monotonie ? Qu'on examine nos tragédies les plus touchantes, on verra les personnages flotter entre le bonheur et l'infortune, jusqu'à la dernière péripétie qui détermine leur sort. Au reste, je ne me flattois pas que mon Andromaque pût jamais intéresser comme celle que l'on admire depuis plus d'un siècle, non qu'Andromaque par elle-même soit moins touchante quand elle craint pour son époux vivant, que quand elle pleure son époux mort ; mais ses pleurs ont eu pour interprète le divin Racine, et ses craintes, un écrivain dont le foible talent n'est soutenu que par l'imitation des grands modèles.

Le personnage de Polydamas a reçu beaucoup d'éloges, mais ceux qui l'approuvent ne devoient pas, ce me semble, blâmer l'oracle que je mets dans sa bouche. Un augure, sur la scène, dans l'incertitude du plus affreux malheur, doit chercher à pénétrer la volonté des dieux. Le moyen peut n'être pas nouveau ; qu'importe, s'il appartient au caractère que j'ai tracé, s'il est en harmonie avec le ton général de mon ouvrage, s'il redouble l'intérêt ?

Pâris devoit être le mot de ralliement de tous les Critiques ; ce caractère, je l'avoue moi-même, présentoit trop de difficulté pour que je puisse espérer de l'avoir réhabilité entièrement dans l'opinion. Il y a contre la conduite du berger phrygien un terrible préjugé, qu'il est impossible de détruire. Cependant, je ne pouvois éviter de montrer Pâris, dans un moment où il s'agit de rendre Hélène. C'est Homère que j'ai consulté, et j'ai vu dans l'Iliade que Pâris n'étoit pas seulement un séducteur efféminé, mais souvent un jeune héros de la plus brillante valeur. Le plaçant dans une position où son amour est compromis, j'avois encore le droit d'exalter son courage. Je me suis donc attaché à le peindre passionnément amoureux : cette précaution m'a paru suffisante pour justifier, sur un théâtre français, l'audace des plus téméraires entreprises. Nous sommes convaincus de reste que

L'amour peut tout oser, et fait tout oublier.

Pâris, d'ailleurs, regarde comme une lâcheté de livrer Hélène à un rival offensé et vindicatif, qui réclame moins une épouse qu'une victime. Enfin la circonstance où l'on veut rendre Hélène lui fournit au moins un prétexte spécieux pour la refuser. Les Troyens sont vainqueurs, et les Grecs à la veille d'une destruction qui lui paroît inévitable. Cependant Pâris est toujours odieux, comme cause involontaire de la mort d'Hector : j'ai cru le rendre plus supportable, par l'aveu de l'imprudence coupable de son ami, par le sacrifice de son amour au salut de son frère ; j'ai voulu satisfaire au ressentiment qu'il excite, et consommer sa punition, en le forçant d'écouter le récit de la mort d'Hector. Le serment qu'il fait d'immoler Achille (qui en effet est tombé sous ses coups), en terminant la pièce au gré des spectateurs, qui se retirent avec l'idée consolante qu'Hector sera vengé, achève, ce me semble, d'ennoblir un caractère dont une longue prévention a exagéré l'odieux.

Voilà mes personnages. En ai-je tiré le meilleur parti possible ? C'est aux connoisseurs à décider. Pouvois-je en choisir d'autres ? Plus j'y réfléchis, moins je me le persuade. Hélène auroit déplu : vis-à-vis d'Hector, qui doit perdre la vie par suite de sa faute, elle étoit odieuse ; vis-à-vis d'Andromaque, épouse si fidelle et si chaste, elle étoit méprisable ; enfin vis-à-vis de Pâris, son amant et son complice, quel rôle vouloit-on lui donner ? L'amour le plus violent ? son langage auroit révolté. Le repentir et les remords pouvoient seuls la rendre digne de quelque intérêt, et j'avois été séduit moi-même par cette idée. Hélène étoit entrée d'abord dans mon plan. Une scène, que l'on trouvera dans les variantes, fera voir sous quel aspect j'avois envisagé ce rôle ingrat auquel de mûres réflexions m'ont fait renoncer.

Plusieurs Critiques s'étonnent de ne pas voir Hécube et Priam dans une tragédie de la Mort d'Hector ; mais je demande quelle nuance ils auroient su mettre entre les gémissemens de Priam, les lamentations d'Hécube et les pleurs d'Andromaque. Croient-ils que la pitié du spectateur, distraite par les plaintes de trois personnages, auroit eu la même vivacité ? Non certes ; le courage résigné d'Hector, et la tendresse vertueuse d'Andromaque, voilà tout mon sujet : il ne faut pas croire qu'en multipliant les malheureux, j'aurois augmenté le pathétique ; cette psalmodie de plaintes uniformes ne pouvoit produire que la satiété.

Quant au style de mon ouvrage, s'il paroît quelquefois s'éloigner de la simplicité théâtrale, pour prendre les formes homériques et la couleur de l'épopée, les lieux, la situation, les personnages le demandent. On a observé, avec raison, que le style d'Iphigénie n'est pas celui de Britannicus.

Au reste, le public va juger ma pièce, sans le prestige de la déclamation : j'attends son arrêt et je m'y soumets d'avance. Mais j'aime à reconnoître ce que je dois aux acteurs distingués qui m'ont aidé de leurs talens : tous ont contribué à mon succès ; je les remercie tous, en laissant au Public, leur juge suprême et le mien, le droit d'apprécier leurs efforts, et de distribuer à chacun d'eux la portion d'éloges qu'il a méritée.

Je dois à ce même Public un hommage de reconnoissance, pour l'accueil favorable qu'il a fait à mon ouvrage : j'avouerai que sa bienveillance a surpassé mon espoir. Un grand nombre de littérateurs distingués ont confirmé l'opinion générale par des éloges que je regarde comme un encouragement honorable ; enfin le plus glorieux des suffrages, se manifestant par un bienfait infiniment au-dessus de mon attente et de mes foibles talens, a mis le comble à mon succès, et a doublé pour moi l'obligation de le justifier par de nouveaux efforts.

                                           Auctius atque
Di melius fecere; bene est; nil amplius oro.

(*) Qu'il me soit permis de citer ici quelques vers que j'ai supprimés dans le rôle d'Andromaque, et qui me paroissent peindre assez fidèlement mon héros. C'est Andromaque qui parle.

Hector a-t-il besoin encor d'une victoire ?
Ainsi qu'à mon amour, rien ne manque à sa gloire.
Achille..... Malgré moi je frissonne à ce nom,....
Peut-on le comparer au héros d'Ilion !
A mon Hector, à lui dont l'honneur est le guide ?
Sage dans le Conseil, aux combats intrépide,
Modeste, s'il triomphe ; au sein de ses foyers
On chercheroit en vain le plus grand des guerriers.
Quels soins sa piété prodigue à son vieux père !
Comme il aime ses sœurs ! comme il chérit sa mère !
Et comme il est payé du plus tendre retour !
Mais toujours la Patrie eut son premier amour:
De cet amour sacré le noble feu l'enflamme ;
Il vit, combat, triomphe, il mourroit pour Pergame.....
Il mourroit !.... et pourtant il adore son fils!

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, année 1809, tome I (janvier 1809), p. 384-390 :

[Parmi les sujets proposés par Homère, et que les auteurs de tragédie on traité avec des résultats inégaux (tout le monde n’est pas Racine), le sujet d’Hector avait l’attrait de ce qui n’a pas été traité par « nos grands maîtres », ce qui évite tout risque de comparaison. La tragédie nouvelle « est toute dans le genre admiratif », avec « peu de cet intérêt de crainte et de pitié qui émeut vivement » : les Troyens rendront-ils Hélène aux Grecs ? Le compte rendu analyse l’intrigue acte par acte, et cite au passage « les traits qui sont le plus applaudis ». La pièce s’achève à la mort d’Hector, que Pâris jure de venger. A partir des citations abondantes qu’il a faites, le critique invite à « juger du style de la pièce qui est simple et noble ». De nombreux emprunts à Homère font que « Peut-être la marche de [l]a pièce est-elle moins théatrale qu'épique »: peu d’action, beaucoup de récits. Les acteurs ont été remarquables, le seul ayant « avoir beaucoup de peine » étant l’acteur qui joue le rôle de Pâris, sans « physionomie prononcée ». L’auteur s’est vu récompensé par une pension de l’Empereur, ce qui doit encourager les « poètes » à pratiquer l’art dramatique.]

THÉATRE FRANÇAIS.

Hector, tragédie en cinq actes, jouée le premier février.

Nos poètes ont à Homère de grandes obligations. Ils ont puisé dans ses poèmes les beaux sujets qui honorent notre scène tragique, et souvent ils lui ont emprunté non-seulement des sujets, mais même ses plus belles pensées. Ce n'est point à Racine qu'un tel reproche peut se faire, le génie de ce grand poète savoit s'approprier jusqu'à ses emprunts : il etoit digne de donner un langage aux héros d'Homère. Ses successeurs n'ont pas tous été si heureux : il faut convenir aussi, que s'ils ont trouvé des chemins frayés dans ce vaste champ, ils y ont trouvé la moisson bien avancée.

Le sujet d'Hector a pu sembler à un poète tragique plus avantageux que tout autre, parce qu'aucun de nos grands maîtres ne l'avoit traité, et la tragédie nouvelle n'a aucun objet de comparaison qui puisse lui faire tort. Elle est toute dans le genre admiratif. Il y a peu de cet intérêt de crainte et de pitié qui émeut vivement. La question est de savoir si l'on rendra Hélène aux Grecs, ou si l'on continuera à s'égorger pour cette beauté fameuse. Pâris ne veut pas la céder ; Patrocle vient demander la paix ; Hector est prêt à consentir, il est las du carnage que l'on fait des Troyens, et dit :

« . . . . aux combats mon ame attendrie
« Voyoit dans chacun d'eux expirer la patrie.

Cependant, il semble étonné de l'inaction d'Achille, et Patrocle lui répond :

« Sur la cendre des Grecs honteux de sommeiller,
« Au bruit de vos exploits il peut se réveiller.

« Qu'il s'éveille !

s'écrie Hector : mais il veut prendre conseil de Polydamas ; celui-ci dit qu'il faut rendre Hélène. Hector craint que cette action ne ternisse la gloire d'Ilion et dit :

« Ilion avant tout.

Polydamas.

      Avant tout la justice !

Pâris s'oppose encore à ce qu'on cède : Hector veut qu'on s'en rapporte à Priam, et dit à son frère :

« Comme moi, vous ferez ce que voudra mon père.

Pâris s'emporte, et Hector lui fait des reproches sur ce qu'il ose....

« Esclave d'une femme, affronter un guerrier !

Hector ne demanderoit pas mieux que de combattre, il pense toujours à Achille, et dit :

« Ce guerrier me poursuit jusques dans son repos !

Enfin Andromaque termine le premier acte, en l'emmenant voir son fils.

Au second acte, on a décidé de rendre Hélène, et Hector lui-même se charge de la reconduire ; Pâris l'insulte en lui demandant les motifs qui le font agir :

« Ou croyez-vous Cassandre, ou craignez-vous Achille.

A cela Hector répond :

« Je reviendrai bientôt pour consoler mon frère.

Pâris s'emporte, se désole : Andromaque veut en vain le consoler, il cherche des moyens de vengeance.

« Amour inspire-moi!

Andromaque.

Vertu, soutiens son ame.

Je cite les traits qui sont le plus applaudis. On vient annoncer la trahison d'un soldat qui a lancé une flèche et tué Helenus. La guerre a recommencé.

Au troisième acte, Hector accable Patrocle de reproches. Celui-ci nie qu'un Grec ait pu se souiller d'une trahison. Hector est surpris qu'il soit resté dans Troie où son serment l'enchaîne.

« Quoi ! je surprends Hector en faisant mon devoir.

dit noblement Patrocle. Hector raille les Grecs et Achille, et ajoute :

« Eh pourquoi laisse-t-il reposer sa valeur.

Patrocle avec feu.

« Ne vous en plaignez pas !

Hector.

Téméraire !

Patrocle excuse le repos d'Achille.

« Son repos ! son repos est encor la vengeance.

Enfin, on le renvoie , et il sort en disant :

« Je pars, mais d'Ilion je connois le chemin,

« Et vous m'y reverrez les armes à la main.

Cette menace effraye Andromaque qui veut détourner son époux de combattre Achille ; mais le héros troyen croit qu'on peut le vaincre, et ajoute avec dérision :

« Tous ceux qu'il a vaincu l'ont fait invulnérable.

Polydamas rassure l'épouse craintive, en lui annonçant que l'Oracle de Minerve a prédit que le peuple chez lequel est né le traître, sera vaincu et perdra son héros. Hector court encore au combat.

Au quatrième acte, Cephise dit à Andromaque qui ne cesse de trembler pour son époux :

« C'est la femme d'Hector qui doute du vainqueur ! (1)

Hector reparaît triomphant couvert des armes d'Achille.

« Le fer d'Achille est dans la main d'Hector.

Rien ne peut rassurer Andromaque ; sa tendresse pour son époux va si loin qu'elle craint tout :

« Cesse de l'abuser et ne crains que les Dieux,

lui dit son mari. Un héraut vient annoncer à Hector que ce n'est point Achille qu'il a tué, mais Patrocle et qu'Achille l'attend.

Hector.

« Dis ce qu'il veut.

Le Héraut.

Vengeance!

Hector.

Il me verra.

Andromaque à qui l'auteur conserve toujours le caractère qu'il lui a donné, craint de plus en plus. Hector lui dit à part :

« Devant un Grec au moins cachez votre frayeur.

Il excuse la colère d'Achille :

« Il perd plus que le jour en perdant son ami !

Avant d'aller encore se battre, il dit :

« Ne partons pas du moins sans voir encor ma mère.

Le cinquième acte commence par les adieux d'Andromaque et d'Hector. Cette scène si touchante dans Homère est ici un peu froide, par la raison que depuis le commencement de la pièce on a vu Andromaque trembler pour Hector, vouloir l'empêcher de se battre, et que sa situation est toujours la même. Elle appuye sur ce que l'Oracle est douteux. Hector s'écrie :

« Si l'Oracle est douteux, mon devoir ne l'est pas.

Andromaque fait sonner à ses oreilles le nom d'Achille :

« Ce nom, source, aliment, présage de mes larmes....

Elle ajoute :

« Et tu sais que pour moi la vie est mon époux.

Elle lui peint le sort qui l'attend si elle le perd,et les Grecs la montrant et s'écriant:

« C'est elle, la voilà, c'est la veuve d'Hector.

Aimerois-tu mieux, répond Hector, que l'on dît:

« C'est la veuve d'Hector qui, démentant sa gloire,
« Une fois sans combattre a cédé sa victoire.

Andromaque, pour l'attendrir, lui parle de son fils :

Hector répond:

« Et je veux à mon fils laisser un grand exemple.

et ensuite, si je meurs

« Qu'il fasse tout le bien que j'aurois voulu faire.

Il s'arrache enfin à ces adieux déchirans auxquels je crois que la présence d'Astyanax eût donné plus d'intérêt encore. Céphise console Andromaque et lui dit d'espérer.

— « J'espère hélas ! puisque je vis encore.

Mais Hector a rencontré Achille, et a péri sous ses coups ; c'est Polydamas qui vient faire ce récit à Pâris :

« Celui qu'on admiroit sans en être jaloux,
« Hector n'est plus !.    .    .    .    .    .    .    .
.    .    .    .    .    .    .    .    .    . Il tombe ;
« Troie entière descend avec lui dans la tombe.

Pâris furieux, jure qu'il le vengera, Polydamas finit la pièce par ce vers :

« Vous pourrez le venger ; qui pourra nous le rendre !

Ces nombreuses citations peuvent faire juger du style de la pièce qui est simple et noble. L'auteur a cru ne pouvoir mieux faire que d'imiter Homère, auquel il a fait beaucoup d'emprunts. Peut-être la marche de sa pièce est-elle moins théatrale qu'épique ; tout se passe en récits, l'intérêt est peu gradué ; mais une belle simplicité y règne, on se reporte aux temps héroïques, et le noble courage d'Hector inspire l'admiration.

Talma joue ce rôle avec beaucoup de sagesse, il est beau comme l'antique. Lafond a dû avoir beaucoup de peine à tirer parti du rôle de Pâris. Ce rôle est d'autant plus difficile à jouer qu'il n'a point de physionomie prononcée. Saint-Prix et Damas ont rempli avec talent ceux de Polydamas et de Patrocle, et Mademoiselle Duchesnois n'a rien laissé à desirer dans celui d'Andromaque.

M. Luce De Lancival, auteur de cette pièce, a. reçu de l'Empereur la protection la plus distinguée. S. M. qui encourage les lettres et les arts avec tant de bonté, lui a accordé une pension de 6000 francs.

Cette munificence doit exciter parmi les poètes une noble émulation, et faire fleurir de plus en plus l'art dramatique.

L’Esprit des journaux français et étrangers, tome III, mars 1809, p. 247-258 :

[A pièce épique, compte rendu au ton épique : puisque c’est de la Guerre de Troie qu’il est question dans la pièce, il faut raconter la première représentation comme un rude combat ne serait-ce que pour accéder à sa place. La suite retrouve un ton plus convenu. Pas de compte rendu de tragédie sans rappel des pièces antérieures sur le même sujet. Pour Hector, la récolte est mince, et il n’y a guère à se mettre sous la dent que cette histoire de brochure de 1752 qui s’est bien vendue lors de la représentation de la pièce de 1808 : les lecteurs pourront faire d’utiles comparaisons. Devant cette pénurie, le critique élargit à un champ bien plus vaste, celui des pièces illustrant un épisode de la guerre de Troie. Il ne traite toutefois que de la comparaison d’Hector avec une pièce de Poinsinet de Sivry, Briséis, qui date de 1759, mais a été reprise en 1789 et en l’an 7. Pour lui « les auteurs marchent au même but, et se rendent au même champ de bataille, pour la même catastrophe, mais par des routes opposées ». Le vrai danger, c’est de se confronter à cette multitude de pièces et d’en tirer du neuf. L’auteur d’Hector est tout à la fois un spécialiste des littératures antiques et un homme de théâtre, et il a osé affronter le danger qui le menaçait. De sa connaissance intime de l’Iliade, il a « extrait […] un sujet de tragédie, ou plutôt diverses scènes » dont il a su tirer un nœud le conduisant à la catastrophe finale de la mort d’Hector. Le critique entreprend ensuite de faire l’analyse de l’intrigue, tout en expliquant le caractère des personnages, Hector, Pâris, apparaissant pour la prmeière fois sur la scène tragique, et qu’il est bien difficile de dessiner. Acte par acte, il nous détaille les nombreux rebondissements de la pièce. A l’acte 4, Hector revient avec les armes d’Achille, mais c’est Patrocle qu’il a tué, et c’est Achille qu’il lui faut affronter. Le cinquième acte estc elui de la scène attendue de tous, les adieux d’Hector et d’Andromaque, pour laquelle le dramaturge est réduit à agir sur les sentiments du public. Tout en proposant des améliorations à la scène, pour la rendre plus pathétique encore, le critique souligne l’effet extraordinaire produit sur la salle qui a applaudi unanimement. Par contre me dénouement paraît moins bien construit : il faut éloigner Andromaque de la scène, et le moyen employé ne convainc guère. Quant au récit de la mort d’Hector, il est bien long et utilise un peu trop un langage anachronique lié à la chevalerie. Reste à parler de la versification, jugée de façon très positive, de l’interprétation, qui n’attire de reproches que pour le rôle de Pâris. On peut prédire « un assez grand nombre de représentations » à la pièce, même si la difficulté du sujet pourrait la réserver à un public de « gens de lettres ».]

Théâtre Français.

Hector , tragédie en cinq actes.

La première représentation d'Hector était depuis long-temps attendue avec une extrême impatience ; le nom de son auteur était connu de tout Paris, et l'on était bien excusable de désirer savoir avec quel succès se montrerait imitateur d'Homère, un littérateur habitué à en commenter, à en développer les beautés à de studieux élèves ; et comment celui qui avait retracé les jeux d'Achille adolescent, les leçons du Centaure, et les amours de Déidamie, peindrait Hector succombant sous le bras d'Achille devenu un héros.

L'un de ces jours derniers, la Mort d'Hector, car ce fut le premier titre, retardée par une circonstance particulière, avait été ingénieusement remplacée par Iphigénie en Aulide : c'était mettre les spectateurs sur le chemin de Troye, de ces lieux à jamais célèbres qu'ils allaient visiter de nouveau : aussi s'y précipitèrent-ils en foule : les fameuses portes de Scée ne virent pas de plus impétueux assauts, une ardeur plus tumultueuse de combattans plus nombreux et plus fortement serrés, que n'en virent celles de la comédie française. Une muse héroï-comique pourrait trouver dans ces combats le sujet d'une Iliade burlesque, dénombrer les cohortes, nommer leurs chefs intrépides, peindre les femmes des assaillans se lançant courageusement dans la mêlée, ou entraînées par le torrent, malgré leurs cris et leurs dangers, et sur le bord du fossé qu'il faut franchir pour escalader les palissades et toucher le seuil des portes, les Automédons, les Mérions aux fouets brillans décrits par Homère, les chars s'élançant avec rapidité, et les coursiers, comme ceux d'Achille, soufflant sur l’épaule de leurs maîtresobligés de combattre à pied.

Cette Iliade n'est point la tâche qui m'est imposée : en parlant de ces assauts périlleux, je pourrais bien dire quorum pars magna fui ; mais je ne reproche pas à M. Luce quelque péril dans une circonstance où il allait de sa gloire. Je ne puis penser qu'à la victoire qui en a été le prix : ici cette victoire n'était qu'une place au spectacle; mais il ne s'agissait que de forcer une porte de comédie : ainsi tout se proportionne et se compense.

Le Théâtre-Français compte déjà une tragédie d’Hector, elle est de 1603, et imprimée à la tête des OEuvres de MontChrétien son auteur. On cite aussi une tragédie de ce titre indiquée sans format dans les Recherches sur les théâtres. L'auteur désigné est Sconin : un auteur plus moderne, Clairfontaine, a traité le même sujet ; la pièce est de 1752 , elle fut alors imprimée et non représentée : l'auteur avait vingt-deux ans. A la fin du spectacle, la pièce imprimée de nouveau était mise en vente, une foule d'exemplaires en étaient enlevés : il y avait bien là quelque méprise; on croyait qu'il s'agissait de la pièce qui venait d'être applaudie ; il sera pourtant intéressant de comparer les deux ouvrages, et nous nous acquitterons de cette tâche.

S'il y a peu de tragédies dont la mort d'Hector soit le sujet, combien en pourrait-on citer qui se rattachent à l'histoire de la longue et malheureuse guerre d'Ilion, et de la déplorable famille de Priam ! que d'Astyanax ! que d'Hécubes ! que de Polyxènes ! sans parler de la tragédie de Châteaubrun qui nous offre les Troyennes réunies, éprouvant successivement tous les degrés du malheur ; Hécube passant du trône à la servitude, et Polyxène allant de la servitude à la mort.

Parmi les ouvrages dont l'auteur d'Hector avait le plus à redouter la concurrence, et en quelque sorte la rivalité, on peut sur-tout nommer Briséis, pour laquelle Poinsinet de Sivry avait quelquefois trouvé des étincelles du feu sacré d'Homère ; Briséis qui est en quelque sorte la contre-partie de la mort d’Hector : dans l'une, l'enlèvement de Briséis punit les Grecs par le repos d'Achille ; dans Hector, l'enlèvement d'Hélène fait subir aux Troyens les horreurs d'un siège : ici tout est dans le camp, là tout est dans la ville ; ici les députés troyens viennent supplier Achille, là les ambassadeurs grecs viennent demander la paix à Hector ; enfin Patrocle meurt dans l'un et l'autre poème sous les coups des héros troyens ; Achille alors se réveille : dans Briséis, il sort de sa tente pour combattre ; dans Hector, c'est ce dernier qui sort de la ville pour recevoir la mort : on voit que les auteurs marchent au même but, et se rendent au même champ de bataille, pour la même catastrophe, mais par des routes opposées.

Ainsi le véritable danger, l'écueil le plus redoutable pour l'auteur d’Hector était sans contredit, la longue habitude que nous avons au théâtre de voir représenter les crimes de la race des Atrides et les malheurs de la famille de Priam ; les uns sont essentiellement tragiques, les autres profondément intéressans ; maïs comment trouver des traits qui n'aient pas été employés ? Comment rajeunir ceux qui l'ont été ? Comment ne pas imiter Homère ? Et comment l'imiter après Racine et quelques autres moins fameux, mais non sans quelque gloire ?

Un homme aussi versé dans la littérature ancienne que M. Luce, et aussi habitué que lui aux effets de notre perspective théâtrale, n'a pu se dissimuler cet extrême danger ; il l'a affronté avec courage : c'était déjà le moyen de le rendre moins redoutable.

Il a pris, relu, cent fois relu et médité l'Iliade, cet admirable poème que la plus brillante imagination, le génie le plus varié, le talent le plus flexible et le savoir le plus rare ont élevé comme un monument éternel à la gloire de son auteur. Il a extrait, si l'on peut ainsi le dire, un sujet de tragédie, ou plutôt diverses scènes, pour lesquelles il a imaginé un nœud, un lien, une sorte d'action continue qui le conduit, ainsi que son spectateur, à son inévitable catastrophe, la mort de son héros.

On connaît le lieu de la scène, l'état de Troye tant qu'Hector a combattu pour elle et qu'Achille est resté désarmé : c'est cet état que nous présente l'exposition de la tragédie nouvelle. Hector est victorieux, et les Grecs par l'organe de Patrocle (qu'on est surpris de voir ici employé, quand son illustre ami refuse son bras à l'armée), Patrocle, dont toutefois le caractère est noblement dessiné, viennent offrir la paix à Friam ; la condition de cette paix est le renvoi d'Hélène à Ménélas. Andromaque, allarmée des prédictions de Cassandre, veut la paix en épouse craintive ; Hector la veut, en citoyen fidèle ; mais il n'a point encore mesuré sa lance contre Achille : un secret besoin de cette gloire nouvelle lui fait trouver la gloire moins odieuse : il déclare à Patrocle qu'il attendra les ordres du roi.

Ici se présente pour la première fois sur la scène française, ce berger phrygien, juge de la beauté de trois déesses, et que la beauté d'Hélène rendit coupable. De toutes les tentatives de M. Luce, celle-ci est la plus hasardeuse ; que dirait-on, s'il était vrai que, dans le premier plan de l'auteur, Hélène dût paraître auprès de son ravisseur, et qu'une actrice célèbre par sa beauté eût prêté ses traits à la fille de Tyndare, si, comme son modèle, elle n'eût quitté sa patrie et ses dieux ?

Avec toute la liberté de son génie, toute celle de son pinceau, toute la naïveté des mœurs qu'il avait à décrire, on sent, à la lecture de l'Iliade, qu'Homère n'est pas sans quelqu'embarras, quand il fait agir ou parler Pâris, quand il faut le soustraire au combat ou le faire combattre, l'enlever à Hélène ou au courroux des Grecs. Qu'on juge dès-lors combien il était difficile de présenter ce Troyen sur la scène tragique, ce Pâris, équivoque personnage, qui n'est ni époux, ni berger, ni prince, qu'on ne peut peindre comme un lâche, et dont on ne peut faire un héros, dont la cause n'est pas belle, dont la résistance n'est pas noble, dont l'amour ne peut intéresser, soit qu'il le défende, soit qu'il le sacrifie.

Pâris s'indigne qu'on veuille rendre son Hélène. Cependant Priam l'ordonne, et Hector la conduit aux Grecs, lorsque, par un artifice coupable d'un Troyen jaloux de rompre la trêve, un trait lancé contre Hector est de nouveau le signal des combats : Hélène est ramenée dans les murs d'où les Grecs sont chassés. Les deux premiers actes sont consacrés à ces événemens ; ainsi nous nous trouvons au troisième dans la même situation qu'au premier, si ce n'est que Hector a soif de se venger, qu'il accuse les Grecs de trahison, et que devant Patrocle même, menaçant Achille dans une scène pleine de chaleur , d'enthousiasme et de mouvement, il provoque lui-même le combat qui doit lui coûter la vie. En vain Andromaque allarmée veut ramener son époux à de plus doux sentimens ; le nom d'Achille a été prononcé, Hector ne peut plus rien entendre : l'oracle a dit que le peuple chez lequel est né le perfide, qui a lancé le trait violateur de la paix, perdra son plus ferme appui ; ce perfide doit être un Grec ; Hector rassure donc Andromaque, et va rallier les Troyens que l'apparition subite d'Achille sans armes, et sa voix redoutable, ont mis en fuite au moment où ils touchaient aux vaisseaux grecs.

Au quatrième acte, Hector revient triomphant et couvert des armes d'Achille : des transports de joie et des cris de victoire éclatent ; mais le héros troyen n'a combattu que Patrocle revêtu de l'armure d'Achille : au bruit de la mort de son ami , Achille s'est armé lui-même ; c'est le réveil du lion : ses rugissemens appellent Hector au pied des remparts : en ce moment, Hector apprend le crime du soldat troyen ; il se rappelle l'oracle, s'indigne, frémit, mais, s'écrie-t-il :

Cet oracle est douteux, mon devoir ne l'est pas,

et il accepte le défi d'Achille.

Ici s'ouvre, avec le cinquième acte, la scène depuis tant de siècles admirée, celle des adieux d'Andromaque.

M. Vien l'a fait revivre sur la toile, heureux d'y pouvoir rappeller toutes les circonstances décrites par Homère, les portes de Scée, Astyanax effrayé de la vue du casque de son père, et se refugiant dans le sein maternel, Andromaque belle de douleur et d'amour, Hector s'arrachant à ce touchant spectacle, et montant sur le char qui l'attend. Ces ressources du poète épique et du peintre, manquaient au poète tragique : ici tout devait naître de l'ame, et c'est aux seuls sentimens du spectateur qu'il fallait parler. Il en faut louer M. Luce : il a trouvé le chemin de tous les cœurs par une heureuse imitation d'Hoïnère, c'est-à dire par une expression naïve de la nature. Andromaque a arraché de douces larmes, sur-tout quand, par une idée qui appartient à l'auteur, elle a le pressentiment de sa captivité future ; Hector a relevé toutes les ames par son courage tranquille, son noble dévouement et ses derniers vœux pour que son fils vive glorieux d'un nom transmis sans tache. Dans cette belle scène, si Hector laissait avec encore plus de naïveté échapper l'aveu de la douloureuse impression qu'il éprouve, s'il priait Andromaque de ne pas affaiblir son ame, s'il reconnaissait que le guerrier le plus brave a besoin d'être soutenu contre de funestes augures et dans de tels momens, le pathétique de cette scène nous semblerait poussé au plus haut degré ; elle a été entendue avec un profond recueillement, et ensuite couverte d'applaudissemens réitérés : cet effet prouve combien elle est belle.

Hector sorti, la douleur d'Andromaque ne pouvait occuper tout le cinquième acte : l'auteur a imaginé un moyen qui n'a pas réuni tous les suffrages ; il suppose que Pâris a voulu combattre Achille, mais qu'Achille n'a voulu combattre que Hector. Pâris alors s'est décidé à sacrifier Hélène ; il l'a renvoyée aux Grecs pour obtenir la paix ; il vient l'annoncer à Andromaque, qui sur les traces d'Hélène court hors des murs : Pâris occupe alors la scène, où l'augure Polydamas vient faire le triste récit du combat, de l'arrivée trop tardive d'Hélène et du trépas d'Hector. Le repentir de Pâris, ses imprécations contre son fatal amour, et ses pressentimens d'abattre bientôt Achille au moins par la ruse, terminent cette dernière scène. Sans l'impression produite par celle des adieux, ce dénouement aurait nui à l'ouvrage. L'embarras de l'auteur pour éloigner Andromaque et pour faire occuper la scène pendant le récit a paru trop visible ; le récit a de belles parties, mais il a paru un peu long et, surchargé de détails; il doit gagner à être resserré, ainsi que certaines parties de l'ouvrage, sur-tout dans le rôle d'Andromaque et de Pâris. On a remarqué quelques passages dans lesquels des idées et des expressions modernes contrastaient un peu avec le ton général. L'auteur prononce trop souvent le mot honneur ; il fait ouvrir la barrière aux combattans, et quelquefois a donné à ces héros antiques une physionomie chevaleresque ; mais cette physionomie sait nous plaire par-tout où nous la retrouvons ; le Français est. excusable d'être amoureux de son image.

La versification d'Hector a de l'éclat, de la chaleur et de la correction ; des vers très.brillans succèdent heureusement à des vers pleins de naturel et de simplicité. Le rôle d'Hector est écrit avec un soin particulier, il est tout-à-fait homérique ; c'est bien le héros d'Ilion : guerrier sans emportement, sans forfanterie, époux sans faiblesse, prince respectueux, citoyen fidèle, c'est ainsi que Talma en a saisi le caractère et senti la nuance ; simplicité, fermeté, naturel et noblesse, voilà les qualités qu'il a réunies dans ce rôle. Mlle. Duchesnois a dit les adieux du cinquième acte avec une expression très-touchante. Lafond avait avec raison efféminé son costume, mais son jeu s'est ressenti de la situation équivoque du personnage, et de l'indécision forcée du rôle. Damas a donné au rôle facile de Patrocle la couleur brillante qu'il exigeait; et Saint-Prix a joué le sage Polydamas avec tout l'aplomb nécessaire.

Cet ouvrage aura sans doute un assez grand nombre de représentations ; les détails mériteront d'en être étudiés. Il n'aura pas toujours un spectateur aussi favorable, c'est à-dire composé de personnes aussi familiarisées avec le sujet, et avec le style mythologique, qu'il demande ; dès lors l'intérêt et l’effet doivent être moindres ; il faut s'y attendre ; mais l'estime publique, et les suffrages des gens de lettres, seront toujours le partage d'une production dont l'auteur a su puiser à la plus pure de toutes les sources, des beautés que ses propres idées n'ont point déparées.

S...

L'Esprit des journaux français et étrangers, année 1809, tome VIII (août 1809), p. 58-77 :

[A l’occasion de la publication de la brochure, compte rendu fleuve, dû à Laya (l’auteur de l’Ami des lois), qui se transforme en vaste étude de l’apport antique dans la pièce et des personnages, examinés tour à tour. On y perçoit une volonté de valoriser l’apport antique. Plan simple à l’égal des pièces de Racine.]

Hector, tragédie en cinq actes, suivie de plusieurs fragmens imités de l'Iliade, et d'une scène du rôle d'Hélène, que l'auteur a supprimé ; par J. Ch. J. Luce de Lancival ; représentée pour la première fois sur le Théâtre Français, le 1er. Février 1809 : A Paris, chez Chaumerot, libraire, Palais-Royal, galerie de bois, n°. 183.

Qu'on lise l'excellent chapitre d'Aulugelle, intitulé : des Imitations d'Homère, on verra dans quel esprit il faut emprunter des anciens, d'après l'exemple du sage et discret Virgile qui, plein d'Homère, d'Hésiode, d'Apollonius, de Théocrite, etc., les faisait entrer dans ses compositions, mais de manière à ce qu'on les sentît, plutôt qu'on ne les reconnût, et sans en blesser l'ordonnance, ni rompre l'accord. Presque par-tout c'était Homère, c'était Théocrite, etc., et toujours pourtant c'était Virgile. Ainsi, nous retrouvons ce dernier dans notre Racine qui jamais ne cesse, non plus, d'être lui-même.

Voilà tout l'art, peut-être, des grands poètes.

Pour aspirer à vivre dans l'avenir, il faut vivre dans l'antiquité, et, si je l'ose dire, de l'antiquité, afin que nos neveux qui, comme nous, aimeront à remonter vers ces temps reculés, confondent un jour avec les modèles, leurs habiles imitateurs.

Dans ce commerce habituel avec d'illustres devanciers, que d'heureuses inspirations ! Leur souffle passe dans votre ame et l'anime. Vous vivez de leur vie plus que de la vôtre ; et si vous n'avez de vous-même assez de force, vous vous soutenez de la leur, réglant votre élan sur leur essor ; et, leurs disciples toujours, si vous n'êtes toujours leurs rivaux de loin,. vous pouvez du moins les suivre dans la carrière du génie. N'est-ce point déjà un assez heureux préjugé en faveur de quelques écrivains modernes de nos jours, que d'avoir prouvé qu'ils connaissent ce secret qui fait les grands écrivains, et, ce qui vaut mieux, qu'ils en usent ?

M. Luce de Lancival, que son honorable profession met en rapport, chaque jour, avec les anciens, confirme par son exemple ces vérités. Il nous montre ce qu'on gagne à s'entretenir, à vivre avec eux.

C'est avoir profité que de savoir s'y plaire.

Il s'y plaît, et lui-même il a su plaire en empruntant leur langage. C'est sous l'égîde d'Homère qu'il s'est présenté dans l'arène du théâtre, où il a triomphé des préventions d'un spectateur difficile, et de l'effort des ligues rivales. L'on peut dire que le père de l'Iliade a combattu pour son interpréte, assisté de ses héros, qui ne pouvaient qu'être accueillis et fêtés par des Français, comme on l'est par ses frères d'armes. Honneur donc à Homère ! C'est le cri du disciple reconnaissant qui reporte au maître toute la part de la gloire : mais nous dirons, à notre tour, honneur au disciple qui ne méconnut point les bienfaits du maître ; qui, dans un genre différent, ne le perdit jamais de vue, ou se l'associa, en quelque sorte, comme compagnon de route, dans ces sentiers que le modèle n'avait point frayés; car bien que les personnages de l'épopée et de la tragédie soient les mêmes, les deux scènes qui les reçoivent ne le sont pas. Ici, ce sont des personnages qui font l'action; là, c'est le poète. Ici donc où tout se passe sous les yeux dont les perceptions sont rapides, tout doit entraîner rapidement ; et comme l'oreille aussi, cette oreille si délicate, doit tout entendre, il faut que rien ne la blesse. C'est beaucoup d'avoir su distinguer et observer ces nuances; d'avoir proportionné les. héros du poème à l'optique de la tragédie ; de les y avoir placés dans la perspective la plus juste pour nos yeux, sans les avoir rapetissés, ni fait descendre ; d'avoir conservé leurs mœurs, sans offenser notre délicatesse ; et leur esprit et leur caractère , pour exalter le nôtre, par le spectacle de la vertu guerrière la plus pure et la plus digne d'être transmise par l'imitation. C'est ainsi qu'on doit parler à des Français ! Ce mot caractéristique est le plus bel éloge qui ait été fait d'Hector, de cet Hector, sans modèle chez les siens, et qui chez nous, en effet, a plus d'un rival ; de cet Hector dont voici les nobles sentimens, qui ne sont que le cri naturel de nos braves :

Quand il a consenti qu'on ouvrît la barrière,
Un guerrier ne peut plus regarder en arrière ;
Sans balancer, il vole au cri de la valeur,
Et même avant les dieux il consulte l'bonneur.
Je n'affecterai point une vertu barbare :
De tout ce que j'aimai, si la mort me sépare,
Je sens tout mon malheur ; fils, père, époux heureux,
Mon cœur tient à la vie, hélas ! par trop de nœuds.
Mais je dois jusqu'au bout remplir ma noble tâche ;
Mais Hector ne peut vivre avec le nom de lâche ;
Et quand c'est au plus brave a subir le trépas,
Le trépas est un bien qu'Hector ne cède pas.

Ces vers sont une imitation de l'Iliade. Presque par-tout, au surplus, l'Hector grec se retrouve dans l'Hector français ; c'est la même soumission pour son père, le même respect pour les dieux.

Il a, comme dans Homère, le vrai courage, le courage qui se possède, la valeur du sang ; il a aussi l'indulgence de la vraie vertu. Il adoucit jusqu'aux réprimandes qu'il fait à son frère :

.    .    . En te condamnant, je suis encore ton frère.

Il le plaint autant qu'il l'accuse. La fierté n'est que l'élan d'une belle ame qui s'indigne qu'on la méconnaisse, ou le mouvement généreux d'un noble cœur qui se défend dans les siens, alors que les siens sont accusés : c'est ainsi qu'il relève avec une fermeté louable quelques insinuations de Patrocle, qui cherche à le faire rougir dans son frère. Cette fierté rentre dans son caractère donné par l'Iliade, et que reproduit M. Luce toutes les fois que, pouvant rendre l'imitation plus précise, il trouve un accès plus facile auprès d'Homère.

Il a peint Hector généreux, désintéressé, se confondant avec la patrie, ou ne s'en séparant que pour s'immoler au bonheur de tous :

Prince, il faut séparer tes intérêts des miens
Et le danger d'Hector et celui des Troyens,

Ilion avant tout !.    .    .

Le but moral du poëme est : Commande à tes passions et obéis aux dieux. Le personnage d'Hector est conçu dans ce sage esprit. Sous ce point de vue, Hector est au-dessus d'Achille.

L'on regrettera que la nouvelle Andromaque, qui, dans son ensemble, a des rapports de ressemblance avec le modèle commun de toutes celles qui ont paru sur la scène, ait été, si je l'ose dire, trop prodiguée dans la pièce. M. Luce (je crois ce reproche fondé) nous la ramène trop souvent, et dans quelques scènes même où l'on sait d'avance ce qui se dira, sans but dès-lors et sans intérêt. Ces personnages qui n'ont qu'une pensée, qu'un sentiment, qui ne peuvent paraître que dans une situation, ne sauraient être montrés avec trop de réserve : il faut que la nécessité les appelle. Le pis de tout, c'est qu'on les supporte ; et c'est tout ce qu'on peut taire, dès qu'on cesse de les désirer. Il fallait donc économiser ce rôle, de manière à ce qu'on ne s'apperçût point de son uniformité ; et toute l'adresse consistait dans une distribution de scènes mieux ménagées, et dans quelques suppressions. Alors, il reprenait tout son intérêt ; cette belle scène des adieux, inspirée par Homère, alors couronne l'effet et le double.

Celui des héros de la tragédie d'Hector, qui semble être le moins dans le goût d'Homère, c'est le ravisseur d'Hélène, quoiqu'il ait plus d'un rapport pourtant avec le Pâris de l'Iliade, et qu'il n'en ait aucun avec cet étrange Pâris que l'opinion des modernes s'est plu à créer. Hélène et Pâris ont été calomniés, depuis Homère. Ils valent mieux que leur réputation ; et il y a plus d'un grand personnage historique qui n'en pourrait pas dire autant. Hélène est regardée par Nestor, le sage Nestor, comme une victime : « Ne songeons à retourner dans notre patrie qu'après avoir vengé sur les beautés troyennes l'injure faite à Hélène, et les larmes qu'elle a versées ».

En général, elle s'accuse plus qu'on ne l'accuse. Toute la famille de Priam la chérit. Selon quelques-uns, Pâris l'enleva, favorisé par Vénus ; et l'on nous la peint, après cet enlèvement, détestant Pâris et son attentat. M. Luce a exprimé ces sentimens d'Hélène, dans des vers pleins d'énergie et d'adresse, que le lecteur trouvera dans les variantes à la suite de sa tragédie ; je ne puis me refuser au plaisir d'en transcrire quelques-uns :

Je hais Pâris ; par lui je suis infortunée ;
A mille affronts par lui je me vois condamnée ;
A Pergame, à la Grèce objet trop odieux,
A peine devant toi j'ose lever les yeux.
Je le hais des malheurs qu'il cause à ma patrie ;
Je le hais des soupçons dont ma gloire est flétrie ;
Et si je me rappelle un plus doux souvenir,
Je le hais de m'avoir forcée à le haïr.

Quant à Pâris, Hector le justifie, et cela est conforme encore à la tradition, qui veut qu'Hélène lui eût été promise ; qu'ensuite Ménélas l'ait emporté sur son rival, protégé par le père d'Hélène. Ce Pâris des Grecs, qui ne ressemble point, je le répète, au berger Pâris, est noble, brave et généreux ; il affronte les guerriers au camp ennemi Cependant comme une vieille opinion a beaucoup de force et qu'elle exige d'autant plus de ménagement, qu'elle s'unit au respect des mœurs, Pâris, quel qu'il fût, ou sous quelque dehors qu'on l'envisageât, ne devait pas, décrié d'avance, comme il l'est par son seul nom, paraître à côté d'Hector. Le fléau de l'empire ne pouvait être qu'impatiemment supporté auprès de son génie tutélaire. S'il est des noms qu'il faut respecter, encore qu'ils n'aient point été toujours respectables ; si Titus, le doux Titus, par exemple, ne dut pas figurer dans Racine, au nombre des jeunes débauchés, des Othon, des Sénécion qui composaient la cour de Néron, avant son avènement à l'empire; il est d'autres noms aussi dont les générations ont en quelque sorte consacré la honte, et qui ne seront jamais réhabilités dans la mémoire des descendans. Je crois que Pâris est de ce nombre : je le crois même aujourd'hui plus fermement que jamais, puisque M. Luce, avec îtut l'artifice des précautions oratoires dont il entoure ce personnage, n'a pu affaiblir les préventions défavorables qu'il inspire. Aussi est-il difficile de rien concevoir à l'étrange reproche qu'on lui a fait de l'avoir trop relevé, ou même de ne l'avoir point avili. N'est-ce pas là complettement confesser qu'on désirerait qu'il fût la cause de la chute de l'ouvrage, comme il le fut de celle de Troie ? En effet si, tel qu'il est dans la pièce, passionné pour la gloire et pour l'amour, l'on put craindre qu'il ne compromît le sort des autres personnages, le jour qu'il parut avec eux, pour la première fois, à la cour de Melpomène ; qu'eût-ce été si l'auteur l'avait peint amoureux seulement des voluptés, et tel que l'opinion commune nous le représente ? Pour être juste, l'on doit blâmer M. Luce de nous avoir montré Pâris à côté d'Hector, de Patrocle et d'Andromaque ; mais l'on doit le louer, ce semble, de l'avoir montré dignement, et d'avoir déguisé du moins sa position difficile, et les défauts que l'existence de ce personnage dans la pièce a rendus peut-être inévitables.

Quelle qu'ait été son adresse, ces défauts qui ne sont que les torts de conduite de ce fatal fils de Priam, frappent les yeux, pour peu qu'on soulève le voile : les efforts mêmes de l'auteur pour les dissimuler, en même temps qu'ils prouvent son bon esprit, sont un implicite aveu qu'il les reconnaît. Vainement rassemble-t-il autour du coupable tous les moyens d'atténuation d'un défenseur habile ; et, pour ne citer qu'un exemple, lorsque Péris se rend le complice d'Antimaque dans la rupture de la paix, tout ce qu'il allègue pour affaiblir l'énormité de son crime, est-ce autre chose qu'un coupable palliatif ? Il sacrifia sa patrie et sa famille à son amour. — Les passions sont exclusives. — Fort bien ; mais pour avoir le droit de les peindre sous ces couleurs, il faut que celui qui est leur victime, inspire un grand intérêt. Il faut, après cela, qu'elles soient dominantes dans l'ouvrage : ici, elles ne sont qu'accessoires. M. Luce donne, au surplus, à Pàris des momens de repentir qui, le réconciliant avec sa conscience, le réconcilient aussi avec le spectateur ; mais ces remords, encore une fois, sont de l'adresse, et ce moyen, et d'autres non moins ingénieux, ne peuvent couvrir un vice de fonds, ni empêcher que la remarque subsiste.

Ce rôle de Pâris est de tous celui qui a donné le plus de mal à l'auteur. L'on peut s'en appercevoir même à la diction ; car il est celui de tous où la critique trouve le plus à reprendre. Cela est tout simple : l'auteur, obligé sans cesse de se surveiller, pour ne lui donner de prise que le moins possible, laisse sentir, en quelques passages, cette tension continue de l'esprit qui veut faire prendre le change, et cacher le peu de solidité du terrain sans fond qu'il parcourt. Sa marche alors devient saccadée ; on y sent l'effort et la fatigue ; l'auteur procède par bonds, par coupes brisées, par phrases suspendues ; mais ces formes tranchées en quelques morceaux, en quelques traits de dialogue ; en d'autres, sont fermes et franches ; et cette remarque, je l'applique au style en général ; au rôle de Paris, comme aux autres rôles. Citons, comme preuve, quelques vers de ce même rôle de Pâris:

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   . Avant de m'immoler,
Au conseil assemblé moi-même j'en appelle :
Là, je réclamerai l'équité paternelle ;
La cause de la guerre en doit être le prix :
Je défendrai, non plus l'intérêt de Pâris,
Mais la gloire d'Hector, à qui l'on fait injure,
Mais les droits du vainqueur que lui-même il abjure ;
Invoquant, s'il le faut, nos désastres passés,
Nos champs déserts, les pleurs que Priam a versés,
Tant de rois qui, d'Hélène embrassant la querelle,
Ont prodigué leur sang, fiers de mourir pour elle ;
J'oserai demander s'il est quelque Troyen
Qui veuille rendre aux Grecs, aux Grecs vaincus, un bien
Dont Hector leur a seul disputé la conquête,
Lorsqu'Acbille et les dieux combattaient à leur tête.

Ce style plein est d'une excellente facture. Pâris dit ici ce qu'il veut dire, et ce qu'il doit dire, et le dit avec énergie et rapidité. La concision est le caractère du style de cette tragédie, ce qui prouve de la clarté et de la vivacité dans les conceptions. L'auteur a peu de mots perdus ; ad eventum festinat ; mais ce louable désir d'aller vite l'empêche quelquefois d'achever toute sa pensée, la force de l'étrécir, et avec elle la situation, alors incomplètement exposée par la figure de la réticence. Il faut en avertir M. Luce, comme il faut lui indiquer quelques vers qui s'éloignent de ce ton de franchise que j'ai loué, qui tombent dans le précieux et l'affectation, et par exemple :

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   . O déesse! en ce jour,
Que ta beauté s'acquitte en couronnant l'amour.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Pour moi, dans ton cœur seul mon cœur désire un temple.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Mais tu sais que pour moi la vie est mon époux.

Il y a dans je ne sais quel opéra -comique :

Pour moi, la vie est mon amour.

Il faut lui indiquer quelques tours de vers qui rentrent trop dans la même forme, et sortent du même germe de pensée :

Que je crois valeureux, mais non pas invincible.

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Cet Achille indompté', pane pour indomptable.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Tous ceux qui l'ont vaincu l'ont fait invulnérable.

Il faut lui indiquer (puisque j'en suis aux remarques critiques ) d'autres formes de dialogue, trop familières et trop voisines du ton de la comédie, quelques inversions forcées, quelques réminiscences, quelques vers prosaïques et sans hémistiches, etc. ; après cela, quelques terminaisons de scènes inachevées, ou qui tournent trop court ; quelques sorties trop subites, ou sans motif, ou sans grande nécessité ; la sortie d'Andromaque , par exemple, au quatrième acte ; sa» sortie encore, au cinquième; là, elle sort pour sortir, ou plutôt, pour tirer le poëte d'embarras. C'est en cet endroit qu'on désirerait un tableau de famille où s'offrît, sur le premier plan, la vénérable figure de Priam. La douleur auguste du père, le désespoir muet de la fille, l'abattement plein de noblesse de Polydamas, et, dans l'ombre, le sombre repentir de Pâris et sa honte devant ses victimes ; cette scène, d'un effet, touchant à-la-fois et déchirant, était la dernière qu'on attendait. Digne du pinceau de M. Luce, quelques difficultés qu'elle présente, il doit la tenter, et son talent, qui a triomphé de difficultés plus grandes, lui doit donner ce courage.

Les sentiment, dans cette pièce, sont nobles et dans les couleurs d'Homère. Elle est du genre admiratif, mais adouci par les scènes attendrissantes d'Andromaque, et par des alternatives d'espoir et de crainte habilement ménagées. Par-tout on y remarque des nuances ingénieusement saisies, et d'une grande délicatesse d'observation. Les personnages n'évitent point de se répondre, parce que leur pensée n'est point vague, et les répliques ne se laissent point attendre, comme on peut en juger par cette fin de la belle scène du troisième acte entre Hector et Patrocle: Prince, dit Patrocle,

Prince, encore une fois, n'accusez point la Grèce,
C'est le crime d'un seul.

Hector.

                                      C'est le crime de tous.
L'artifice est-il donc si nouveau parmi vous ?
Les nocturnes exploits, les plus vils stratagèmes
De vos premiers héros sont les titres suprêmes ;
Dans les bras du sommeil égorger les guerriers,
Sans danger, sans combat, enlever leurs coursiers,
Voilà les Grecs !... Du crime artisans ou complices,
Ce n'est que parmi vous qu'on trouve des Ulysses,

Patrocle.

Le violent transport d'un aveugle courroux
Vous fait.il oublier, prince, que parmi nous
Sont aussi les Ajax et sur-tout les Achilles ?

Hector.

Pourquoi donc de vos maux spectateurs immobiles,
Laissent-ils si long-temps reposer leur valeur ?

Patrocle.

Ne vous en plaignez pas.

Hector.

     Téméraire !...

Andromaque.

     Seigneur!..*

Hector.

Vantez moins un guerrier qu'un affront peut abattre,
Qui, caché dans son camp, pleure au lieu de combattre.

Patrocle.

Lui ! se cacher ! Achille !... O trop cruel soupçon !

Hector.

S'il le blesse, qu'il vienne en demander raison.

Patrocle.

Ah ! vous savez trop bien comme il venge une offense !

Hector.

Son repos :..

Patrocle.

Son repos est encore la vengeance :

Cet excellent dialogue, plein de verve et d'inspiration, n'est point d'une plume vulgaire. Ce trait si imprévu, et qui paraît si naturel quand il est trouvé ; ce trait d'un guerrier qui s'indigne qu'on outrage son frère d'armes ; ce mot si fier, ne vous en plaignez pas, est digne des maîtres de la scène, et la tragédie d'Hector en a quelques-uns de cette énergie.

La courte scène du quatrième, où le héraut d'armes vient provoquer Hector, après la mort de Patrocle, est de même écrite en traits vifs et pressés. Voici les derniers vers de cette scène :

Le Héraut.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Achille n'est point mort ; seul bravant le trépas
Patrocle a combattu.

Hector.

Je ne l'ignorais pas.

Le Héraut.

S'il est vrai, tu devais t'attendre à mon message ;
Achille, dont Hector connaît bien le courage,
N'était pas moins connu par sa tendre amitié :
Ta lance de sa vie a tranché la moitié ;
Et ce que n'ont point fait nos dangers, nos allarmes ;
De Patrocle vivant les prières, les larmes,
Patrocle mort l'a fait : il sort de son repos,
Mais il en sort terrible ! Il ne sent point nos maux ;
Il sent sa perte : il pleure, il frémit tout ensemble..

Hector.

Dis ce qu'il veut.

Le Héraut.

    Vengeance !

Hector.

Il me verra.

Andromaque.

Je tremble

Le Héraut.

Son armure est à toi ; contre lui, sans délai
Pour t'en montrer plus digne, ose en faire l'essai.
Il est sous vos remparts.

Hector.

     C'était mon espérance.

Dis-lui que je suis prêt.

Le Héraut.

                                     Cette douce assurance,
Quand il perd son ami, peut seule le flatter.

Hector.

Ne t'arrête donc point et cours la lui porter:

Patrocle est un héros plein de mesure et de sagesse : il a de l'élan, sans jactance. Tel qu'il est enfin représenté dans la pièce, il sera l'Hector des Grecs. Je ne pense pas, comme quelques personnes, que l'ambassade de Patrocle blesse la bienséance théâtrale, ni les mœurs. Puisqu'il faut un ambassadeur porteur de paroles de paix, mieux vaut Patrocle que tout autre. Soutenu avec art, cet ami d'Achille représente en quelque sorte ce héros : il fait qu'on ne le perd point de vue ; car l'un rappellera toujours l'autre. M. Luce nous l'a montré, comme dans l'Iliade, invisible et toujours présent, et c'est une heureuse conception dont il faut lui tenir compte.

Avant de terminer cet examen, déjà long, je regrette de ne pouvoir mettre sous les yeux du lecteur toute la belle scène des adieux qui a fait couler tant de larmes ; j'en veux pourtant transcrire les derniers traits, parce qu'ils sont d'une autre couleur que les morceaux qu'on vient de lire, et prouvent que le talent flexible de l'auteur, sait prendre tous les tons et tous les langages. C'est Hector qui parle, ce n'est plus ici le fier guerrier, mais l'époux sensible.

Tu déchires mon cœur et ta cruelle adress
De malheurs supposés tourmente ma tendresse
Va , nos jours sont compris ; avant l'arrêt du sort,
Le fier Achille en vain m'a promis à la mort.
Mais si (dieux ! détournez ce sinistre présage),
Si le sort aujourd'hui doit trahir mon courage,
S'il faut mourir, enfin, ne dois-tu pas, dis moi,
Souhaiter que je meure au moins digne de toi,
Digne de mes aïeux, et, si je l'ose dire,
Digne du cœur d'Hector, où la vertu respire !
Si le sort te condamne à gémir dans Argos,
Serais-tu consolée, en entendant ces mots :
« C'est la veuve d'Hector qui, démentant sa gloire,
» Une fois, sans combattre, a cédé la victoire ! »
Ah, dieux !... De son bûcher se faisant un autel,
Hercule par sa mort se rendit immortel !
Pour moi, dans ton cœur seul mon cœur désire un temple ;
Mais je veux à mon fils laisser un grand exemple.
Il peut n'avoir un jour ni sceptre, ni trésor :
Pour héritage au moins qu'il ait le nom d'Hector !
Qu'il l'ait, qu'il en soit fier !... Epouse trop aimée,
Tu l'aimeras, mon fils !... Attendrie et charmée,
Mille fois tu m'as dit, en contemplant les traits,
Qu'il offrait à tes yeux le plus doux des portraits ;
Tu l'aimeras !... Et vous, dieux ! prenez sa défense !
D'un Hector au berceau, dieux ! protégez l'enfance !
Si l'ordre du destin nous sépare aujourd'hui,
Pour vous servir encor que je revive en lui !
S'il règne, qu'il soit juste, et s'il le faut, sévère ;
Qu'il fasse tout le bien que j'aurais voulu faire !
Qu'il voue à la patrie et son bras et son cœur !
Qu'armé pour elle seule il soit toujours vainqueur !
Et puisse-t-il, l'amour et l'orgueil de sa mère,
Faire dire aux Troyens consolés de son père :
« Hector, tant qu'il vécut, d'Ilion fut l'appui :
» Son fils est aussi brave et plus heureux que lui ».

Ces vers sont simples, touchans, et dans le ton de la situation ; ils ont la teinte homérique. Hector, dans Homère, montre aussi cette résignation d'un guerrier religieux ; et M. Luce, dans les développemens qui lui appartiennent, ne sort pas du caractère : si ce ne sont les expressions du poète grec, c'en est l'esprit.

Le plan de cette tragédie est simple ; trop sans doute pour les personnes qui recherchent au théâtre les surprises, les effets inattendus, les intrigues qui se croisent, les imbroglios et tout l'appareil de nos tragédies-mélodrames ; celles qui préfèrent qu'on parle plutôt à leur ame qu'à leurs yeux, sauront gré à M. Luce de les avoir ramenées à la simplicité des plans de Racine, et d'avoir envisagé l'intérêt dans le développement des caractères, et non dans la multiplicité des incidens et des situations. Sous ce rapport, on louera le choix de son sujet, et on le louera sous celui-ci sur-tout, qu'il n'admet, je crois l'avoir dit, que de nobles et de généreux sentimens : ce qui est faire à-la-fois preuve d'un bon esprit et d'une belle ame. Voilà de ces ouvrages dont le genre doit être encouragé, parce qu'il nous rappelle à celui que traitaient nos modèles, et que c'est toujours aux modèles qu'il faut revenir, si l'on veut obtenir dans les arts des succès durables.                                  Laya.

Dans la base La Grange de la Comédie Française, Hector, tragédie en 5 actes en vers, de Jean-Charles-Julien Luce de Lancival a été créé le premier février 1809 et a été joué 47 fois jusqu’en 1818.

La tragédie de Luce de Lancival a été reprise en avril 1815, pendant les Cent-Jours, et le Journal de l’Empire du 23 avril 1815 rend compte d’une représentation à laquelle Napoléon Ier a assisté, occasion de montrer l’enthousiasme du public à l’arrivée de l’Empereur (qui était prévue) et ses réactions très vives à tout ce qui pouvait être considéré comme une allusion à la situation présente (gloire du héros, mais aussi situation du fils qui risque de perdre son père comme de gagner l'immortalité en agissant comme lui).

(1) Elle ne doute pas du vainqueur', mais elle doute s'il sera vainqueur. T. D.

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