Hippolyte
Hippolyte, tragédie en trois actes, imitée d'Euripide par C. Palmézeaux, 9 ventose an 11 [28 février 1803].
Théâtre du Marais
Almanach des Muses 1804
Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez madame Masson, an 11-1803 :
Hippolyte, tragédie en trois actes, imitée d'Euripide par C. Palmézeaux ; représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Marais, le 9 ventose an 11.
La pièce est précédée, en guise de préface, d'un long dialogue entre l'auteur (p. 3-23) et un professeur de langues anciennes. Le compte rendu du Mercure de France y fait d'importants emprunts.
PRÉFACE
EN FORME DE DIALOGUE,
Entre l’Auteur et un Professeur de langues anciennes.
L’AUTEUR,
OUI, monsieur, je soutiens qu’il n’y a jamais eu au Salon un plus beau tableau que celui de Phèdre et Hippolyte. M. Guérin était déjà célèbre par son Marcus-Sextus ; il vient de se surpasser lui-même.
LE PROFESSEUR.
Je ne suis pas d’un avis contraire, monsieur ; cependant.....
L’AUTEUR.
Que voulez vous dire avec votre cependant ? A-t-on jamais vu un coloris plus vrai, une ordonnance plus sage, une pose de figures plus heureuse, en un mot, un faire plus moëlleux et plus délicat ? les têtes sur-tout n’ont-elles pas toute l’expression nécessaire ? Et les mains ! Ah! ce sont les mains que j’admire. La main gauche de Thésée, qui presse le corps de Phèdre, est un peu forte, à la vérité ; mais la droite, qui est pour ainsi dire fermée avec colère, et appuyée sur son genou ; connaissez-vous dans la peinture quelque chose de plus animé et qui porte dans l’ame une impression plus profonde ?
LE PROFESSEUR.
Non; je suis de votre avis sur les mains de Thésée, sur le grand caractère de tête des quatre personnages du tableau, et en général sur la manière large du peintre ; il dessine avec correction et pureté, il peint avec noblesse, et cependant je ne suis pas du tout content de son Hippolyte.
L’AUTEUR.
De son Hippolyte ! Et c’est une figure achevée ; tout le monde en raffole ; les femmes sur-tout ,ne cessent de l’admirer.
LE PROFESSEUR.
L’Hippolyte d’Euripide a un caractère plus mâle, des muscles plus prononcés, une attitude plus fière, plus énergique ; et je pense que les femmes l’admireraient et l’aimeraient encore davantage. Relisez votre Euripide, mon cher monsieur, relisez l’Hippolyte d’Euripide, et vous verrez que l’Hippolyte de M. Guérin est manqué.
L’AUTEUR.
Manqué ! monsieur le professeur, c’est beaucoup trop dire. Vous pourriez, tout au plus, affirmer que le peintre Guérin n’ayant voulu rendre que l’Hippolyte de Racine, cet Hippolyte n’a que peu ou point de ressemblance avec celui d’Euripide ; mais.....
LE PROFESSEUR.
Relisez votre Euripide.
L'AUTEUR.
Mais certes vous ne pouvez pas nier que le pinceau de Guérin n’ait exprimé d’une manière admirable l’Hippolyte de Racine.
LE PROFESSEUR.
Relisez votre Euripide.
L'AUTEUR.
Eh bien, monsieur, je l'ai relu, mon Euripide ; je l'ai relu ce matin même avant de venir ici.
LE PROFESSEUR.
Eh bien, monsieur, laissons le peintre Guérin, qui, malgré ses défauts, mérite beaucoup d’éloges, et parlons un peu d’Euripide. Ne trouvez-vous pas qu’il y a une plus belle simplicité, plus d’intérêt, plus de mouvement et plus de vraie sensibilité dans. l’Hippolyte d’Euripide que dans la Phèdre de Racine ?
L’AUTEUR.
Je trouve le caractère de Phèdre plus touchant, plus passionné, plus largement dessiné dans Racine que dans Euripide ; mais le caractère d’Hippolyte, dans Euripide, me paraît bien supérieur à celui qu’a tracé Racine.
LE PROFESSEUR.
Eh bien, puisque M. Guérin a fait son Hippolyte, pourquoi ne feriez-vous pas le vôtre ? Il est peintre et vous êtes poëte. Pictoribus atque poetis quidlibet audendi, etc.
L’AUTEUR
Pourquoi ne ferais-je pas mon Hippolyte ? Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire.
LE PROFESSEUR.
Eh ! oui ; pourquoi ne feriez-vous pas votre Hippolyte ? Relisez I’Hippolyte d’Euripide, vous dis-je ; pénétrez-vous bien de la beauté d’un pareil sujet, réfléchissez-y bien, et faites comme La Harpe, qui, en supprimant les chœurs du Philoctète de Sophocle, nous a donné, en trois actes, une tragédie de Philoctète très-estimable. Supprimez les chœurs de l’Hippolyte d’Euripide, traitez le sujet en trois actes, et vous nous. donnerez, à votre tour, une tragédie très-estimable.
L’AUTEUR.
Traiter un sujet qui l’a été par le.grand Racine ! Y pensez-vous, monsieur le professeur ? Il faudrait que j’eusse perdu l’esprit, pour tenter une pareille entreprise.
LE PROFESSEUR.
Eh qu'importe que Racine ait déjà traité un sujet ? est-ce une raison pour qu’un autre poëte ne le traite pas ? Le Gouvé a refait la Thébaïde, et a fait mieux que Racine.
L'AUTEUR.
Mais la Thébaïde fut le premier ouvrage de Racine, et par conséquent très-faible ; au lieu que Phèdre.....
LE PROFESSEUR.
J’aime, j’admire Racine ; je le regarde, quant au style, comme le plus parfait de nos poëtes tragiques ; mais Racine a pu faire des fautes; que dis-je ? il en a fait ; la tragédie de Phèdre en fourmille.
L'AUTEUR.
Quel blasphème vous échappe-là, monsieur le professeur ! Quoi, la tragédie de Phèdre !....
LE PROFESSEUR.
Ignorez-vous ce qu’en a dit le grand Arnaud, que le grand défaut de cette pièce était l’amour d’Hippolyte pour Aricie ? Ignorez-vous que ce défaut a été relevé par le grand Fénélon lui-même ? et ces deux autorités ne sont-elles d’aucun poids; en littérature ? L'action de la Phèdre de Racine, a dit l’auteur de Télémaque, aurait été plus vive, plus courte et plus rapide, si l’on n'y avait vu que Phèdre livrée à la fureur de son amour. Ce qu’ont dit Fénélon et le grand Arnaud a été répété par le père Saverio, par l’abbé Casalbigi, dans sa lettre au comte Alfieri, et par une foule d’autres littérateurs célèbres. Que dis-je ? quelques-uns ont prétendu et prétendent encore que le plan de la Phèdre de Pradon vaut beaucoup mieux que le plan de la Phèdre de Racine ; et je ne vous cache pas qu’un de mes collègues [1], professeur, ainsi que moi, dans une école centrale de département, ne manque jamais, quand il donne des leçons sur la tragédie, de lire à ses élèves la Phèdre de Pradon et celle de Racine, de les analyser, de les comparer ensemble, de faire voir en quoi celle de Pradon l’emporte sur celle de Racine, en quoi celle de Racine l’emporte sur celle de Pradon ; et si l’avantage est toujours du côté de Racine, par rapport au style, croyez-vous que cette victoire ne soit pas la seule ? Relisez la Phèdré de Racine vous-même, et dites-moi s’il n’est pas souverainement ridicule que Thésée juge son fils coupable sur une épée laissée entre les mains de Phèdre ? dites-moi si ce moyen n’est pas aussi petit que misérable, et si cette épée ne ressemble pas un peu trop au manteau de Joseph laissé entre les mains de madame Putiphar ? dites-moi s’il est possible que, d’après un pareil indice, un père tendre et vertueux condamne son fils à la mort ? Oh! que la colère de Thésée est bien mieux motivée dans l’Hippolyte d’Euripide ! Oh! que l’imprécation à Neptune est bien mieux amenée et plus naturelle ! C’est Phèdre elle-même qui, avant que de mourir, accuse, dans une lettre, le fils de Thésée ; Thésée, en la lisant, peut-il n’être pas assuré que son fils est coupable ! Thésée ne doit-il pas ajouter plus de foi à une dénonciation faite par son épouse, qu’il croit vertueuse, qu’à une dénonciation faite par une nourrice, qui n’est qu’un personnage subalterne et ne lui inspire aucune considération ?
L’AUTEUR.
Vous traitez un peu mal le grand Racine, tout professeur que vous êtes, et je n’aurais jamais cru que....
LE PROFESSEUR.
Tout professeur que je suis, je tâche de m’élever au-dessus des préjugés littéraires, ce qui est rare dans ma profession, et je ne rougis pas d’avoir des opinions différentes de celles du vulgaire ; il y a si.peu de gens qui raisonnent d’après eux-mêmes. Je suis homme de collége, à la vérité, mais je ne pense pas comme au collège. J’ai critiqué le plan de la Phèdre de Racine, parce qu’il mérite d’être critiqué. Je vous étonnerais bien davantage, si....
L’AUTEUR.
Voilà un si qui me déplaît beaucoup, monsieur le professeur ; que voulez-vous dire avec votre si, et le sens suspendu qu’il annonce ?
LE PROFESSEUR.
Je veux dire que je vous étonnerais bien davantage, si je m’avisais de critiquer le style de cette pièce.
L’AUTEUR.
Parlez, monsieur, parlez ; ne vous gênez pas. Vous professez les langues anciennes à l’école centrale du Panthéon, vous savez le grec et le latin mieux que moi ; mais la langue française, telle qu’on l’écrivait du temps de Louis XIV, ne vous est pas étrangère ; parlez, éclairez-moi, et je me ferai honneur de profiter de vos lumières.
LE PROFESSEUR.
Non; je ne vous dirais rien sur la Phèdre de Racine que vous ne sachiez ; et à quoi servirait mon bavardage ? Est-ce à l’écolier qu’il convient d’instruire son maître ?
L’AUTEUR.
Ah ! monsieur le professeur , quelle modestie ! Je suis plus vieux que vous, à la vérité ; mais on perd souvent la mémoire en avançant en âge, et je ne serais pas fâché d’apprendre de nouveau ce que j’ai su dans ma jeunesse.
LE PROFESSEUR.
Eh bien, quand je vous rappellerai que tout le style d’Hippolyte dans ses scènes avec Aricie est froid et languissant, en serez-vous plus avancé ? quand je vous dirai que des taches remarquables déparent le récit de Théramène, me saurez-vous quelque gré de cet aveu ?
L’AUTEUR.
Le récit de Théramène C’est le morceau par excellence, et celui de tous ceux échappés à la plume de Racine qui prouve le plus son talent pour la poésie épique. Que trouvez-vous à redire dans ce morceau ?
LE PROFESSEUR.
Vous avez, dites-vous, relu l’Hipplyte d’Euripide ; relisez les remarques de l’abbé d’Olivet sur la Phèdre de Racine, elles vous l’apprendront mieux que moi ; elles vous diront que les dépouilles sanglantes des cheveux d’Hippolyte sont une expression très-vicieuse, puisque des cheveux ne peuvent point avoir de dépouilles, étant eux-mêmes des dépouilles de la tête ; elles vous diront que les froides reliques sont une expression très-impropre, puisque le mot reliques ne se prend guère que dans un sens mystique et religieux; elles vous diront..... Mais pourquoi, vous dis-je, voulez-vous que je vous rappelle ce que vous savez aussi bien que moi ? et que je vous fasse l’étalage pédantesque d’une érudition qui court les rues ? Vous dirai-je encore que Racine n’a rien, ou presque rien à lui dans cette tragédie de Phèdre tant vantée ? qu’il a pris en entier dans Sénèque la déclaration de Phèdre à Hippolyte ; qu’il a fait le plan de sa tragédie avec le plan combiné de Sénèque et d’Euripide ? Vous dirai-je que Robert Garnier, que Gilbert, secrétaire des commandemens de la reine Christine, que la Pinelière, que Segrais, avaient traité le sujet de Phèdre avant Racine, et que Racine leur a pillé plusieurs beaux vers et plusieurs situations intéressantes ? Vous dirai-je que Robert Garnier a sur Racine l’avantage d’avoir conservé l’unité d’action, d’intérêt et de caractère ? que par conséquent l’Hippolyte de Robert Garnier est beaucoup plus raisonnable et beaucoup plus vraisemblable que la Phèdre de Racine ? et que si le style de Garnier n’avait pas vieilli, on le préférerait peut-être à celui de son imitateur ? Pour juger du présent, regardez le passé, fait dire Gilbert à son Hippolyte, dans la scène de justification avec son père. Vous dirai-je que ce vers très-heureux a fourni à Racine l’idée d’une de ses plus belles tirades ? Vous dirai-je enfin que Voltaire, qui est l’homme que vous aimez le plus dans la littérature française, pense à-peu-près comme moi sur le compte de celui qu’on appelle, je ne sais trop pourquoi, le grand Racine ? Voltaire, à la vérité, a beaucoup loué Racine pour la pureté et l’élégance de la versification ; mais dans combien d’endroits de ses ouvrages ne blâme-t-il pas le plan et les caractères des tragédies de Racine ? Quant au jugement qu’il en porte dans le Temple du Goût, je ne vous le citerai pas; tout le monde le sait par cœur. Lisez, lisez seulement ce qu’il dit de la monotonie de ses déclarations d'amour, et de la faiblesse de quelques-uns de ses caractères ; ce sont les paroles de Voltaire lui-même que je vous rappelle [2]. Ne dit-il pas que Xipharès, Britannicus et Hippolyte n’ont jamais fait l’amour comme ils le font galamment dans les tragédies de Racine ? Lisez attentivement l’ingénieuse préface des Guèbres ; Voltaire n’y critique-t-il pas la tragédie d’Athalie avec autant de justice que de Vérité, lorsqu’il se fait dire par le lord Corsbury que tout, dans cette tragédie, se passe en longs discours, et que les quatre premiers actes ne sont que des préparatifs ? Ne trouve-t-il pas odieux autant que ridicule qu’un prêtre fanatique et une vieille nourrice se liguent pour faire assassiner une grande reine qui ne peut avoir aucune raison valable de se venger d’un enfant ? Voltaire n’a-t-il pas trouvé mauvais le plan de Bérénice ? n’a-t-il pas dit que c’était une églogue en dialogue ? ne trouve-t-il pas des fadeurs dans presque toutes les tragédies de Racine ? ne le blâme-t-il pas d’avoir avili par des amours de ruelles les grands sujets de l’antiquité ? et ne le loue-til pas d’avoir eu le dessein de rendre son ancienne pureté au théâtre tragique, en traitant le sujet sévère d’Iphigénie en Tauride, où la galanterie n’entrait pour rien ?
Voltaire ne répète-t-il pas sans cesse que cette galanterie est le défaut capital des tragédies de Racine ? ne se moque-t-il pas, dans sa lettre à madame la duchesse du Maine, tantôt de ce Néron qui se cache derrière une tapisserie pour entendre les discours de sa maîtresse et de son rival, tantôt de ce vieux Mithridate qui se sert d’une ruse comique pour savoir le secret d’une jeune personne aimée de ses deux enfans ? A quoi me servirait d’entrer dans d’autres détails sur les critiques fondées qu’on peut faire des pièces de Racine, sur-tout de la tragédie de Phèdre, où l’amour d’Hippolyte est si puéril et si déplacé ? ce serait vous prendre pour un de mes écoliers ; et certes, il y a long-temps que vous êtes sorti du collége.
L’AUTEUR.
Je vous entends, monsieur le professeur ; vous aimez, vous admirez Racine, m’avez-vous dit, et vous ne le rabaissez en ce moment que pour me donner plus de courage et m’enhardir à imiter l’Hippolyte d’Euripide ; cette feinte pieuse.....
LE PROFESSEUR.
Non, je ne mets point de feinte ni de charlatanisme dans mes discours ; la tragédie de Phèdre, quoique très-estimable, me paraît remplie de défauts ; mais supposons qu’elle soit parfaite, ne pourrait-on pas encore glaner quelques beautés après Racine ? Euripide, par exemple, fait revenir sur le théâtre Hippolyte mourant et après qu’il a été traîné par ses chevaux. Lusneau de Bois-Germain reproche avec raison à Racine de n’avoir point fait usage de cette situation. Qui vous empêche de vous en emparer ? Y a-t-il rien de plus déchirant que de voir un père malheureux, désespéré d’avoir condamné son fils innocent, lui demander pardon de sa crédulité, et d’entendre ce fils vertueux absoudre un père qui se repent, et l’embrasser au lien de.le maudire ? Cette scène est; neuve au théâtre, et mériterait seule qu’on-fît une tragédie pour l’y insérer.
L’AUTEUR.
Oui ; mais si je m’empare de cette scène dont Racine a dédaigné de faire usage, combien d’autres n’en trouverais-je pas dans Euripide que Racine a, pour ainsi dire, écrémées ? et comment ferais-je pour ne pas retomber dans Racine, en voulant n’imiter qu’Euripide ? C’est toi qui l’as nommé, par exemple, cet élan du cœur aussi passionné que rapide, est tout entier dans Euripide, et Racine n’a en garde de le dédaigner ; mais si je le place dans ma tragédie, les personnes qui ne connaissent point Euripide diront que j’ai pillé Racine ; et c’est bien la peine de travailler pour s’attirer un pareil reproche.
LE PROFESSEUR.
Phèdre dit à Œnone, dans Euripide : C’est toi qui l'as nommé, non pas moi. Faites le vers de la sorte : C’est un autre que moi qui vient de le nommer ; le trait sera moins rapide, à la vérité, mais il rendra bien le sens d’Euripide, et ce ne sera point une copie servile de Racine. Continuez ce travail sur tous les endroits où vous serez en concurrence avec l’auteur de la Phèdre française, et cette difficulté vaincue, qui échappera sans doute au vulgaire des spectateurs, vous vaudra le suffrage des connaisseurs habiles.
L’AUTEUR.
Ainsi, vous me conseillez bravement d’éviter toutes les tournures raciniennes, et vous croyez qu’avec cette dangereuse précaution je pourrai faire un bon ouvrage.
LE PROFESSEUR.
Eh pourquoi non, je vous prie ? La langue française paraît pauvre aux ignorans qui ne la connaissent pas ; mais pour qui sait la travailler elle est extrêmement riche et prend tous les caractères qu’on veut .lui donner. Tantôt brillante comme l’éclair, elle éblouit, elle frappe, elle fait baisser la vue ; tantôt elle s’élance comme l’aigle dans le séjour des dieux ; tantôt, modeste colombe, elle rase les prairies ; voyez comme elle est élevée dans Corneille, naïve dans Lafontaine, majestueuse dans Bossuet. Racine et Pradon se sont servis des mêmes mots pour écrire ; mais, les ont-ils arrangés de même ? L’art d’écrire n’est autre chose que l’arrangement des mots ; une épithète placée avant ou après un substantif forme une beauté ou un défaut ; et des temps de verbe, selon qu’ils sont bien ou mal employés, dépendent l’harmonie ou la platitude d’une phrase : c’est ce qui rend, pour les étrangers, notre poésie si difficile. La langue française, en un mot, est une terre argileuse qu’il faut creuser bien avant pour la rendre fertile ; si vous ne faites que la gratter à la surface, elle ne produira que des sauvageons, des ronces ou des épines. Pradon n’a été qu’un laboureur paresseux qui a dételé trop tôt sa charrue ;. Racine a été un laborieux agriculteur qui a tourné et retourné mille fois son terrain pour y trouver des trésors. Imitez Racine, et, comme lui , vous vous enrichirez, sans rien usurper sur son domaine ; les moissons que vous recueil1erez après lui ne seront pas les siennes et n’en seront pas moins précieuses.
L’AUTEUR.
Mais il y a fort peu d’action dans l’Hyppolite [sic] d’Euripide, et il y a des détails d’une si grande simplicité, que nos mœurs pourraient en être choquées.
LE PROFESSEUR.
Malheur à qui se scandalise ! a dit l’Evangile. Nous sommes si éloignés de la nature qu’il faut nous y ramener ; et ces détails que vous trouvez trop simples pourront produire cet effet utile. Quant au peu d’action que vous reprochez à l’Hippolyte d'Euripide, oubliez-vous que les développemens en tiennent lieu ? Et où trouve-t-on de plus beaux développemens que dans l’Hippolyte d’Euripide ? La scène seconde du second acte, par exemple ; connaissez-vous quelque chose de plus touchant et de plus beau ? Une nourrice, et en même temps gouvernante, demande à une princesse qu’elle a nourrie et élevée ce qui peut l’inquiéter ; la princesse hésite et se laisse faire vingt fois la même question ; enfin elle avoue tout, et rougit ; quelle situation ! Croyez-vous qu’elle ne vaille pas mille fois mieux-que tout ce qu’il y a de forcé et d’extraordinaire dans nos mélodrames modernes ?
L'AUTEUR.
Je vous remercie, monsieur le professeur, des bons avis que vous m’avez donnés ; je vais travailler à la tragédie d’Hippolyte. (Revenant sur ses pas.) Mais un moment ; avant que d’y aller, dites-moi, je vous prie, si vous ferez jouer ma pièce au Théâtre-Français? Vous êtes, m’a-t—on dit, commissaire du gouvernement près de ce théâtre.
LE PROFESSEUR.
Je le ferais avec plaisir,-monsieur ; car j’aime à encourager les talens : j’aime, sur-tout, que l’art s'enrichisse de nouvelles découvertes et de conquêtes inattendues. Mais les comédiens français ont cinquante ou soixante tragédies reçues avant la vôtre ; et, comme-ils n’en jouent guère qu’une nouvelle tous les ans,:et quelquefois point du tout, vous voyez que nous serions morts tous les deux avant que votre Hippolyte eût subi à leur théâtre l'épreuve d'une première représentation. Mais que cette considération douloureuse n’enchaîne point votre noble audace. N’y a-t-il en France que le Théâtre-Français pour faire représenter des tragédies ? et n’y a-t-il que les habitans de Paris qui soient dignes de les juger ? Les habitans de Bordeaux, de Lyon, de Marseille, de Nantes, etc., n’ont-ils aucune connaissance de l’art dramatique ? et lorsqu’ils ont approuvé un ouvrage, faut-il croire qu’il ne vaut rien, parce que ce n’est pas à Paris qu’ils l’ont jugé ? A Paris même, n’y a-t-il pas des théâtres que l’on appelle secondaires, je ne sais trop pourquoi, où un auteur peut soumettre ses productions au jugement des Parisiens, et voir ses efforts couronnés par l’impartialité et la justice ? J’ai vu d’excellentes pièces représentées pour la première fois sur les théâtres de la Cité, du Marais, de Molière, de la porte Saint-Martin, de l’Ambigu-comique, des Jeunes-Élèves, etc..., et dont le succès, confirmé par le suffrage des vrais connaisseurs, prouve que le goût n’est point perdu dans la capitale, et qu’il réside ailleurs que dans une enceinte jadis privilégiée par le gouvernement, et maintenant trop favorisée par l’opinion publique. Il m’est venu même à ce sujet une idée que je crois intéressante, et qu’il faut que je vous communique. Les comédiens français sont les dépositaires de tous les trésors de notre théâtre; ils en sont pour ainsi dire les conservateurs; et malheureusement, trop avares de leurs richesses, ils n’en font pas toujours l’usage qu’ils en devraient faire. Que de chefs-d’œuvre de Corneille, de Racine, de Crébillon, de Voltaire, et de plusieurs auteurs moins célèbres, tels que Lagrange-Chancel, Campistron, Duryer, Piron, Dubelloy, Lemière, Marmontel, etc., restent pour jamais ensevelis dans leur vaste répertoire, et n’en sont point sortis depuis une vingtaine d’années, quoiqu’ils ne méritent point cette obscurité, ou plutôt cette proscription cruelle ! Je voudrais donc qu’il fût défendu aux comédiens français de jouer des tragédies et des comédies nouvelles ; non qu’ils n’aient beaucoup de talens pour les embellir, mais parce qu’étant propriétaires de la mine la plus précieuse ils devraient se borner à l’exploiter, et laisser à d’autres le soin de découvrir quelque mine nouvelle. Les comédiens français sont les grands-prêtres de l’art dramatique ; et les grands-prêtres, chez les Hébreux , s’amusaient-ils à remplir les fonctions. des lévites ? Je voudrais aussi qu’une pièce non jouée par les comédiens français, qui aurait beaucoup réussi sur les théâtres secondaires, eût l’honneur de faire partie du répertoire des comédiens français après plusieurs épreuves réitérées ; et que les dignes interprètes de Corneille et de Racine ne dédaignassent pas de prêter leurs organes aux decendans ou imitateurs de ces grands hommes. Ainsi, les théâtres secondaires de Paris seraient en quelque sorte les succursales du grand théâtre, et.formeraient tour-à-tour le péristyle du temple de Melpomène et le vestibule du salon de Thalie. J’estime, j’honore les comédiens français, et je ne tiens à cette idée qu’autant qu’elle pourrait leur plaire. Il s’élève à chaque instant dans la république, des jeunes gens qui n’ont jamais vu les comédiens français dans Cinna, les Horaces, Polyeucte, etc., qui brûlent de les voir dans Iphigénie en Aulide, Phèdre, Andromaque, Mithridate, etc., et qui seraient enchantés de les applaudir dans Zaïre, Alzire, Brutus, Mahomet, dans Rhadamisthe et Zénobie, etc. Pourquoi affliger les amateurs empressés et bénévoles, en les privant de plaisirs qui leur sont inconnus ? La Comédie française est comme le roi de France d’autrefois, elle ne meurt jamais. Lekain, Molé, Préville sont disparus ; mais, bien ou mal, ils ont été remplacés ; les comédiens français restent, en un mot; et les générations se succèdent. Les comédiens d’aujourd’hui, comme ceux d’hier, doivent faire face à toutes les volontés, à tous les désirs généreux qui arrivent du fond des départemens. Ils sont les comédiens français de la RÉPUBLIQUE, et les autres ne sont que ceux de telle ou telle ville, de tel ou tel arrondissement, de telle ou telle commune , etc....
Il s’est fait, au surplus, une révolution dans la politique, qui a coûté malheureusement beaucoup de sang ; il va s’en faire une dans l’art dramatique, qui n’en fera pas verser une goutte. Il existe une foule d’auteurs pleins de génie, et dont le porte-feuille est rempli d’ouvrages très-estimables, et qui, ne pouvant pas les faire représenter par messieurs les comédiens français, les envoient dans les principales villes de-la république, et jouissent d’un succès d’ autant plus mérité, qu’il n’est mendié ni par la cabale ni par l’intrigue. Imitez ces auteurs courageux, M. de Palmezeaux ; faites représenter votre Hippolyte à Paris sur les théâtres nommés secondaires ; envoyez-le ensuite dans les départemens, et soyez sûr que vous trouverez bien moins d’obstacles qu’au Théâtre-Français ; soyez sûr, si votre pièce est bonne, que tôt ou tard le public vous rendra justice, et que vous n’aurez pas à regretter de n’être pas tombé sur le premier théâtre de la capitale.
L'AUTEUR.
Vous m’avez converti, monsieur le professeur, vous parlez comme un vrai philosophe ; je vais relire mon Euripide, et travailler d’après lui à la tragédie d’Hippolyte, que j’aurai l’honneur de vous offrir quand elle sera imprimée et représentée.
LE PROFESSEUR.
Je la recevrai avec plaisir ; et, en attendant, je vais faire ma classe. Adieu.
[1] Ce collègue de l’interlocuteur est M. Briquet, professeur de littérature à Niort, département des Deux-Sèvres ; il a fait dernièrement cet aveu, qui l’honore, devant plusieurs hommes de lettres de Paris, qui ne l'ont pas oublié. Il est auteur de plusieurs ouvrages intéressans, et madame Fortunée Briquet, son épouse, cultive aussi les lettres avec beaucoup de succès. Voyez les deux premiers volumes du nouvel Almanach des Muses, qui s’imprime chez Barba ; le portrait de cette dame est à la tête du second.
[2] Voilà pourquoi elles sont en caractères italiques dans ce dialogue
Courrier des spectacles, n° 2186 du 10 ventôse an 11 [1er mars 1803], p. 2 :
[Compte rendu d’une grande sévérité : quelle idée de vouloir réécrire « un des plus beaux ouvrages de Racine ». La tentative de Cubières-Malmézeaux est un échec sur tous les plans : celui de l’écriture (ses vers sont bien pauvres, et il emploie des expressions étranges) ; celui du plan (en voulant suivre Euripide, Cubières a reproduit ses défauts, sans retrouver les beautés que Racine lui a ajoutées). Seule qualité reconnue à la pièce de Cubières : faire ressortir l’éclatante supériorité de Racine sur son modèle grec. La pièce est montée avec soin, mais l’actrice qui joue Phèdre crie beaucoup trop.]
Théâtre des Etrangers.
Première représentation d’Hyppolite, tragédie.
Que Voltaire ait osé travailler sur des sujets dans lesquels Corneille et Crébillon avoient échoué, son rare génie pouvoit le lui permettre, et le succès a quelquefois justifié sa hardiesse ; mais que le cit. Cubières Palmezeau ait porté une main téméraire sur un des plus beaux ouvrages de Racine, c’est ce qu’on a peine à concevoir. Une crainte respectueuse auroit dû l’arrêter, et semblable à Phaëton, une chûte aurait dû punir sou audace : mais il a réusii au Marais , a été appelé après la représentation et a paru.
Nous plaignons le cit Cubières de la peine qu’il a dû prendre pour changer les vers de Racine : car travaillant sur le même original, et ne pouvant négliger les pensées que ce dernier a empruntées d’Euripide, il a fallu les affoiblir pour les rendre en d’autres vers ; et sous ce rapport on pourrait dire qu’en bien des endroits la tragédie d’Hyppolite est une parodie de Phèdre.
On y rencontre cependant un très-petit nombre de vers heureux, tel que celui-ci dans la bouche de Phèdre, après que son amour pour Hyppolite est connu de sa confidente :
Rends-moi mon voile, Egine, et couvre mon visage.
Mais comment, par exemple, a-t-il pu substituer a ce bel hémistiche :
C’est toi qui l’as nommé.
un vers et demi qui non-seulement affoiblit l’idée, mais qui la dénature :
. . . . D’un autre il vient d’être nommé,
Je respire.
Nous ne nous arrêterons pas aux tresses vagabondes, aux raisons domestiques, ni a quantité de vers de la force de ceux-ci, que Hyppolite adresse aux Dieux :
Et vous pouvez souffrir que le sexe en ces lieux
Tourmente les mortels par l’éclat de ses yeux !
Nous dirons seulement que dans son plan le cit. Cubières a imité Euripide ; c’est-à dire qu’il a reproduit l’auteur grec avec ses défauts, sans les beautés que Racine a créées. Du nombre de ces dernières est la déclaration de Phèdre à Hyppolite. Aussi ne la trouve-t-on pas dans la pièces du cit. Palmezeaux. Ici c’est Egine qui apprend à Hyppolite l’amour de sa maitresse.
Racine a cru devoir épargner un crime horrible à Phèdre en rejetant sur OEnone l’accusation d’Hyppolite ; le cit. Cubières, fidèle à l’original, fait écrire par Phèdre une lettre qui porte le malheureux Thésée à invoquer Neptune contre son fils. Ce n’est point Phèdre qui vient au moment d’expirer rendre justice à la mémoire d’Hypolite, c’est Diane qui justifie son plus fidèle adorateur et qui jure de se venger de Vénus par la mort d’Adonis. Ces traits sont encore de l’auteur Grec dont M. Cubières a cependant évité quelques défauts; tel est celui de laisser ignorer ce qu’est devenu Egine.
Le seul avantage de l’entreprise du cit. Cubières, c’est de montrer jusqu’à quel point, en empruntant son sujet d’Euripide, Racine s’est montré supérieur à son modèle.
Cet ouvrage est monté avec soin, mais on doit engager mad. Peltier à crier moitié moins, dût-elle perdre deux tiers des applaudissemens.
Le Mercure de France, littéraire et politique, tome douzième, an XI, p. 258-274, consacre une longue (et sévère) étude à la tentative de Palmézeaux de réécrire la Phèdre de Racine.
Hippolyte, tragédie en trois actes, imitée d'Euripide, par le citoyen Palmézeaux ; représentée, pour la-première fois, à Paris, sur le théâtre du Marais, le 9 ventôse an 11. A Paris, chez madame Masson, libraire, rue de l'Echelle, n°. 558, et chez le Normant, imprimeur-libraire, rue des Prêtres Saint-Germain-1'Auxerrois, n°. 42; en face du petit portail.
On ne se plaindra plus de la disette des talens ; on n'entendra plus louer tous les jours, à nos dépens, cet éternel siècle de Louis XIV : le citoyen Palmézeaux (Dorat-Cubières) vient enfin de prouver que nous avons encore des génies capables de lutter avec les génies de cet âge trop vanté, et d'atteindre à leurs chefs-d'œuvres.
Jusqu'à présent on avoit eu la simplicité de croire que la Phèdre de Racine était une assez belle tragédie ; mais le citoyen Palmézeaux a fort bien démontré que Racine n'y entendait rien, et qu'on pouvait faire beaucoup mieux que lui. Pour mettre cette vérité hors de doute, le citoyen Palmézeaux a refait la Phèdre, et n'a pas craint de combattre corps-à-corps, comme Pradon, de glorieuse mémoire, avec l'auteur d'Andromaque et d'Athalie.
Le citoyen Palmézeaux a été encouragé dans cette grande entreprise par un certain professeur de ses amis. C'est ce qui lui a fourni le sujet d'un dialogue ingénieux, que l'on trouve à la tête de son Hippolyte. Nous en rapporterons quelques passages, car on ne peut mieux faire connaître M. Dorat-Cubières qu'en le citant.
Les lecteurs bénévoles de l'Almanach des Muses, et les jeunes provinciaux, qui ont encore toute leur candeur primitive en littérature, seront charmés de retrouver ici le talent de l'auteur du Dialogue des deux Fauteuils académiques, si admiré par M. de Rivarol ; des Point ne faut, chant marotique; de Marat, poème ; des Etats généraux de Cythère et de tant d'autres ouvrages pleins lie sel et d'innocence.
le Professeur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
» Eh bien, puisque M. Guérin a fait son Hyppolyte, pourquoi ne feriez-vous pas le vôtre ? Il est peintre, et vous êtes poète.
l' Auteur.
» Pourquoi ne ferais-jë pas mon Hippolyte ? Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire
le Professeur.
» Eh ! oui ; pourquoi ne feriez-vous pas votre Hippolyte ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
» Supprimez les chœurs de l'Hippolyte d'Euripide ; traitez le sujet en trois actes, et vous nous donnerez, à votre tour, une tragédie très-estimable.
l' Auteur.
» Traiter un sujet après le grand Racine ! y pensez-vous, M. le professeur ?......
le Professeur.
» Eh ! qu'importe que Racine ait déjà traité un sujet ? est-ce une raison pour qu'un autre poète ne le traite pas ? Le Gouvé a refait la Thébaïde, et a mieux fait que Racine.
l' Auteur.
» Mais la Thébaïde fut le premier ouvrage de Racine, et par conséquent très-faible ; au lieu que Phèdre.....
le Professeur.
« ..... Racine a pu faire des fautes ; que dis-je ? il en a fait ; la tragédie de Phèdre en fourmille. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
» Quelques-uns ont prétendu, et prétendent encore, que le plan de la Phèdre de Pradon vaut beaucoup mieux,que le plan.de la. Phèdre de Racine ; et je ne vous n cache pas qu'un de mes collègues, professeur, ainsi que moi, dans une école centrale de département, ne manque jamais, quand il donne des leçons sur la tragédie, de lire à ses élèves la Phèdre de Pradon et celle de Racine, de les analyser, de les comparer ensemble, de faire voir en quoi celle de Pradon l'emporte sur celle de Racine, etc. »
Ici le citoyen Palmézeaux veut bien nous apprendre que le grand professeur, qui explique la Phèdre de Pradon à ses écoliers, est l'illustre M. Briquet, professeur de littérature à Niort ; que madame Fortunée Briquet, son épouse, s'occupe aussi des lettres avec succès, et que le portrait de cette dame se trouve gravé à la tête du nouvel Almanach des Muses, qui s'imprime chez Barba. Que nous éprouvons de satisfaction d'apprendre que M. Briquet demeure à Niort en Poitou ! M. de Rivarol ne nous avait laissé que des renseignemens fort douteux sur cet auteur célèbre. A l'article Briquet du petit Almanach des grands Hommes, on lisait : Briquet, voyez Braquet ;et à Braquet, on trouvait : Braquet, voyez Briquet : de sorte qu'on ne savait où le prendre. Nous remercions le citoyen Palmézeaux d'avoir tiré les savans de cette cruelle incertitude. On nous pardonnera cette petite digression en faveur d'une chose si importante; nous revenons à notre sujet.
Après avoir critiqué le plan de la Phèdre de Racine, le professeur passe à l'examen du style. Un combat plein de modestie et de politesse, s'engage alors entre l'auteur et M. le professeur : » J'ai critiqué, dit celui-ci, le plan de la Phèdre de Racine, parce qu'il mérite d'être critiqué : je vous étonnerais bien davantage, si.....
l'Auteur.
» Voilà un si qui me déplaît beaucoup. Que voulez-vous dire avec votre si, et le sens suspendu qu'il annonce ?
le Professeur.
» Je veux dire que je vous étonnerais bien davantage, si je m'avisais de critiquer le style de cette pièce.
l'Auteur.
» Parlez, monsieur, parlez ; ne vous gênez pas. Vous professez les langues anciennes ä l'école centrale du Panthéon, vous savez. le grec et le latin mieux que moi ; mais la langue française, telle qu'on l'écrivait du temps de Louis XIV, ne vous est pas étrangère ; parlez, éclairez-moi, et je me ferai honneur de profiter de vos lumières.
le Professeur.
» Je ne vous-dirai rien sur la Phèdre de Racine, que vous ne sachiez ; et à quoi vous servirait mon bavardage ? est-ce à l'écolier qu'il convient d'instruire son maître ?
l'Auteur.
» Ah ! monsieur le professeur, quelle modestie ! Je suis plus vieux que vous à la vérité ; mais on perd souvent la mémoire en avançant en âge, et je ne serai pas fâché d'apprendre de nouveau ce que j'ai su dans ma prime jeunesse. »
Nos lecteurs ont-ils jamais rien vu de plus fin et de plus galant que ce morceau ? Ce si suspendu qui, dans un autre genre, égale le charmant quoi qu'on die ! ce monsieur le professeur, ce vieil auteur qui a perdu la mémoire, quel ton parfait ! quelle aménité ! quel savoir vivre !
Le citoyen Palmézeaux, vaincu par les raisons du professeur, s'engage à recommencer la Phèdre de Racine, ou à refaire l'Hippolyte d'Euripide. Il observe, avec beaucoup d'érudition, que Robert Garnier, Gilbert, la Pinelière, Segrais, avaient traité le sujet de Phèdre avant Racine. Comme les beaux esprits se rencontrent ! c'est précisément ce que dit aussi M. Pradon dans la préface de sa Phèdre. Et Pradon avoue franchement que ce n'est point un effet du hasard qμi l'a fait se rencontrer avec Racine, mais un pur effet de son choix. Le citoyen Palmézeaux fait éclater aujourd'hui le même courage. On dira de lui ainsi que de Pradon :
« Dorat (Cubières) comme un. soleil en nos ans a paru ! »
Voilà donc la pièce faite. Mais où la jouera-t-on ? Au Théâtre Français ? M. le professeur s'écrie, plein d'une juste colère : » N'y a-t-il, en France, que le Théâtre Français, pour faire représenter des tragédies ? et n'y a-t-il que les habitans de Paris qui soient dignes de les juger ? Les habitans de Bordeaux, de Lyon, de Marseille, de Nantes, etc. n'ont-ils aucune connaissance de l'art dramatique ?..... J'ai vu d'excellentes pièces, représentées pour la première fois sur les théâtres de la Cité, du Marais, de Molière, de la porte Saint-Martin, de l'Ambigu-Comique, des Jeunes-Elèves, etc. »
Pourquoi, en effet, ne serait-on pas bons juges de la langue de Racine, à la porte Saint-Martin, à l'Ambigu-Comique, à Rosporden en Bretagne, ou à Petignac en Gascogne ? Vive la province et le boulevard pour le bon goût ! Boileau lui-même est obligé d'en convenir, témoin ce mot qui lui est échappé : la Pharsale aux provinces si chère ! Aveu d'autant plus précieux pour le cit. Palmézeaux, qu'il sort de la bouche d'un ennemi (1). L'auteur se soumet à l'opinion du Professeur, il consent à donner son Hippolyte au Marais, et il promet à M. le Professeur de lui envoyer sa pièce, aussitôt qu'elle sera imprimée. Le Professeur répond obligeamment : « Je la recevrai avec plaisir ; en attendant, je vais faire ma classe. »
Tandis que M, le Professeur va régenter les jeunes élèves de l'école centrale du Panthéon, le citoyen Palmézeaux se charge donc de morigéner Racine. A cet effet, il a rétabli le rôle de Diane, déesse qui apparaît armée d'une flèche, pour maintenir au Marais la sévérite des mœurs et du goût antique. C'est mademoiselle Gotis qui joue ce rôle important. Voilà pourtant ce qu'aurait ignoré la postérité, si l'auteur n'avait eu l'attention délicate de faire imprimer les noms des acteurs du Marais, vis-à-vis ceux des personnages de sa tragédie.
Ce n'est ni Vénus, comme dans Euripide, ni Hippolvte, comme dans Sénèque, Racine, et même dans Pradon, qui ouvre la pièce du citoyen Palmézeaux ; c'est Phèdre et sa gouvernante Egine. Egine, comme OEnone, se plaint de l'obstination avec laquelle l'épouse de Thésée, cache un chagrin qui la tue. Phèdre, sans écouter sa gouvernante, s'écrie :
Ah, qu'on m'élève un peu ! Tourment insupportable !
Je me meurs, chère Egine. Ote-moi ce bandeau,
Ce pesant diadème, inutile fardeau :
Laisse errer mes cheveux en tresses vagabondes....
Eh bien, Racine est-il vaincu ?
Que ce» vains ornemens, que ces voiles me pèsent !
Quelle importune main en formant tous ces nœuds
A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux ?
Tout m'afflige et me nuit, et conspire à me nuire.
Ce langage recherché vaut-il ce vers, si simple, qu'on croit l'avoir lu dans tous les almanachs des Grâces ou des Muses ?
« Laisse errer mes cheveux en tresses-vagabondes. »
Nous ne parlerons point dé cet admirable hémistiche :
« Ah,qu'on m'élève un peu ! »
Euripide avait dit : soulevez mon corps. Mais avec quel art le savant citoyen Palmézeaux versifie la faute élégante du bon père Brumoi : Qu'on m'élève un peu ! Aye ! Tout cela rend bien ridicule ce vers.
Et mes genoux tremblans se dérobent sous moi.
C'est ainsi que Racine a gâté par-tout la belle antiquité, que le citoyen Palmézeaux reproduit.
Phèdre dans son délire voudrait suivre les chasseurs dans les bois ; Egine lui dit brusquement: que parlez-vous de chasse ? Phèdre interdite par cette question rentre en elle-même, et dit :
« Ah ! de ma volonté je cherche en vain l'usage.
Rends-moi mon voile, Egine, et couvre mou visage ;
Je pleure malgré moi, etc. »
On. voit avec quel bonheur le citoyen Palmézeaux rappelle toujours, ou par ses rimes, ou par ses expressions, les vers de Racine.
Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?
Je l'ai perdu ! les dieux m'en ont ravi l'usage !
Œnone, la rougeur me couvre le visage !
Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs
Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.
Comme notre intention est de suivre le citoyen Palmézeaux, et non pas celui qu'on appelle le grand Racine, on ne sait pas trop pourquoi, comme le dit très-bien M. le Professeur (2), nous invitons les lecteurs qui ne se rappelleraient pas assez, la Phèdre de Racine, à recourir à l'ouvrage ; le citoyen Palmezeaux brave toutes les comparaisons.
Théodas, le Théramène de la pièce, arrive sur la scène pour annoncer qu'il a entendu des cris, et il s'en retourne en disant qu'il va à la chasse. Phèdre se trouve une seconde fois seule avec sa gouvernante. Celle-ci essaie de nouveau de découvrir le chagrin de sa maîtresse ; elle s'écrie :
Quoi, vous ne dites mot ; vous gardez le silence !
Elle rappelle ensuite
Ce terrible Hippolyte,
Indomptable chasseur, que notre sexe irrite.
Phèdre.
Ah! qu'entends-je ?
Egine
Ce nom, à Diane si doux,
Allume en votre cœur le plus juste courroux ;
Je le vois.
Phèdre.
Que dis-tu, quel nom sort de ta bouche ?
Egine croit toujours que Phèdre est agitée par la crainte de voir ses enfans obéir au fils de l'étrangère.
Mais la reine lui dit :
Qu"un souci plus cruel m'agite et me dévore !
La gouvernante lui répond :
Vous n'avez point versé le sang de l'innocence.
Phèdre.
Le sang, graces au ciel ! n'a point rougi mes mains.
On voit que tout cela est encore dans Racine, et combien toutefois le citoyen Palmézeaux l'a rendu différent. Egine se jette aux genoux de Phèdre ; Phèdre se rend à sa prière ; elle va tout avouer, elle s'écrie :
O ma mère! en tous lieux digne d'être honorée,
De quel affreux amour fûtes-vous dévorée !
Egine.
Pourquoi le rappeler cet amour monstrueux?
Phèdre.
O ma sœur ! quel délire aveugle, impétueux,
Sur les pas d'un amant, dans une île déserte,
Vous fit ainsi que moi courir à votre perte, etc.
Egine, gravement.
Allez-vous accuser toute votre famille,
Madame ? Ignorez-vous de qui vous êtes fille !
Phèdre est bien embarrassée de cette question, d'autant plus que le poète a soin d'avertir que la gouvernante parle gravement, et dit tout cela sans rire. Le dialogue continue :
Phèdre.
Connais-tu la puissance
De ce dieu si funeste à la chaste innocence ?
Egine.
De l'amour ?
Phèdre.
De l'amour. Coupable ou malheureux,
Mon cœur, mon faible cœur brûle de tous ses feux.
Egine.
Il brûle, juste ciel ! qu'un tel aveu m'étonne
Phèdre.
Tu le connais aussi le fils de l'Amazone !
Egine, très-étonnée.
Hippolyte ?.... C'est lui que vous pourriez aimer !....
Phèdre.
C'est une autre que moi qui vient de le nommer !
Comme cela rajeunit, le c'est toi qui l'as nommé ! Le beau vague : c'est une autre que moi ! — Et quel est cette autre ? On n'en sait rien ; c'est Egine, c'est qui l'on voudra. Ce que c'est que d'avoir du génie ! Mais nous ne pouvons nous empêcher d'affliger ici la modestie du eitoven Palmézeaux, en faisant admirer à nos lecteurs cette même modestie ; car on voit par le dialogue qui sert de préface au chef-d'œuvre que nous annonçons, que l'auteur ne s'attribue pas ce- beau vers, c'est une autre que moi, etc. Il avoue qu'il lui a été fourni par M. le Professeur qui est allé faire sa classe-.
Phèdre raconte son amour à Egine, et le citoyen Palmézeaux refait, toujours avec le même succès, ce morceau si connu :
Mon mal vient de plus loin, etc.
Il corrige sur-tout bien heureusement ces vers :
Je sais mes perfidies,
Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies,
Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.
Le citoyen Palmézeaux met :
Oh! que j'ai de mépris pour ces femmes hardies,
Qui sous de faux dehors cachent leurs perfidies ;
Qui, fières de tromper leurs crédules époux,
De la chaste Minerve affrontent le courroux,
Et qui foulent aux pieds les vertus domestiques.
Egine, touchée du sort de la reine, lui dit :
Madame, à vous parler sans vain déguisement,
Je viens de vous entendre avec frémissement
Avouerun amour qui n'est point ordinaire.
. . . . . . . . . . . . .
Vous offrez tout l'éclat de la jeune saison ;
Votre âge est tout de feu......
. . . . . . . . . . . . .
Eh ! qui peut résister à Vénus, à ses flammes ?
Ouvrez les yeux, par eux elle entre dans les ames ;
Le désir au printemps agite les roseaux ;
Tout aime dans les airs, tout aime sous les eaux.
On reconnait ici l'agréable auteur de tant de poésies fugitives insérées par-tout.
« Les vents baisent les nuages,
Les zéphirs baisent les fleurs, etc.
Euripide avait dit que la puissance de Vénus s'étend dans les airs et sous les eaux ; qu'elle est la source des êtres ; qu'elle donne naissance à l'Amour, principe immortel des générations, etc. Mais cet amour qui n'est pas ordinaire ; cette Vénus qui entre par les yeux, quand on les ouvre ; ce printemps, ces roseaux agités de désir sont d'une couleur tout autrement tragique.
M. de Rivarol, charmé du talent érotique du citoyen Palmézeaux, avait fait pour lui ce beau vers :
« Je fais la fugitive et je signe toujours. »
Aussi le citoyen Palmézeau, plein d'une juste reconnaissance, nous apprend-il dans un de ces nouveaux ouvrages, qu'il s'est fixé à ce nom de Palmézeaux, parce qu'il était agréable à M. de Rivarol.
Le théâtre, qui représentait des forêts, au premier acte, représente l'intérieur du palais de Thésée au second. Phèdre paraît avec Ismène, autre confidente, dont le rôle est confié aux talens de mademoiselle Aglaé. On entend au-dehors les cris d'Hippolyte à qui Egine vient de révéler l'amour de Phèdre. Hippolyte arrive, et dans sa fureur il se déclare contre l'hymenée.
Quels maux ne naissent point du jong de l'hymenée,
La flamme d'un époux croît être fortunée ;
Il s'épuise en trésors, en soins officieux
Pour rendre son épouse un chef-d'œuvre des cieux ;
Et l'épouse bientôt, infidelle et .parjure,
Fait au nœud conjugal une mortelle injure.
Ah ! ce n'est pas ainsi que vivoient autrefois
Les femmes que l'hymen soumettoit a ses loix :
Tout est bien différent ; aujourd'hui les épouses,
De vivre chastement, se montrent peu jalouses, etc.
Le citoyen Palmézeaux transportait tout-à-1'heure, avec beaucoup de succès, Anacréon dans la tragédie ; maintenant il s'y montre le rival de Molière. Quelle flexibilité de talent! Ne croit-on pas entendre Arnolphe, dans l'Ecole des Femmes :
Est-il une autre ville aussi,
Où l'on ait des maris si patiens qu'ici ;
Est-ce qu'on n'en voit pas de toutes les espèces,
Qui sont accommodés chez eux de toutes pièces ? etc.
Hippolyte, après avoir déclaré qu'il méprise l'art de séduire une belle, sort, comme le dit l'auteur, en jetant sur Egine des regards foudroyans. La pauvre Phèdre, qui a été, dans un coin, présente à toute cette scène, s'irrite à son tour des mépris du superbe chasseur.Dans sa fureur, elle jure de se venger. A l'instant même, Thésée se présente à son épouse : il va tout naturellement pour embrasser sa femme; mais Phèdre recule en disant :
Vous voyez mes pleurs,
Il est, en votre absence, arrivé des malheurs !
Thésée ne comprend pas bien d'abord quelle espèce de malheur le menace. Il croit que son grand-père Pitthée est mort. La philosophie lui dit, pour le consoler, que le bon-homme était bien vieux, et qu'il est tout nagturel qu'il soit mort ; mais la piété filiale revint à son tour, et elle a aussi ses droits sur Thésée.
La vieillesse, les maux qui suivent un long âge....
Nïmporte, je l'aimois ; Pitthée étoit si sage !
Phèdre répond que Pitthée n'est point mort. Elle se retire en disant qu'elle va envoyer une lettre il Thésée. Le roi, demeuré seul, s'éçrie :
Qu'est-ce qu'elle veut dire ;
Elle ne parle point, et veut pourtant écrire !
Ismène arrive avec une lettre ; Thésée hésite à l'ouvrír ; Il observe
Qu'on apprend quelquefois ce qu"on veut ignorer.
Réflexion bien prudente dans la position où se trouve cet époux malheureux ; cependant la curiosité l'emporte. Thésée lit tout bas, puis il s'écrie tout haut : « Faites venir mon fils » » On amène Hippolyte. Thésée a recours d'abord à l'ironie, puis il se jette dans la fureur ; il prétend que la rougeur de son fils décèle son crime. Hippolyte répond sans se déconcerter :
Je rougis pour vous seul. . . . . . .
. . . . . . . tout autre qu'un père,
Ne m'auroit pas deux fois accusé d'adultère.
Voici Corneille, après Anacréon et Molière. C'est ainsi que l'auteur est tour-à-tout et tout-à-la-fois, le chevalier de Cubières, M. Dorat-Cublières, et le cit. Palmézeaux.
Cependant Hippolyte songeant, fort à propos, que Thésée peut croire que lui, Hippoljte, avoit recherché Phèdre par ambition, ajouté :
Ah ! seigneur, la couronne est loin de ma pensée ;
Sur votre auguste front elle est si bien placée !
Est-ce un fils tel que moi, me suis-je dit souvent,
Qui pourroit succéder .à son père-vivant ?
Pour conclure, Hippoljte chassé par Thésée, court à sa perte. Ismène vient dire au roi que la reine s'est empoisonnée. Théodas, qu'on n'avoit pas. revu depuis qu'il étoit allé à la chasse, ouvre tristement le troisième et dernier acte, par le récit, de la mort d'Hippolyte :
Il est moitié dragon, il est moitié taureau.
( C'est du monstre dont on parle.)
Je n'ai point de couleur, je n'ai point de pinceau
Qui puissent exprimer ce mélange effroyable ;
En lui tout est visible, et tout est incroyable.
Un critique a observé avec beaucoup de justesse, que le dernier vers pouvoit s'appliquer au cit. Palmézeaux lui-même. Un monstre qui est à-la-fois visible et incroyable ! la belle alliance de mots ! cela est d'accord, d'ailleurs, avec la sagesse des nations ; car le proverbe dit : il ne faut pas croire tout ce qu'on voit. Les chevaux d'Hippolvle sont effrayés :
En avant s'il les pousse, ils courent en arrière.
Ces chevaux-là ressemblent à bien des gens. Au reste, on voit que le citoyen Palmézeaux conduit les coursiers d'Hippolyte tout aussi bien que Pégaze.
« L'essieu se brise enfin, et de la double roue,
Le circulaire appui contre le roc échoue. »
Poésie imitative.
CommeThéodas achève son récit, Diane, sous les traits de Mlle. Gotis, une flèche à la main, descend dans un nuage. Elle révèle à Thésée la calomnie de Phèdre. Thésée demande la mort : Mlle. Gotis branlant sa flèche, dit : Tu mériterois bien !... On apporte alors le corps d'Hippolyte, posé (comme le dit l'auteur) d'une manière pittoresque sur les débris de son char. Diane s'emporte contre Vénus :
Tremble, Vénus, tu crois tes forfaits impunis,
Mais je cours m'en venger sur ton bel Adonis !
Elle disparoît avec son nuage. Thésée se jette sur Hippolyte mourant, qui refuse d'abord de lui pardonner ; il s'adoucit enfin, lorsqu'il entend son père lui dire :
Je t'exilai tantôt, sans aucun fondement,
Veux-tu me condamner au même châtiment.
Hippolyte attendri, répond :
Mon père, embrassez-moi, je ne sais point haïr ;
Je vous lègue mon ame, à mon dernier soupir.
Puissiez-vous désormais, vous dont l'ame est si tendre,
Ne point juger vos fils avant de les entendre.
Cette belle moralité termine cette belle pièce.
Il est temps de quitter l'ironie. Si nous avions annoncé la pièce de M. de Palmézeaux comme une parodie de. Phèdre, se jouant sur les boulevards, il n'y a personne qui n'y eût été trompé. On peut abandonner au silence et à la pitié un ouvrage échappé par hasard à la médiocrité en délire : mais quand cet ouvrage est né de l'union monstreuse de la bêtise et du jacobinisme littéraire ; lorsque l'auteur, attaquant les plus grandes réputations et les plus grands hommes, avoue le dessein de révolutionner le Parnasse, alors il n'est plus possible de se retrancher dans le seul mépris. Il est certain que ce sans-culotisme littéraire est un système adopté par quelques écrivains du jour : les uns veulent nous ramener à la barbarie de Ronsard ; les autres s'empressent de ressusciter Pradon ; ceux-ci reproduisent, dans des romans, le style et les ordures de Rabelais, et n'oublient que son génie ; ceux-là, prétendant vous peindre la société; vous rapportent, dans le langage des halles, ce qu'ils ont observé sur les bornes des rues.
Que veut ce M. de Palmézeaux ? suivre les anciens de plus près que Racine. Pitoyable prétention ! M. de Palmézeaux sait-il ce que c'est que les anciens ; lui qui versifie jusqu'aux fautes de la prose du père Brumoy, dans l'impuissance où il semble être de lire, nous ne dirons pas le grec, mais même le latin du scholiaste ? Que M. Palmézeaux sache donc que Racine a imité des anciens presque tout ce qu'il en fallait imiter. S'il n'a pas transporté la tragédie grecque toute entière sur le Théâtre Français, c'est qu'il a su qu'il y a des beautés de temps et de lieux, qui ne peuvent convenir à d'autres lieux et à d'autres temps ; il a su que l'on trouve chez les anciens des sentimens très-naturels et très-beaux en eux-mêmes, dont l'expression littérale serait toutefois sans effet pour nous ; parce que le cœur a eu ses développemens de passions, comme l'esprit a eu ses progrès de lumières. Tel sentiment qui était héroïque chez les Grecs, n'est plus chez les nations modernes qu'un sentiment vulgaire passé en usage, et devenu comme familier à tous : nous n'en voulons qu'un seul exemple, la valeur. D'autre part, on se figure que nous avons affaibli certains mouvemens de l'âme, parce qu'il y a certaines barbaries de nature, que .nous ne pouvons plus supporter. Il est douteux, par exemple, que l'on pût montrer avec succès, sur notre théâtre, Electre encourageant son frère Oreste à tuer sa mère ; mais le dégoût que nous éprouvons pour de telles horreurs, n'est pas chez nous preuve de faiblesse, c'est signe de force. Cela tient évidemment aux progrès que la morale a fait chez les hommes. La nature humaine est changée ; l'ame est sortie de l'enfance où la retenait le paganisme ; elle a été émancipée par la religion chrétienne ; elle ne peut plus se tromper au point de prendre pour devoir ce qui est crime, le parricide pour une vertu. Elle n'est point sortie de la nature, comme on le prétend, elle est rentrée, au contraire, dans la véritable nature.
Le peu de traits qui restait à glaner après Racine, dans Euripide et dans Sénèque, n'ont pas même été aperçus par M. de Palmézeaux, qui ne pouvait rien apercevoir. Il est certain que Racine a l'élégance, la grace, le bon goût des anciens ; mais il en a rarement la naïveté, et sur-tout celle des Grecs (3). Cela vient en partie du siècle où il a vécu, et peut-être aussi de la perfection de sa poésie. Racine est Euripide, mais Euripide faisant le vers de Virgile. Ces μην, ces γαρ, μηνγαρ, ces δε, ces ων, etc. qui remplissent le vers grec, lui donnent une démarche simple et naturelle, et en rendent la composition facile ; les divers dialectes servaient encore à diminuer les difficultés de la versification. Virgile et Racine n'avaient pas, dans leurs idiomes, les mêmes ressources ; ils ont été obligés de travailler davantage ; mais s'ils ont perdu quelque chose en simplicité, leur poésie se rapproche aussi beaucoup moins de la prose que la poésie grecque. Ce sont eux qui ont posé les véritables limites entre la langue vulgaire et la langue des muses : l'art des vers, proprement dit, n'était point connu avant eux.
Mais de ce qu'il serait à souhaiter que Racine eût quelquefois plus de naïveté, il ne faut pas en conclure, commc M. de Palmézeaux, qu'on doit transporter le ton bourgeois dans la tragédie. M. Palmézeau semble croire que la Phèdre de Pradon est mieux composée que la Phèdre de Racine : comment n'a-t-il pas vu que Phèdre, dans la pièce de Pradon, n'étant pas encore l'épouse de Thésée,
Les derniers nœuds des loix de I'hymenée,
Avec Thésée encore ne m'ont point enchaînée,
son amour devient un amour ordinaire ? Aussi Phèdre le raconte-t-elle tout simplement à Aricie Elle remarque fort bien l'innocence de ses feux ; elle dit que
« Les Dieux n'allument point de feux illégitimes. »
Par cette merveilleuse composition, tout se réduit à une petite jalousie de comédie entre Aricie et Phèdre, et on ne sait pourquoi Pradon parle d'inceste, si ce n'est parce qu'il a trouvé ce mot dans Euripide. Ainsi, dans son plan, toutes les grandes conceptions tragiques, toutes les terreurs et tous les remords de l'inceste, tout le formidable intérêt de la fatalité ont disparu. Et voilà la pièce pour laquelle M. Palmézeaux garde son admiration ! Il a osé s'appuyer de l'autorité de Voltaire contre Racine. Voltaire s'est épuisé en admiration pour Racine pendant soixante ans ; il a écrit et répété mille fois qu'il n'y avait que Jean qui sût faire des vers et des tragédies. C'est lui qui, en dernier résultat, a confirmé le jugement de Boileau, et placé Racine au rang qu'il occupe aujourd'hui. Sans l'auteur de Mérope, on ignorerait peut-être encore tout ce que vaut l'auteur de Phèdre et d'Athalie. Il est vrai qu'au milieu de tant d'éloges, la haine de Voltaire pour la religion lui a arraché quelques blasphèmes contre le chef-d'œuvre de Racine ; il n'a pu s'empêcher aussi de reconnaître quelques défauts particuliers à ce grand homme, mais il était bien loin de soupçonner qu'on abuserait un jour si étrangement de quelques-unes de ses expressions ; il ne s'attendait guères à devenir le chef de la nouvelle famille des Cassaigne et des Pradon : ce doit être là le plus grand supplice de son ombre. Quel tourment pour lui, s'il s'intéresse encore aux choses d'ici-bas, de se voir cité contre Racine, par un M. de Palmézeaux, conjointement avec un professeur Briquet, dans la préface d'un Hippotyte! H. S.
(1) M. de Palmézeaux a écrit un livre contre Boileau.
(2) Voyez la préface ou le dialogue, page 13.
(3) Dans Esther et Athalie, il a la majestueuse naïveté de l'écriture.
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