L'Isle des bossus, mélodrame comique en trois actes, de Martainville, musique de Taix, ballets d'Adam. 7 juillet 1806
Théâtre de la Gaîté.
Le Courrier des spectacles n° 3458 du 7 juillet 1806 annonce la première de la pièce, qualifiée de « mélodrame à grand spectacle ».
Le journal du 8 juillet annonce la deuxième représentation avec la même qualification. Et la troisième a eu lieu le 9.
Courrier des spectacles n° 3459 du 8 juillet 1806, p. 2 :
[Ce n'est pas un succès, mais pas non plus un échec : l'auteur a été nommé au milieu des sifflets et des applaudissements. « L'uniformité des scènes et le défaut d’intérêt ont fait naître l’ennui ».
L'IsIe des Bossus, mélodrame comique représenté hier au Théâtre de la Gaîté, n’a pas obtenu le succès que l'auteur en attendoit. Les spectateurs étoient cependant disposés à trouver ses bossus bien faits, à donner dans la bosse et à rire comme des bossus ; mais l’uniformité des scènes et le défaut d’intérêt ont fait naître l’ennui ; et à la fin, les sifflets se sont mêlés aux applaudissemens. L’auteur est M. Martinville.
Courrier des spectacles n° 3460 du 9 juillet 1806, p. 2-3 :
[Avant de parler de la pièce, le critique commence par dire que les bossus, qui suscitent notre moquerie, ne sont pas un bon sujet de « mélodrame », puisque c'est sous ce nom que la pièce est présentée : on ne peut pas toucher la sensibilité avec des bossus... Et la pièce de Martainville, à laquelle il finit par arriver, est loin d'être de nature à susciter l'empathie : elle est froide, insignifiante, à l'image de son esprit, qui ne transparaît que dans la rapidité du discours. L'intrigue repose sur le vieux procédé du monde à l'envers, montrer une société où c'est être bossu qui est la norme. Des gens sans bosse se trouvent dans cette île remplie de bossus, sauf la fille du chef, qui est considérée comme une anomalie. Et quand des marins ayant fait naufrage apparaissent, malgré une tentative de conciliation avec les bossus de l'île, ils sont menacés, jusqu'à ce que l'ensemble de l'équipage de leur bateau arrive et les délivre. Le critique revient sur la défectuosité du sujet : on ne pouvait en faire un mélodrame, avec tout le luxe de détails que suppose ce genre (et on en a quelques éléments dans la pièce), tout juste une parade reprenant les plaisanteries usuelles sur les bossus. Et ces plaisanteries, le critique se fait un devoir de montrer combien elles sont injustifiées, puisqu'elles expliquent la malignité des bossus qui se vengent de nos sarcasmes, alors que chacun porte en lui une bosse « soit au corps, soit à l'esprit ». L'article s'achève très classiquement par les compliments d'usage, sur les décors, les ballets, l'acteur principal, et sur le nom du compositeur et du chorégraphe.]
Théâtre de la Gaîté.
L'Isle des Bossus.
Les Bossus sont un mauvais sujet de mélodrame ; il faut dans ce genre de spectacle du pathétique et des scènes touchantes ; et telle est la perversité de notre nature, que tous les bossus du monde ne nous arracheraient pas une larme. Nous aimons à plaisanter sur ces espèces de caricatures de l'espèce humaine, qui semblent n’avoir été faites que pour la vouer au ridicule. Il existe, je ne sais où, un panégyrique de la bosse, où l’auteur, très-mauvais plaisant, entreprend de prouver que rien n’est plus élégant que cette superfétation accumulée sur nos épaules. Il cite les axiomes de géométrie qui établissent que la forme ronde est la plus parfaite du monde ; il appelle le soleil et la lune les deux premières bosses de l’univers ; et comme la terre elle-même n’est qu’une bosse surchargée de plusieurs autres bosses, il en conclut que la taille la plus digne d’éloges est celle des bossus. Goldsmith a fait la description d’un peuple de Bossus où tous les étrangers qui paroissoient avec une stature droite et régulière étoient l’objet des risées de la multitude.
Il étoit difficile de supposer que les spectateurs des Boulevards eussent une disposition sentimentale assez bénigne pour s’attendrir sur des bossus. Quand même M. Martinville auroit composé l’ouvrage le plus digne de pitié, il étoit à présumer qu'il existeroit plus de rires que de pleurs ; mais le plus grand malheur, c’est que M. Martinville a fait un ouvrage froid et souvent insignifiant. Cet auteur ne manque point d’esprit ; sa conversation est vive, aimable et piquante, mais ses saillies ont la rapidité de l’étincelle ; elles s’amortissent comme elle sur le papier, et l’on ne retrouve pas dans la plupart de ses compositions ces traits agréables qui donnent du prix à ses discours. Voici de quelle manière il a composé son mélodrame :
La scène est aux Antipodes, dans une isle habitée seulement par des bossus. Ils tiennent tellement à cette prérogative, qu’ils ont destitué le chef du gouvernement, pour avoir donné le jour à une fille contrefaite à leurs yeux, c’est-à-dire, droite, belle et sans bosse. Zedica, (c’est le nom de la princesse) est réduite à souffrir toutes sortes d’humiliations, et même elle craint pour sa vie. Cependant l’oracle a annoncé aux Bossus un phénomène, et dans cette grave circonstance, le Grand-Prêtre a proposé, et on a résolu de brûler l’arbre sacré pour appaiser le Ciel. Deux marins Français, Brick et Sabord, échappés à un nauffrage, abordent dans l’isle, et se réfugient sur l’arbre. Déjà les torches qui doivent l’incendier sont allumées, tous deux vont subir le dernier supplice, lorsqu’ils implorent la pitié des Bossus. On crie au miracle. Ces deux hommes sont descendus du Ciel ; on les considère ; on les comble d’égards ; ils se laissent adorer, et Brick consent à passer pour le phénomène, pourvu qu’on le conduise à une bonne table. C’est là qu’il se promet d’expliquer la volonté du Ciel, car il- s’agit de gagner du tems. Après le dîner, il reçoit plusieurs députations des jeunes filles et des vieilles femmes de l’isle, qui viennent le consulter. Il répond gravement comme un oracle. Zélica seule a eu l’avantage de l'intéresser ; mais il a des ennemis puissans ; ce sont deux anciens qui ont beaucoup de crédit, et qui parviennent à soulever le peuple contre les deux étrangers. On se presse, on se rassemble, on les environne, on les fait comparoître devant us tribunal ; et attendu qu’ils ne sont point bossus, on les condamne à expirer sous le bâton ; mais par un bonheur imprévu, leurs compagnons arrivent dans l’Isle ; le capitaine est à leur tête ; il délivre Brick et Sabord, et ce n’est qu’à l’intercession de Zelica que les accusateurs de Brick doiveut le pardon qu’on leur accorde.
On pouvoit tirer de ce fonds quelques scènes gaies ; c’étoit plutôt le sujet d’une parade que d’un mélodrame. Ce n’est pas la première fois que l’on a fait aux bossus les honneurs du Théâtre ; mais on n’en a jamais fait que des objets de plaisanterie. C’est assurément en user fort mal avec ses frères. Les rachitiques sont des infirmes qui ne méritent pas plus nos sarcasmes que les boiteux et les manchots ; les principes de l'humanité voudroient qu’on les respectât comme tous les êtres malheureux ; on assure qu’ils sont plus malins que les autres ; mais c’est apparemment notre malignité qui les oblige à user de représailles. Il n'est guères, au reste, de créature qui ne porte sa bosse soit au corps, soit à l’esprit; et les plus contrefaits ne sont pas toujours ceux qu’on pense.
Ce mélodrame est monté avec soin ; les décorations en sont agréables, et les ballets bien exécutés. Le rôle de Brick est joué avec beaucoup d’originalité par M. Ribié. La musique est de M. Taix, et les ballets de M. Adam.
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