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Jeanne d'Arc, ou la Pucelle d'Orléans (Schiller)
Jeanne d'Arc, ou la Pucelle d'Orléans, tragédie en cinq actes. – Auteur, Frédéric Schiller, poète allemand ; – traducteur, Ch. Fréd. Cramer ; – éditeur, L. S. Mercier, de l'Institut national. – Paris, Cramer, rue des Bons-Enfans, n°. 12 ; Heinrichs, rue de la Loi, n° 1231 ; Moussard, rue Helvétius ; Vente, boulevard italien. An 10 – 1802 .
Tragédie imprimée et non représentée
Almanach des Muses, 1803
Il s’agit de la traduction de la pièce de Schiller, précédée d’une préface de Louis-Sébastien Mercier.
[On notera surtout dans cette éloquente préface quelques points essentiels :
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l’hostilité à Voltaire, qui a osé ridiculiser Jeanne d’Arc ; c’est un devoir que de réhabiliter Jeanne d’Arc et de réfuter les allégations calomnieuses de voltaire contre elle ; Mercier regrette beaucoup que Chapelain, auteur d’une bien morne Pucelle, n’ait pas eu le talent de Voltaire ;
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le lien permanent entre Jeanne d’Arc et le patriotisme révolutionnaire : Jeanne, c’est l’ennemie des Anglais, qui sont bien mal traités dans tout le texte ; sur ce plan, Mercier est tout à fait dans l’esprit du temps ;
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l’adhésion aux idéaux révolutionnaires : Jeanne d’Arc est un héros préfigurant la lutte contre le despotisme royal ;
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la volonté d’un théâtre tragique délivré du joug des règles : une seule unité est acceptable, celle de l’unité d’intérêt (Mercier ne dit pas « unité d’action »), la seule qui sit naturelle, quand les deux autres ne sont qu’un carcan dont il faut que les auteurs osent se libérer (Mercier a tenté de le faire, mais sans succès) ; les deux grands noms de dramaturges étrangers qu’il cite, Shakespeare et Schiller, sont tous deux des auteurs ayant écrit des tragédies ne respectant pas ces contraintes ; Schiller est considéré comme un ami des idées nouvelles, il a même la nationalité française, tandis que Shakespeare se voit reprocher son hostilité à Jeanne d’Arc;]
PRÉFACE DE L’ÉDITEUR.
Un poète immoral et trop célèbre a versé le ridicule et l’infamie sur un personnage historique, digne de tous les hommages de notre reconnaissance ; c’est un délit, j’ose le dire, anti-national ; car il attaque la mémoire d’une héroïne qui sauva la France ; et cet attentat à la vérité de l’histoire retomberait à la longue sur la génération qui, dans une lâche indifférence, ne couvrirait pas de reproches le poète calomniateur, en réclamant contre sa téméraire licence.
C’est donc avec empressement que j’ai saisi l’occasion de publier une tragédie, qui par sa gravité, son intérêt, et surtout sa noble et rare fidélité historique, (à l’exception du dénouement,) nous apprend à vénérer Jeanne d’Arc et à lui reporter le respect qui lui est dû par tout Français qui n'est pas dépravé, ou qui ne s'est pas rendu complice d'une mauvaise lecture.
C'était sans doute un poète français qui aurait dû se charger de cette solemnelle réhabilitation ; mais il ne s'agit pas ici d'amour-propre national, ni de rivalité littéraire ; il s'agit de justice et de pudeur.
Dérobons sans jalousie à la nation allemande un chef-d'œuvre dramatique ; faisons-le passer dans notre langue ; opposons-le à ce fameux libelle en vers, qui a tant scandalisé la morale, la muse de l'histoire et l'honnêteté publique. Réparons l'affront imprimé à notre langue qui certainement ne devait pas servir d'instrument docile pour outrager notre salvatrice, Jeanne d'Arc. Les plus valeureux guerriers, les noms les plus chers à la patrie, sont encore diffamés sous la plume cynique de l'habile versificateur, qui n'a semblé monter un instant au rang de grand poète, que pour faire mépriser le génie, organe de ces mensonges et de ces turpitudes.
Je me ferai gloire ici de n'être que l'interprête, même en second, de ce beau drame, offrant le tableau d'un être extraordinaire, qui a figuré dans une époque à jamais mémorable : pourrait-elle sortir de la mémoire des fidèles amans de la patrie ? Eh ! qui peut oublier ses anciens dangers ? Qui peut étouffer sa reconnaissance pour le bras qui l'a sauvée du revers le plus humiliant , du joug de l'Anglais !
Tel, nourri des vers licencieux de la Pucelle Voltairienne, me demandera d'un ton persiffleur ; Est-ce du Racine que la tragédie de Schiller ? – Non, lui dirai-je ; – En ce cas-là je ne veux point la voir ni l'entendre. Eh-bien ! soit. Laissez l'Allemagne, (1) le traducteur et moi, l'entendre et l'admirer. –
Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille :
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.....
Schiller écrit-il ainsi ? Je ne sais ; mais il m'intéresse d'un bout à l'autre ; il m'a transporté dans le siècle où parut ce grand caractère, qui fut un phénomène dans l'ordre moral et politique ; il a composé une espèce d'hymne en l'honneur de celle qui, par sa rare vaillance, mérita toute l'admiration et le respect de nos ancêtres (2). D'ailleurs sa muse dramatique est telle que je la desire, et telle que je l'aime, telle enfin que je voudrais la voir naturalisée en France ; car je connais la pitié : or, qui n'en aurait pour cette pauvre Melpomène française, qui liée, emprisonnée, garottée dans les dures et étroites chaînes des unités de tems et de lieu se bat incessamment la tête contre les parois de son étroit cachot ; j'ai tout fait pour l'en délivrer, vains efforts ! mes confrères aiment à voir sa dure captivité, ses pénibles tourmens, à la retenir continuellement prisonnière ; ils disent que ses gémissemens en sont bien mieux cadencés, que si on la charge de tant d'entraves, c'est pour son bien ; qu'elle n'a pas besoin de liberté, dont elle ferait un indécent usage. Hélas ! elle tend inutilement vers moi, à travers les barreaux, les bras qui portent l'empreinte de ses fers ; je ne puis rien gagner sur ses impitoyables geoliers. Ah ! quand mes confrères seront-ils exorables ? Jamais. Ils tirent sur elle d'énormes verroux; et sur lesquels sont écrits en gros caractères les noms de Racine et de Boileau. Dans tout le reste de l'Europe il n'y a pas une pareille et si bizarre loge, mais le goût français le veut ainsi; il tient les clefs et les cadenas...
Le goût français ! Figurez-vous un tailleur qui aurait une coupe déterminée et tant d'aunes de drap seulement, pour faire l'habit, soit d'un nain, soit d'un géant, soit enfin de toutes les tailles d'individus possibles; voilà le tragédiste, versifiant à Paris pour des tragédiens. Quelquefois cependant il s'irrite, il tente un effort ; mais le lendemain il retombe dans sa superstition et baise dévotement sa chaîne ; les folliculaires ne lui tiennent pas compte de son repentir ; ils s'assemblent et décident qu'il a eu encore un certain air de révolte et de licence en soulevant ses fers ; telle est la situation du pauvre auteur tragique qui veut s'asseoir à côté de Racine et qui redoute le feuilleton.
Heureux qui connaît le cosmopolitisme littéraire ! Il se jette dans les grandes compositions de Shakespeare et de Schiller ; Racine lui donne du plaisir, et Shakespeare du ravissement. Venez, Muses étrangères, au front libre, à l'attitude aisée, à la marche fière et décidée, vous qui vous promènez sans que l'on entende autour de vous le bruit pesant et monotone des verroux et des chaînes, venez me consoler de la pusillanimité de mes contemporains, de leurs molles et timides habitudes ; les voilà volontairement livrés à la servitude la plus complète ; ils sont amoureux même de toutes les règles fausses, gratuites et arbitraires dont on a surchargé en France l'art dramatique.
Dans les arts d'imagination il n'y a point de règles fixes ; les trois unités que nous avons adoptées ne sont pas également nécessaires ; l'unité d'intérêt est la seule et véritable règle ; parce qu'elle est celle du bon sens ; mais le bon sens en même tems proscrit les deux autres; c'est la nature de l'évènement qui doit décider quelle sera sa durée.
Schiller nous a développé, dans tout son éclat, le grand phénomène historique des exploits de Jeanne d'Arc. Quoi qu'ils aient quelque chose d'incroyable, ils n'en sont pas moins certains ; il n'y a point lieu ici au doute ; mais qu'il naisse un être hors de la mesure commune, tout-à-coup nous voulons le juger à notre manière ; nous lui attribuons nos idées ; nous vivons tellement emprisonnés dans le siècle où nous sommes, que nous ne pouvons pas concevoir l'esprit de tel autre siècle, et que nous lui demandons impérativement compte de ses opinions. Quoique nous n'ayons guères fait que troquer de préjugés, nous ne voulons pas que nos ancêtres aient été autrement que nous ne sommes ; nous trouvons ridicules toutes leurs coutumes ; il nous est enfin presqu'impossible de voyager ou de descendre dans des âmes différentes des nôtres. Trois cents savans ont fait des livres entiers sur la magie, et le nombre de ceux qui croient à des inspirations surnaturelles, est beaucoup plus considérable qu'on ne le pense. Schiller a dû être et a été peintre fidelle de l'esprit du siècle de Jeanne d'Arc, où l'on croyait que tout se faisait par la vertu céleste, ou par la puissance du démon : et l'on condamnera la fidélité du pinceau !
Et l'enthousiasme, père des plus grandes choses, qui en a calculé tous les effets ? l'Esprit du tems peut lui donner ensuite une impulsion prodigieuse. Pourquoi méconnaîtrions-nous l'immense pouvoir de ce saint enthousiasme qui animait Jeanne, et qui, devant les images de sa religion, fit pleurer des larmes de la gloire ? Entrons dans cette grande âme qui, pour la cause de son pays, s'enivra religieusement de courage et de magnanimité ! Que Jeanne d'Arc d'après cela se soit crue inspirée : il n'y a pas de grand homme, dans une grande et rare circonstance, qui ne se sente comme entraîné dans la carrière qu'il parcourt. Jeanne d'Arc avait dix-neuf ans ; n'est-ce point l'âge des plus vives et des hautes illusions ?
On a voulu regarder la Pucelle comme n'ayant été qu'un instrument entre les mains de la politique ; ce point de vue est faux. Elle combattait en guerrière ; elle se précipitait dans la mêlée, et la cruelle vengeance des Anglais prouve qu'ils avaient à lui reprocher cette vaillance journalière qui leur fut si funeste. Ce vengeur inattendu de Charles VII, avait un bras qui portait la mort ; c'était tout autre chose qu’un mannequin, elle, qui criait aux soldats : Entrez hardiment au milieu des Anglais ! On craignit encore son bras désarmé, puisque dans sa prison elle était chargée de fers, et de plus attachée à un poteau pendant la nuit.
Toutes ses réponses devant ses juges sont posées et sages. Lorsqu'on lui demanda : pourquoi à la cérémonie du couronnement de Charles, elle avait tenu sa bannière levée à côté de ce prince ? Il était bien juste, répondit-elle, qu'après avoir partage les travaux et les périls, je partageasse l'honneur ! – Eh! qui s'immole pour son pays sans enthousiasme ?
Elle fut brûlée vive le 14 juin 1431. Charles VII fit réhabiliter sa mémoire ; Louis XI fit faire le procès à ses juges ; et un poète dissolu né sur le fumier des mœurs de la régence, est venu trois cents années après tailler contre elle une plume obscène et diffamatoire ! Quelle distance se trouve entre cette plume et l'épée qui chassa du sol de la France les bataillons anglais ! Au sein même de l'empire des ombres, le poète cynique aura-t-il osé regarder la pointe de ce glaive fulminant !
Je veux transmettre à mes lecteurs une lettre de l'héroïne en attendant que je revienne sur quelques faits particuliers qui mettront dans tout leur jour les vertus héroïques de cette fille extraordinaire qui, si elle eût vécu de nos jours, fidelle à la cause et au cri d'un peuple entier, aurait marché avec nous à la prise de la Bastille, et à la destruction d'un trône horriblement entaché de trahisons, et de sanglans parjures.
Copie d'une lettre écrite par la Pucelle d'Orléans, au Duc de Bourgogne. (3)
1429. 17. Juillet, à Reims.
+ Jhesus Maria.
Hault et redoubté Prince Duc de Bourgoingne Jehanne la Pucelle vous requiert depar le Roy du Ciel mon droiturier et Souverain Seigneur que le Roy de France et vous fassiez bonne paix ferme qui dure longuement, pardonnez l'un à l'autre de bon cuer entièrement, ainsi que doivent faire loyaulx chretians et s'il vous plaist à guerroier si alez sur les Sarrazins prince de Bourgoingne. Je vous prie, supplie et requiers tant humblement que requerir vous puis que ne guerroiez plus au Saint Royaume de France et faites retraite incontinent et briefvement vos gens qui sont en aucunes places et forteresses dudit Saint Royaume et de la part du gentil roi de France il est prest de faire paix à vous sauve son honneur s'il ne tient en vous et vous faiz à savoir de par le Roy du Ciel mon droiturier et Souverain Seigneur pour votre bien et pour votre honneur et sur voz vie que vous n'y gaignerez point bataille à l'encontre des loyaulx-François et que tous ceulx qui guerroient au dit Saint Royaume de France guerroient contre le Roy Jhesus Roy du Ciel et de tout le monde mon droitturier et Souverain Seigneur, et vous prie et requiers à jointes mains que ne faittes nulle Bataille ne ne guerroiez contre nous vous, vos gens ne subgiez et croyez seurement que quelque nombre de gens que amenez contre nous quils ny gaigneront mie et fera grant pitié de la grant Bataille et du sang qui y sera respandu de ceulx qui y vendront contre nous et à trois sepmaines que je vous avoye escript et envoié bonnes lettres par un herault que feussiez au sacre du Roy qui aujourdhui Dimenche XVIIe. jour de ce présent mois de Juillet, ce fait en la Cité de Reims dont je n'ay eu point de réponse ne n'ouy oncques puis nouvelles dudit hérault ; à Dieu vous commens et soit garde de vous s'il luy plaist et prie Dieu qu'il y mette bonne paix. Escript audit lieu de Reims le dix-septième jour de Juillet et sur le dos était écrit au Duc de Bourgoigne et scellé d'un scel en cire rouge rompu.
Cet écrit authentique porte l'empreinte d'un enthousiasme religieux intimement lié à l'amour de la patrie.
Notre Chapelain en faisant un très-ennuyeux poëme, eut l'intention pure. Il honora cette héroïne qui ne fut armée qu'un an et qui redonna la France à nos pères. On pourrait dire, en parodiant Molière : où le talent poétique va-t-il se nicher ? Dans un cerveau dépravé et libertin ! Pourquoi le beau talent de l'art des vers n'a-t-il pas appartenu à l'honnête Chapelain, à l'ame droite et si reconnaissant, autant que le lui permit son génie, pour la Pallas qui délivra la patrie de la rage anglicane !
Shakespeare a dit : de toutes les passions la plus maudite est la peur ; il aurait dû après cela, reconnaître dans Jeanne d'Arc, le bras de la valeur et la constance du courage ; mais les Anglais furent indignés de ses victoires ; et Shakespeare l'a peinte coupable et méprisable, pour justifier ses compatriotes du supplice injuste qu'ils ont fait subir à cette illustre Amazone ; supplice qui les a deshonorés plus qu'elle. On l'appelle dans la pièce anglaise, intitulée : Henri VI : fille puissante en sortilèges, sans cesse environnée d'esprits infernaux ; on met dans sa bouche des aveux impudiques, marqués au coin du plus violent sarcasme, qui, contre la vérité de l'histoire et toutes les pièces du procès, avilissent éminemment son caractère ; jeune et belle, elle n'avait pas trente ans lorsqu'elle succomba sous la férocité de ses bourreaux !
Après tous ces attentats du génie contre notre auguste héroïne, qu'il nous soit permis, répétons-le, de réhabiliter de tout le pouvoir de notre plume, un nom qui a mérité d'arriver pur et honoré à travers les siècles qui, tout frivoles qu'ils pourraient être, ne peuvent demeurer insensibles à la gloire des armes, protectrice immortelle des états.
(1) La tragédie de Schiller a le succès le plus complet et le plus soutenu dans toute l'Allemagne ; on ne se lasse point de l'applaudir , et les lettres que je reçois à son sujet tiennent d'une espèce d'ivresse.
(2) Schiller , par cette pièce, a payé son tribut de reconnaissance envers la nation qui, par un décret, l'avait admis en 1792 au rang de citoyen français,
(3) Cette copie a été faite sur l'original en parchemin qui se trouvait, avant la révolution, dans les archives des anciens comtes de Flandres et duc de Bourgogne, déposés à Lille.
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