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Jérusalem délivrée
Jérusalem délivrée, opéra en cinq actes, paroles de Baour de Lormian, musique de Persuis, ballet de Gardel, 15 septembre 1812.
Académie Impériale de Musique.
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Titre :
Jérusalem délivrée
Genre
opéra
Nombre d'actes :
5
Vers ou prose ?
en vers
Musique :
oui
Date de création :
15 septembre 1812
Théâtre :
Académie Impériale de Musique
Auteur(s) des paroles :
Baour-Lormian
Compositeur(s) :
Persuis
Chorégraphe(s) :
Gardel
Almanach des Muses 1813.
[Le critique de l’Almanach des Muses a cru voir un opéra en trois actes...]
L'épisode de la mort de Clorinde a fourni le sujet de cet ouvrage où l'on remarque un second acte fort beau, des vers bien tournés, une musique d'une facture large et éminemment dramatique, et des ballets où M. Gardel a déployé tous les prestiges de son art.
Beaucoup de succès.
Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Roullet, 1813 :
Jérusalem délivrée, opéra en cinq actes, représenté pour la première fois, sur le Théâtre de l'Académie Impériale de Musique, le 15 septembre 1812. Troisième édition conforme à la représentation.
Mercure de France, tome cinquante-deuxième (1812), n° DLXXXIV (samedi 26 septembre 1812), p. 607-611 :
[Un article abondant sur une œuvre aux dimensions rares : cinq actes pour un opéra, cela se voit peu, et un seul opéra de cette dimension est au répertoire, et c’est justement Armide. La première partie est consacrée à l’analyse du livret, dont l’action est rapporte acte par acte, avec quelques commentaires, dont le plus savoureux concerne l’imitation du bruit du bélier enfonçant la muraille à l’acte V. Ce livret, jugé bien écrit, présente « un terrible défaut », « il manque d’intérêt », aucun personnage n’intéresse vraiment, ni Clorinde qui se bat contre celui qu’elle sait amoureux d’elle (ce n’est pas « naturel »), ni Tancrède, trop romanesque, ni Godefroy. Or l’opéra plus que toute autre œuvre a besoin d’intéresser le spectateur aux personnages. Par contre, le style est remarquable (ce qui change beaucoup par rapport à « des opéras aussi pitoyablement écrits que Don Juan et les Mystères d'Isis »). La partie consacrée à la musique signale des défauts (manque de mélodie et de grâce, des réminiscences allant jusqu’au plagiat), mais il fait signaler « des morceaux nombreux qui ont été vivement applaudis ». « Cette production fait le plus grand honneur à M. Persuis ; elle est du nombre de celles qui gagnent à être entendues plusieurs fois. » L’interprétation distingue entre les artistes qui « se sont montrés dignes de leur réputation » et le jeune Lavigne qui tente d’égaler Laisnez, et fait fausse route. Plus de place pour les ballets et les décors : il y aura un second article.]
Académie impériale de musique. — Première représentation de Jérusalem délivrée, opéra en cinq actes, paroles de M. Baour Lormian , musique de M. Persuis.
Il faut beaucoup de talent pour faire écouter aujourd'hui un opéra en cinq actes ; l'entreprise était hardie, M. Lormian a réussi, .et je dois commencer par l'en féliciter. Je remarquerai, en passant, qu'il n'y a qu'un seul opéra en cinq actes qui soit resté au courant du répertoire, et cet opéra c'est Armide, qui mérite bien une exception. Je ne suis embarrassé que de la multitude de choses qui se présentent sous ma plume ; mais pour agir avec méthode commençons par faire connaître le poème.
Au premier acte le théâtre représente le camp des croisés ; dans le fond on aperçoit Jérusalem. Roger, ami de Tancrède, lui reproche son amour pour Clorinde ; Arsès qui a élevé cette guerrière, et qui a été fait prisonnier par Tancrède, lui apprend que la mère de Clorinde était chrétienne ; Tancrède espère que son amante ouvrira enfin les yeux à la lumière, et que le ciel ne réprouvera plus son amour. Godefroi paraît suivi de ses chevaliers ; il est instruit que les Arabes, sous la conduite du sultan, veulent pénétrer dans Solime, il charge Tancrède de s'opposer à leur passage. On annonce en ce moment l'arrivée de deux envoyés d'Aladin. Clorinde et Argant viennent au nom du roi demander la paix : Godefroi ne peut se prêter à aucun arrangement tant qu'il ne sera pas maître de Jérusalem. Cet acte est terminé par un beau chœur dans lequel les chevaliers s'excitent au combat et jurent de délivrer le saint tombeau.
Au second acte, la Discorde, pour empêcher Tancrède de s'opposer au passage des Arabes, rassemble les démons, les nymphes et les furies ; elle crée une fausse Clorinde et les envoie peupler la forêt où le chevalier doit se rendre. Cependant Tancrède et Roger paraissent, ils »ont disposés à combattre les Arabes ; Tancrède qui se rappelle que c'est dans ces lieux qu'il a vu Clorinde, veut se livrer à toute la mélancolie que lui inspire-ce souvenir, et il faut convenir qu'il choisit mal son tems : il s'agit de combattre et non de pousser des soupirs. Le complaisant Roger le laisse-seul ; Tancrède chante une romance dont le refrein est répété par une voix qui est celle de Corinde ; cette voix porte le trouble dans l'ame de Tancrède ; bientôt il croit voir Clorinde elle-même, alors il oublie son devoir, il se précipite sur les pas de sa maîtresse, et les Arabes profitent de son absence pour pénétrer dans Solime. L'honneur le ramène, mais il n'est plus tems : Godefroi paraît, lui reproche sa trahison, et ordonne qu'il soit désarmé ; les chevaliers n'osent exécuter cet ordre ; Tancrède lui-même remet son épée à Godefroi qui, content de sa soumission, lui rend ses armes, et lui confie l'honneur de se battre contre Argant.
La scène est à Solime au troisième acte. Clorinde, jalouse de la gloire d'Argant, forme le projet de le devancer et de se battre à sa place contre Tancrède. Arsès, qui a été renvoyé sans rançon par le chevalier, cherche à la détourner de ce funeste projet ; soins superflus ! son destin l'emporte, et Clorinde court se revêtir d'une armure noire qui l'empêchera d'être reconnue. Aladin, roi de Solime, donne une fête pour célébrer l'arrivée des Arabes ; Clorinde, déjà armée, vient interrompre cette fête, et propose à Argant d'aller tous deux seuls incendier les tours et autres ouvrages que les chrétiens ont préparés pour l'assaut ; Argant saisit cette idée avec transport, et les deux guerriers partent pour cette entreprise périlleuse.
Le quatrième acte se passe dans la forêt. Clorinde, après avoir incendié les tours, s'est séparée d'Argant ; elle cherche Tancrède, et le fait prévenir que le guerrier qui l'a provoqué, l'attend pour se mesurer avec lui. Tancrède, qui croit rencontrer Argant, vole où l'honneur l'appelle ; le combat, comme on le pense bien, a lieu dans la coulisse ; mais on entend le bruit des armes, ce cliquetis d'épées est d'un mauvais effet, cela tient du mélodrame, Clorinde, blessée mortellement; vient expirer sur la scène. Tancrède la suit : quelle est sa douleur, lorsqu'il reconnaît qu'il a tué celle qu'il aime ! Il vent se-percer de son épée, mais Roger l'arrête, lui montre Jérusalem. Le chevalier se console un peu vite, et part pour venger Argant le trépas de Clorinde.
Au cinquième acte, nous revenons à Solime ; Roger est envoyé pour instruire Argant de la méprise dé Tancrède ; Argant, contre le droit des gens, le fait prisonnier. Cette conduite d'Argant est d'autant moins compréhensible, que la veille même il avait éprouvé de Godefroi un traitement bien différent, lorsqu'il avait été envoyé avec Clorinde au camp des chrétiens pour proposer la paix. La décoration change, on aperçoit le temple et le saint tombeau ; Roger et quelques chrétiens y sont renfermés : si les croisés pénètrent dans la ville, on doit les immoler. On entend déjà les coups du bélier qui renverse les murailles, et je ne dois pas oublier d'avertir ici le machiniste que le bruit du bélier est très-mal imité par le gros tambour qu'on appelle, je crois, le tambour de Panurge. Avant qu'on ait eu le tems d'exécuter les ordres d'Aladin, les croisés s'emparent de la ville, pénètrent dans le temple, et déposent leurs armes sur le tombeau du Sauveur.
Le poëme est généralement bien écrit, mais il manque d'intérêt, et c'est un terrible défaut. Quel personnage intéresse vivement dans cette action ? Ce n'est pas Clorinde qui en retour de l'amour de Tancrède, et dont elle est instruite, se bat contre son amant. La conception du Tasse est bien mieux calculée : dans ce poëme Clorinde ne connaît pas l'amour de Tancrède, elle ne voit en lui qu'un ennemi redoutable ; alors rien de plus naturel que le désir qui la porte à provoquer en combat singulier un des ennemis les plus dangereux de son parti : mais dans l'opéra de M. Baour, Arsès l'a instruite de l'amour de Tancrède ; en morale de théâtre, et sur-tout à l'Opéra, on ne peut excuser une femme qui répond à coups de sabre à l'amour qu'elle a inspiré. La passion de Tancrède est tellement romanesque qu'il intéresse peu, car encore faut-il quelque vraisemblance, et l'on s'imagine difficilement qu'une femme qu'il n'a fait qu'apercevoir, puisse l'emporter dans le cœur d'un preux chevalier sur son Dieu et sur l'honneur. Godefroi ne court aucun danger personnel, et par conséquent n'est pas intéressant.
L'intérêt est l'ame d'un opéra ; moins que tout autre ouvrage, il peut s'en passer. Les beautés du style font vivre au théâtre plusieurs tragédies et comédies dénuées d'intérêt, mais une composition lyrique ne saurait obtenir de succès durable si l'intérêt n'y domine. Si l'on me demande quelle fut une des principales causes du succès immense et mérité de la Vestale, je répondrai que c'est l'intérêt que l'auteur nous force à prendre à l'infortunée prêtresse de Vesta. Il faut aussi reprocher à M. Baour-Lormian d'avoir mêlé le sacré et le profane ; mon esprit ne peut s'accoutumer à voir sur la même scène les anges, la discorde personnifiée, les nymphes, les démons et les diables du paganisme. Si l'on peut relever quelques défauts sous le rapport de la conduite de cet ouvrage, il faut convenir que la versification en est noble, élégante et coupée d'une manière favorable à la musique : ce mérite est bien rare sur une scène où nous avons vu pendant quelques années représenter, préférablement à tous les autres ouvrages, des opéras aussi pitoyablement écrits que Don Juan et les Mystères d'Isis.
La musique est de M. Persuis, à qui nous devons déjà Trajan. Cette nouvelle composition se distingue plus par la force et l'harmonie que par la mélodie et la grâce ; on y trouve quelques réminiscences ; j'y ai reconnu sur-tout une marche du bel opéra des Deux Journées, avec sa reprise toute entière. Après avoir fait cette faible part à la critique, je citerai avec plaisir des morceaux nombreux qui ont été vivement applaudis. Au premier acte, un air parfaitement chanté par Lays qui représente Roger, un duo entre Tancrède et Roger, et un beau chœur final. Au deuxième acte, la romance de Tancrède. Au troisième, un duo expressif entre Clorinde et Arsès. Au quatrième, un air de Roger pendant le combat de Tancrède et de Clorinde, un duo entre Roger et Tancrède après que celui-ci a reconnu qu'il a tué sa maîtresse. La musique du cinquième acte dans le temple se recommande par une couleur locale et religieuse, elle est suave et céleste. Cette production fait le plus grand honneur à M. Persuis ; elle est du nombre de celles qui gagnent à être entendues plusieurs fois.
Dérivis, dans le rôle d'Argant, madame Branchu, dans celui de Clorinde, et Lays, dans celui de Roger, se sont montrés dignes de leur réputation. Lavigne joue le rôle de Tancrède ; la manière forte dont il le chante, fait oublier même Laisnez. Lavigne a une belle voix, mais il en abuse. Il a entendu dire à de prétendus amateurs, qu'on ne remplacerait jamais Laisnez, et déjà il met dans son chant et dans son jeu l'exagération qui, chez ce dernier, ne servait qu'à couvrir le manque de moyens. Lavigne n'a vu Laisnez que dans ses dernières années ; mais moi qui l'ai vu débuter, je me rappelle que, sans être doué d'une voix très-douce, il pouvait chanter sans discordance à côté de Chéron, Lays, et Rousseau. Sur la fin de sa carrière dramatique et pour déguiser une voix tremblotante, fruit de longs services, il criait au lieu de chanter et devait nécessairement monter ses gestes à la hauteur de sa voix ; de là cette prétendue chaleur qui avait trouvé quelques partisans, mais qui fut toujours blâmée par les personnes d'un goût délicat, qui pensent que la première condition d'un chanteur est de chanter, comme la première condition d'un acteur du Théâtre-Français est de savoir parler. M. Lavigne est jeune : de mauvais conseils, l'envie d'arracher quelques applaudissemens, peuvent l'avoir conduit dans une fausse route ; mais avec les beaux moyens que la nature lui a donnés, il serait plus coupable qu'un autre de ne pas en bien diriger l'emploi. Je lui propose pour exemple Mme Branchu, Dérivis et Nourrit qui ont su se préserver de toute exagération, et qui par-là se sont assuré des succès durables.
Le défaut d'espace me force de renvoyer à un autre article ce que j'ai à dire sur les ballets et les décorations. B.
Mercure de France, tome cinquante-troisième (1812), n° DLXXXV (samedi 3 octobre 1812), p. 36 :
[Article très bref, centré sur la question des ballets, jugés trop courts. De même, « les décorations n'ont pas répondu à l'attente générale ». C’est le second article promis et qui n’aurait pas eu besoin de beaucoup de place !]
Académie impériale de musique.— Parmi les causes qui font réussir un opéra, il faut compter en première ligne les ballets, sur-tout lorsqu'ils sont de M. Gardel ; ceux de Jérusalem délivrée ont un défaut, ils sont trop courts. M. Gardel a parfaitement senti qu'il était difficile de placer beaucoup de danses dans un ouvrage aussi sérieux : il a saisi le prétexte de la fête donnée par le roi de Solime au sultan qui vient à son secours. C'est dans le troisième acte seulement qu'il a pu développer toute la richesse de son imagination : rien de plus frais, de plus gracieux que les danses de cet acte, aussi sont-elles exécutées par Vestris, Albert, Antonin, Beaupré, Mérante, et par mesdames Gardel, Clotilde, Chevigny, Biggotini, Rivière et Fanny Bias. Je crois que Jérusalem eût été mieux défendue par ces aimables enchanteresses que par les noires conjurations du magicien Ismen.
Les décorations n'ont pas répondu à l'attente générale ; il faut peut-être l'attribuer à ce que l'artiste qui en est chargé est malade depuis long-tems. B
L’Esprit des journaux français et étrangers, tome XI, novembre 1812, p. 263-274 :
[La Jérusalem délivrée s’inscrit dans la série des œuvres nées de l'épopée du Tasse, avec l’originalité de ne pas choisir un épisode particulier, mais de prendre l’ensemble du sujet, et de montrer « le destin réservé à Jérusalem, à la cité sainte » : non pas un moment de la vie d’un personnage, mais toute l’armée des croisés à la reconquête du tombeau du Christ. L’auteur du livret a donc dû se saisir de tout ce que lui offrait le Tasse, forces surnaturelles, manifestations magiques, lieux et personnages, avec la difficulté que représente la mise en ordre de « tant de richesses, […] de tant de ressorts ». Il est évident que ce choix implique une grande variété au détriment des développements, « moins de discours que de faits, moins de scènes que de tableaux ». La comparaison avec l’Armide de Quinault montre qu’on passe d’une pièce écrite « sous la dictée de l’amour » à une pièce écrite « sous celle de l'héroïsme et de la gloire », où entend plus les instruments de la guerre que « la lyre harmonieuse ». Le critique passe ensuite à « l’esquisse des tableaux divers » qui forment la pièce, sans faire de comparaison avec l’épopée du Tasse (au lecteur de savoir...). Acte par acte, il nous raconte le déroulement de l’action, avec des commentaires sur les choix de l’auteur : critique du choix de Tancrède pour aller voir Argant (acte I), du choix de la Discorde comme élément de l’indispensable merveilleux (acte II : le critique aurait préféré le recours à la magie d’Armide), etc. De ce qu’il appelle une analyse très-sommaire », le critique passe au jugement : trop « de combinaisons, de ressorts et de moyens » dans l’oeuvre d’un auteur dont on connaît « quel prix il attache au naturel et à la simplicité, et quel .charme de style il sait leur donner ». Sans doute a-t-il voulu faire un opéra dans le goût du temps, plein de merveilleux, d’effets merveilleux, d’incidents, de « brillans costumes », de « déclarations », et il a multiplié tous ces éléments. Cela ne doit pas occulter la qualité poétique de son texte, destiné à être chanté, bien sûr, mais qui supporte très bien l’épreuve d e la lecture. L’article en donne toute une série d’exemples. Quant à la musique, il faudra attendre de l’avoir entendu plusieurs fois pour la juger : « ceux des spectateurs qui prétendent juger une aussi vaste composition au travers des applaudissemens même qui l'interrompent, me paraissent doués d'une oreille trop exercée ». On peut juste dire qu’elle montre « un compositeur familiarisé avec l'étude des modèles, juste calculateur des effets de la scène, qui connaît bien le terrain sur lequel il a marché ; le public appellé à l'entendre, et la nature des talens employés à le seconder ». Il faudra attendre un second article pour en avoir la démonstration.]
ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.
La Jérusalem délivrée.
Deux épisodes de l'Arioste et du Tasse ont fourni à Quinault le sujet de son Roland furieux et de son enchanteresse Armide ; Bernard, en peignant l'amour fraternel récompensé par son immortalité même, n'a puisé non plus qu'un trait isolé dans la mythologie.
C'est à un épisode de Virgile que nous devons Didon ; le sacrifice d'Iphigénie n'est aussi qu'un épisode de la guerre de Troie ; la Vestale, dont le nom se présente facilement à la mémoire après ceux que je viens de rappeller, n'offre encore qu'une action unique, fondée sur l'intérêt qu'inspire une situation individuelle.
M. Baour-Lormian a cru pouvoir s'élancer hors du cercle dramatique dans lequel la plupart de ses prédécesseurs s’étaient renfermés. Son action est une, mais elle n'est pas individuelle ; ce n'est pas sur un personnage que l'intérêt repose, c'est le destin réservé à Jérusalem, à la cité sainte : il ne s'agit pas de savoir seulement si Enée sera ingrat ou fidèle, si Armide enchaînera Renaud dans des liens éternels, si Diane confirmera l'arrêt de Calchas ; l'action est plus grande, le but plus élevé, les moyen» plus imposans ; il s'agit de savoir si cent mille Croisés, commandés par des chefs dont l'héroïsme semble passer les bornes de l'humanité, délivreront le tombeau sacré. Ainsi voilà une épopée resserrée dans le cadre d'un drame lyrique. Les principaux événemens que le poëte a chantés, on va les disposer, les dessiner, les colorier à nos yeux.
Le Tasse a ouvert à notre auteur son immense galerie : il a mis à ses ordres les esprits célestes et les puissances de l'enfer ; il lui a permis d'entrer dans le magique domaine des illusions, des prestiges et des enchantemens. Solyme, le camp de Godefroy, la forêt périlleuse, le temple saint, la mosquée, tout est ouvert au chantre nouveau de la Jérusalem délivrée ; il peut choisir entre Soliman, Aladin, Ismen, Argant, Clorinde, Armide, Herminie, entre Godefroy, Renault, Tancréde, et cette foule de chefs dignes de marcher sous leur bannière. L'embarras est ici de régler l'emploi de tant de richesses, d'ordonner le jeu de tant de ressorts. Il faut du goût, du discernement et de la raison pour la mise en mouvement de tant de machines merveilleuses ; il faut de la vraisemblance même dans les prestiges, et de la vérité jusques dans les enchantemens ; nous allons voir si notre poëte a tenu habilement d'une main l’épée flamboyante, de l'autre la baguette infernale ; si l'œil constamment fixé sur son but, il y a marché par des routes diverses, mais directes et faciles, sans doute le résultat de sa combinaison sera de nous faire gagner en variété ce que nous perdrons en développement ; au lieu de la peinture touchante d'une grande passion ou d'une grande infortune, nous aurons le spectacle animé d'une suite d'actions héroïques, nous aurons moins de discours que de faits, moins de scènes que de tableaux ; c'est au spectateur qu'il appartiendra de décider si son ame a été plus intéressée, ou son imagination plus satisfaite.
Quinault s'était emparé d'Armide et de Renaud ; les plus belles fleurs poétiques du Tasse avaient donc été cueillies; l'auteur moderne en a dû rechercher d'une couleur moins brillante, et d'une moins suave odeur: Quinault avait écrit sous la dictée de l'amour ; le lyrique de nos jours a dû écrire sous celle de l'héroïsme et de la gloire ; ses accens sont presque toujours belliqueux ; le clairon, la trompette et le tambour sa font plus souvent entendre que la lyre harmonieuse : l'écueil était dangereux pour le musicien. Ceci me rappelle le mot d'un ennemi juré de l'opéra français; où il n'entendait, disait-il, que tambour et amour ; à la Jérusalem délivrée du moins il n'aurait guère appliqué que la moitié du reproche ; mais peut-être alors le reproche même eût été plus sensible.
Essayons de donner rapidement l'esquisse des tableaux divers dont se compose la vaste toile déroulée à nos yeux. Nous laisserons au lecteur le soin de reconnaître la route où l'auteur marche seul, et celle où il suit les pas du Tasse....
Godefroy est aux pieds des murs de Solyme. Tancrêde , le seul des chevaliers qui paraisse en première ligne, a vu Clorinde, et Roger, son ami, le presse d'abjurer une indigne faiblesse ; Tancrède n'entendrait plus que la voix de l'honneur ; mais un de ses prisonniers lui apprend que Clorinde, élevée dans la religion de Mahomet est née chrétienne ; un double espoir est donc permis au héros croisé. Au moment où il s'y livre, Godefroy réunit les chefs de l'armée ; les chevaliers lui demandent le signal de l'assaut ; mais Argant et Clorinde se présentent ; sans doute, l'auteur ne veut pas que Tancrède voie l'objet qui le charme ; Godefroy le charge d'aller au-devant de l'Arabe qui marche au secours de Jérusalem. Ainsi, peut-être l'auteur s'est-il privé inutilement de quelques mouvemens heureux, de quelques contrastes favorables au musicien. Argant et Clorinde viennent offrir la paix. Godefroy ne peut la donner que lorsqu'il aura reconquis le saint tombeau. Des cris de guerre rompent la conférence.
Au second acte, la Discorde se montre ; c'est elle que l'auteur a choisie pour la source du merveilleux répandu sur son ouvrage ; c'est donc une divinité mythologique, qui apparaît entre des Sarrazins et des Croisés. N'est-ce pas une faute, une erreur provenant de la crainte d'une imitation ? L'auteur n'a voulu prononcer le nom d'Armide, ni de Reuaud, et il me semble qu'on pense d'autant plus à eux qu'on les voit moins ; je me permettrai donc d'être d'un avis opposé à l'auteur. Armide pouvait paraître, dans son drame, non plus cette Armide éprise de Renaud qui l'a abandonnée, mais Armide ayant à venger son injure ; son intervention était naturelle, son art était conforme à l'esprit du temps ; tout semblait l'appeller. L'auteur a préféré la Discorde : deux monstres sont déchaînés par elle ; le meurtre et l'incendie reçoivent leurs armes de sa main ; d'autres armes sont aussi données par elle à la volupté qui doit enchaîner Tancrède. En effet, le héros dont les yeux sont fascinés par de tels prestiges, croit, dans une forêt tranquille, entendre la voix de Clorinde qui l'appelle ; il oublie Solyme et les Arabes, et en revenant du lieu où l'attendait le plus dangereux des enchantemens, il trouve Godefroy furieux, et apprend, qu'en son absence, l'Arabe a secouru la ville. Cependant c'était sur lui que devait tomber le choix de Godefroy pour combattre le redoutable Argant. Godefroy ordonne qu'on le désarme ; nul chevalier ne veut porter la main sur le héros. Cette situation a fourni à l'auteur un mouvement très-dramatique. Tancrède rend lui-même son épée, et Godefroy qui ne veut plus choisir parmi des chevaliers rebelles, nomme le seul qui se soit soumis. Tancrède est encore le seul digne de combattre Argant. Cette scène est bien dans l'esprit chevaleresque ; elle a produit beaucoup d'effet.
Au troisième acte, nous sommes â Jérusalem. L'arrivée des Arabes est célébrée par une fête magnifique ; Argant y préside sur le trône, qui n'est point sa place ; car par une inadvertance, facile à corriger, Clorinde envoie les chefs arabes porter leurs hommages aux pieds du trône d'Aladin. Restée seule avec Argant, elle lui propose un exploit digue de tous deux, l'incendie des machines des chrétiens. Pour elle, elle se réserve une tâche plus périlleuse encore : elle veut devancer Argant au rendez-vous donné par Tancrède, le combattre seule, et le vaincre. La discorde sourit à leurs sermens ; leurs mains s'arment de torches ; ils partent, au milieu des cris de joie des génies infernaux.
Le combat de Tancrèdre et de Clorinde occupe le quatrième acte. Le chevalier a cru combattre Argant ; et, quand il lève la visière du casque de Clorinde, il ne veut plus que la suivre au tombeau ; mais Clorinde a su qu'elle était née chrétienne...
Ses yeux en se fermant s'ouvrent à la lumière.
L'auteur n'a pas cru devoir ici nous montrer Tancrède répendant [sic] sur Clorinde le bienfait de l'eau salutaire. Peut-être s'est-il trop défié du moyen que lui donnait son sujet. La situation est assez belle, la scène assez pathétique pour oser en compléter l'effet par une exacte imitation de cette admirable partie du poëme. Un hommage à la première de nos institutions saintes ne pouvait être une profanation. Puisque le choix du sujet n'en est pas une, on ne devait pas craindre d'en trouver dans un des élémens de ce même sujet. Puisqu'au cinquième acte nous allons voir le tombeau sacré, nous pourrions bien voir au quatrième cette mutuelle, dernière et touchante assistance, que les premiers fidèles se transmettaient au nom du Sauveur.
Mais bientôt à cette scène pieuse succèdent les machinations de l'enfer. Tancrède ne trouve plus d'issue ; des feux dévorans, d'énormes torrens lui ferment le passage ; des monstres hideux naissent sur ses pas. L'ombre de Clorinde lui est présentée par eux ; mais l'ange exterminateur se montre dans la nue ; la croix étincelle sur son bouclier ; ce signe vainqueur dissipe tous les enchantemens, et le guerrier rejoint ses compagnons de gloire.
Au cinquième acte, nous sommes rentrés à Solyme ; Argant apprend que Clorinde l'a prévenu ; qu'elle est tombée sous le fer de Tancréde ; Roger se présente bientôt pour expliquer à Argant l'erreur de Tancrède et proposer un nouveau combat. Argant le fait charger de fers et l'envoie dans le temple joindre les Chrétiens qui doivent y recevoir la mort si les Croisés pénétrent dans Jérusalem ; cette disposition décèle l'embarras où s'est trouvé l'auteur pour remplir le vide de cet acte. La mission de Roger est invraisemblable ; il provoque inutilement le courroux d'Argant ; Argant n'est pas un perfide incendiaire pour avoir brûlé les machines des Croisés ; la situation de Roger est donc fausse, et intéresse peu. La scène change et représente l'intérieur du temple ; les Chrétiens prosternés attendent la mort aux pieds du tombeau de celui qui s'est sacrifié pour eux ; Roger les console et les fortifie ; un bruit de guerre se fait entendre ; les coups du bélier retentissent ; l'enceinte extérieure du temple s'écroule, et laisse voir les Croisés arborant leur étendart [sic] sur les remparts de Jérusalem. La cité sainte est conquise ; les chevaliers viennent déposer leurs armes victorieuses sur le tombeau ; le ciel s'ouvre et les esprits célestes, au son des harpes harmonieuses, montrent aux Chrétiens le temple de l'immortalité.
Il est aisé de voir par cette analyse très-sommaire qu'il y a peut-être dans le drame lyrique de M. Lormian surabondance de combinaisons, de ressorts et de moyens. L'imagination en est fatiguée ; l'œil ne se repose pas assez, et quelquefois si l'on .peut le dire, l'oreille demande grace. L'auteur, dès son début sur la scène lyrique, en a épuisé les machines ; son talent et son goût sont trop connus, et il a trop bien prouvé dans un autre ouvrage quel prix il attache au naturel et à la simplicité, et quel .charme de style il sait leur donner, pour qu'on l'accuse d'être involontairement tombé dans un excès contraire ; dans un autre temps, et sous l'empire d'un autre goût, il eût composé peut-être différemment ; mais il peut dire : j'ai vu l'esprit de mon siècle et j’ai composé cet opéra. On aime au théâtre le merveilleux, je l'ai prodigué ; les effets extraordinaires, je les ai multipliés ; les incidens, je les ai fait succéder avec rapidité ; les brillans costumes, j'ai choisi une époque favorable ; les déclarations, j'en ai rendu douze nécessaires ; et ce n'est pas ma faute si quelques circonstances particulières les ont laissées au-dessous de ce qu'elles pouvaient être : des ballets, Gardel les a dessinés : les chœurs, les morceaux d'ensemble, un élève de Lesueur les a composés pour moi. J'ai voulu frapper fort, je l'avoue ; l'Opéra avait besoin de cette sorte de commotion ; si, par l'attrait d'un spectacle, si varié, je réussis à y ramener la foule, j'aurai déjà rendu un premier service, et par d'autres moyens il faudra chercher ensuite à retenir les connaisseurs là où j'aurai appellé la multitude. Si ce but et cette intention sont réels autant que probables, c'est sur eux qu'il faut mesurer l'éloge et la critique en parlant de la Jérusalem délivrée.
Cependant en composant son ouvrage pour le musicien et pour le machiniste, l'auteur n'a pas cru devoir renoncer à son talent comme poëte et comme versificateur. Quelques négligences sont à peine apperçues au milieu d'un dialogue qui a de la pompe et de la correction. Voici les premiers mots de Godefroy :
Guerriers du Tout,Puissant, qu'il a chargés lui-même
Du soin de relever son culte et ses autels,
Il est temps d'obéir à son ordre suprême,
Il est temps de cueillir des lauriers immortels.
Captifs dans les murs de Solyme,
Vos frères, des Chrétiens , les yeux baignés de pleurs,
Contre Aladin qui les opprime,
Appelaient des libérateurs
Ne trompez plus leur espérance ;
Envain , sur les dieux infernaux
Le barbare Aladin fonde son espérance,
Dieu promet la victoire à nos sacrés drapeaux.
Voici le portrait de la Discorde tracé par elle-même:
Je hais les mortels et les dieux ;
Je n'aime que le bruit des armes ;
Le trouble, les alarmes,
Réjouissent mes yeux ;
Mes accens font trembler la terre.
Je dispose du sang des rois ;
Le meurtre sourit à ma voix,
Et mon souffle répand la guerre.
Citons des vers d'un autre genre, on y reconnaîtra peut-être le langage des nymphes qui suivaient Armide.
Marchons vers l'asyle,
Dont l'aspect tranquille
Invite aux plaisirs !
En ce lieu paisible
D'un guerrier sensible
Flattons les désirs,
Que dans son délire
Son courage expire ;
Qu'il tremble, et soupire
Devant la beauté ;
Sous le vert feuillage
Offrons-lui l'image
De la volupté.
Ajoutons ceux-ci, mis dans la bouche d'une coryphée:
Douce Arabie , heureux séjour,
Qu'embellit une main féconde ;
Le soleil, lumière du monde,
Te contemple d'un œil d'amour ;
Ses feux à tes plages lointaines
Prodiguent leurs plus doux trésors,
Les héros naissent sur tes bords
Et l'encens parfume tes plaines.
Mais j'oublie en transcrivant ces vers, qu'ils n'ont été composés que pour être chantés : on conviendra pourtant qu'ils peuvent être lus, et c'est ce que je désirais prouver. Ici naturellement je devrais parler du musicien ; mais il mérite un examen à part, qui ne peut guère être fait qu'aprés une seconde ou une troisième représentation ; ceux des spectateurs qui prétendent juger une aussi vaste composition au travers des applaudissemens même qui l'interrompent, me paraissent doués d'une oreille trop exercée :
…........leur savoir me confond,
Et je ne conçois pas comment ces messieurs font. Il n'est cependant pas hasardé de dire dès à présent ce dont on paraît d'accord ; c'est-à-dire, que par cet ouvrage M. Persuis a fait un pas remarquable dans sa carrière ; qu'on y a reconnu un compositeur familiarisé avec l'étude des modèles, juste calculateur des effets de la scène, qui connaît bien le terrain sur lequel il a marché ; le public appellé à l'entendre, et la nature des talens employés à le seconder ; nous essayerons de le prouver par quelques développemens réservés pour un autre article. S.....
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