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La Jeunesse du duc de Richelieu, ou le Lovelace Français
La Jeunesse du duc de Richelieu, ou le Lovelace Français, comédie en prose et en 5 actes ; d'Alexandre Duval et Jacques Boutet de Monvel. 6 nivôse an 5 [26 décembre 1796].
Théâtre de la République.
Faut-il rappeler que Lovelace est un personnage de Clarisse Harlowe de Samuel Richardson, un séducteur libertin et peu scrupuleux ? Peut-être...
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Titre :
Jeunesse du duc de Richelieu, ou le Lovelace français
Genre
comédie
Nombre d'actes :
5
Vers / prose
prose
Musique :
non
Date de création :
6 nivôse an 5 [26 décembre 1796]
Théâtre :
Théâtre de la République
Auteur(s) des paroles :
Alexandre Duval et Jacques Boutet de Monvel
Almanach des Muses 1798.
Sujet tiré de la Vie privée du maréchal de Richelieu. Horrible anecdote d'une malheureuse femme que le héros de cette prétendue comédie immole à son amour-propre avec la plus froide inhumanité : trait bien propre à jeter de l'odieux sur les monstres de l'ancien régime, que tant de femmes trouvoient si séduisans. Ici Richelieu l'est beaucoup moins qu'il ne l'étoit en effet.
Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Barba, an V :
La Jeunesse du Duc de Richelieu, ou le Lovelace Français, comédie en prose et en cinq actes. Par les Cit. Alex. Duval et Monvel. Représentée, pour la première fois, au théâtre de la République, en Nivose, an V.
Magasin encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts, 2e année, 1797, tome V, p. 124-127 :
[La fin de l’article rappelle qu’il n’est pas convenable que le séducteur ne soit pas puni : c’est, du point de vue du critique, donner à tous les libertins un encouragement scandaleux. Et sans doute l’auteur (mais ils sont deux !) ne voulait sans doute pas donner le mauvais exemple ! Les considérations morales sont toujours les plus fortes.]
Article repris du Journal de Paris, n° 100 du 10 nivôse an 5 [30 décembre 1796], p. 200-201 (p. 2-3 du jour)]
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
LOVELACE FRANÇAIS, donné au théâtre. de la République, est le dernier maréchal de Richelieu. Né dans une condition, privilégiée, .riche et doué par la nature des grâces de la figure et de l'esprit, il employa tous ces avantages, non-seulement à satisfaire son goût immodéré et peu délicat portltes femmes, maïs encore à paraître le plus corrompu et le plus immoral des hommes de son temps. Il y réussit parfaitement, et pour l’honnur de son siècle, il prvint par cela-même au plus haut degré de faveur. Il trouvoit dans-son esprit et dans les grâces de sa personne tous les moyens de séduction ; dans ses richesses, ceux de vaincre tous les obstacles, et dans la naissance, le silence des lois et l'impunité de ses crimes. Il faisoit marcher de front un grand nombre, d'intrigues dans toutes les classes de la société ; et pour parvenir à son but, il les terminoit ordinairement par des catastrophes publiques qui ruinoient les victimes malheureuses de ses perfidies et jetoient sur lui un éclat qu'il recherchoit et que d'autres lui envioient.
Richelieu que dans la pièce on nomme duc de Senanges, amoureux de la femme de Michelin, tapissier du faubourg Antoine la suit long-temps, tant aux promenades qu'à l'église. II s'introduit ensuite chez elle, sous le nom de valet-de-chambre du duc de Senanges, et achète un ameublement pour la petite maison de son maître. Par ses assiduités et sa figure, il plaît à la femme ; par ses achats, au mari. Ce couple heureusement assorti vivoit heureux : la femme vertueuse résiste au penchant qu'elle ne veut pas même s'avouer ; mais trompée par-une lettre signée duchesse de Senanges, elle monte dans une voiture qui la conduit à la petite maison du duc, croyant descendre à l'hôtel de la. duchesse. Livrée sans défense, entourée des complices. pages du duc, elle devient victime de son ravisseur. Content de son succès, ce perfide noue une nouvelle intrigue dans le même quartier, avec une femme amie de la jeune .Michelin ; il part ensuite, pour se rendre en Flandre, et revient après trois mois d'absence.
Fidèle à son systême abominable de diffamation. il reparoît chez la dame Michelin, trompe de nouveau la femme et le mari par ses ruses ; il fait revenir la jeune Michelin à sa petite maison, où elle rencontre la dame Regnaut. Epouvantée de son horrible situation, elle rentre chez elle dans un état d'épuisement1 qui menace sa vie. Senauges reparoît. La malheureuse, indignée, l'apostrophe, dévoile tout à son mari. Senanges contemple et jouit du désordre de cette maison. Michelin, irrité, ordonne à Senanges de sortir, et sur son refus s'arme d'un pistolet ; on l'arrête, la femme tombe évanouie ; le duc, un peu agité et presque touché, se retire, et la toile se baisse.
Cette pièce avoit de grandes difficultés pour le théâtre, c'étoit de mettre en scène un homme de la trempe de Senanges, et une femme séduite et trompée comme la jeune Michelin : l'auteur a surmonté une grande partie des difficultés. Nous disons une partie, parce que, s'il a bien caractérisé Lovelace il n'a pas été aussi heureux dans le rôle de Clarisse ; c'est seulement dans les deux derniers actes que madame Michelin intéresse vivement.
Le succès de la deuxième représentation a été complet. Baptiste rend avec noblesse le rôle très-difficile de Senanges ; madame Petit joue avec décence, énergie et sensibilité celui plus difficile encore de madame Michelin ; il est un troisième personnage épisodique, mais que l'auteur a su rendre précieux et intéressant, c'est celui du secrétaire du duc. Ce personnage contraste avec Senanges, et le fait valoir. Honnête homme et ferme dans ses principes, il ose dire au duc ses vérités: et, quoiqu'accoutumé aux .plus fades adulations et aux. louanges serviles, le duc l'estime et sait le distinguer. Les scènes, où tous deux s'apprécient, relèvent le caractère du duc, qui, trop souvent peut-être, tend à l'avilissement. Ce rôle, très-important pour le succès de la pièce, est rempli par Monvel, l'un des auteurs de la pièce, avec le citoyen Duval
Pour suivre la loi dramatique, relativement à la morale, Senanges, au dénouement, devroit être puni. L'innocente Michelin meurt de remords et de honte, et Senanges sort pour suivre le fil de ses intrigues déja commencées et en former d'autres. En cela, le but que l'auteur s'est sans doute proposé est manqué ; car ceux des spectateurs qui auroient des dispositions aux mœurs de Senanges, peuvent dire en sortant, avançons sans crainte, les inconvéniens ne regardent que celles, que nous choisirons pour victimes
.Journal de Paris.
L’Esprit des journaux français et étrangers, 1797, volume 1 (janvier-février 1797), p. 269-275 :
[Pièce à succès ce Lovelace français est aussi une pièce à scandale, et le critique insiste d’emblée sur « le schisme » qu’il fait naître parmi les « gens de lettres », sur « le point de vue de l'effet moral qu'on peut en attendre ». Le critique ajoute un autre motif de blâme, le fait qu’il s’agit d’un drame, or « Nous ne pouvons applaudir au talent qui se jette ou plutôt qui se perd dans la carrière lamentable du drame » (« et qui pis est, d’un drame en prose, en cinq actes »). Après avoir pris aussi fortement position, il entreprend le résumé minutieux de l’intrigue, en distinguant soigneusement l’avant-scène, longuement exposée, de l’intrigue dont il expose ensuite « l’exposition naturelle » (les confidences de la malheureuse madame Michelin), puis, acte par acte, les manœuvres immorales du duc, et les souffrances de madame Michelin, qui conduisent au dénouement, mort tragique de madame Michelin, et absence de punition pour le duc (voire récompense, puisqu’il obtient une ambassade...). Reste à formuler un jugement sur la pièce, dont le critique rappelle qu’elle raconte, sous un autre nom un épisode « affreux » de la jeunesse du maréchal de Richelieu, avant de revenir au débat entre ceux qui pensent qu’ils est bon de montrer au théâtre les turpitudes des grands seigneurs d’autrefois (mais le drame est-il bien du théâtre ? Le critique n’en est pas certain !) et ceux qui, comme le critique, pensent qu’« il est des traits de corruption & de dépravation de mœurs qui ne doivent point être portés sur la scène ». Pour lui, la proximité des événements aggravent encore l’inconvenance de ces faits, qui font rejaillir sur les proches des gens mis sur la scène « une partie de l’indignation » que les faits inspirent. L’article s’achève par le rappel des arguments de Rœderer contre la pièce, qui sont ceux qu’il a lui-même développés.]
Une production plus importante qui a paru sur ce théâtre [le Théâtre de la République], y a attiré la foule ; mais elle a fait naître en même temps une espèce de schisme entre les gens de lettres, dont les uns ont loué l'ouvrage sans mesure, & les autres l'ont blâmé sans ménagement. Ce qui prouve que les idées ne sont pas bien généralement fixées encore sur les principes & les sentimens de moralité, c'est que l'un & l'autre parti ont considéré la pièce nouvelle sous le point de vue de l'effet moral qu'on peut en attendre. En la jugeant aussi sous cet aspect, nous conviendrons que nous sommes de l'avis de ceux qui blâment. Nous blâmerions encore sous un autre rapport ; car ici, il n'est plus question du bon genre qui fait rire ; & quoiqu'on ait répété souvent que
Tous les genres font bons, hors le genre ennuyeux,
Nous ne pouvons applaudir au talent qui se jette ou plutôt qui se perd dans la carrière lamentable du drame. C’est donc d'un drame que nous allons entretenir nos lecteurs, &, qui pis est, d'un drame en prose, en cinq actes, intitulé : le Lovelace français En voici l'analyse :
Madame Michelin, jeune bourgeoise du faubourg St.-Antoine, fort jolie, a malheureusement attiré les regards d'un de ces grands seigneurs d'autrefois, pour qui l'honneur des femmes étoit une chimère, & qui cherchoient à les déshonorer toutes, comme le dit très-plaisamment l'auteur, par l'organe d'un de ses personnages, avec une impartialité vraiment admirable.
Madame Michelin est jeune & sensible, & ne peut résister aux différens genres de séduction que le duc de Sénanges emploie pour lui plaire. Il se déguise sous le nom de son valet-de-chambre Lafosse, & parvient ainsi à se procurer l'entrée chez M. Michelin, qui bientôt en fait son ami, par cet excès de confiance qui trop souvent aveugle les maris, surtout dans la classé jadis appellée bourgeoise.
Sûr du cœur de madame Michelin, mais ne pouvant triompher de son attachement à ses devoirs, il emploie une ruse diabolique pour l'attirer dans sa petite maison, & la violence la plus infâme pour obtenir ce qu'il désire : non content de ce crime, il veut y joindre encore celui de la rendre jalouse, & s'amuse à lui donner pour rivale une autre bourgeoise vaniteuse du même quartier, une madame Renaud, qui puisse lui procurer le plaisir de désespérer deux femmes à la fois : il en est venu à bout, & ensuite est parti pour la Flandres, où ses devoirs militaires l'ont retenu trois mois. Voilà l'avant scène.
Les remords de madame Michelin sont l’exposition naturelle de la pièce ; elle confie ses peines, son amour & ses craintes à la bonne Marie, sa servante, personnage très-artistement placé pour mettre la bonhomie bourgeoise des Michelin, en opposition avec la corruption fastueuse de Sénanges & de ses entours. Dès le premier acte, un ami de la maison, qui après un an d'absence revient voir les Michelin, prépare toute l’action & le dénouement fatal qui doit la terminer. Cet ami qui s'appelle Armand, philosophe sensible & raisonnable, se trouve par hasard s'être attaché en Flandres à ce même duc de Sènanges ; ce qui amène naturellement la conversation sur lui: en sorte que la malheureuse Michelin est forcée de subir tout à la fois les caresses & les éloges d'un époux & d'un ami dont elle n'est plus digne, l’humiliation d'entendre censurer vivement les mœurs & la conduite de son séducteur, la crainte de le revoir, la jalousie que lui inspire sa rivale, dont on lui confirme l'ascendant sur Sénenges, & l'embarras de soustraire la connoissance de son secret à son ami.
Au second- acte, Sènanges chez lui, développe son caractère insouciant, léger & pervers : on l'y voit tour à tour flagorné par ses complaisans valets, & poliment persiflé par son secrétaire Armand, qui lui donne par ses réponses bien frappées, des leçons de philosophie & de morale, dont il ne veut ni profiter ni se fâcher : il reçoit madame Renaud, sa seconde conquête bourgeoise, & dicte tout à la fois devant elle, une lettre d'affaires & un billet galant. Bientôt arrive la bonne Marie qui lui apporte de la part de madame Michelin, la prière instante de renoncer à la voir ; ce qui n'est pour lui qu'un aiguillon de plus, & de ce moment même il se propose d'aller chez elle.
Au troisième acte, il accomplit le barbare projet de tourmenter sa victime : il y vient souus le nom & l'habit de Lafosse, écarte adroitement le mari, fait à la malheureuse Michelin les plus fausses & les plus énergiques protestations : elles ne sont interrompues que par l'arrivée imprévue de madame Renaud : surcroît d'embarras pour madame Michelin : Sénanges parvient à force d'adresse à prévenir toute explication, & obtient du bon Michelin I'invitation de souper avec lui; Marie veut sauver ce surcroît de peine à sa maîtresse, & feint pour la dispenser du souper, la nécessité de rendre ce soir même un devoir à sa cousine : ce qu'elle fait pour arracher sa maîtresse à un danger, la plonge dans un plus grand. Sénanges conçoit & exécute l'atroce résolution de gagner tous les cochers de place, & entraîne une seconde fois l’infortunée victime dans sa petite maison ; c'est pour lui donner encore la douleur d'y trouver sa rivale, madame Renaud. Mais ce n'est pas tout : la catastrophe la plus terrible qui l'attend, c'est celle d'y rencontrer Armand, son ami & celui de son mari, & d'en être reconnue. Celui-ci la détermine à se calmer, & même à rentrer dans sa maison ; mais son persécuteur qui se souvient de l'invitation de Michelin, s'y rend de son côté, & malgré les reproches énergiques d'Armand, s'obstine à la revoir. Alors madame Michelin qui ne peut résister à tant d'assauts réunis, reprend un accès d'exaltation & de délire, avoue à son mari les crimes de Sénanges & son malheur, & meurt dans ses bras, après avoir sollicité son pardon de la manière la plus touchante : quant à son infâme séducteur, il a bien un moment de remords, mais il n'en part pas moins, sans être puni, pour l'ambassade de Vienne, qu'il a obtenue sur ces entrefaites.
Telle est la marche du Lovelace français. Nos lecteurs y reconnoîtront sans doute un trait affreux de la vie du maréchal de Richelieu, qu'on a mal déguisé sous le nom de duc de Sénanges. Les approbateurs de cette pièce avancent, pour motifs de leur approbation, qu'il est utile de livrer à la verge de Thalie (si toutefois Thalie admet dans son domaine le genre hermaphrodite du drame) les vices & les ridicules des grands seigneurs de l'ancien régime ; qu'il est bon de faire mesurer l'abyme dont nous sortons, de retracer les abus du pouvoir, le mépris des mœurs & des convenances, affichés par cette classe orgueilleuse & scandaleuse à la fois, afin que les républicains se fortifient dans la résolution de ne point la regretter. Et pour rendre sans doute la leçon plus frappante, pour qu'elle ne perde rien de la force de l'exemple, & pour lui conserver toute l'autorité d'un fait historique, les mêmes apologistes vont jusqu'à reprocher à l'auteur du nouveau Lovelace de n'avoir pas montré toute la vérité, & d’avoir tenu à des ménagemens déplacés en substituant le nom de Sénanges à celui de Richelieu.
Nous avons déjà fait pressentir que nous ne partagions pas ces opinions-là. A notre avis, il est des traits de corruption & de dépravation de mœurs qui ne doivent point être portés sur la scène ; bien moins encore quand ils rappellent des événemens trop récens, qui deviennent plus hideux à proportion qu'ils sont plus rapprochés de nous, & qui ont ce grave inconvénient de reverser sur les parens ou les liaisons des acteurs, une partie de l'indignation que ceux-ci inspirent. Cette observation nous ramène à celles qu'a faites sur la pièce dont il s'agit, un (1) des journalistes qui se sont montrés parmi les censeurs : nous allons terminer nos réflexions en transcrivant les siennes.
» 1°. C'est la première fois qu'on a imaginé de mettre au théâtre une pièce, où tout l’intérêt procède d'une action dont aucune fille ne peut demander l'explication à sa mère, qu'aucun père ne peut faire entendre à son jeune fils, dont aucun spectateur n'osoit parler à son voisin.
» 2°. II est absurde de représenter, comme une scélératesse atroce, une faute d'un jeune homme de 16 ans, une faute dont le libertinage de toutes les femmes de son temps (2) ne permettoit pas de croire que les suites seroient si funestes. C'est une indulgence criminelle que de pardonner toutes les fautes de la galanterie ; mais c'est une sévérité absurde que de les confondre avec les plus grands crimes.
» 3°. II est immoral, après avoir rendu le héros si odieux, de le laisser sans châtiment, & de montrer le vice impuni, après l'avoir montré monstrueux. Il est contradictoire de faire mourir la femme séduite d'une jalousie adultère, plutôt que de repentir, après avoir tiré de son repentir tout l'intérêt qu'on jette sur elle, & de sa vertu, toute l'horreur qu'on jette sur son séducteur.
» 4°. Enfin la cendre de l'homme que l'on expose ainsi à l'exécration générale est à peine froide ; c'est au milieu de ses contemporains & de ses parens qu'on jette l'infamie sur sa mémoire.
» Voilà, sans doute, assez de motifs d'indignation contre un tel spectacle, & le dernier suffiroit dans un pays & dans un temps où assez de haines ont divisé les citoyens.
(1) Journal d'économie publique, de morale de de politique , par Rœderer.
(2) Le cit. Rœderer, selon nous, eut dû dire, les femmes du rang & de la société habituelle du jeune libertin : ailleurs il étoit encore des mœurs.
Geoffroy, Cours de littérature dramatique,seconde édition, tome IV (1825), p. 132-137 :
[Critique très virulente d'une pièce qui traite de façon jugée indigne un haut personnage de l'Ancien Régime. Geoffroy juge indécente la façon dont le duc de Richelieu (qui n'était pas un ange!) est traité par un écrivain révolutionnaire (et Geoffroy n'aime pas les écrivains révolutionnaires).]
MONVEL.
LE LOVELACE FRANÇAIS.
Ce drame, enfant de la licence et de l'anarchie révolutionnaire, blesse toutes les lois de la société et toutes les convenances du théâtre. S'il paraissait aujourd'hui pour la première fois sur la scène, il serait indubitablement sifflé. Représenté dans un temps où tout sentiment de délicatesse et de bienséance paraissait éteint dans les cœurs, il n'eut alors même qu'un succès médiocre. J'ignore à quelles intrigues il doit l'avantage de revoir le jour ; mais je suis surpris qu'on ait imprudemment choisi pour le reproduire l'époque où l'on sent plus vivement les dangers de l'esprit dans lequel il a été composé.
Ce libelle diffamatoire ne trouve pas même son excuse dans le coupable plaisir que donne ordinairement la satire : ce triste bâtard de Thalie ne fait ni rire ni pleurer ; l'ennui, le dégoût et l'horreur, voilà l'unique effet d'un pareil spectacle. Il n'est que trop évident que dans la personne de Richelieu on a voulu immoler à la haine toute cette classe d'hommes aux premiers rangs de la société ; on a prétendu nous montrer tous les grands comme autant de scélérats qui se jouaient de l'espèce humaine. Par une suite de la même intention, les héroïnes de la pièce, les victimes de la scélératesse d'un grand seigneur, ont été choisies dans le petit peuple, et spécialement dans le domaine que les niveleurs avaient choisi, et dont ils s'étaient fait une patrie particulière, dans le faubourg Saint - Antoine : c'est d'une tapissière du faubourg Saint-Antoine qu'on a fait une princesse tragique ; on a érigé madame Michelin en Ariane abandonnée. Si cela n'était pas excessivement odieux, cela serait fort ridicule : mais on se rappelle toujours avec effroi que nous sommes entourés d'une espèce de philosophes coupe-jarrets, qui enseignent que les hommes qui n'ont rien et veulent avoir quelque chose, sont les seuls honnêtes gens, les seuls qui constituent la nation.
Nous avons l'Homme à bonnes fortunes du comédien Baron, le Séducteur du marquis de Bièvre, et le Lovelace français de M. Monvel. Le comédien a peint un fat, le marquis un roué, et le citoyen un scélérat digne de la roue. Baron s'est copié lui-même dans le portrait du fat ; de Bièvre a trouvé à la cour le modèle de son roué ; je laisse à deviner où Monvel a pris son original.
Nous avons, il est vrai, entendu raconter quelques gentillesses des proconsuls révolutionnaires, qui ressemblent assez à celles qu'on attribue à Richelieu : on nous a dit, par exemple, que ces tyrans-citoyens trouvaient plaisant d'abuser des filles et des femmes pendant qu'ils envoyaient les pères et les maris à la guillotine ; la recette leur paraissait merveilleuse pour écarter des fâcheux et des jaloux ; mais jamais avant la révolution il n'a existé en France, ni à la ville ni à la cour, un monstre tel que celui auquel on donne le nom de Richelieu. Le Lovelace même de Richardson n'est pas à beaucoup près de cette force ; l'amant de Clarisse est un homme honnête et délicat en comparaison du séducteur de madame Michelin L'imagination vive et brillante de M. Monvel pouvait seule créer le caractère profond de ce héros du faubourg Saint-Antoine : c'est le beau idéal.
L'auteur n'a point connu le duc de Richelieu : il n'a point connu le bon ton ni la bonne compagnie. Cela n'est pas étonnant ; mais qu'il ait osé, malgré cette ignorance, salir de ses misérables inventions la mémoire du duc de Richelieu, prostituer le nom du plus aimable et du plus poli des courtisans à des platitudes de laquais, et nous offrir, au lieu du modèle de la galanterie française, un garçon perruquier en bonne fortune, c'est ce qui paraît presque incroyable. On ne prétend pas excuser les torts de Richelieu, ni le présenter comme un modèle de bonnes mœurs : il paya plus qu'aucun autre le tribut à la corruption de son siècle ; mais jamais la cruauté, la bassesse, la perfidie, l'ignoble et odieuse hypocrisie ne souillèrent ses plaisirs. Pour séduire, il n'eut jamais besoin du crime : l'étourderie des folles qui se jetèrent à sa tête, demande grâce en quelque sorte pour ses expéditions galantes. Si les femmes n'allaient elles-mêmes au devant de la séduction, il n'y aurait point de séducteurs. Le caractère léger de Richelieu ne lui permettait pas de mettre de grandes combinaisons dans ses intrigues ; il ne se donnait pas même la peine de déguiser son humeur volage, et n'a jamais trompé que les étourdies qui ont absolument voulu l'être.
Un courtisan, que les plus aimables femmes de la capitale se disputaient à l'envi, n'avait pas le temps d'aller rôder dans les églises du faubourg Saint-Antoine, pour y chercher des bonnes fortunes ; il n'était pas réduit à mettre en œuvre la violence et la barbarie pour obtenir les faveurs d'une petite marchande de meubles, et jamais il ne lui serait venu dans l'esprit de se déguiser en valet de chambre pour aller filer le parfait amour dans la boutique d'un tapissier. L'aventure de madame Michelin est peut-être le plus mauvais roman qu'ait jamais fait Monvel. Toutes les circonstances en sont aussi plates qu'absurdes. Il est vrai que la renommée, qui ment si souvent , a publié qu'une marchande du faubourg‘ avait été assez sotte pour aimer sérieusement le duc, et que, le hasard lui ayant fait découvrir une rivale, la jalousie et la rage l'avaient conduite au tombeau ; punition déplorable, mais juste, de sa folie et de l'oubli de tous ses devoirs. Le duc a sans doute oublié lui-même les principes de la morale, lorsqu'il a profité de.l'extravagance de cette bourgeoise ; il devait la rappeler à la raison, la ramener à son mari ; mais si on est scélérat pour ne pas pousser jusqu'à ce point la piété et la vertu, la société est donc remplie de scélérats ; car telle est malheureusement la légèreté de notre ton et de nos mœurs, que l'espiéglerie du courtisan est regardée dans le monde comme un joyeux exploit consacré par la mode, envié de tous les hommes, applaudi par toutes les femmes; une aventure, en un mot , dont on peut faire un conte badin , et qu'il est ridicule de travestir en tragédie lugubre et atroce.
Supposer que Richelieu fait corrompre, par son valet de chambre , tous les fiacres d'une place, pour lui amener de force, dans sa petite maison, la triste et désolée Michelin ; imaginer que le duc, voyant cette femme désespérée et mourante, la laisse entre les mains de son secrétaire, pour aller à une fête que le régent donne à Saint-Cloud., et nous présenter une heure après ce même Richelieu qui, déguisé en valet de chambre, vient souper chez le tapissier Michelin, quoiqu'il n'ait pas l'espérance d'y voir sa femme, c'est abuser étrangement du droit que s'attribuent les auteurs dramatiques de n'avoir pas le sens commun ; il semble que l'absurdité et la méchanceté se soient réunies pour faire les frais de ces malheureuses inventions. Ce drame est aussi mal construit qu'il est odieux ; et quand ce ne serait pas une horrible calomnie, ce serait toujours une mauvaise pièce.
L'auteur a voulu opposer aux vices d'un grand seigneur la vertu d'un citoyen obscur, dans la personne d'Armand, secrétaire de Richelieu. C'est Monvel lui-même qui le joue assez médiocrement, contre son ordinaire, sans doute parce qu'il est difficile, même au talent, de faire ressortir un caractère mal conçu, et qui n'est pas dans la nature. Cet Armand, si grand ami des mœurs, doit la place qu'il occupe à la protection de Voltaire, poëte assurément très-peu moral. Comment un homme d'une vertu si rigide accepte-t-il une place de confiance chez un roué ? Comment ce prétendu philosophe viole-t-il les lois de la probité et de l'honneur, en diffamant, dans les boutiques du faubourg Saint-Antoine, l'homme dont il mange le pain ? Comment le jeune duc supporte-t-il les réprimandes et les sarcasmes d'un fâcheux pédant, qui se croit un homme d'importance, parce qu'il fait quelquefois l'insolent vis-à-vis de son maître ? Le Lovelace anglais n'était pas si patient, et il n'eût pas manqué de chasser ce censeur impertinent, après lui avoir coupé les oreilles. Ce petit protégé de Voltaire, qui joue l'indépendant, répond fièrement à quelqu'un qui lui reproche sa basse ingratitude envers son maître, Je n'ai point de maître : ce mot soi-disant sublime n'a pas fait fortune ; quelques amis l'ont applaudi, mais il a été hué par le public. Le faible mortel, qui prétend n'avoir point de maître, obéit lui-même au plus sot de tous les maîtres, qui est l'orgueil. Les continuelles moralités de ce fastidieux docteur ; beaucoup de trivialités domestiques et de détails de ménage qu'il est impertinent de: mettre sur la scène ; des valets qui parlent politique à leur maître ; un maître qui a les manières et la grossièreté des valets, et qui confond sans cesse l'impertinence de la fatuité avec l'incivilité d'une mauvaise éducation ; les jérémiades soporifiques d'une femme infidèle à son mari, qui peut sans scandale rentrer dans la route de l'honneur, et qui s'obstine à faire un étalage tragique de sa ridicule passion ; une autre bourgeoise, qui se jette effrontément à la tête du duc, qui avale les plus mortifiantes avanies, et fait encore la mijaurée et la précieuse, voilà le fond de ce drame, qui déshonore la scène française et même la nation.
L'auteur n'a pas voulu laisser aux Anglais l'avantage d'avoir fourni à Richardson l'idée du plus horrible scélérat qui jamais ait existé ; il a cru faire une œuvre patriotique en nous montrant un Français plus scélérat encore : et quel est le Français qu'il a choisi pour l'objet de ses dégoûtantes satires ? Le guerrier qui contribua le plus au gain de la bataille de Fontenoy, le héros de Hanovre, le vainqueur de Mahon, un des généraux les. plus heureux du siècle, l'un de ceux qui ont le plus humilié l'AngIeterre, un descendant de ce grand ministre qui écrasa l'orgueil de I'Autriche, Tout bon Français devait respecter écarts de sa jeunesse, pour ne voir.que ses services et ses triomphes : ses faiblesses, couvertes des lauriers de la victoire, devaient être sacrées pour un vrai citoyen ; et un adorateur de Voltaire devait épargner l'homme dont Voltaire fut l'ami et qu'il n'a cessé de combler d'éloges. (14 nivose an 9.)
D’après la base César, la pièce, de Jacques Marie Boutet, dit Monvel et Alexandre Duval, est simplement le Lovelace français. Elle a été jouée 12 fois au Théâtre français de la rue de Richelieu, du 26 décembre 1796 au 2 octobre 1799 (4 fois en 1796, 2 fois en 1798, 6 fois en 1799). Elle a été également représentée 5 fois Théâtre Feydeau, du 10 juillet au 19 août 1798, 1 fois au Palais des Variétés, le 15 août 1798 et 1 fois le 26 avril 1799 au Théâtre du Marais.
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