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Le Juif bienfaisant, ou les Rapprochemens difficiles

Le Juif bienfaisant, ou les Rapprochemens difficiles, comédie en 5 actes et en prose, imitée de l’anglais par Laujon, représentée à Rouen en juin (ou juillet) 1806.

Il semble que la pièce imite une pièce de George Walker, le Juif bienfaisant. Je ne connais que le roman du même auteur, Théodore Cyphon et le Juif bienfaisant, traduit par P.-L. Lebas (Paris, 1799).

On peut lire la pièce de Laujon dans les Œuvres choisies de P. Laujon, tome troisième chez Léopold Colin à Paris, 1811), p. 151-287, suivi d’une « Note sur la comédie du Juif bienfaisant », p. 288-293 :

[De ce texte abondant, on peut retenir d’abord qu’adapter une pièce américaine exige de la mettre en conformité avec les règles du théâtre français que la Révolution n’a pas fait disparaître : pas de changements, sauf exception, pas trop de personnages, respect de la vraisemblance et pas de sang sur la scène (le duel est remplacé par la punition morale du personnage trop impulsif). L’auteur souligne aussi l’importance de la motivation des entrées et sorties des personnages comme celle des contrastes entre les personnages. Deuxième point, souligné dans un des articles de la presse de Rouen que l’auteur cite, la volonté de réhabiliter les Juifs, libérés de leur situation d’inférieurs par la Révolution, mais qui restent trop souvent objet de dérision au théâtre. Le second article est plutôt consacré de façon plus classique à porter un jugement sur la pièce : sur ce plan, le journaliste cité se montre très respectueux des règles de l’exercice très contraint de la critique dramatique : rappel de la carrière de l’auteur, analyse de l’intrigue, succès, profit tiré des coupures faites pour la deuxième représentation, indication d’une coupure supplémentaire. Comme d’habitude, il s’agit de raccourcir une pièce jugée trop longue. L’évaluation du style est rapide, mais positive, et l’interprétation est remarquable.]

NOTE SUR LA COMÉDIE DU JUIF BIENFAISANT.

Ce fut dans les premiers jours du mois d'août 1806 que fut représentée sur le théâtre des Arts, à Rouen, cette pièce que j'ai mise sous les yeux de mes lecteurs. Mon fils cadet (qui a fait une étude particulière de la langue anglaise) était à Philadelphie quand l'auteur anglais de cette comédie la fit représenter pour l'ouverture du théâtre qu'on venait de construire dans cette ville, où les spectacles dramatiques étaient admis pour la première fois.

Témoin de l'affluence perpétuelle de spectateurs séduits et par un genre d'amusement qui leur était inconnu, et par l'ouvrage intéressant d'un auteur justement célèbre; mon fils, dis-je, en suivit assez habituellement les représentations pour en ébaucher, de mémoire, la traduction française.

A son retour à Paris, persuadé que je pourrais trouver un sujet à traiter dans cette ébauche, il me la communiqua. Ce fut alors que, pour ne pas rendre sa peine infructueuse, j'essayai les moyens d'assujettir, autant qu'il se pourrait, aux règles prescrites pour la scène française, cet ouvrage, où toutes nos convenances théâtrales se trouvaient blessées. Sur dix changemens qui s'y faisaient à vue, j'en supprimai sept. L'action, pendant quatre actes se passait dans la maison de sir Bertrams, et pendant un seul, dans un des boulvards de Londre. Deux personnages, et dont même avant ces changemens que je me permis, on pouvait se passer, me procurèrent par leur suppression, la facilité de lier plus particulièrement à l'action, de rendre plus intéressant le valet et la servante de Sheva, de les présenter, d'une manière plus comique ; de dénouer avec plus de simplicité les fils d'une intrigue très-compliquée ; de rapprocher de la vraisemblance un sujet assez romanesque ; de fournir à Sheva de nouveaux traits de bienfaisance ; et de supprimer une scène de duel qui ensanglantait le théâtre.

L'auteur anglais avait négligés les entrées et les sorties : c'est un objet que je me suis occupé de motiver. Le caractère flegmatique et réfléchi du Juif bienfaisant, celui de sir Charles, dont l'impétuosité bouillante est en opposition avec la douceur et la sensibilité de son ami Frédéric ; celui de Bertrams, avare dur et bourru ; celui d'Elisa, que sa tendreșse ingénue, porte tour à tour à reconcilier Frédéric son époux avec sir Charles, avec mistris Ratelif, qu'il rend tour à tour victime des malheurs qu'il attire sur lui-même par des principes trop sévères ; par une délicatesse exagérée qui le rend intéressant; enfin le caractère de mistris Ratelif, mère tendre et sévère, et respectable par son courage à soutenir les revers les plus désastreux ; cette réunion de contrastes était assez attrayante pour m'animer à m'occuper de cet ouvrage ; j'avais observé cependant que Sheva ne s'y trouvait bienfaisant que par boutade, ce qui nuisait à l'intérêt qu'on voulait qu'il inspirât : j'ai cru que la loi qu'il s’impose de passer pour avare par des motifs purs,, et qu'il est essentiel qu'il ne découvre pas, le rendrait plus intéressant ; je ne l'ai donc rendu bienfaisant que pour tous les objets qui tiennent à l’honnêteté.

Si le but de l'auteur anglais, en plaçant sur le théâtre, le duel de Charles et de Frédérie, avait été de punir l'impétueux, dont le sang coulait sur la scène, j'ai cru remplir le même but moral, en joignant à tous ses malheurs personnels, ainsi qu'à ceux qu'a produits la fougue de son caractère, l'humiliation de se voir forcé d'en convenir, et d'en rougir aux yeux de tout ce qu'il a de plus cher.

Voici, mon cher lecteur, ce qui peut vous mettre à portée de juger ce drame; car je sens, comme l'ont dit les journalistes de Rouen, que c'est le nom qui convient à cet ouvragre. Et pour mieux vous en faciliter l'examen, je joins le rapport qu'ils en ont fait, après la première et la seconde représentation sur le théâtre des Arts de cette ville.

Extrait du Journal de Rouen et du département de la Seine-Inférieure.

L'auteur du Juif bienfaisant, représenté hier avec succès sur le théâtre des Arts, semble avoir voulu ne pas encourir le juste reproche consigné dans une lettre écrite à M. le sénateur Grégoire par un juif de Nancy(1). « Il n'est pas, lui dit-il, jusques sur les théâtres où on ne continue à nous couvrir de ridicules. Que des pièces anciennes l'aient fait..... S'il est impossible de parler avec éloge de la philantropie de leurs auteurs, du moins trouve-t-on leur excuse dans l'époque même où ils ont composé ; mais on rencontre encore les mêmes abus dans les pièces publiées et jouées depuis la révolution ». Cette plainte n'est malheureusement que trop fondée. En effet, l'absurde et cruel préjugé qui frappe d'une proscription générale tout un peuple, dont les prétendus crimes, s'ils étaient prouvés, devraient exciter la commisération plutôt que le blåme, puisqu'ils ne seraient que la conséquence funeste de notre injustice à son égard ; ce préjugé, disons-nous, n'a cessé d'être entretenu par les auteurs dramatiques, par ceux même à qui la philosophie confiait les armes les plus puissantes pour le combattre. Mais ce n'est point ici le lieu de donner le développement nécessaire à cette réflexion. Nous devons-nous contenter de rendre hommage au courage de l'écrivain philantrope qui a le premier ose mettre sur la scène un juif doué de ce caractère honnête, de cette ame droite et reconnaissante, de ce cœur compatissant et généreux que l'on rencontrerait peut-être plus souvent dans ses semblables, sans l'erreur qui nous aveugle sur leur compte. Nous desirerions pouvoir faire connaître en détail l'intéressant tableau sur le premier plan duquel il a su représenter avec tant d'avantages les vertus d’un Juif bienfaisant. Mais ce drame ( car ce nom convient mieux que celui de comédie à la pièce dont il s'agit) n'est guère susceptible d'être analysé, surtout à une première représentation. Les incidens s'y succèdent, s'y croisent avec tant de rapidité ; l'action en est tellement compliquée, les aventures si romanesques, qu'il serait impossible à l'esprit le plus attentif de vouloir en suivre les détails sans craindre de s'égarer. Aussi ne peut-on disconvenir qu'il ait fallu beaucoup d'art pour nouer tous les fils d'une intrigué qui parait d'abord très-embrouillée, et finit par opérer plusieurs rapprochemens vraiment difficiles. La pièce, en un mot, fait autant d'honneur å l'imagination qu'à l'ame sensible de l'auteur. Il a été demande avec enthousiasme après la chûte du rideau. Quand M. Pécrus est venu nommer M. Laujon, à qui l'on doit l'Amoureux de quinze ans, les applaudissemens ont redoublé, et les spectateurs reconnaissans ont prouvé à cet estimable vieillard que le plaisir que leur avait fait sa nouvelle pièce n'avait pas effacé en eux le souvenir de celle qui a, pour ainsi dire, servi de base à sa réputation.

Extrait de la Semaine ou l'Observateur dramatique et littéraire.

Nous avons vu la seconde représentation du Juif bienfaisant, drame en cinq actes, de M. Laujon. Cet ouvrage n'est pas l'essai d'un jeune homme, puisqu'en 1745, l'auteur donna au théâtre une parodie du Ballet des Fêtes de Thalie, ayant pour titre La Femme, la Fille, la Veuve ; et en 1747 une pastorale intitulée Daphnis et Chloé. M. Laujon compte dans sa carrière dramatique plus d'un succès honorable ; mais l'Amoureux de Quinze Ans est celui de ses ouvrages qui a joui du succès le plus constant. Cet opéra est encore aujourd'hui vu avec plaisir, malgré les nombreuses innovations qui se sont introduites dans le genre de l'Opéra-Comique.

Revenons au Juif bienfaisant. Choisir la bienfaisance pour sujet, quand on approche de la fin de sa carrière, c'est vouloir se survivre dans la mémoire des hommes, en leur recommandant la plus précieuse et la plus touchante des vertus.

C'est donc la bienfaisance que l'auteur a mise en action dans son drame ; le juif Sheva ne se contente pas de la recommander aux autres, il en donne l'exemple, et rien n'est plus délicat que la manière dont il gratifie mistris Ratelif d'une dot de 6000 guinées. La reconnaissance ne pouvait s'acquitter plus noblement envers une famille dont il avait innocemment causé les malheurs.

Cette occasion n'est pas la seule où le juif Sheva exerce sa bienfaisance : on ne peut qu'applaudir au soin touchant qui le porte à envoyer cinq guinées à une petite marchande dont la boutique ambulante avait été renversée ; et quand on lui représente que cette somme excède la valeur de la boutique entière, il s'écrie : Et la peur de cette pauvre femme, la comptez-vous pour rien ? Voilà le langage d'un homme sensible !

C'est aussi d'une manière bien généreuse qu'il prête deux cents guinées à Frédéric, qui vient de s'échapper à son égard en reproches injurieux, pour le plaisir d'obliger la famille Ratelif qu'il n'a jamais vue.

Le troisième acte offre une reconnaissance. Quoique les reconnaissances soient un moyen usé sur la scène, celle-ci est amenée d'une manière nouvelle, et si naturellement, qu'on ne peut qu'applaudir l'auteur de l'avoir employée. Elle cause une agréable surprise ; ce moyen est aussi simple qu'ingénieux.

Cette pièce a obtenu du succès sur notre théâtre : l'auteur a été demandé après la première représentation.

Nous avons cru remarquer que l'action en était quelquefois pénible, et quoique les coupures faites dans le dialogue par l'auteur à la seconde représentation aient donné à son ouvrage plus de rapidité, il nous semble que, si M. Laujon retranchait de sa pièce le personnage de Moïse, qui n'est qu'un accessoire(2), il y aurait moins de complication et de langueur dans l'intrigue. Peut-être y aurait-il encore quelques scènes qu’on pourrait raccourcir ; mais il faut laisser au goût exercé de l'auteur le soin de profiter des lumières qu'il ne peut manquer d'avoir acquises par la représentation, et remercier M. Laujon de nous avoir fait jouir des prémices de son nouvel ouvrage.

Le style de la pièce est facile, correct et surtout exempt de néologisme.

Malgré les coupures faites avant la seconde représentation, on a remarqué que les comédiens n'avaient rien négligé pour faire valoir cet ouvrage. M. Granger a bien saisi le caractère du Juif bienfaisant.

(1) Lettre du sieur Berr-Isaac-Berr, manufacturier, membre du conseil municipal de Nancy, à M. Grégoire, sénateur, à Paris, p. 19.

(2) J'ai suivi de point en point les conseils de ce journaliste.

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