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La Mort de Caton

La Mort de Caton, tragédie en cinq actes en vers, par M. l'abbé Geoffroy, auteur d'une traduction de Théocrite, du feuilleton du Journal des Débats, etc. etc. etc. précédée d'un coup d’œil rapide sur toutes les tragédies de Caton, qui, depuis l'origine du théâtre, ont paru chez l'étranger et en France, et publiée par M. C. Palmezeaux : avec cette épigraphe :

Il faut rendre à César ce qui est à César.

Se vend au profit des pauvres chez l'éditeur, rue de Sèves, n° 1264 ; Barba, palais du Tribunat ; madame Masson, rue de l'Echelle ; et chez les marchands de nouveautés. – An xii, 1804, broch. in-8° de 66 pages.

La pièce est précédée d'une revendication de Palmézeaux, qui de façon inhabituelle incite libraires et directeurs de spectacles à faire connaître la pièce :

« Je déclare que loin de poursuivre les contrefacteurs devant les tribunaux, ou tout entrepreneur de spectacle qui, au mépris de la propriété et des lois existantes, se permettraient de faire imprimer et représenter cette tragédie, j'invite au contraire les libraires et directeurs de spectacles, à multiplier le plus qu'ils pourront les représentations et impressions de ce chef-d'œuvre, pourvu que leurs frais prélevés ils en déposent le produit du comité de bienfaisance de leur arrondissement.

M. C. Palmézeaux.          

La pièce est encore précédée par une abondante préface (P. i-xvj), pas très gentille envers l'auteur supposé.

PRÉFACE

ou

Coup-d'œil rapide sur toutes les tragédies de Caton, qui depuis l'origine du théâtre, ont paru chez l'étranger et en France.

La tragédie de la Mort de Caton que je publie, est de M. l'abbé Geoffroy, auteur d'une traduction de Théocrite et du célèbre feuilleton qui paraît tous les jours appendu au journal des débats. Cette tragédie a été reçue au théâtre français, le mercredi 31 octobre 1787. Voici le jugement que les comédiens en portèrent par l'organe de M. Delaporte, qui était alors leur secrétaire. Ce jugement est écrit de la main de M. Delaporte lui-même.

La tragédie de la mort de Caton a été reçue le mercredi 31 octobre 1787. Cependant plusieurs avis désireraient que l'auteur de cet ouvrage voulut bien retrancher des longueurs qui ralentissent l'action, et affaiblissent l'intérêt ; ils ont trouvé que Marcie n'était pas assez intéressante, que Juba était trop long-tems sans paraître, qu'il promet beaucoup et ne fait pas assez.

Que d'erreurs dans ce jugement ! Juba n'est point trop long-tems sans paraître, il fait tout ce qu'il doit faire et tient tout ce qu'il promet. Rien ne rallentit l'action, rien n'affaiblit l'intérêt dans la tragédie de M. l'abbé Geoffroy ; il n'y a que des ignorans qui puissent y trouver des longueurs, il n'y a que des ignorans qui puissent avancer que Marcie n'est point assez intéressante. La tragédie enfin de M. l'abbé Geoffroy est un véritable chef-d'œuvre, et je vais le prou ver, en jettant un coup-d'œil rapide sur toutes les tragédies de Caton, qu'on a publiées en France et chez l'étranger depuis l'origine du théâtre. M. l'abbé Geoffroy met tant d'érudition dans ses feuilletons immortels, qu'il me permettra d'en étaler un peu dans la notice très-abrégée de ces diverses tragédies.

Le sujet de Caton est sévère et semble devoir être traité par des républicains, les Anglais peut-être auraient du l'exploiter avant nous, à cet égard cependant nous les avons gagnés de vitesse. M. l'abbé de Marolles de Villeloin, parle dans ses mémoires, d'une tragédie de Caton, qu'il attribua à M. Gaberot, prieur de S. Jean, et ces mémoires sont cités par Beauchamps dans ses recherches sur les théâtres de France, sous la date de 1657. M. le Chevalier de Mouhi dans son abrégé de l'histoire du théâtre français, abrégé fort long qui a paru en trois gros volumes in-8°., chez Jorri rue de la Huchette, sous la date de 1780, fait mention d'une tragédie intitulée la Mort de Caton ou l'illustre désespéré, qu'il attribue à un nommé Cardin, tragédie qui parut, dit-il, en 1648 et qui fut imprimée la même année. Cardin et Gaberot sont deux auteurs extrêmement obscurs ; aussi M. l'abbé Abeille, qui fut de l'académie française, brille-t-il au milieu d'eux comme la lune entre deux étoiles. M. l'abbé Abeille auteur de plusieurs tragédies, le fut entr'autres d'une mort de Caton, dont M. Titon du Tillet, auteur du Parnasse Français, dit avoir entendu la lecture, et dans laquelle il trouva de grandes beautés, s'il faut en croire le même Beauchamps, auteur de la recherche des théâtres. Mais M. l'abbé Geoffroy, bien plus célèbre que l'abbé Abeille et que tous les abbés de l'univers, est aussi supérieur à M. l'abbé Abeille, à Cardin et à Gaberot, que le soleil l'est à la lune. Le lecteur en sera convaincu s'il veut bien se donner la peine de lire jusqu'au bout cette courte et véridique préface.

Quel dommage que le grand Corneille n'ait pas eu la pensée de traiter cet admirable sujet de la Mort de Caton ! comme il aurait fait parler César et Caton lui-même ! comme il aurait enflammé tous les cœurs au souvenir de la liberté mourante ! .comme il aurait peint avec énergie et fierté le dernier des Romains, expirant pour ainsi dire sur les débris, de Rome ! Mais que dis-je ? le grand Corneille l'a eue cette sublime pensée ; oui, le grand Corneille avait le projet de faire une Mort de Caton ; oui, le grand Corneille dit lui-même dans son épitre au cardinal Mazarin, qu'il se proposait de peindre un jour :

Les Scipions vainqueurs et les Catons mourans.

Qui l'en empêcha, me dira-t-on peut-être ? Qui ? la belle demande ! tout poète a le don de prophétie, comme l'annonce le nom vates. Le grand Corneille prévoyait qu'un jour M. l'abbé Geoffroy devait faire une Mort de Caton, et comment aurait-il osé entrer en concurrence avec un rival si redoutable ? Voltaire qui, en sa qualité de poète était prophête aussi, a eu la même crainte que le grand Corneille. Voltaire n'a point osé traiter le sujet de la Mort de Caton, quoiqu'il donne à entendre dans la préface de son drame intitulé : Socrate, que le sujet est un des plus beaux qu'on puisse mettre au théâtre ; il ne l'a point osé, dis-je, parce qu'il a deviné que M. l'abbé Geoffroy devait faire une Mort de Caton.

Chrétien Deschamps a été plus hardi que Voltaire et le grand Corneille. Le Caton d'Utique de Deschamps a été représenté pour la première fois le 25 janvier 1715, et imprimé la même année. Mais quoique la pièce de Deschamps ait eu quinze représentations de suite, cet auteur a été bien puni de sa témérité, personne ne parle plus ni de Déchamps ni de sa tragédie de Caton d'Utique, et tous les journaux retentissent des éloges qu'on donne par avance à la Mort de Caton de M. l'abbé Geoffroy, et tout le monde chante les louanges de l'auteur du nouveau Caton d'Utique, et tout le monde l'attend avec impatience.

Une Mort de Caton a paru sous l'anonyme en 1772, avec cette épigraphe tirée de Seneque : neque Cato post libertatem vixit ; nec libertas post Catonem. Cette pièce, qui est en trois actes, fut attribuée dans le tems à M. l'abbé Papon, mort depuis peu, et auteur estimé d'une histoire de Provence, d'un voyage littéraire de Provence et en dernier lieu d'une histoire de la peste, accompagnée des moyens de s'en préserver. Mais la peste ! M. l'abbé Papon est un bien petit garçon auprès de M. l'abbé Geoffroy ; l'un écrit comme un écolier de cinquième, et l'autre comme un digne professeur de rhétorique. M. l'abbé Geoffroy d'ailleurs n'est point descendu jusqu'à trois actes, comme l'a fait M. l'abbé Papon ; M. l'abbé Geoffroy s'est élevé jusqu'à cinq. M. l'abbé Geoffroy ne trace que des tableaux aussi vastes que son génie.

Douze ans après qu'eût paru la Mort de Caton dont je viens de parler, c'est-à-dire, vers le milieu de 1789, un M. Ch. de la B. . . .  en publia une autre sous le titre suivant : Caton d'Utique, en trois actes, en vers, imitée d'Addisson ; à Paris chez Théophile Barrois. Encore une superfétation dramatique qui ne mérite pas que je m'en occupe. D'ailleurs imiter Addisson ! quelle platitude. M. l'abbé Geoffroy n'imite personne, il se pique d'être original, et voilà pourquoi sans doute M. l'abbé Geoffroy est inimitable.

Parlerai-je du Caton d'Utique de M. Poinsinet de Sivri ? oui sans doute, l'auteur de Briséis a fait preuve d'un grand talent ; son Caton d'Utique est en cinq actes, il y a de beaux caractères, et des vers admirables : mais qu'est-ce que tout cela auprès des vers et des caractères de M. l'abbé Geoffroy ; on dirait que Poinsinet de Sivri n'a composé sa pièce que pour faire briller davantage celle de M. l'abbé Geoffroy. Il faut, comme on sait, des ombres aux tableaux; et la pièce de M. Poinsinet n'est qu'une ombre auprès de la vive lumière qui éclate dans la pièce de M. l'abbé Geoffroy.

M. Fr. Just-Marie Raynouard ne peut à son tour être mis en parallèle avec le grand homme dont je publie le chef-d'œuvre. Il existe de ce M. Fr. Just-Marie Raynouard une tragédie de Caton, en trois actes, en vers, qui a paru en l'an 2 de la république, chez Didot jeune, aux Galeries du Louvre.

Cette pièce est extrêmement rare, et je suis peut-être le seul homme à Paris qui en ait un exemplaire ; tant mieux pour M. Raynouard, l'obscurité de sa pièce en fait toute la gloire : que dirait-on hélas si on avait la facilité de la comparer à celle de M. l'abbé Geoffroy. M. l'abbé Geoffroy est un géant qui ne peut voir autour de lui que des pygmées.

Le Caton de M. Victor Campagne est bien inférieur à tous ceux que je viens de citer, et M. l'abbé Geoffroy n'a pas eu beaucoup de peine à faire mieux que M. Victor Campagne. Cependant voici un hémistiche qu'on trouve dans M. Victor Cam pagne; Marcie, fille de Caton, vient interrompre son père au milieu du monologue qu'il récite sur l'immortalité de l'ame, elle veut l'empêcher de se tuer, et l'inflexible vieillard lui répond : tu voudrais que je vive ! Eh bien le croira-t-on ? cet hémistiche tout admirable qu'il est, a été surpassé par M. l'abbé Geoffroy, et le monologue de M. l'abbé Geoffroy vaut cent fois mieux que celui de M. Victor Campagne.

M. Victor Campagne, à l'exemple de Métastase, rend la fille de Caton amoureuse de César, qui fut le plus grand ennemi de son père, et cet amour est aussi contraire à la vérité qu'à la vraisemblance, M. Tardieu de S. Marcel et M. l'abbé Geoffroy ont sagement évité cet écueil. Le Caton de M. de S. Marcel a été représenté à Paris pour la première fois, sur le théâtre de la république, le 27 germinal de l'an 4 ; cette pièce a eu du succès, et je crois qu'elle en méritait ; mais celle de M. l'abbé Geoffroy en aura bien davantage. M. de S. Marcel dont l'ame est toute républicaine, s'est attaché à peindre Caton avec les couleurs qui lui conviennent. M. l'abbé Geoffroy s'est attaché sur-tout à rendre César intéressant. M. l'abbé Geoffroy préfère hautement César à Caton, et pourra-t-on s'empêcher d'être de son avis ? Pourra-t-on s'empêcher d'admirer dans César, le grand caractère de M. l'abbé Geoffroy ?

Le dernier Caton composé en France, et dont il me reste à parler, est celui de M. Desroix, intitulé le dernier des Romains. Cette pièce a failli procurer à l'auteur une place aux Petites Maisons, et celle de M. l'abbé Geoffroy lui vaudra sûrement une place à l'institut.

Le premier Caton qui ait paru chez l'étranger est la fameuse tragédie d'Addisson, elle a été traduite plusieurs fois en français, et entr'autres par M. de Laplace, dans l'ouvrage qu'il a donné en dix volumes, sous le titre du Théâtre Anglais, et par M. Dammartin, à la suite de son histoire de la rivalité de Rome et de Carthage. Tout le monde connaît cette tragédie d'Addisson, qui a eu le plus grand succès en Angleterre, et qui passe pour un chef-d'œuvre. Quoique j'aie dit plus haut que M. l'abbé Geoffroy n'imitait personne, et qu'il se piquait d'être original, il paraît cependant que la pièce d'Addisson a beaucoup servi à M  l'abbé pour la composition de la sienne. Mais M. l'abbé a imité Addisson, comme Molière imitait Plaute, Racine Euripide et Voltaire Sophocle ; il a surpassé son modèle, il a volé Addisson, je l'avoue, mais il l'a tué. On ne parlera plus du chef-d'œuvre d'Addisson dès que le chef-d'œuvre de M. l'abbé aura vu la lumière.

Le Caton de Métastase n'est pas moins admiré que celui d'Addisson, son premier acte est de toute beauté, on sait que Métastase excelle dans ses premiers actes, mais malheureusement il ne se soutient pas ; les deux derniers actes de Métastase sont faibles, ils manquent de mouvement et de vie, dans la pièce de M. l'abbé tout est digne des plus grands éloges, tout est sublime, divin, miraculeux. L'exposition, le nœud, le dénouement n'offrent pas la moindre prise à la critique, la tache la plus légère. Il faut crier bravo à chaque vers, bravissimo à chaque scène, et mourir de ravissement à la fin de la pièce.

Un auteur allemand, nommé Gottsched, a publié aussi un Caton en Allemagne, les trois premiers actes de cette tragédie ont tant de ressemblance avec les trois premiers du Caton de Chrétien Deschamps, qu'on dirait qu'ils en sont traduits ; les deux derniers sont le produit d'une imagination extravagante, et M. l'abbé Geoffroy qui est un petit Caton, et sur-tout un bon chrétien, n'a rien pris ni à Chrétien Deschamps, ni à l'allemand Gottsched, qu'avait-il à faire de puiser dans le fumier de ces deux Ennius ? Il est si riche de son propre fonds; on ne trouve chez lui que des perles.

Êtes-vous bien sûr, me dira-t-on, que la Mort de Caton, dont vous faites de si grands éloges, soit de M. l'abbé Geoffroy, et si vous en êtes sûr, de quel droit disposez-vous d'un bien qui ne vous appartient pas ? De quel droit faites-vous imprimer une pièce qui n'est point de vous et envoyez-vous à la tranchée un enfant dont vous n'êtes point le père ? Car vous êtes un bon homme, vous, vous trouvez admirable tout ce qui sort de la plume de M. Geoffroy ; mais tout le monde ne pense pas de même. Imprimer une tragédie de M. Geoffroy, c'est exposer son auteur aux critiques les plus violentes. Car, qui épargnera M. Geoffroy lorsqu'on sait qu'il n'a épargné personne ?

Voilà deux objections formidables auxquelles il faut que je réponde:

D'abord, Messieurs, je vous dirai que le manuscrit de la Mort de Caton est bien à moi puisque je l'ai acheté ; je ne l'ai point payé ce qu'il vaut à la vérité, car les ouvrages de M. l'abbé Geoffroy sont impayables; mais enfin je l'ai payé et j'ai la quittance même de la très-modique somme qu'il m'a fallu tirer de ma chétive bourse pour en faire l'acquisition. Voilà donc ma propriété bien établie, et j'espère que sur ce point vous n'avez plus rien à dire, messieurs les censeurs !

Le second point de la difficulté est encore plus facile à résoudre. Un anonyme, vers le commencement de frimaire an douze a annoncé dans le journal de Paris, que les comédiens français répétaient, entr'autres nouveautés, la tragédie de Caton de M. l'abbé Geoffroy. Cette annonce a fait entrer M. l'abbé Geoffroy dans une sainte colère, et le lendemain il a mis dans le feuilleton une dénégation formelle de cette annonce. Il a juré, en présence du ciel et des hommes, qu'il n'avait composé aucune tragédie, et sur-tout qu'il n'avait point fait de tragédie de Caton. C'est précisément parce qu'il a juré qu'il n'avait point fait de tragédie de Caton que je crois qu'il en a fait une. S'il eut affirmé qu'il en avait fait une, je ne l'aurais pas cru, mais il l'a nié ; ma conviction est née de son serment. Je m'explique :

Il y a serment et serment dans le monde comme il y a fagots et fagots ; un serment qui ne peut nuire à personne est comme un mensonge qui ne nuit à personne. Selon la maxime des théologiens, on peut le faire sans blesser l'honneur et sans manquer à la probité. Le serment de M. l'abbé Geoffroy, grand théologien, est de ce genre. Il ressemble à ceux des amans et sur-tout à ceux des poëtes. Autant en emporte le vent.

Quoique vous puissiez dire, ajouteront mes censeurs, vous n'aviez point le droit de faire imprimer la Mort de Caton, au moins sans l'aveu de l'auteur. – Sans l'aveu de l'auteur ! Eh ! Messieurs ! ignorez-vous que M. l'abbé Geoffroy est l'homme du monde le plus modeste  ? Ignorez-vous qu'il aimerait mieux ne plus exister que d'avouer qu'il a du talent, ou que de publier un ouvrage remarquable par le moindre talent ? Ignorez-vous que par une suite de cette modestie innée il ne signe pas même son immortel feuilleton ? M. l'abbé Geoffroy, par une suite de cette même modestie, aurait sans doute condamné sa Mort de Caton à ne jamais voir le jour ; il aurait sans doute laissé mourir dans son porte-feuille le chef-d'œuvre qui doit vivre dans tous les siècles, et vous osez trouver mauvais que je le publie ? Sophocle avait composé cent vingt tragédies, et il n'y en a que sept qui soient parvenues jusqu'à nous ; si par hasard, je découvrais les cent treize qui manquent, me feriez-vous un crime de les publier ? On cherche par-tout une comédie en cinq actes et en vers de Fabre-d'Eglantine, intitulée l'Orange de Malthe ; si par hasard elle me tombait sous la main, me feriez-vous un crime de la donner au public ? N'est-ce pas au public qu'appartiennent tous les chefs-d'œuvres que l'on découvre, et la Mort de Caton de M. l'abbé Geoffroy n'est-elle pas un chef-d'œuvre ? et M. l'abbé Geoffroy n'a-t-il pas mille fois plus de génie que Sophocle et Fabre-d'Eglantine?

M. l'abbé Geoffroy a dit très-affirmativement dans son feuilleton qu'il n'avait jamais fait de tragédie, et cet aveu aurait dû vous empêcher d'attribuer à M. l'abbé Geoffroy une tragédie de la Mort de Caton. – Vous ignorez donc, messieurs, la petite aventure qui est arrivée à M. l'abbé Geoffroy dans un caffé de Paris : M. l'abbé Geoffroy prenait des glaces, selon sa coutume, glaces journalières qui passent dans son estomac et jamais dans son feuilleton, un jeune auteur dramatique, qui n'avait point à se louer de lui, M. Et...., l'aborde et lui dit avec politesse : – Monsieur, ne seriez-vous point par hasard M. l'abbé Geoffroy? – Non, Monsieur, je ne le suis point, lui répond M. l'abbé avec un ton aussi affirmatif que celui qu'il a pris en parlant de la Mort de Caton. – Tant mieux pour vous, Monsieur. Cet abbé Geoffroy est un censeur bien ignorant, bien partial, bien injuste, et je vous félicite bien sincèrement de n'être point ce maudit zoïle, cependant vous lui ressemblez furieusement.-Monsieur j'ai l'honneur de vous assurer que je ne le suis point. Tant mieux pour vous, lui répéta le jeune homme, et se tournant vers l'assemblée : Voilà un Monsieur, dit-il à haute voix que je prenais pour M. l'abbé Geoffroy, il m'assure qu'il ne l'est point, et je le félicitais de n'avoir rien de commun avec ce vilain homme. Je suis loin d'approuver la manière indécente avec laquelle le jeune auteur parla de M. l'abbé; et je n'aurais point cité cette anecdote connue de tout le monde, si elle n'était pas utile à ma défense ; mais enfin puisque M. l'abbé s'est rénié lui-même, pourquoi ne veut-on pas qu'il ait renié sa tragédie ?

Il manque un vers dans la scène première du troisième acte de la tragedie de M. l'abbé Geoffroy, et ce vers, qui sans doute aura été omis par le copiste, j'aurais pu le remplacer par un autre. Mais je m'en suis bien donné de garde. Ce serait toucher aux vases sacrés. Qui pourrait saisir, je ne dis pas avec vérité, mais seulement avec vraisemblance la manière large et grandiose de M. l'abbé Geoffroy. Si j'avais eu cette audace, les amis de M. l'abbé Geoffroy, M. Hyacinte Gaston, entr'autres, ne manqueraient pas de me comparer à un barbouilleur de taverne qui voudrait mêler ses couleurs aux couleurs de Raphaël ou de Michel-Ange, quelle perte, cependant, que l'absence d'un tel vers ! M. l'abbé Geoffroy est sublime dans les vers qu'il fait comme dans ceux qu'il ne fait pas. On doit présumer beaux, admirables, divins, les ouvrages même qu'il n'a pas encore composés, et l'on doit, perçant dans l'avenir, lui tenir compte des tragédies qui doivent éclore de son brûlant cerveau, car M. l'abbé Geoffroy donnera sans doute des sœurs à la tragédie de la Mort de Caton, et il n'est pas douteux qu'il n'éclipse par ses talens dramatiques les Sophocle, les Euripide, les Corneille, les Racine et sur-tout les Voltaire dont il fait chaque jour la critique avec tant de justice, de bonne foi et d'impartialité.

Mais on me fera une dernière objection qui est sans doute la plus difficile à résoudre et qui pourtant ne m'embarrasse pas. Le sujet de la Mort de Caton est tout républicain et tout philosophique, me dira-t-on peut-être, et comment voulez-vous que M. l'abbé Geoffroy qui tonne à chaque instant contre la philosophie et qui n'aime point les républicains ait pu traiter un pareil sujet ? Qu'on se rassure. La muse de M. l'abbé Geoffroy est si adroite et si souple qu'elle sait se plier à tout et je n'ai pas dit sans raison que M. l'abbé Geoffroy avait en quelques endroits imité la tragédie d'Addisson. Tout le monde sait qu'Addisson était du parti des Whigs, et tout le monde sait que M. l'abbé Geoffroy est du parti des Torys. La tragédie d'Addisson fut également applaudie par les deux partis opposés s'il faut en croire le passage suivant, d'une lettre écrite par Pope au chevalier Trumbull :

« Caton étonna moins Rome de son tems qu'il ne fait la Grande-Bretagne du notre, et quoiqu'on ait mis en œuvre la plus folle industrie pour rendre cette pièce un ouvrage de parti, on peut cependant appliquer avec la dernière justesse à l'auteur, ce qu'il a dit d'un autre à cette occasion : l'envie elle-même saisie d'étonnement reste muette et les factions se disputent qui applaudira le plus. »

Il en sera de même de la tragédie de M. l'abbé Geoffroy, les factions se disputeront qui l'applaudira le plus, l'envie saisie d'étonnement restera muette...... M. l'abbé Geoffroy réunira enfin les Whigs et les Thorys, les patriotes et les cosmopolites, les royalistes et les républicains, les jansenistes et les molinistes, les glukistes et les piccinistes, etc. etc. etc. Qu'on juge si je l'applaudirai, moi, qui viens en griffonant cette préface d'épuiser pour M. l'abbé Geoffroy les formules de la louange et de l'admiration ! O quand viendra le bienheureux jour où nous verrons sur les affiches du théâtre français de la république  : la Mort de Caton, tragédie en cinq actes, en vers de M. l'abbé Geoffroy.

Tragédie imprimée et non représentée

Almanach des Muses 1805

Restitution que M. Geoffroy n'a pas voulu accepter, parce qu'on lui faisait présent du bien d'un autre ; vente au profit des pauvres, qui prouve que lorsqu'on fait l'aumône, on ne donne pas toujours de bonnes pièces.

L'attribution de cette pièce à Geoffroy est une supercherie de la part de Cubières-Palmezeaux.

La brochure fait l'objet d'un compte rendu dans le n° 2562 du Courrier des spectacles du samedi 12 Ventôse an 12 (3 Mars 1804) :

La Mort de Caton, tragédie en cinq actes, en vers, par M. l'Abbé Geoffroy, auteur d'une Traduction de Théocrite, du Feuilleton du Journal des Débats, etc. , etc. Précédée d'un Coup d’œil rapide sur toutes les tragédies de Caton, qui depuis l'origine du Théâtre ont paru chez l'étranger et en France ; et publiée par M. C. Palmezeaux ; avec cette épigraphe :

Il faut rendre à César ce qui est à César.

Se vend au profit des pauvres, chez l'éditeur, rue de Seves, n°. 1264 ; Barba, palais du Tribunal ; mad. Masson, rue de l'Echelle, et chez les Marchands de nouveautés. — An XII. — 1804.

J'ai transcrit mot pour mot le frontispice de l'éditeur, et c'est pour cela que j'ai ajouté : Par M. l'abbé Geoffroy, à l'annonce de la Mort de Caton. J'ai deux excellentes raisons pour établir que cette tragédie n'est point de l'auteur à qui elle est attribuée, le désavœu de M. Geoffroy et l'extrême médiocrité de la pièce J'aurois désiré (par l'intérêt que je ne cesserai de prendre à la gloire des gens de lettres) que ce desavœu ne fût point accompagné d'injures. M. de Cubieres a persifflé il est vrai la Mort de Caton dans la préface qui la précède ; mais ce persifflage devient nul contre M. Geoffroy, puisqu'il déclare qu'elle ne lui appartient point ; et d'ailleurs une ingénieuse plaisanterie ne seroit-elle pas une arme aussi puissante qu'une injure peu ménagée ?

L'auteur quel qu'il soit de la tragédie de Caton a bien peu senti la force des convenances, quand il a fait intervenir un amour bien froid, bien languissant dans un sujet où rien ne doit distraire du grand objet de la liberté, puisque c'est en faveur de cette belle cause que Caton, le dernier des Romains, refuse de survivre à la crainte même de l'asservissement de sa patrie.

Marcie, fille de Caton, a deux amant, Simpronius, citoyen Romain, et Juba, roi de Numidie. Le refus de Caton a engagé le premier dans le parti de César, et l'autre reste fidele au parti de Caton, malgré l'assurance qu'il lui donne que tout autre qu'un Romain est indigne de son alliance.

Marcie avoit deux frères, Marcus et Postius. Le premier tué sur le champ de bataille est apporté sur des boucliers et déposé aux pieds de Caton, qui envie le sort de cette illustre victime de la liberté.

L'auteur, fidele au trait historique, fait méditer attentivement son héros sur le traité de Platon, mais beaucoup moins heureux que Shakespeare et que son traducteur, il lui fait reciter un monologue rempli de mots peu sonores et de pensées insignifiantes.

Touché de la fidélité de Juba, Caton profite de ses derniers momens (car il s'est fait une large blessure), il lui donne sa fille pour récompense, il bénit leur union.

Cette piece ne contient que très-peu de beaux vers : ceux qui me paroissent le plus dignes d'être cités sont tirés de la 10me scene du premier acte :

Eh! quoi ? rougissez-vous de vous montrer sensible
Aux malheurs d'un héros qui seroit invincible
Si la vertu l'étoit ?

Elle est d'ailleurs très froide, entièrement dénuée d'intérêt, et par conséquent très-capable d'exciter l'ennui.

Lez-Mar.

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