Michel Montaigne

Michel Montaigne, comédie en 5 actes, en vers, de J. H. Guy. 22 Brumaire an 7 [12 novembre 1798].

Théâtre Français de la République.

Titre :

Michel Montaigne

Genre

comédie

Nombre d'actes :

5

Vers ou prose ,

en vers

Musique :

non

Date de création :

22 brumaire an 7 [12 novembre 1798]

Théâtre :

Théâtre de la République

Auteur(s) des paroles :

J. H. Guy

La Correspondance littéraire, deuxième année, n° 2 [décembre 1857], p. 37 :

L'Almanach des Muses, Paris, an VIII, p. 277, donne une analyse assez étendue d'une comédie de Guy, Michel Montaigne, en cinq actes et en vers, représentée le 22 brumaire an VII; elle fut froidement accueillie, et ne paraît pas avoir été imprimée ; du moins la France littéraire de M. Quérard ne la cite point parmi les productions de cet écrivain oublié.

Almanach des Muses 1800

Michel-Montaigne vit dans son château de Saint-Michel-Montaigne avec sa femme, Beauregard son beau-frère, un oncle de sa femme et Léonore sa fille, qu'il destine au jeune Saint-Quentin, neveu de son ami la Boëtie. Teligny, capitaine dans l'armée des huguenots, s'introduit chez Montaigne à la suite de Saint-Quentin, et sous l'habit d'un de ses valets ; il pense que ce lieu peut devenir un poste important pour son parti, et veut s'en emparer. Il s'était flatté de faire entrer le calviniste Beauregard dans ses vues, il n'a pu y réussir ; il s'est assuré de lui. Beauregard, avant de disparaître, a jeté des soupçons dans l'ame de madame Montaigne, naturellement portée à la jalousie ; il lui a dit qu'il se passait quelque chose dans un cabinet placé près de celui de son mari. C'est Léonore qui s'y est cachée avec sa gouvernante. On croyait la jeune personne chez une tante, elle est arrivée au château pour souhaiter la fête à sa mère. Teligny, qui sait très-bien quelles femmes ce cabinet recèle, se propose d'enlever Léonore ; et de s'en faire un ôtage dans le cas où le coup de main qu'il a préparé viendrait à manquer. madame Montaigne, qu'il met dans une demi-confidence, se prête à l'enlèvement de la jeune personne, et en fournit elle-même les moyens. Teligny, bientôt après, revient sous son véritable nom. Il a fait ses dispositions pour l'attaque du château, elles sont sûres. C'est alors qu'il propose à Montaigne de se rendre sans coup férir. Montaigne lui reproche sa conduite avec beaucoup de véhémence. Teligny le quitte. Bientôt l'alarme est au château, l'intrigue est découverte, on se prépare à la défense. Teligny arrive. Montaigne a triomphé de sa résolution. Le jeune homme ramène Léonore, la remet dans les bras de ses parens, et la pièce se termine par le mariage de Léonore avec Saint-Quentin.

Personnage difficile à mettre sur la scène. Le rôle de Montaigne à-peu-près nul ; il parle beaucoup et n'agit point ; un contraste assez étrange de Montaigne, parlant la langue dans laquelle ses Essais sont écrits, et de tout ce qui l'entoure parlant la langue du dix-huitième siècle. mais une très-belle scène au quatrième acte, des vers bien pensés et bien tournés, presque toujours le ton de la bonne comédie ; ouvrage enfin qui, malgré le froid accueil qu'il a reçu, donne une opinion avantageuse du talent de son auteur.

Courrier des spectacles, n° 630 du 23 brumaire an 7 [13 novembre 1798], p. 2-3 :

[La première représentation de Michel Montaigne a visiblement été très agitée, et le critique prend clairement parti, au nom de la liberté d’opinion et du droit de siffler les mauvais ouvrages, pour les siffleurs contre ceux qui voulaient assurer la tranquillité de la salle. Car la pièce ne mérite aucune indulgence, en dehors « d’un très-petit nombre de vers heureux » : exposition mal faite et trop longue, intrigue compliquée et double, invraisemblances, tout un acte vide, bavardage des conversations, style inégal et incorrect, aucun comique, la pièce était vouée à la chute. Une seule chose positive, les costumes très riches, en particulier celui des actrices. Le critique en vient à se demander s’il doit faire l’analyse de la pièce, et il ne la fait que par scrupule d’éditeur. Il se lance donc dans le résumé interminable d’une intrigue compliquée et incohérente, avec des rebondissements sans fin, pour arriver à un dénouement peu crédible. Pas un mot d e jugement, ni sur le jeu des acteurs, ni sur l’auteur dont le nom n’est pas cité.]

Theatre français de la République.

La pièce donnée hier pour la première fois à ce théâtre sous la qualification de comédie, sous le titre de Michel Montaigne, a cédé au cinquième acte aux sifflets qui l’avoient justement attaquée dès le second, mais que des ennemis de l’art dramatique étoient parvenus à étouffer.

Jamais conduite ne fut plus indécente que celle que tinrent hier ces gens qui, depuis quelque tems, ne semblent affluer au théâtre , que pour comprimer le bon goût. Après avoir patiemment enduré l’ennui que peut procurer un premier acte le plus insignifiant, quelques personnes murmurèrent ; une d’elles vint ensuite à siffler, à bas, s’écrie-t-on de toutes parts, et une voix s’élève et prononce : Si celui qui est à coté de la personne qui a sifflé est un honnête homme, il doit le mettre à la porte. Ce n’est pas tout, le troisième acte se joue, les sifflets recommencent. A l’instant plus de cent personnes se lèvent, crient à la porte, et certes si le bon goût eût eu autant de défenseurs qu'il y avoit d’intrépides protecteurs du mauvais, il se seroit élevé une rixe des plus violentes, et le tout au sujet d’un drame Quels sont donc ces arbitres du théâtre, qui s’y croyent en droit de mettre à la porte des citoyens qui manifestent une opinion contraire à la leur ? qui donc a pu faire perdre au public le droit de siffler un mauvais ouvrage ?

Celui dont il s'agit, à l’exception d’un très-petit nombre de vers heureux , n a rien de ce qui peut mériter l’indulgence. Exposition la plus maladroite, et qui ne finit pas même avec le premier acte, intrigue compliquée et double, invraisemblances, pas une seule scène au quatrième acte, des conversations sans fin, des madrigaux très-applaudis à côté du style le plus trivial, des fautes de langue, telles que des négations supprimées, et ce vers qui n’est pas français :

Veuillez (*) tout bonnement rester ce que vous êtes.

des enlèvemens, des poignards, des combats, pas un seul trait de comique, à moins qu’on ne veuille faire passer pour tels les discours d’un valet, qui n’ayant encore paru qu’une fois, vient au cinquième acte tellement fatiguer les auditeurs , qu'il a décidé la chûte de l’ouvrage.

La seule chose qui ait dû flatter les amateurs, ce sont les costumes pour la richesse desquels on n'a rien négligé. Principalement les citoyennes Contat et Mars étoient mises avec un goût qui leur fait infiniment d’honneur. Je devrois peut-être me dispenser d’analyser cet ouvrage, mais je manquerois le but que je me suis proposé dans cette feuille ; je vais donc essayer de me rappeler ce que les murmures ne m'ont point empêché d’entendre.

La scène se passe en Périgord près Coutras, dans le château de Montaigne. Tandis que la France est déchirée par les guerres civiles qui règnent entre les Catholiques et les Huguenots, notre philosophe vit tranquille dans sa retraite où il se livre à l’étude. Eléonore sa fille, sur le point d’être mariée au chevalier St-Quentin, est allée passer huit jours chez une tante à Vauclair, mais le désir de célébrer la fête de sa mère la ramène secrètement au château ; elle engage Miac, secrétaire de son père, à lui indiquer un endroit où elle puisse se cacher jusqu’au soir. Après quelques difficultés, il lui ouvre une chambre près du cabinet où Montaigne travaille.

Beauregard, beau-frère de ce dernier, le soupçonne d’infidélité envers son épouse ; Miac défend son maître jusques à l’arrivée de Saint-Quentin qui interrompt leur conversation. Celui-ci vient de prendre à son service un nouveau domestique, qui sous le nom de St-Brige, n’est autre chose que le capitaine Téligny d’Anjou, attaché à Henry quatre, et qui brûle de venger dans le sang des Catholiques la mort de trois frères qu’il a perdus dans différens combats. Le dessein de Teligny, en se mettant au service de St-Quentin, a été de s introduire dans le château de Montaigne, dont il veut s emparer. Il fait part de son projet à Beauregard, Huguenot comme lui, mais qui ne veut pas entrer dans un complot dont son beau-frère doit être la victime.

Teligny désespéré de s’être ouvert à Beauregard, lui déclare que s'il le trahit, Montaigne périra. Peu rassuré, le capitaine des Huguenots voudroit avoir un otage qui put répondre de sa sûreté dans une entreprise aussi périlleuse. A l’instant Miac, qui est obligé de s’absenter vient confier au faux St-Brige qu’Eléonore, l’amante de son maître, est cachée dans une chambre du château, dont il lui remet la clef. Teligny est au comble de la joie ; Eléonore est le meilleur otage qu’il pouvoit désirer. Cependant madame Montaigne allarmée de quelques mots échappés à Beauregard, conçoit de violens soupçons sur la fidélité de son époux. Saint -Brige sur-tout l’inquiète ; son aumônier qu’elle respecte extrêmement approuve ses craintes, et lui amène le prétendu Saint-Brige. Teligny profite des craintes de cette malheureuse épouse pour lui enfoncer le poignard dans le cœur. Son mari, lui dit-il, a dans une chambre du château une jeune fille de la plus grande beauté. Il offre pour éviter toute esclandre de la conduire dans un asyle sûr. Madame Montaigne lui indique un souterrain par lequel il pourra gagner la demeure de Flora, nourrice d’Eléonore, et Teligny met ainsi son otage en sûreté. N’ayant plus besoin de dissimuler, il se présente à Montaigne sous son vrai nom ; celui-ci qui a la bonté de ne pas le reconnoître, l’accueille ; mais quand il sait qu'il vient pour opprimer un de ses voisins, il essaie de le ramener à la vertu. Teligny tire secrètement un poignard pour percer le philosophe ; mais l’arme meurtrière lui échappe des mains. Il sort ; cependant Eléonore est enlevée. L’effroi se répand dans le château, Saint-Quentin arrive, madame Montaigne apprend que cette rivale si redoutée qu’elle a fait enlever est sa propre fille, et qu’elle est au pouvoir de Teligny. Saint-Quentin veut aller le combattre, Teligny arrive lui-même ; le jeune chevalier met l’épée à la main, un officier Huguenot les sépare ; le capitaine reconnoît son crime, et Eléonore est unie à son amant.

(*) Vouloir n’a point d’impératif, quoique des personnes l’emploient dans la conversation familière,

Gazette nationale ou le Moniteur universel, n° 57, 27 brumaire an 7 [17 novembre 1798] de la République Française, une et indivisible, p. 233 :

[Le début de l’article est consacré à souligner l’extrême difficulté du sujet, celle de peindre le portrait d’un individu (et non, comme dans la comédie de caractère, de toute une catégorie de personnes), celle de le faire dans une comédie en cinq actes et en vers (et non dans un vaudeville), celle de choisir un personnage comme Montaigne, dont toutes les caractéristiques sont difficiles à rendre sur le théâtre. La pièce a été mal reçue « à la première représentation », peut-être parce qu’elle n’est pas la comédie annoncée, mais un drame, voire un drame héroïque. Après le résumé de l’intrigue, le critique évoque ses défauts, et d’abord son « vice principal », de manquer totalement d’intérêt (au sens qu’a ce mot pour le théâtre), parce qu’elle mène de front « trois ou quatre actions » : l’attaque contre Montaigne ? l’occupation du château ? la vie familiale de Montaigne ? Le but de la pièce n’est pas clair. Il y a dans la pièce des rôles inutiles (celui de Lanoue disparaît à la deuxième représentation), beaucoup de mouvements non motivés, d’incidents compliqués, de personnages sacrifiés. Mais elle a aussi ses qualités : l’auteur a « voulu répandre et faire chérir les maximes de la vraie philosophie, de la tolérance politique et religieuse ; prêcher l'oubli des injures, l'union entre les citoyens », c’est une pièce philosophique. Les changements de la seconde représentation ont permis de lui assurer le succès.]

La tâche d'un poëte comique qui entreprend de tracer un caractere, est peut-être moins dificile que celle de l'auteur qui, choisissant parmi les hommes célebres celui qu'il veut mettre en scene, annonce lui-même qu'il en va présenter le portrait. Ce dernier en effet, restreint dans des bornes étroites, assujéti à un principe sévere d'imitation, n'a qu'un modele et ne peut s'en écarter, tandis que le vaste champ des ridicules de la société est ouvert au poëte qui s'occupe des caracteres et non du personnage. Le Vaudeville a été constamment heureux dans l'exposition de ces sortes de tableaux, si on en excepte celle de Diderot, sous le nom de son Jacques le Fataliste ; mais le Vaudeville ne peint qu'en miniature ; et dans une comédie en cinq actes, on ne se contente pas d'un trait de la phisionomie, c'est le personnage tout entier qu'on veut avoir sous les yeux. Le mérite de la ressemblance est d'abord ce qu'on attend du poëte devenu peintre ; mais lorsqu'il a choisi un cadre d une très-grande proportion, le fond du tableau, les accessoires, qui doivent accompagner la figure principale, deviennent des parties essentielles , et ce n'est pas elles qui coûtent le moins à lier, à mettre en harmonie avec l'ouvrage.

Le citoyen Guy, auteur de Michel Montaigne, a dû, nous le croyons, sentir la verité de ces observations ; que de difficultés n'avait-il pas à vaincre en traitant le sujet qu'il s'était choisi ?

Pour trouver ce sujet dans un trait de la vie de Montaigne, au récit duquel ce philosophe semble mettre lui-tu même peu d'importance ; pour y lier le tableau des mœurs du tems ; pour y joindre une intrigue comique ; pour établir le caractere de l'homme unique, pour dire fortement des choses neuves et originales ; pour reproduire en vers ces grandes pensées si naïvement exprimées dans les Essais ; pour assujettir aux regles de la versification et du langage scénique l'écrivain qui, pour rendre sa pensée dans toute sa force, a subjugué sa langue et s'est composé un idiôme sans bornes comme son génie ; enfin, pour amener naturellement, pour lier au dialogue ces traits admirables qu'aucune recherche n'avait préparés, que Montaigne semait sans efforts et sans symétrie, il fallait être armé d'un courage égal à la grandeur des obstacles. Il eût été bien glorieux de réussir ; il est honorable même d'avoir entrepris ; et, quelqu'ait été le succès de la tentative, l'auteur qui a osé mesurer ses forces avec une tâche semblable, sera toujours digne d'encouragement et d'indulgence.

Ces marques de la faveur publique ne lui ont cependant pas été donnés à la premiere représentation de son ouvrage ; peut-être eût-il été jugé moins sévérement, s'il n'eût donné le nom de comédie à une production qui ne mérite ce titre sous aucun rapport, et qui devait être annoncée comme drame, et si l'on veut comme drame héroïque.

La scène se passe au château de Montaigne en Périgord , près Coutras, où Henry va bientôt rencontrer Anne de Joyeuse. Un capitaine huguenot Lanoue, fils du protestant de ce nom, célèbrc par ses vertus, et par les regrets que sa mort inspira aux deux partis, pénètre au château, sous un déguisement, pour s'assurer de la personne du philosophe, et prendre une position militaire dans son château. Il pénètre avec le jeune Saint-Quentin destiné pour époux à Léonor, fille de Montaigne : on croit cette jeune personne en campagne chez une tante, mais elle est rentrée furtivement au château, pour surprendre sa mère le jour de sa fète ; elle est cachée dans un cabinet d'étude de Montaigne. Lanoue l'apprend, et désirant un ôtage, il forme le projet d'enlever Léonor ; il allarme la jalousie de madame Montaigne, lui persuade qu'une jeune personne est cachée dans le cabinet de son époux, et lui demande la permission de l'en délivrer par un prompt enlèvement. Madame Montaigne donne son consentement, et au moment où elle ouvre avec son époux une explication à ce sujet, des cris se font entendre ; c'est Léonor qu'on enlève. Lanoue, sûr d'un ôtage, revient sous son nom véritable s'ouvrir à Montaigne, et lui déclarer indirectement des desseins utiles à son parti. Il feint de les utiliser sur un voisin du philosophe, et de venir demander conseil à ce dernier. L'idée d'une trahison, d'une surprise, d'un acte de violence surtout, indigne Montaigne, qui s'étonne de voir le jeune Lanoue si loin des traces de son pere. – Vous parlez des crimes que vous avez à venger, dit-il.

Venge-t-on des martyrs par des assassinats ?

Lanoue cède à l'ascendant de la vertu, et à la force des expressions de Montaigne : il abandonne ses desseins, et ne reparaît que pour rendre l'ôtage précieux qu'il avait enlevé, avouer sa faute, dissiper les craintes de madame Montaigne, et recevoir son pardon de la bouche du philosophe.

Le vice principal de cet ouvrage est sans doute le manque absolu d'intérêt, et comment en concevrait-on, lorsque l'auteur a voulu faire marcher de front trois ou quatre actions qui se heurtent et se nuisent réciproquement ? Examinons son but, et jetions un coup-d'œil sur ses moyens Quelle fut son intention principale ? Est-ce l'assassinat de Michel Montaigne, comme ·l'annonce le poignard que Lanoue tirait à la premiere représentation ? Dans ce cas, Lanoue devait-il pénétrer au château ? L'adresse et la scélératesse de Poltrot de Méré1 lui étaient seules nécessaires ; mais en admettant ce projet, Lanoue est dégradé, et ce nouveau Cimbre, devant Marius, est peu digne d'intérêt, soit dans sa tentative, soit dans ses remords.

Est-ce l'occupation du château que le capitaine Huguenot désire ? Mais ce château est sans défense, il n'est besoin pour y prendre position, ni de ruse de guerre, ni de déguisement, ni d'ôtage.

L'auteur a-t il voulu peindre l'intérieur de la famille de Montaigne, rappeler que son épouse pût avoir des sujets de jalousie ? Quel mouvement dramatique peut produire ce sentiment si peu amené, si peu développé, excité par un valet inconnu, suspect ? Que produit ce mouvement ? L'ordre de l'enlevement, la remise de l'ôtage, voilà tout : aussi l'interêt qu'il eût pu inspirer, s'évanouit-il au moment où le motif, qui a fait employer un tel moyen, est reconnu.

Si nous n'avions déclaré vouloir mesurer le mérite d'exécution de cet ouvrage à l'étendue des difficultés : si le public, par un jugement très-sévere, n'eût dit beaucoup plus que nous ne pourrions dire nous-mêmes, nous ferions sentir combien de rôles inutiles, d'allées et de venues non motivées, de positions invraisemblables, produisent ces incidens compliqués, cette double ou triple action dont se compose l'ouvrage mal tissu que nous analysons : nous dirions combien de scenes connues de théâtre ont été affaiblies par l'imitation qu'on en a faite dans cet ouvrage, combien le rôle de Léonor est sacrifié, combien celui de son amante demanderait une phisionomie plus prononcée, une teinte d'opposition avec Lanoue plus marquée ; mais déjà peut être nous avons été trop loin.

Terminons, en reconnaissant, en appréciant la veritable intention de l'auteur. Il a voulu ; il nous a reportés aux tems funestes où les Français s'immolaient pour des querelles religieuses ; il a peint leurs excès, retracé leurs malheurs. Et si, par ce tableau du passé, il a pu fixer un moment les yeux sur le present ; s'il a pu ajouter quelque force à l'horreur que doit inspirer le fanatisme ; si les maximes douces, fraternelles, patriotiques de Montaigne ont pu calmer quelques ames aigries, appaiser quelques ressentimens, éloigner quelqu'idee de vengeance parmi nos concitoyens que plus d'un fanatisme égara, ne jugeons pas sevérement l'auteur dramatique, et votons des remercîmens au jeune citoyen dont les ceilles littéraires ont du moins cet avantage qu'elles sont consacrées au culte de la morale et de la philosophie.

Grace à d'heureux changemens, la seconde représentation a été mieux accueillie que la premiere : on a même vivement applaudi le portrait de Montaigne, tracé par son secrétaire; la scene trop peu développée où madame Montaigne entre en explication avec son époux, et sur-tout l'entrevue de Lanoue et de Montaigne, scene qui offre des beautés réelles. L'ouvrage est joué par les premiers sujets du théâtre, et est monté, quant aux accessoires, avec un soin qui honore les comédiens, en leur assurant le titre d'amis des arts.

L’Esprit des journaux français et étrangers, vingt-huitième année, volume IV, nivôse an 7 [janvier 1799], p. 189-197 :

[Compte rendu très complet et largement positif d’une pièce dont la première représentation a été difficile, mais qui paraît avoir été mieux accueillie à la seconde (mais il semble qu’elle n’a pas connu un succès durable...). L’article s’ouvre naturellement sur la présentation des personnages et le résumé de l’intrigue, dont il montre qu’il mêle les questions politico-religieuses et une intrigue sentimentale (le mariage de la fille de Montaigne avec le neveu de La Boétie). Montaigne y paraît en sage capable de convaincre son « ennemi » de cesser de vouloir attaquer son château. La présence de Montaigne, dont le nom fournit le titre de la pièce, pose problème : un sage, c’est d’abord un homme de parole, pas d’action, et l’action est indispensable au théâtre. Sinon, l’auteur utilise toutes les traits connus de Montaigne pour en tracer un portrait aussi exact que possible. Mais l’abondance même des matières met à mal l’unité de la pièce, unité d’action, de ton, de couleur. La pièce n’est pas sans défauts, elle n’est pas non plus sans qualités : on retrouve dans la pièce le vrai ton de la comédie, et surtout les « tours » et les « mots » de Montaigne, dont le critique cite toute une série d’exemples. La plus belle scène est celle de la confrontation de Montaigne et de Téligny, qui a voulu attaquer le château de Montaigne : « Les mouvemens en sont pathétiques, forts ». Si la pièce n’a pas été très bien accueillie, c’est qu’elle a souffert de la difficulté de juger une pièce quand on la lit avant de la voir. Il a fallu tout le talent des comédiens pour assurer le succès de la pièce, lors d’une première représentation houleuse, puis dès la seconde, où ils ont dû assimiler « des coupures, des changemens, & le remplacement d'un rôle entier ». L’article nomme les acteurs remarquables, dans les principaux rôles comme dans celui de Téligny. Les costumes sont jugés « bien observés ». L’auteur n’a été demandé qu’à la seconde représentation.]

THÉATRE DE LA RÉPUBLIQUE.

Michel Montaigne, comédie en 5 actes & en vers.

Le philosophe Montaigne est représenté dans la pièce de ce nom, au sein de sa famille, dans son château de St.-Michel Montaigne, en Périgord. Sa femme est d'un caractère très-susceptible de jalousie. son frère Beauregard a embrassé avec chaleur les opinions nouvelles des réformés ; il est chagrin & tracassier. Un oncle de sa femme, commandeur de Malte, ardent catholique, fait partie de la famille. Léonor, sa fille, destinée à épouser le jeune St.-Quintin, neveu de la Boétie, jadis le tendre ami de Montaigne, se cache avec sa gouvernante dans une pièce attenante au cabinet d'étude du philosophe. Toute la maison la croit chez une tante, d'où elle arrive clandestinement pour surprendre sa mère, dont ce jour est la fête, & pour lui offrir le soir son bouquet. Millac, secrétaire de Montaigne & fort attaché à son maître, se prête à cette fantaisie.

Téligny, capitaine dans le parti huguenot, & très-zélé pour sa secte, s'introduit dans cette maison à la suite du chevalier de St.-Quintin, & sous le déguisement d'un de ses valets. Son intention est de reconnoître les lieux & de tenter un coup de main sur le château , qui par sa fituation peut devenir, à la veille de la bataille de Coutras, un poste important pour les réformés. Il se flatte de faire entrer dans ses vues le calviniste Beauregard ; mais n'ayant pu parvenir à le séduire, il réussit à s'en assurer.

Beauregard, avant de disparoître, a mis le trouble & a porté la jalousie dans l'âme de madame Montaigne, en insinuant quelque traits relatifs à ce qui se passe dans le cabinet. Il a découvert qu'il s'y trouve des femmes cachées, mais il ignore qui elles sont. Téligny, qui a été mis dans la confidence, en profite pour arriver à ses fins. Il projette d'enlever la jeune personne, la fille de Montaigne, pour s'en faire un ôtage dans le cas où le coup de main qu'il
se propose échoueroit. Madame Montaigne, à qui il ne fait qu'une demi-confidence à ce sujet, donne les mains à l'enlèvement de la jeune personne qu'elle croit sa rivale & non sa fille, & indique même une issue souterraine favorable à l'exécution de ce projet : c'est par ce moyen que l'enlèvement s'effectue.

Téligny reparoît ensuite dans la maison sous son véritable nom. Il a quitté son déguisement ; toutes ses dispositions pour l'attaque du château sont faites ; elles sont immanquables. Dans cette situation des choses, il a un entretien avec Montaigne, qu'il voudroit engager, par la connoissance de son péril qu'il lui infinue avec réserve & mystère, à se rendre sans coup férir. Montaigne, dans cet entretien, lui représente avec beaucoup de force & une grande véhémence toute l'indignité de sa conduite. Téligny paroît troublé ; il sort. Bientôt l'alarme est au château; toute l'odieuse intrigue se découvre ; on se prépare à la résistance, quand tout à coup Téligny, dont la résolution a été vaincue par l'ascendant de Montaigne, reparoît, ramène la jeune Léonor, qu'il remet dans les bras de ses parens, & renonce à troubler l'asile hospitalier de la philosophie & de la vertu. La pièce se termine par le mariage de Léonor avec St.-Quintin,

L'exposé seul de cet ouvrage, qui est fidèle, met dans tout son jour le grand défaut qu'on lui a reproché avec raison. Michel Montaigne est, de tons les personnages, le plus étranger à I'action de la pièce qui porte son nom. Sans en avoir eu l'intention, dans le compte que je viens d'en rendre, je n'ai eu besoin de le nommer qu'une seule fois à la fin, & non pas même dans une circonstance d'action, mais dans une scène de discours. Cependant, il tient beaucoup de place dans l'ouvrage ; son rôle est fort, mais fort en paroles. Il étoit sans doute difficile à mettre au théâtre; & peut-être Martine a-t-elle raison, quand elle dit avec son gros bon sens & toute la sagacité de Molière :

Les savans ne sont bons que pour prêcher en chaire.

Il n'est pas aisé du moins de faire d'un sage, un personnage comique. Montaigne ne l'est point du tout. Il parle ; & on doit rendre à l'auteur la justice de dire qu'en général, il parle fort bien, & qu'on retrouve en lui, d'une manière très-satisfaisante, l'auteur des Essais. Si tout ce qu'il dit étoit placé dans un sujet heureux, lié à des situations dramatiques, nécessaire enfin, ce mérite eût même été plus généralement senti ; mais à la fin de ses plus belles tirades, il fait naître trop souvent l'idée de lui appliquer ce mot d'un Spartiate : « Tu tiens sans propos de fort bons propos. »

On voit bien cependant que les intentions n'ont pas manqué à l'auteur, A côté du sage qui avoit adopté pour devise ces mots si simples, mais si philosophiques & si profonds, que sais-je ? il a placé des sectaires violens & emportés, de ces hommes qui savent tout. Pour le montrer dans des circonstances domestiques, il lui a donné une femme qui a de la jalousie : il approche de celui qui a si bien parlé de l'amitié, le neveu de son tendre ami, & il lui destine sa fille : enfin il le place au milieu d'un grand événement, pour le montrer aux prises avec un grand danger. Ajoutez, que le trait essentiel de la pièce, celui sur lequel est fondée l'action principale, est historique. Dans le chapitre qui a pour titre : De la physionomie, Montaigne raconte une aventure à peu près semblable qui lui est arrivée, & termine son récit par ces mots : « souvent depuis il a dit (le traître) que mon visage & ma franchise lui avoient arraché la trahison des poings. »

Tout cela est fort beau. Voilà beaucoup de moyens, & trop sans doute. En les employant tous dans un ouvrage dramatique, combien il sera difficile d'y conserver toutes les unités, surtout celle d'action, surtout celles de ton & de couleur ! L'auteur de Michel Montaigne n'a pu éviter l'écueil. Depuis les moyens & le ton les plus humbles de la comédie, jusqu'au ton & aux moyens les plus élevés de la tragédie, en passant par l'intermédiaire du genre auquel le nom distinctif de drame a été donné, on les trouve tous dans cet ouvrage.

Je n'en ai point dissimulé les défauts, & je ne commettrai pas l'injustice d'en taire les beautés.

Il en a de réelles. Dans la plupart des morceaux mis dans la bouche de Montaigne, le véritable ton de la comédie m'a paru fort bien saisi. Une difficulté du sujet, étoit d'y introduire des tours & des mots que Montaigne s'est rendus propres. On devoit s'attendre à les y trouver, & il n'étoit pas aisé de les employer. L'auteur l'a fait avec mesure & avec goût. Le style a la couleur du siècle de Montaigne, celle plus particulière & plus aimable de cet auteur. Quelques-unes de ses tournures, que notre prose gagneroit beaucoup à reprendre , s'y trouvent rappelées, ainsi que quelques mots que nous regrettons d'avoir perdus, & que nous accueillons mal quand on essaye de nous les rendre. Quelques citations justifieront, je crois, ce que je viens d'avancer.

Le portrait de Montaigne, au premier acte, fait par son secrétaire, obtient toujours beaucoup d'applaudiffemens, & il les mérite. En voici queiques traits. C'est en prenant sa défense contre son frère, que Millac dit, aussi bien qu'à propos :

C'est la bonté sans fard, c'est la douce candeur
Qui va s'abandonnant au train de son humeur.
Comme il ne prétend point régenter personne,
Il n'attache qu'à lui tous les soins qu'il se donne ;
Sur ses propres défauts exerce ses esprits,
Et cherche dans lui seul matière à ses écrits.

Il est impossible de mieux caractériser Montaigne qu'il l'est dans ces deux derniers vers.

C'est le philosophe lui-même qui parle dans le morceau suivant, de son ami la Boétie, que l'aspect de son neveu lui rappelle naturellement.

Tout mon cœur dans le sien cherchoit à se répandre,
La raison ? je la sens & je ne puis la rendre.
Parce que c'étoit lui, parce que c'étoit moi ;
Ou plutôt nul des deux n'habitoit plus en soi :
Ce n'étoit plus le mien, ni le sien : c'étoit nôtre ;
Nous vivions confondus ; l'un respiroit dans l'autre.
Un invincible attrait.... Nous nous aimions, je crois,
Par ordre exprès du ciel.

On a moins accueilli au théâtre les vers que je vais citer, & que la réflexion fera peut-être mieux apprécier. Montaigne, en donnant sa fille au neveu de son ami, entend se reposer entièrement sur lui de l'administration de sa maison & de ses biens. En conséquence , il lui dit :

Débarrasse mes mains d'un fardeau qui les blesse :
Deviens le protecteur de ma chère paresse,
Emmielle mes loisirs, dorlotte mes vieux ans.

On a paru faire grâce à la première expression, emmielle, & condamner la seconde, dorlotte. Mais pourquoi voudroit-on proscrire l'une plutôt que l'autre ?

La plus belle scène de la pièce, celle qui reçoit les plus vifs applaudissemens, est au quatrième acte, entre Montaigne & Téligny : c'est celle où le philosophe, tantôt avec l'autorité de la raison, tantôt avec la chaleur d'une âme sensible, combat le projet de Téligny, dans l'ignorance où il est encore que c'est contre lui qu'il est dirigé, & où il réussit enfin à lui arracher la trahison des poings. Les mouvemens en sont pathétiques, forts, & elle suffiroit pour placer son auteur parmi les écrivains qui ont un véritable talent.

J'ai mis le lecteur à portée de juger, de balancer les défauts & les beautés. Les premiers tiennent à l'ensemble, les seconds aux détails. On plaît à la lecture par celles-ci ; au théâtre on est plus frappé des autres : & voilà comment s'expliquent les erreurs du jugement, qu'avant la représentation tout le monde commet sur l'effet d'un ouvrage dramatique.

On doit des éloges aux comédiens, pour avoir courageusement soutenu le choc qui, dès le premier jour , auroit renversé cette pièce, sans leur persévérante fermeté : on leur en doit, pour s'est mis en état de la jouer le surlendemain, avec des coupures, des changemens, & le remplacement d'un rôle entier qui avoit été généralement & justement improuvé. L'auteur, en déférant aux avis utiles que la rigueur excessive d'un public tumultueux ne l'a pas empêché de distinguer, a fait preuve de docilité, & d'autant de justesse que de ressources dans l'esprit.

Donner des éloges, comme acteurs, aux CC. Molé, Dazincourt & à la citoyenne Contat, seroit un soin superflu. Les rôles accessoires sont aussi fort bien remplis. Je distinguerai le C. Panas, chargé du rôle très-important de Téligny. Ses progrès pour atteindre ses modèles, dont il s'approche tous les jours, sont très-marqués dans cet ouvrage. Ce rôle, difficile par les nuances qu'il y faut observer, le double visage qu'il faut long-temps soutenir, les mouvemens du plus impétueux enthousiasme qu'il doit tantôt réprimer, tantôt laisser éclater, par sa position, enfin, qui demande une attention continuelle à la scène, & toutes les ressources du comédien, il l'a rempli avec beaucoup d’intelligence, & je puis ajouter, de succès.

Les costumes sont très-bien observés. La citoyenne Contat, dans le sien, par l'effet qu'elle produit & qui ne tient pas au costume, plaide avantageusement en faveur de l'habillement de nos grand'mères.

L’auteur a été demandé à la seconde représentation, & un acteur est venu nommer le C.Guy.

D'après la base César, la pièce, d'auteur inconnu, a eu 6 représentationss au Théâtre français de la rue de Richelieu, les 12, 14, 19 et 24 novembre, et les 3 et 13 décembre 1798.

1 Jean de Poltrot de Méré (1537-1563) est entré dans l’Histoire en assassinant le duc François de Guise, le 23 février 1563.

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