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Octavie

Octavie, tragédie en cinq actes et en vers, de Sourigières de Saint-Marc, 9 décembre 1806.

Théâtre Français.

Titre :

Octavie

Genre

tragédie

Nombre d'actes :

5

Vers ou prose ,

en vers

Musique :

non

Date de création :

9 décembre 1806

Théâtre :

Théâtre Français

Auteur(s) des paroles :

Jean-Marie Souriguières de Saint-Marc

Almanach des Muses 1807.

Point de succès ; mais une partie du public au moins aussi injuste que sévere.

L’Esprit des journaux français et étrangers, tome I, janvier 1807, p. 261-268 :

[Compte rendu d’une chute mémorable. Et compte rendu d’une grande sévérité : le critique ne trouve rien à porter au crédit de l’auteur, à part quelques beaux vers, mais qui ne suffisent pas à sauver la pièce. Il est surtout instructif sur deux points, celui des cabales dont la pièce a été victime, et celui des défauts qui font une mauvaise pièce. La cabale est, semble-t-il, avérée, puisque le critique pourrait citer vingt témoins ayant assisté à la distribution de sifflets (« ces petits instrumens de cabale, argumens irrésistibles que tout le zèle des amis de l'auteur ne peut réduire au silence »). Mais le désordre ne s’arrête pas là : s’y ajoutent « les quolibets, les lazzis, les refreins populaires, les ritournelles de parodies » ; ce qui laisse supposer une assez belle organisation du chahut, auquel il n’est pas possible de résister. Il est peu vraisemblable que l’auteur tente de faire représenter à nouveau sa pièce : comme sa pièce a pu aller à son terme, il pourrait la modifier en vue d’une autre représentation, mais le critique ne croit pas à une telle tentative. Il aborde ensuite « l’examen de la pièce présentée », c’est à dire la liste de ses défauts. D’abord le choix du sujet, qui le met en compétition avec Racine et, ce qui est moins pesant, Legouvé. Les deux prédécesseurs de l’auteur d’Octavie ont donné de Néron une image différente, l’un aux débuts de ses crimes, l’autre à la fin. La pièce nouvelle prend Néron à mi carrière, lors de son intrigue amoureuse avec Poppée, qui conduit à la mort d’Octavie. Mais « ce spectacle n'est ni intéressant, ni dramatique », et il substitue à la terreur et à la pitié « de l'horreur et du dégoût ». Deuxième défaut, la marche de l’action « beaucoup trop lente dans les premiers actes, très-peu dramatique au quatrième, et révoltante au cinquième ». Un rapide résumé insiste sur le caractère presque juridique de cette action, faite d’accusations et de réfutations. L’analyse des caractères en montre ensuite les insuffisances : le Néron furieux de cet épisode de sa vie, même s’il est conforme à ce qu’en disent les historiens anciens, ne peut paraître sur un théâtre. Quant à Sénèque, il est réduit à n’être qu’un rhéteur, accablant Néron de morale. Tout un acte est consacré à une procédure avec tout ce qui fait un procès, mais cela ne fait pas une pièce de théâtre. Même condamnation des personnages féminins, Poppée étant présentée comme « un personnage presque nul ». Le style ? « en général dur, sans harmonie ». Quelques beaux vers, bien sûr, mais qui sont « des sentences isolées ». Le critique reproche au texte d’être plus épique que dramatique (c’est un reproche courant dans les critiques de tragédies : il y a une spécificité de l'écriture dramatique qu’il n’est pas facile d’atteindre). Pour finir, quelques mots sur la représentation : les acteurs ont fait ce qu’ils ont pu, mais sans réussir à désarmer l’hostilité du public. Un seul acteur a pu dominer grâce à une voix très puissante le désordre...]

THÉATRE FRANÇAIS.

Octavie.

Si pour qu'un ouvrage dramatique mérite le nom de tragédie, il suffit qu'on y voie à chaque scène les traces du sang qu'un monstre fait répandre ; s'il suffit que tous les personnages qui y paraissent, marchent au supplice, se donnent ou reçoivent une mort violente, Octavie dont la première représentation a essuyé, hier, la chûte la plus complette, doit prendre sa place au premier rang dans le répertoire des tragédies françaises ; mais s'il en était ainsi, la Thébaïde, la première des tragédies de Racine serait aussi la meilleure. L'auteur d'Octavie ne le croit pas sans doute ; et s'il était possible de penser qu'à cet égard il fût dans l'erreur, il aurait été détrompé hier d'une manière sinon injuste, du moins bien sévère et même bien cruelle.

Certes , son ouvrage a du paraître à tous ceux qui l'ont vu représenter, un des plus faibles de conception qui aient mérité leur sort funeste au théâtre français ; mais l'observateur impartial devait reconnaître avant le lever de la toile que la pièce était jugée, et que sa chûte était convenue, concertée même, il faut le dire, avant sa représentation. Vingt témoins déposeront avoir vu, ce qu'on appelle vu, distribuer de mains en mains dans les différens rangs du parterre et des galeries, ces petits instrumens de cabale, argumens irrésistibles que tout le zèle des amis de l'auteur ne peut réduire au silence, sorte d'artillerie masquée dont l'effet est sûr et terrible, à laquelle les acteurs opposent en vain une patience qui produit toujours le découragement, et une obstination que le public est quelquefois injuste au point de leur reprocher. Si à ce concert discordant dont les premières mesures se sont fait entendre dès les premières scènes de la tragédie, et qui en a, crescendo, accompagné tous les actes, on joint les quolibets, les lazzis, les refreins populaires, les ritournelles de parodies, qui paraissaient circuler de bouche en bouche, on aura quelqu'idée de la représentation d'Octavie, de la situation de son auteur, de celle des comédiens, et de celle de toutes les personnes constamment étrangères à ces sortes de débats, à cette espèce de guerre ou, plus qu'en toute autre, la plupart des combattans ignorent le motif pour lequel ils sont armés.

L'auteur en référera-t-il du parterre en tumulte au parterre attentif ? Prendra-t-il la voie de l'appel, comme le criait un» mauvais plaisant dans la scène vraiment extraordinaire, où la malheureuse Octavie paraît devant le prétoire, accusée d'adultère par l'époux couronné, qui veut acheter au prix de son honneur et à l'aide d'une infâme calomnie, le droit de la répudier ?. Nous croyons que les derniers vers de sa tragédie ont été sinon entendus, du moins prononcés : il a donc le droit de demander une seconde représentation. Subira-t-il cette nouvelle épreuve ? Aura-t-il recours à la ressource tardive des changemens qui ne sont bons à quelque chose que, lorsque le succès a couronné un ouvrage encore défectueux, nous ne hasarderons à cet égard ni un conseil ni une opinion, et en nous bornant à l'examen de la pièce représentée, autant qu'il a été possible de l’écouter et de l'entendre, nous exprimerons d'abord notre étonnement sur le choix d'un tel sujet.

Un grand maître, Racine, a voulu peindre Néron : de nos jours un poëte digne d'étudier ce maître, et de le suivre dans la carrière, a choisi le même personnage : le premier a senti en homme de génie qu'il ne fallait pas souiller la scène du spectacle dégoûtant d'un monstre féroce, d’un barbare en délire qui ne sait demander que du sang, et dont l'imbécille fureur s'assouvit tous les jours sur d'innocentes victimes. Il a choisi le moment où Néron découvre son génie : il est inutile de rappeller de quelles beautés d'ensemble et de détails cette heureuse conception est la source.

Le second, voulant aussi peindre Néron, l'a pris au terme de sa carrière, ayant épuisé tous les crimes, et se voyant forcé, tout lâche qu'il est, de s'en punir lui-même. Ainsi, les deux auteurs se sont rapprochés sous quelques rapports sans que l'un imitât l'autre. Tous deux ont peint Néron dans une situation différente ; l'un, Néron s'essayant à devenir coupable ; l'autre, Néron hors d'état de l'être davantage ; l'un partage encore le spectateur entre le désir de le voir fidèle à ses vertus premières et la crainte de le voir se perdre ; l'autre intéresse ce même spectateur par le tableau frappant de ce grand coupable, auquel, de l'empire du Monde, il ne reste qu'un poignard pour éviter l'approche des bourreaux.

L'auteur d'Octavie aurait dû penser peut être que Racine, et après lui M. Legouvé, avaient épuisé tout ce que le caractère de Néron peut offrir à la raison d'un poëte tragique ; cependant il a voulu en quelque sorte se placer entr'eux deux, et nous montrer Néron au milieu de sa carrière, tel que le dépeint Burrhus,

.Lavant dans le sang ses bras ensanglantés.

Certes ce spectacle n'est ni intéressant, ni dramatique, c'est de l'horreur et du dégoût qu'il inspire, ce n'est ni de la terreur, ni de la pitié.

Voici en peu de mots quelle est la marche de l'action, marche beaucoup trop lente dans les premiers actes, très-peu dramatique au quatrième, et révoltante au cinquième.

Epris des charmés de Poppée, Néron veut la nommer impératrice, et répudier Octavie. Tigellin a suborné des témoins, et accuse d'adultère la fille de Claude et de Messaline. Une sédition éclate au sein de Rome, le peuple brise les statues de Poppée, et prend la défense d'Octavie. En vain Sénèque plaide-t-il la cause de la vertu, et celle du trône ; Néron veut qu'Octavie paraisse devant le prétoire assemblé pour la juger, qu'elle,y réponde à l'accusation d'adultère, et cependant il presse son hymen avec Poppée.

Sénèque est au tribunal le défenseur de son impératrice ; il force les témoins subornés à se rétracter, et le plus vil, d'entr'eux à lire la preuve écrite de sa lâcheté. Octavie est proclamée innocente. Néron furieux la fait paraître devant lui, et lui faisant un crime de cette même vertu qui vient d'être proclamée à la face de Rome, il la force lui-même à prendre sous ses yeux la coupe fatale que Locuste a préparée.....Nous omettons de dire qu'un moment auparavant, Sénèque envoyé à la mort a déjà été rejoindre tous ceux dont Néron a prononcé l'arrêt dans le cours de la pièce, et ceux que divers incidens ont conduits à la mort.

Voici, sur la manière dont cette conception si peu dramatique a été exécutée, les avis qui nous ont paru partagés par le plus grand nombre.

Ce rôle de Néron n'a rien de théâtral ; c'est un fou furieux dans l'acception véritable du mot, qui entend Sénèque lui prodiguer les expressions les plus dures, et y répond par des injures à-peu-près égales ; il n'a pas d'amour pour Poppée plus que de raison dans sa conduite avec Octavie ; sa cruauté est froide : rien de passionné dans sa conduite ; c'est une rage meurtrière et voilà tout. C'est peut-être là le caractère historique de Néron, Tacite et Suétone le feraient croire ; mais s'il était ainsi, il fallait ne le pas peindre au théâtre, ou donner à sa fureur ces nuances dramatiques, qui seules peuvent le faire supporter.

Sénèque a le rôle le plus raisonnable de la pièce ; mais il ne parle que par sentences : les pensées du philosophe ont séduit le poëte ; et au lieu d'un personnage intéressant, il nous montre un moraliste inépuisable et un dissertateur très-froid : quelques beaux vers lui échappent, mais ils sentent la déclamation, et ce n'est pas ici qu'un trait de caractère saisi devient un sujet d'éloge. Racine pouvait faire parler Burrhus en stoïcien ; M. Légouvé, Lucain en poëte ; mais il a été difficile à l'auteur d'Octavie de faire entendre Sénèque avec faveur, soit qu'il rimât ses maximes, soit qu'il lui confiât le ministère d'un avocat, en consacrant tout un acte à une procédure dans laquelle on trouve des interrogatoires, des dépositions, des interpellations, des dénégations, des plaidoyers, un arrêt enfin : l'on doit croire d'ailleurs qu'il eût fallu être doué d'un génie poétique bien éminent, pour revêtir un tel fond d'une forme heureuse, et pour éviter que le style d'un tel acte ne se sentît beaucoup de celui propre à son sujet.

On s'attendait que l'auteur aurait établi une opposition entre Octavie et Poppée, que Néron eût été partagé entre l’empire si puissant de la Vertu, et l'ascendant si dangereux du Vice. Il n'en est rien. Poppée est un personnage presque nul ; elle ne paraît guères que pour exprimer sur les suites de son ambition une frayeur qui la rend ridicule ; des spectres l'assiégent ; elle voit dans son délire le féroce Néron consommer sur elle le plus brutal des outrages ; cependant l'auteur, pour s'en débarrasser, et contre la vérité historique, ne la rend point l'épouse de son empereur, mais la livre à la fureur du peuple qui avait brisé ses statues.

Le style n'est pas la partie de l'ouvrage qui mérite le moins de reproches. Il est en général dur, sans harmonie, les belles formes de la poésie lui sont étrangères. Il y a de beaux vers, mais ce sont des sentences isolées, peu de tirades remarquables ; dans tout l'ouvrage, un petit nombre de mouvemens qui donnent quelque intérêt au dialogue et quelque vie à la scène; un usage fréquent de quelques tours, et de certaines expressions figurées qui conviennent mieux au genre épique qu'au drame, et qui, si heureusement admises dans les tragédies mythologiques de Racine, ont été sévèrement écartées par ce grand poète de ses tragédies historiques, telles que Mithridate et Britannicus. Le rôle de Poppée a paru particulièrement offrir des exemples de ce défaut.

En rendant compte d'une telle représentation, il est impossible de louer les acteurs, et il serait injuste de leur faire des reproches. Nulle situation n'est plus pénible, plus fatiguante que la leur. La beauté des traits de Mlle. Georges, la diction touchante de Mlle. Duchesnois, l'intelligence de Lafond, n'ont pu désarmer les interrupteurs dans leur constante opiniâtreté. Quelquefois Saint-Prix, luttant de force avec eux, les terrassait du poids de son organe, mais il était seul entendu ; le reste était difficilement écouté. L'auteur n'a point été nommé.            S......

Mercure de France, littéraire et politique, tome vingt-septième (1807), n° CCXCVI (Samedi 21 Mars 1807), p. 541-554 :

[Très longue critique d'une pièce qui n'a pas réussi... Elle est publiée à l’occasion de la publication de la brochure. Longue comparaison avec la pièce d'Alfieri, Ottavia, dont l'auteur de la pièce française s'est largement inspiré. Beaucoup de réflexions sur la tragédie (sur les bienséances en particulier : curieusement, il semble que présenter Néron comme un monstre n'est pas une bonne idée !).]

Octavie, tragédie en cinq actes et en vers, représentée sur le Théâtre Français, le 9 décembre 1806. In-8°. Prix: 1 fr. 80 c, et 2 fr. 25 c. par la poste. A Paris, chez Vente, libraire, Boulevard des Italiens, n°. 7 ; et chez le Normant.

L'utilité de la critique consiste principalement à mettre à leur place les ouvrages dont la réputation est usurpée. Il arrive souvent que des productions monstrueuses et barbares frappent la multitude, imposent silence aux connaisseurs, et jouissent d'un succès qui étonne et décourage le vrai talent. L'intérêt du goût exige alors qu'on examine ces productions avec une attention sévère, qu'on en relève tous les défauts, qu'on se serve des armes de la dialectique, et même de celles du ridicule, pour les mettre à leur place, et les réduire à leur juste valeur. Ces principes bien entendus suffisent pour faire tomber tous les murmures que l'orgueil humilié fait entendre sans cesse contre ceux dont le devoir est de rabaisser cet orgueil. Si la vogue d'un mauvais livre est excessive, si ses prôneurs donnent dans l'exagération, peut-on exiger que la critique soit indulgente ? Ne la force-t-on pas, au contraire, à sortir de la mesure qu'elle se prescrit ordinairement ?

Autant l'on doit être rigoureux à l'égard de ces productions trop vantées, autant l'on doit mettre de modération dans l'examen d'un ouvrage étouffé en naissant.

L'auteur d'Octavie se plaint d'une cabale, qui n'a pas même permis qu'on entendît sa pièce. Il peut y avoir quelque chose de vrai dans ses réclamations, et la lecture de sa tragédie suffît pour convaincre que cet ouvrage méritoit du moins d'être écouté. On n'y trouve ni situations romanesques, ni caractères exagérés. Le plan est conçu avec assez de régularité ; et nous avons vu quelques pièces plus défectueuses traitées avec moins de sévérité. Cependant, on ne peut tout-à-fait accuser le public d'injustice ; il est très-douteux qu'avec plus de calme, la tragédie d'Octavie eût pu plaire aux connoisseurs. Le grand vice tient au choix du sujet ; et sous ce rapport, on peut dire, avec un critique très-éclairé, que l'auteur n'a pas eu de plus grand ennemi que lui-même.

Quoique cette tragédie n'ait pas réussi, l'examen que l'on doit en faire peut être de quelqu'intérêt. L'auteur a pris pour modèle une des pièces les plus renommées du célèbre Alfieri. Le poète italien avoit jugé lui-même son Octavie peu propre à être représentée : il la regardoit plutôt comme un tableau historique que comme une production théâtrale. Malheureusement, le poète français n'a pas porté le même jugement sur ce sujet.

Le parallèle que l'on se propose de faire des deux ouvrages montrera quel parti le poète français a tiré de son modèle, et pourra donner une idée de la manière d'Alfieri. On l'a souvent appelé le Tacite des poètes : aucune de ses pièces n'a pu lui faire accorder plus justement ce nom que celle dont nous avons à nous occuper.

Les deux tragédies sont parfaitement conformes à l'histoire. Tous les détails, et l'indication des principaux caractères se trouvent dans les chapitres 60, 61, 62, 6 » et 64 du 14e livre des Annales de Tacite. Cette narration est un des chefs-d'œuvre de l'historien. On y admire en même temps la profondeur des idées, et l'extrême vérité des portraits. La seule fiction que se soient permise les deux poètes, c'est d'introduire Sénèque dans l'action. Cette fiction est heureuse, en ce qu'elle donne à Octavie un appui qui soutient pendant quelques momens l'espoir dn spectateur.

Mais une narration parfaite peut être un mauvais sujet de tragédie. Le caractère de Néron à l'époque de cette catastrophe ne paroît pas propre au théâtre. Il ne peut l'être, comme l'a très-judicieusement observé Racine, que lorsque, placé entre la vertu et le vice, il ne s'est pas encore livré à ses affreux penchans. Au moment où il a franchi cette barrière que la fermeté de Burrhus lui opposoit, il ne peut plus paroître sur la scène. N'ayant pas même le courage du crime, il n'excite que l'horreur et le mépris. Le caractère touchant d'Octavie paroît avoir engagé quelques poètes à traiter ce sujet, et l'auteur français n'est pas le seul que ce personnage séduisant ait égaré. En effet, les réflexions de Tacite sur Octavie, au moment où elle est reléguée à l'île de Pandataria, sont faites pour inspirer le plus tendre intérêt. Après avoir parlé d'Agrippine et de Julie, il ajoute :

« Mais ces deux femmes n'étoient plus dans leur première jeunesse ; elles avoient eu quelques momens de bonheur, et le souvenir de leur ancienne prospérité pouvoit adoucir l'amertume des maux qu'elles souffroient. Octavie, au contraire, trouva dans le jour de ses noces un jour de deuil. Elle fut conduite dans la maison d'un époux où elle ne devoit voir que des objets de larmes. Son père étoit destiné à y périr par le poison, et son frère, presque en même n temps, devoit subir le même sort. Aussitôt qu'elle fut mariée, une de ses femmes fut plus puissante qu'elle ; et Poppée n'épousa Néron qu'en jurant la perte de la première épouse. Enfin, pour comble de maux, elle fut accablée par une accusation plus cruelle que la mort. Octavie, à l'âge de vingt ans, fut livrée à des centurions et à des soldats ; le pressentiment des malheurs qui la menaçoient encore la faisoit mourir mille fois, et elle ne pouvoit jouir du repos que la mort procure » (1)

On va voir qu'Alfieri et le poète français ont fait tous leurs efforts pour peindre Octavie d'après l'idée qu'en donne l'historien latin.

La première scène de la tragédie d'Alfieri est un beau tableau historique. Sénèque y est représenté avec les couleurs les plus vraies. On y voit la fausse position dans laquelle ce prétendu sage s'étoit mis. Néron, sans s'expliquer sur Octavie, demande des conseils au philosophe :

« Vous voulez des conseils, lui répond-il, lorsque vos projets cruels sont arrêtés dans votre cœur. Vos desseins sur Octavie ne me sont pas connus ; mais ce que vous me dites me fait frémir pour elle. – Dites-moi, Sénèque, lui réplique Néron, frémissiez-vous le jour où je crus nécessaire de faire mourir son frère ? Le jour où vous avez déclaré coupable la superbe Agrippine, votre ennemie, frémissiez-vous ? »

SENECA

                                  Comiglio a rue, pur troppo !
Chieder tu suoli, allor che in core hai ferma
Già la feral sentenza. Il tuo pensiero
Noto or non m'è ; tua per Ottavia io tremo,
Udendo il parlar tuo.

NERONE

                                 Dimmi ; tremavi
Quel di, che tratto a necessaria morte
Il suo fratel cadeva ? E il di, che rea
Pronunziavi tu stesso la superba
Madre mia, che nemica erati fera,
Tremavi tu ?

Nérou ajoute bientôt la plaisanterie à l'outrage : lorsque Sénèque le conjure de reprendre ses bienfaits, et de lui laisser l'estime de lui-même, il répond :

« Je vous la laisse, si vous l'avez. Vous êtes en vérité un grand maître de vertu; mais vous savez qu'elle n'est pas bonne dans toutes les circonstances. » Il lui reproche ensuite son amour pour les richesses : « Vous le voyez, ajoute-t-il, quoique je ne sois pas stoïcien, je vous donne des leçons de stoïcisme. »

NERONE

Ove tu l'abbi, io la ti lascio. Esperto
Mastro sei tu d'alma virtù : ma, il sai,
Ch'anco non sempre ella si adopta....
. . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . .
                                           Il vedi : insegno
Io non stoico a te stoico ; e si il mio senno,
Tutto il deggio a te solo.

Néron, sans aucun ménagement, ordonne à Sénèque de perdre Octavie dans l'esprit du peuple. Le philosophe veut opposer quelque résistance, Néron l'interrompt :

« Je ne vous menace point, lui dit-il, de la mort ; vous la méprisez., je le sais. Mais ce peu de réputation qui vous reste, et dont vous faites tant de cas, souvenez-vous qu'il est en mon pouvoir. Je peux vous l'enlever : ne me faites aucune observation, et obéissez. »

NERONE.

                           Non ti minaccio morte 
Morir non curi, il so ; ma di tua fama
Quel lieve avanzo, onde esser carco estimi,
Pensa, che anch' egli al mio noter soggiace.
Torne a te più, che non ten resta, io posso.
Taci omai dunque, e va ; per me t'adopra.

Ce dernier trait est de la plus grande profondeur ; il est entièrement conforme à la pensée de Tacite sur l'apologie de la mort d'Agrippine (liv. 4, chap. 11).

La conspiration contre Octavie commence au second acte. Poppée et Tigellin cherchent les moyens de la perdre. Tigellin croit que le succès est sûr : Poppée, qui a étudié profondément le caractère de Néron, n'est pas aussi tranquille ; elle craint que le vœu unanime des Romains en faveur d'Octavie n'effraye Néron :

« La crainte d'un peuple révolté, dit-elle, ne peut-elle rien sur son ame ? Ne l'avez-vous pas vu trembler devant Agrippine ? Quoiqu'il m'aimât avec fureur, a-t-il osé s'unir à moi tant qu'elle a vécu ? Le silence de Burrhus ne le faisoit-il pas frémir ? Sénèque, qui n'a aucun pouvoir, ne l'émeut-il pas quelquefois avec sa vaine éloquence? Voilà les remords dont je le crois capable. Ajoutez.-y les murmures de Rome..... Ils entraîneront Octavie, répond Tigellin, où ils ont précipité Burrhus, et tant d'autres. »

Tigellin, toujours sûr de réussir, se trouve avec Néron, et lui demande quels moyens il emploiera pour perdre Octavie sans faire murmurer le peuple ; Néron lui parle des crimes de son épouse. « Quels sont-ils, dit à l'instant Tigellin ? » « Je ne l'aimai jamais, répond Néron. » Tigellin observe avec beaucoup de bon sens, qu'un pareil crime ne suffira point pour apaiser le peuple, indigné de la disgrâce de l'impératrice : il dit ensuite à son maître qu'Octavie en a commis un bien plus grand ; et, sans aucune préparation, il l'accuse d'adultère avec le musicien Eucérus.

« Pouvoit-elle démentir le sang de Messaline, dont elle est née, répond Néron ? »

Cette scène est odieuse et dégoûtante. Néron est avili aux yeux des spectateurs.

Bientôt Octavie paroît devant Néron. Elle lui témoigne sa tendresse, et lui demande pourquoi il lui a ordonné de revenir à Rome. Néron, avec une atrocité révoltante, lui dit qu'elle est coupable d'adultère : elle veut se justifier ; il lui donne un jour pour répondre à l'accusation dirigée contre elle.

Octavie confie ses peines à Sénèque. Il veut prendre sa défense, et conçoit l'espoir de la sauver. Elle n'espère point, et ne demande à Sénèque que des consolations avant de mourir.

« Je n'ai pas, dit-elle, le courage de mépriser la vie. Où aurois-je pu l'acquérir ? Je crains la mort, il est vrai ; cependant je la désire, et je tourne mes regards sur vous, ô Sénèque, qui apprenez si bien à la supporter ! »

                                Nel rientrare in queste
Soglie, ho deposto ogni pensier di vita.
Non ch' io morir non tema ; in me tal forza
Donde trarrei ? La morte, è vero, io temo :
Eppur la bramo ; e sospiroso il guardo
A te, maestro del morire, io volgo.

On entend un grand bruit : c'est le peuple romain qui a appris le retour d'Octavie, et qui se précipite vers le palais. Les uns croyant qu'Octavie est rentrée en faveur, les autres qu'on veut la perdre ; tous font des imprécations contre Poppée, et brisent ses statues. Néron, furieux , veut sur-le champ prononcer l'arrêt de mort de son épouse. « Si vous voulez perdre en même temps le trône et le jour, lui dit Sénèque, le moyen est tout prêt : faites périr Octavie. » Néron, forcé de suspendre sa vengeance, envoie Tigellin calmer le peuple, et l'autorise à tout promettre. Il chasse ensuite Sénèque de sa présence: Poppée survient en ce moment.

Celte scène de Néron avec ses deux fermes est, et doit être ridicule. Cependant elle présente de la force et de l'originalité. Poppée commence par insulter Octavie, qui lui répond avec une fermeté modeste. Néron s'emporte :

« Laissez-la parler, dit Poppée. elle fait bien de me choisir pour juge : elle ne peut en avoir un plus indulgent. Quelle punition pourrois-je infliger à celle qui trahit l'amour de Néron, que de ne plus le voir ? Et quelle punition pourra lui paroître plus légère ? Je consens à ce qu'Octavie ne cache plus son infâme passion : digne amante d'Eucérus, je veux qu'elle devienne son épouse. »

                              Eh ! lascia. Ella ben sceglie
II suo giudice in me : qual mai ne avrebbe
Bcnigno piu ? Qual potrei dare io pena
A chi l'amor del mio Néron tradisce,
Quale ahra mai, che il perderlo per sempre ?
E pena a te, qual fia piu lieve ? Il vile
Tuo amor, che ascondi in vano, appien ti fora
Per me concesso il pubblicarlo : degna
D'Eucero amante, degnamcnte io farti
D'Eucero voglio sposa.

Cette réponse est pleine d'adresse. Poppée pique l'amour et la vanité de son amant. D'un côté, elle montre qu'à ses yeux rien n'est plus cruel que d'être séparé de Néron, tandis que de l'autre, elle indique que ce sera pour Octavie un grand bonheur. Il est difficile de réunir en si peu de mots une plus profonde méchanceté.

Poppée continue à profiter de ses avantages ; elle reproche à Octavie la honte de sa mère :

 Si je ne puis me vanter, dit-elle, d'avoir des empereurs pour aïeux, suis-je donc d'un sang vil ! Mais quand j'en serois, ne me suffiroit-il pas de n'être point la fille de Messaline ? » Octavie lui répond parfaitement : « Mes aïeux, dit-elle, étoient sur le trône : dans ce rang élevé, toutes leurs erreurs étoient exposées au grand jour ; mais personne n'a su ce qu'ont fait les vôtres qui ont vécu dans l'obscurité. Si vous osiez vous comparer à moi, pourriez-vous me reprocher d'avoir plusieurs fois changé d'époux ? Ai-je passé tour-à-tour dans les bras d'un Rufus ou d'uu Othon ? »

POPPEA.

                                                         E s'io
Avi non vanto imperiali, nata
Di sangue vil son io percio ? Ma, s'anco
II fossi pur, non figlia esser mi basta
Di Messalina.

OTTAVIA.

                        Avean miei padri regno ;
Noti ad ogni nomo i loro error son quindi :
Ma, degli oscuri o ignoti tuoi, chi seppe
Cosa giammia ? Pur, se librar te meco
Alcun si ardisce, a Ottavia appor potria
Gli scambiati mariti ? Avanzo forse
Son io d'un Rufo, o d'un Ottone.

Cependant la révolte ne s'apaise point ; et Néron déclare, en présence de Sénèque, qu'il dévoilera bientôt les crimes d'Octavie. Le philosophe alors ne garde plus aucune mesure ; il parle librement au prince. La fin de cette scène est belle :

SÉNÈQUE.

« Prenez garde, Néron, il est plus facile d'opprimer Rome que de la tromper. Vous avez souvent lait l'un, jamais 1'autre.

NÉRON.

Je me suis plus d'une fois servi de vous pour la tromper, Vous étiez très-propre à cette fonction.

SÉNÈQUE.

Je fus souvent coupable ; mais j'étois à la cour de Néron.

NÉRON.

Vil esclave !

SÉNÈQUE.

Je le fus tant que je gardai le silence. Le jour est venu où je prononorai librement des discours que vous n'avez jamais entendus. Je sais que ces dernières paroles n'expieront point mes fautes : mais peut-être ma mort me justifiera-t-elle aux yeux de la postérité.

NÉRON.

Je saurai vous faire avoir la réputation que vous méritez.

SÉNÈQUE.

Pendant que j'entends les cris du peuple, et que la crainte enchaîne votre fureur, vous êtes .forcé de me supporter encore : je me plais à exciter votre vengeance, et à vous dire la vérité avant que vous ayiez [sic] recouvré assez de courage pour me faire périr. Vous ne sacrifierez point Octavie tant que je vivrai, je vous le jure. Je peux augmenter la rage d'un peuple déjà ému ; je peux révéler les attentats auxquels j'ai eu part, et vous plonger dans un péril plus grand que vous ne croyez. Je fus le conseiller de Néron, et je m'endurcis le cœur pour le servir par ma lâche complaisance. Je crus ou je feignis de croire que Britannicus étoit coupable pour avoir perdu le trôue, Agrippine pour vous l'avoir donné, Plautus et Sylla pour n'en avoir été jugés dignes, et Burrhus pour vous l'avoir conserve tant de fois. Mais je me crus ou je me crois encore plus coupable qu'eux. Je le dirai ouvertement, je le répéterai à tous ceux qui voudront m'entendre, soit si je vis, soit au moment de ma mort. Assouvissez votre rage sur moi, vous le pouvez sans danger ; mais tremblez, si vous faites périr Octavie : je vous l'annonce, tout son sang retombera sur votre tête. Il m'importoit de vous parler ainsi : j'ai parlé, répondez-moi suivant votre usage à de tels discours ; envoyez-moi la mort. »

SENECA.

Bada, Neron ; piu che ingannar, t'è lieve
Roma atterrir : l'uno assai volte festi ;
L'altro non mai.

NERONE

                                 Ma, di te pur mi yalsi
Ad in gannaria io spesso : è a cio pur cri
Arrendevole tu.....

SENECA.

                             Colpevol spesso
Anch' io : ma io corte di Nerone io stava.

NERONE

Vil servo !....

SENECA.

                     Il fui, finch' io mi tacqui ; or sorge
Il di, ch'io sciolgo a non plu intesi detti
Libera lingua. Al mio fallire ammenda
Pian lieve i detti, è ver ; ma in fama forse
Tornar potrammi alto morire.

NERONE

                                                In fama
Io ti porrò, qual merti....

SENECA.

                                                     In fin che grida
Di plebe ascolto, che il furor tuo crudo
Col tuo timor rattemprano, t'è forza
Soffrirmi ancora : e l'irrirtarti intanto
Giova a me molto ; e il farti udir si el vero,
Che al ritornar del tuo coraggio io cada
Vittima prima : e, se me pria non sveni,
Ottavia mai svenar non puoi, tel giuro.
Io trar di nuovo, e a piu furore, io posso
La gia commossa plebe ; appien svelarle
Io posso i nostri empi maneggi : io trarti,
Piu che nol credi, ad ultimo periglio.
Io di Neron fui consigliero ; e m'ebbi
Vestito il core dell' acciar suo stesso.
Io vil, credei per compiacerti, o finsi
Creder, (pur troppo !) del perduto trono
Reo Britannico pria ; quindi Agrippina
D'avertcl dato ; e Plauto, e Silla, rei
D'esserne degni reputati ; e reo
Di piu volte serbato avertel, Burro :
Ma, reo stimai me piu di tutti, estimo 
E apertamente, a ogni uom, che udire il voglia
In vita, e in morte, io'l griderò. Tua rabbia,
Sbramala in me ; securo il puoi ; ma trema,
Se Ottavia uccidi : io te l'annunzio; tutto
Sovra il tuo capo tornera il suo sangue.
Dissi ; e il dir ni importava. A me in riposta
Manderai poscia, a tuo grand' agio, morte.

Cette tirade a quelques rapports à un trait du rôle d'Agrippine que Racine a imité de Tacite :

Je révélerai tout, exils, assassinats,
Poison même....

mais la situation est différente; et l'auteur a en l'art de relever Sénèque dans le moment où il étoit le plus avili.

Néron est un peu effrayé du discours de Sénèque ; mais Poppée ranime sa fureur. Tigellin l'engage à convaincre Octavie du prétendu crime oui lui est imputé : alors le peuple ne s'intéressera plus à elle.

Les moyens proposés par Tigellin sont employés dans un entr'acte. Octavie revient, et Sénèque lui annonce que ses femmes ont attesté son innocence au milieu des tourmens. Cela donne quelques lueurs d'espérance ; mais elle est bientôt détruite par Tigellin, qui a suborné le délateur Anicetus, afin qu'il déclarât que l'impératrice a voulu, de concert avec lui, soulever l'armée navale de Misène. Octavie, accablée de cette nouvelle accusation, prie Tigellin de faire venir auprès d'elle Néron et Poppée. Sénèque, étonné de cet ordre, lui demande quel en est le motif. Elle dit qu'elle veut mourir à leurs yeux. Il cherche à la détourner de ce dessein ; elle ne lui répond qu'en l'invitant à lui dire si elle peut encore avoir quelque espérance. Sénèque reste muet; Octavie poursuit :

« M'aimez-vous assez peu pour me refuser votre secours ? J'ai tout à craindre tant que mon ame ne sera point séparée de ce corps malheureux. Quels supplices ne peut-on pas lui faire supporter ? Si je cédois aux tourment et aux menaces ; si jamais la crainte faisoit sortir de ma bouche l'aveu coupable d'un crime que je n'ai pas commis, et auquel je n'ai jamais pensé.... Habitué depuis de longues années à voir la mort de près, vous êtes sûr de vous : je ne le suis pas de moi. Je sors à peine de l'enfance ; mon cœur n'est pas encore aguerri ; mes membres délicats ne pourroient résister aux tourmens : je n'ai point été formée aux vertus courageuses, et je suis foiblement armée contre une mort cruelle et prématurée. Par vous seul je puis sans effroi sortir de la vie ; mais je n'ai pas la force d'attendre le sort affreux qui m'est réservé. »

OTTAVIA.

Tu, fermo in ciò, da men mi credi ; e m'armi ?
Tremendo ci m'è, fin che dell' alma albergo
Queste misere mie carni esser veggio.
Oh qual può farne orrido strazio ? E s'io
Alle minace, ai tormenti cedessi ?
Se per timor mi uscisse mai del labro
Di non commesso, ni pensato fallo,
Confession mendace ?.... Da lunghi anni
Uso a mirar dappre so assai la morte,
Tu stai securo : io non cosi ; d'etade
Tenera ancor, di cor mal fermo forse ;
Di delicate membra ; a virtù vera
Non mai nudrita ; e incontro a morte cruda
Ed immatura, io debilmente armata :
Per te, se il vuoi, fuggir poss' io di vita ;
Ma, di aspettar la morte io non ho forza.

Le suicide ne peut guères être mieux justifié. Sénèque consent enfin à lui donner du poison ; et elle meurt aux yeux de Néron et de Poppée, en pardonnant à son époux les maux qu'elle a souffers.

Cette tragédie d'Alfîeri offre, comme on le voit, quelques beautés ; mais le fonds en est essentiellement vicieux. L'horreur du crime n'est tempérée ni par l'élévation, ni par l'importance des motifs ; et la foiblesse opprimée par un monstrc ne peut opposer qu'une froide résignation aux maux qui l'accablent, sans lui laisser un moment d'espérance. Le poète français ne paroît point avoir senti ce vice de son sujet.

Il a cru devoir commencer sa pièce par une scène où Sénèque peint à un ami la situation de Rome et du monde, sous Néron ; cette scène, qui paroissoit nécessaire, offre un tableau assez vrai :

Dans quelle ignominie, et quelle horreur profonde,
Hélas ! sont descendus les conquérans du monde !
Ces Romains si jaloux de leurs antiques droits,
Qui ne savoient fléchir que sous le joug des lois ;
Ces fiers triomphateurs, enfans de la victoire,
Plus grands par leurs vertus encor que par leur gloire !
S'il est vrai que ce globe, où règnent tous les maux,
Vieillisse, et doive un jour rentrer dans le chaos ;
Pour se renouveler, si cette race impie
Sous la destruction doit être ensevelie,
Sans doute nous touchons à ce terrible instant
Où tout va s'eugloutir dans la nuit du néant.
Mais j'aperçois Néron : quel air sombre et farouche !
Ah ! quelqu'arrêt de mort va sortir de sa bouche.

Sénèque ne se trompe point : Néron prononce la mort de Plautus et de Sylla, parens d'Octavie. Il annonce ensuite le projet de répudier son épouse, et de s'unir à Poppée ; le philosophe s'y oppose de tout son pouvoir, et plaide avec force contre le divorce. Les raisons qu'il fait valoir sont très-bonnes ; mais sont-elles bien placées dans sa bouche ? On sait qu'avant l'établissement de la religion chrétienne, les hommes n'avoient pas la même idée que nous du mariage. Il paroît donc inconvenant que Sénèque parle sur cette matière, comme un docteur moderne. Sans condamner, comme il le fait, le divorce en général, il devoit se borner à opposer les vertus d'Octavie aux vices séduisans de Poppée. Néron ne fait à Sénèque aucun reproche sur sa conduite passée ; il lui dit seulement que ses représentations l'ennuient :

Qu'à vos préceptes Rome accorde son suffrage ;
Dans vos doctes écrits, vous-même, en liberté,
Transmettez-les aux yeux de la postérité.
Mais veuilles m'épargner leur âpre sécheresse,
Vous en avez assez fatigué ma jeunesse.

Cette réponse de Néron est plus théâtrale que celle qu'Alfieri lui prête ; mais elle est moins historique et moins conforme à l'idée qu'on se fait des personnages. Il est évident qu'après la mort d'Agrippine, Néron devoit se moquer de toutes les leçons de Sénèque dont il connoissoit la lâcheté.

L'auteur consacre quelques scènes à développer le caractère d'Octavie. Quand Néron la condamne à l'exil, elle lui rappelle la conduite qu'elle a tenue, d'une manière assez touchante.

Néron est sourd à tous ses discours. Tigellin vient lui annoncer que le peuple se révolte : il se montre un peu moins lâche que dans la tragédie italienne ; cependant il donne à peu-près les mêmes ordres.

Dans le second acte, le poète français ne s'écarte presque pas des combinaisons d'Alfieri : on remarque même quelques imitations dont le choix n'est pas heureux. Nous citerons entre autres, la réponse de Néron , lorsque Tigellin lui a dit qu'Octavie est coupable d'adultère :

Peut-elle démentir le sang dont elle sort ?
Digne en tout de sa mère, elle en aura le sort.

Cette situation est révoltante, et, comme nous l'avons observé, plonge Néron dans le plus grand avilissement.

Le troisième acte est encore une imitation d'Alfieri ; l'autenr cependant a imaginé quelques situations qui ne sont pas sans intérêt. Poppée, prête à réussir dans ses projets, éprouve des pressentimens funestes : la nuit précédente, elle a eu un songe mystérieux qui lui annonce le sort qui la menace. Le récit de ce songe, fort bien amené auroit pu donner lieu à des beautés poétiques : malheureusement il est ércit d'une manière foible et peu correcte. L'auteur, en imitant la scène d'Alfieri, où Sénèque ne garde plus aucune mesure avec Néron, a su ajouter un dialogue vif et serré qui auroit pu réussir, sans la sévérité extrême des spectateurs. Peut-être aussi ce dialogue n'est-il pas amené assez adroitement. Néron, poussé à bout par Sénèque, annonce qu'il ne croit pas à la Providence. Le philosophe se met en devoir de le réfuter; et le public présume tout de suite qu il va écouter une discussion fatigante. Les idées générales sont presque toujours déplacées au théâtre ; et l'on doit attribuer à ce défaut les murmures des spectateurs. Leur mécontentement les a empêchés ensuite d'entendre et d'apprécier le dialogue suivant, qui nous paroît écrit avec force et précision :

SÉNÈQUE.

Rappelez-vous le sort du noir Caligula.

NÉRON.

Sous cet empereur, Rome obéit et trembla.

SÉNÈQUE.

Il périt..... D'Appius, de ce tyran farouche,
Que le sanglant destin vous instruise et vous touche !

NÉRON.

Il ne sut pas régner.

SÉNÈQUE.

                                Il périt.... De Tarquin
Contemplez en un mot et la chute et la fin.

NÉRON.

Il fut foible.

SÉNÈQUE.

                     Il périt.... Lucrèce, Virginie,
Votre mort arracha Rome à la tyrannie.

Cet acte fait peu avancer l'action : seulement on apprend qu'Octavie sera jugée par le préteur avec solennité ; ce qui augmente encore l'avilissement volontaire de Néron : on apprend aussi que Sénèque prendra publiquement la défense de l'accusée. Alfieri s'étoit gardé de présenter un pareil tableau. On ne conçoit pas comment le poète français s'est cru en état de surmonter cette difficulté : le talent de nos plus grands maîtres n'auroit pu y parvenir.

On a lieu de regretter le vice de cette combinaison : car le quatrième acte, où elle est développée, présente un style plus fort et plus nourri que les précédens. Mais comment l'auteur a-t-il pu se flatter qu'on supporterait une procédure de ce genre ? Ne sait-il pas qu'une femme quand elle est soupçonnée, même faussement, perd toute sa dignité ? Et n'a-t-il pas dû prévoir qu'Octavie, toute intéressante qu'elle est, traînée à un tribunal pour y défendre sa chasteté, n'étoit plus qu'un objet au-dessous de la dignité tragique ? Telle est l'opinion en France. Cette espèce de crime inspire le mépris ou devient un sujet de plaisanterie : et l'on sait que le théâtre qui, comme on l'a très-bien observé,est l'expression des mœurs, ne doit jamais offrir des objets qui répugnent trop aux idées généralement reçues.

L'auteur, dans le cinquième acte, s'éloigne entièrement d'Alfieri. Octavie, déclarée innocente par le préteur, conçoit quelque espoir. Néron même paroît avoir suspendu sa fureur, quand Tigellin lui annonce que Poppée vient d'être assassinée, et que les auteurs du crime sont Sénèque et Pison. Néron ordonne leur mort, et Sénèque se retire en prononçant à-peu-près les mots qui lui sont attribués par Tacite :

Et je laisse en mourant l'exemple de ma vie.

Octavie n'attend pas long-temps son sort : Néron lui fait apporter la coupe de Britannicus, et elle meurt empoisonnée. L'auteur paroît avoir été séduit par ce dénouement ; mais il n'a pas remarqué que le dernier degré de l'atrocité n'a rien de tragique, et que cette cruauté inouie est un de cet objets

                                    Que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille , et reculer des yeux.

La pièce du poète français, si l'on en excepte le quatrième acte, est plus propre a la représentation que celle d'Alfieri, mais elle présente beaucoup moins de beautés historiques. L'auteur ne paroît pas avoir fait une étude assez approfondie de Tacite ; et il n'a pas essayé, à l'exemple de Racine, de faire passer dans notre langue la précision et la force des pensées de ce célèbre historien. Ce travail étoit de la plus grande difficulté ; mais c'étoit une raison de plus pour l'entreprendre. La tentative seule, n'eùt-elle pas été faite avec un succès complet, auroit concilié au poète les suffrages des connoisseurs.                                             P.

Les quatre Saisons du Parnasse, Troisième année, printemps 1807, p. 294 :

OCTAVIE,
TRAGÉDIE EN CINQ ACTES.

Il ne faut pas douter que l'auteur n'en appelle, dit le sévère Baliveau. L'auteur d'Octavie vient de livrer cette tragédie à l'impression, et se console de la chute qu'elle a faite au théâtre par l'espoir de la voir se relever dans l'opinion publique. Cet espoir n'est pas sans fondement; et quoique l'auteur paroisse s'exagérer un peu la rage et le nombre de ses ennemis, on ne sauroit disconvenir, en lisant ses vers, qu'i1s ne fussent faits, sinon pour procurer à la pièce un succès d'enthousiasme (le vice du sujet s'y opposoit), du moins pour commander de l'attention, des égards, et, suivant l'expression familière, pour conduire la barque à bon port. Il y avoit donc dans le public un peu plus que de la sévérité et de la malice, et si tout le tapage qu'on a fait n'étoit pas, comme le croit l'auteur, la preuve d'une vaste et atroce conspiration, il indique du moins l'existence d'une cabale composée de fort vilaines gens. Les ennemis déclarés commencent l'attaque ; puis les mauvais plaisants, les brouillons, saisissent étourdiment l'occasion de se divertir ; et enfin, la masse énorme des gobes-mouches, ébranlée par cette impulsion, donne pesamment le coup de grace. Telle est la marche ordinaire des cabales, quand le poète à qui elles en veulent n'a pas à leur opposer vingt mille livres de rente et les braves amis qui en dépendent.

La préface d'Octavie est curieuse par les détails circonstanciés que donne l'auteur sur les manœuvres dont il a été victime ; mais quelque positifs que puissent être ces faits, ils prouvent encore moins l'existence de la cabale, que ne fait la lecture même de la pièce. Nous ne garantirions en aucun temps le succès du quatrième acte, dont les situations sont un peu hasardées ; mais tout le reste de l'ouvrage nous a paru digne d'éloges, et sur-tout rempli d'énergie, mérite qui ne se trouve pas au même degré dans toutes les tragédies modernes qui réussissent.

D’après la base la Grange de la Comédie Française, qui nous donne le nom de l’auteur, la pièce a bien connu une seule représentation, le 9 décembre 1806.

(1) Sed illis robur ætatis adfuerat : læta aliqua viderant, et præsentem sœvitiam melioris olim fortunœ recordatione allevabant. Huic primus nuptiarum dies loco funeris fuit, deductæ în domum in quá nihil nisi luctuosum haberet, erepto per venenum patre et statim fratre : tum ancilla domina validior ; et Poppæa non nisi in perniciem uxoris nupta ; postremo crimen omni exitio gravius. Ac puella, vicesimo œtatis anno, inter centuriones et milites, præsagio malorum jam á vitá exempto, nondum tamen morte adquiescebat.

(Annales de Tacite, liv. 14, chap. 63)

 

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