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Omasis, ou Joseph en Egypte
Omasis, ou Joseph en Egypte, tragédie en cinq actes, en vers, de Baour-Lormian, 13septembre 1806.
Théâtre Français.
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Titre :
Omasis, ou Joseph en Egypte
Genre
tragédie
Nombre d'actes :
5
Vers / prose
vers
Musique :
non
Date de création :
13 septembre 1806
Théâtre :
Théâtre Français
Auteur(s) des paroles :
Baour Lormian
Almanach des Muses 1807.
Joseph, fils du patriarche Jacob, a été vendu par ses freres : il est esclave en Egypte ; et là, interprête d'un songe dont l'explication s'est réalisée, il en explique un autre dont l'ame du roi Pharaon est tourmentée. Ce songe annonçait des malheurs à l'Egypte. A sept ans d'abondance devaient succéder sept ans de stérilité : mais de sages précautions vont être prises, et l'abondance regnera toujours sur le pays. La prédiction de Joseph, ses talens, et les mesures qu'il a conseillées pour sauver l'Egypte de la famine, l'ont mis dans la plus haute faveur dans l'esprit du roi, près de qui, sous le nom d'Omasis, il remplit la place de premier ministre. Comme c'est lui qui veille à la distribution des grains amassés pour les années de détresse, et que c'est à lui que les habitans de l'Egypte ont recours dans leurs besoins, ses freres sont venus à leur tour réclamer sa protection et ses bontés. Il les a reconnus sans être reconnu d'eux, et agardé près de lui Siméon et Benjamin, Siméon, qui, jaloux de l'amour que lui portait Jacob, avait conçu et exécuté le projet de se défaire de lui, de le bannir de la maison paternelle. Cependant, au milieu des devoirs que lui impose sa place, Joseph est en proie à deux sentimens qui agitent vivement son cœur, le desir de revoir son pere, et l'amour qui l'unit à la belle Almaïs. Cette princesse est sœur de Rhamnès, l'un des grands de la cour de Pharaon, qui avant qu'Omasis ne l'eût supplanté, gouvernait l'Egypte sous le nom de son maître. Rhamnès est jaloux d'Omasis ; et loin de consentir à ce qu'il épouse Almaïs, il veut lui donner un rival dans Siméon, et conspire en même temps sa perte. Omasis, occupé de son amour pour la princesse, ne soupçonne point le complot ourdi contre lui. Rhamnès, plein de cette idée, offre à Siméon la main d'Almaïs, éveille en lui l'amour et l'ambition, et l'entraîne parmi les conjurés. Jacob est arrivé accompagné de ses enfans ; et voilà le moment que choisit Rhamnès pour attenter aux jour d'Omasis. Mais Omasis est prévenu ; il s'arme contre ses assassins. Rhamnès succombe, et Siméon arrêté est exposé à toute la rigueur des lois. Benjamin sollicite sa grace, et l'obtient d'Omasis, qui, après sêtre fait reconnaître de son pere et de ses freres, pardonne à Siméon son double crime, retient sa famille auprès de lui, et veut qu'elle reste associée à son bonheur.
Un style éclatant ; de l'intérêt ; des scenes attendrissantes. Le rôle de Benjamin, rendu par mademoiselle Mars d'une maniere enchanteresse.
Représentations très suivies, dans le cours desquelles l'auteur a fait des changemens heureux, et ajouté de nouvelles beautés à sa piece, qui ne pourra que gagner à la lecture.
Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Vente, 1807 :
Omasis, ou Joseph en Egypte, tragédie en cinq actes et en vers, Par M. Baour-Lormian ; Représentée sur le Théâtre Français le 14 Septembre 1806, et le 18 du même mois, ) Saont-Cloud, devant Leurs Majestés Impériales et Royales.
Avant même d’être jouée, la tragédie de Baour-Lormian a été l’objet d’une polémique par voie de presse.
Courrier des spectacles, n° 3396 du 24 mai 1806, p. 3 :
AU RÉDACTEUR
du Courrier des Spectacles.
Monsieur,
Il y a cinq mois que j’ai fait recevoir au Théâtre Français une tragédie ayant pour titre Omasis, ou.Joseph en Egypte. Je suis instruit que, dans le seul dessein de me nuire, on vient de traiter le même sujet en mélodrame ; et que, par une intrigue odieuse dont je n’ignore aucun détour, on est parvenu à s’approprier plusieurs situations de mon ouvrage. Je m’empresse de rendre ma réclamation publique, afin qu’on ne puisse m’accuser de plagiat, s’il arrive que le mélodrame soit représenté avant la tragédie.
J’ai l'honneur de vous saluer.
L’Auteur d’Omasis, ou Joseph en Egypte.
Courrier des spectacles, n° 3399 du 27 mai 1806, p. 3 :
AU RÉDACTEUR
du Courrier des Spectacles.
Monsieur,
Il est assez simple qu’un auteur cherche à occuper de lui le public ; qu’il anticipe sur sa gloire, ou du moins sur celle qu’il se promet, en apprenant à la France, qu’il a fait recevoir, en tel tems, telle tragédie au Théâtre Français ; on peut même trouver fort excusable l’empressement qu’il met à se faire jouer, et les démarches qu’il fait [sic] pour y parvenir : je ne réclame ici que contre le choix des moyens.
Dans une note insérée dans votre feuille du 24 mai, l’auteur inconnu d’une tragédie d'Omasis, ou Joseph en Egypte, assure que « dans le seul dessein de lui nuire, on vient de traiter son sujet en mélodrame, et que par une intrigue odieuse, dont il n’ignore aucun détour, on est parvenu à s’approprier plusieurs situations dé e son ouvrage, etc. »
Il y a dans cette note autant d'erreurs que de lignes.
L’année dernière, à la campagne, chez des amis respectables dont je puis invoquer le témoignage, j’ai griffoné le plan de quelques scènes d’un mélodrame de Joseph. A mon retour à Paris, j’ai consulté sur cette esquisse M. Legouvé qui peut également attester ce que j’avance. Il m’a appris que le sujet de Joseph avoit été traité dans une tragédie nouvellement reçue, et m’a invité, par égard pour l’art qu’il cultive, et pour le Théâtre Français, à ne pas faire représenter le mélodrame avant la tragédie.
Je déférai si complétement à son avis, que mon ouvrage achevé depuis trois mois n’a été présenté à aucun théâtre, qu’il n’en a été fait aucune lecture, et que le procédé très-satyrique de l’auteur d'Omasis ne me fait pas même aujourd’hui changer de résolution.
Au reste, je crois devoir le tranquilliser sur les situations de son ouvrage, que je ne connois pas plus que sa personne. J’avois à piller, pour faire mon mélodrame, la Bible et M. Bitaubé ; quand on peut puiser dans des trésors , on ne s’amuse pas à fouiller ailleurs.
J'ai l’honneur de Vous saluer.
L’Auteur du mélodrame de Joseph.
M. Bitaubé, cité comme source d'un mélodrame sur Joseph, est un pasteur calviniste descendant de huguenots exilés en Prusse, né à Koenigsberg en 1732 et mort à Paris en 1808. Traducteur d'Homère, il a aussi écrit un poème en prose, Joseph, publié en 1767.
Courrier des spectacles, n° 3424 du 23 juin 1806, p. 2 :
Théâtre Français.
Omasis, M. Bazieu, et le mélodrame de Joseph.
Genus irritabile Vatum. Combien la bile des poètes s’irrite facilement! Un auteur compose une tragédie patriarchale, dont le héros est Omasis ; on lui parle d’un mélodrame sur le même sujet, et voilà tout-à coup qu'il rêve des conspirations, des intrigues, d’indignes cabales, d odieuses menées ; il se persuade que l’on a voulu de nouveau assassiner le cher fils de Jacob ; et cependant, il n’y a ni cabales, ni intrigues, ni odieuses menées, mais un simple effet du hazard, une de ces rencontres si ordinaires qui conduisent deux auteurs sur la même route.
Un autre poëte, dans sa ville de province, compose aussi un poème dramatique sur le frère aîné de Benjamin ; il part à petites journées pour venir vendre à Paris son naissant Israëlite. Il apprend qu’on est en marché pour acheter un Hébreu du même nom, et le voila qui rêve aussi-tôt que l'Hébreu de Paris est l’Israëlite de sa province, qu’on lui a dérobe son enfant bien aimé ; et il réclame la possession de ce cher enfant. On lui répond et le défie de prouver l’identité ; mais en lui répondant, on se plaint de nouveau du prétendu mélodrame armé contre Omasis. Cette récrimination devoit amener une seconde réponse ; et voici celle que l’auteur de Joseph nous prie de publier. Nous désirons sincèrement qu'elle soit la dernière, et que la paix se rétablisse entre les fils d’Apollon ; il est si doux pour les enfans d’une même famille de vivre en bonne intelligence !
Un dernier Mot à l'Auteur d’Omasis.
Monsieur l’Auteur d'Omasis,
J’ai déjà pris la peine de vous assurer, qu’en faisant un mélodrame de Joseph, je n’avois eu ni pu avoir la moindre connoissance de votre pièce. Cependant, je lis dans une nouvelle lettre de vous, insérée dans la Gazette de France, que vous persistez à croire, ou plutôt à faire semblant de croire que mon mélodrame a été charitablement fabriqué sur votre ouvrage. A cette inculpation injurieuse, je me vois dans la nécessité de répondre par un démenti formel, et de me justifier par des preuves : en conséquence, je vous préviens que je vais déposer à la Comédie Française le manuscrit de mon mélodrame ; vous pourrez, monsieur, le confronter avec votre tragédie, (ou avec celle de M. Batieu, car je ne veux rien préjuger entre vous) et vous convaincre que vous avez eu trois torts, comme le déserteur ; le premier, de supposer qu’on pût vous voler quelque chose ; le second , de m’en accuser, et le troisième, de répondre malhonnêtement à un procédé honnête.
Je vous salue, Monsieur l’auteur d’Omasis.
L’auteur du mélodrame de Joseph.
A partir du 7 septembre, la première représentation est annoncée « incessamment » dans le Courrier des spectacles.
Courrier des spectacles, n° 3507 du 14septembre 1806, p. 2-3 :
[Premier article sur la pièce de Baour-Lormian, dont tout le monde savait qu’il était l’auteur, contre la règle qui veut que ce nom ne soit révélé qu’après la première représentation, et à condition qu’elle ait réussi. Le critique commence par rappeler tout le bruit qui a été fait autour de la pièce, avant qu’elle soit jouée. Très clairement, il prend position contre l’auteur, qui voulait que sa pièce soit comme « une œuvre sacrée », alors même que le sujet n’en est pas nouveau : le critique prend plaisir à énumérer toutes les pièces, françaises ou non, bonnes ou mauvaises, qui ont été écrites sur l’histoire de Joseph. De plus, le sujet n’est pas celui d’une tragédie : les personnages sont des bergers, fort éloignée de la dignité de la scène tragique. Et l’action ne suscite pas horreur et pitié, « les deux plus grands ressorts de la tragédie : c’est plutôt un drame, mais un drame du plus puissant intérêt ». L’auteur a d’ailleurs tenté de corriger ce défaut en « inventant une action tragique », que le critique résume en insistant sur le fait qu’elle est une fiction née de l’imagination du poète (« il suppose », à deux reprises). Bien sûr, le critique sait bien que les auteurs ont le droit d’inventer, mais sur un tel sujet, il n’est pas possible de renoncer à ce que fournit la Bible, et cela aboutit à un mélange de tragique et de dramatique, de » scènes héroïques » et de « scènes patriarchales », de « langage des passions violentes » et d’« expression de la tendresse et du sentiment ». Le résultat, c’est que la pièce ne respecte pas « l’unité de vues, d’action et de style », qu’elle est « plutôt un mélodrame qu’une tragédie », les accessoires prenant le pas sur l’action. La pièce n’est pas conforme aux « règles de l’art ». Œuvre de quelqu’un « qui connoît peu le théâtre », elle a bien sûr ses beautés (détails intéressants, scènes écrites avec élégance, beaux vers), mais sa réussite doit beaucoup aux interprètes qui l’ont jouée « avec un ensemble digne des plus grands éloges ». Et le critique énumère tous les interprètes de premier plan qui ont si bien joué. L’auteur a été demandé, mais on savait de qui il s’agissait. Et c’est un auteur « connu par des ouvrages d’un talent distingué »]
Théâtre Français.
Omasis, ou Joseph en Egypte.
La première représentation d’une tragédie est une espèce de solemnité littéraire qui excite toujours un grand intérêt et une vive curiosité, On se passionne pour une pièce de théâtre comme pour une affaire d’état. Les partis se forment, se croisent, se heurtent avec autant d’ardeur que s’il s’agissoit des destinées de l’Empire. Depuis long-teim Omasis étoit l'objet de beaucoup de conversations et de débats. On se plaignoit des lenteurs qui arrêtoient son triomphe ; on accusoit des rivaux ; on parloit d’intrigues et de jalousies. L’auteur lui-même remplissoit les journaux de ses réclamations ; le moindre mélodrame du nom de Joseph excitoit ses allarmes ; il parloit de larcins, de plagiats, etc. ; il sembloit que sa pièce fût, comme l’Ecriture Sainte, une œuvre sacrée à laquelle il n’étoit pas permis de toucher. Cependant, il s’en faut bien que ce sujet soit neuf ; la scène s’en est enrichie dès la naissance des théâtres ; à l’époque où l’art doit encore dans son enfance, un poète Français donna la Moralité de la vendition de Joseph ; c’étoit le récit simple et louchant des livres saints mis en dialogue. Un poëte Allemand traita le même sujet en latin, sous la forme de comédie, et cette pièce de théâtre fut traduite en français à Anvers, dès 1564 Un de nos journaux a remarqué hier que l’histoire de Joseph fut représentée à deux époques différentes sur notre théâtre : d’abord par Nicolas de Montreux, mauvais poëte du seizième siècle, et ensuite par l’Abbe Genest, qui eut un succès prodigieux au commencement du siècle dernier. Il pouvoit ajouter que les communautés et les collèges s’emparèrent également de cette anecdote touchante, et la firent représenter par des enfans sur des théâtres particuliers. En examinant avec attention le sujet de Joseph, il est difficile d’y trouver le fonds d’une tragédie. Les héros sont des pasteurs, dont la vie simple et les mœurs patriarches s’allient peu avec la majesté héroïque de la scène ; l’action n’a par elle-même rien de ces grands mouvemens qui excitent fortement la terreur et la pitié, les deux plus grands ressorts de la tragédie. L’esprit le plus juste n’y trouvera qu’un drame, mais un drame du plus puissant intérêt.
L’auteur d’Omasis a senti ce défaut, et il a cherché à y remédier, en inventant une action tragique. Il suppose donc que Joseph, sous le nom d’Omasis, partage le trône des Rois d’Egypte ; que la famine ayant désolé les contrées voisines, son frere Siméon est venu à Memphis chercher dans la générosité du Prince des secours pour la maison nombreuse de Jacob ; qu’Omasis, après avoir comblé de bienfaits Siméon, l’a néanmoins retenu à sa cour, en lui interdisant la faculté de retourner dans ses foyers ; que Siméon a conçu une passion violente pour la princesse Thélaïs, à laquelle Joseph se propose d’unir lui même sa destinée ; que cette princesse est sœur de Ramnès, seigneur puissant dont l’origine remonte à celle des souverains du Nil, et qui occupoit auparavant la place de Joseph.
Il suppose encore que Ramnés conspire contre Omasis, et qu’il entraîne Siméon dans son complot ; que ce complot est découvert ; que Ramnés et Siméon sont saisis à la tête des séditieux, chargés de chaînes, et condamnés à mort , lorsque Jacob arrive en Egypte, et obtient leur grâce d’Omasis, qui aspiroit à cet heureux moment pour se faire reconnoître.
Ce plan n’appartient point à la Bible ; il est tout entier à l’auteur ; et s’il est adopté sans contradiction, il faudra bien avouer que les poëtes ont le droit de traiter l’histoire à leur gré ; mais en créant une action tragique, le poëte a bien senti qu’il ne devoit point renoncer à ce que les livres saints lui fournissent de plus touchant ; il a donc mêlé le tragique avec le drame, des scènes héroïques avec des scènes patriarcales, le langage des passions violentes avec l’expression de la tendresse et du sentiment. Il s’est attaché à des effets variés, sans s’occuper beaucoup de l’unité de vues, d’action et de style. Il en résulte que la tragédie nouvelle est plutôt un mélodrame qu’une tragédie ; que l’action principale est dévoree par les accessoire, et que le succès qu'il a obtenu provient plutôt des situations étrangères à son sujet, que de son sujet lui même. L’ouvrage n’est point conforme aux règles de l’art, le plan n’est point tracé avec méthode et profondeur ; c’est l’ouvrage d’un homme qui connoît peu le théâtre : mais il est fécond en détails intéressans ; plusieurs scènes sont écrites avec élégance ; des vers très-beaux réclament les applaudissemens, et les rôles sont joués avec un ensemble digne des plus grands eloges. Le talent de Talma a brillé dans cetui d'Omasis ; celui de Damas dans celui de Siméon ; Baptiste a rempli avec un grand intérêt le personnage de Jacob, et Mlle. Mars, qui s'étoit chargée du rôle de Benjamin, l’a joué avec cette grâce touchante, cette amabilité exquise qui lui assurent tous les suffrages. L'auteur a été demandé avec empressement.On savoit d’avance que cette pièce estimable à beaucoup d’égards, étoit de M. de Lormian, connu par des ouvrages-d’un talent distingué. Nous reviendrons sur cet ouvrage à le seconde représentation.
Courrier des spectacles, n° 3510 du 17 septembre 1806, p. 2-3 :
[Deuxième article, écrit après la deuxième représentation. Un article d’une grande sévérité, qui s’attache à mettre en avant tous les défauts qu’une critique sourcilleuse peut faire à la pièce, en prenant appui sur les « règles de l’art. Car la pièce est faite « pour cette classe de spectateurs qui se laisse entraîner par ses émotions » sans chercher à les comprendre, et non pour les « gens de l’art » qui s’intéressent aux moyens qui font naître le sentiment éprouvé. Inutile de reprendre point par point cette critique : elle repose sur des considérations théoriques (unité d’action, rejet de tout ce qui détourne de l’action principale, vraisemblance prise dans une acception très étroite, maintien permanet du ton tragique, sans dévier vers le « genre Ossianique »). La critique descend jusqu’à la contestation d’une expression, d’un mot jugé impropre. La critique s’achève là où elle aboutit bien souvent, par le rappel d’un certain vers de Boileau sur le vrai, seul aimable. Mais toutes ces critiques n’empêchent pas que la pièce soit « un ouvrage très-estimable » : c’est la troisième tragédie en deux ans à obtenir du succès au Théâtre Français...]
Théâtre Français.
Omasis, ou Joseph en Egypte.
Cette pièce paroît avoir été composée pour cette classe de spectateurs qui se laisse entraîner par ses émotions, sans chercher à se rendre compte des causes qui les produisent. Le jugement des gens de l’art est d'un autre genre ; ils veulent que l’esprit jouisse en même tems que le cœur ; ils contemplent une pièce de Théâtre comme un peintre regarde un tableau, c’est-à-dire, en joignant au sentiment qu’il éprouve, l'examen des moyens qui le font naître.
Si l’on faisoit à la tragédie de Joseph l’application des règles de l’art, on auroit beaucoup de reproches à lui adresser On trouveroit que les scènes qui ont eu le plus de succès sont la plupart étrangères à l’action, qu’elles en arrêtent la marche, en détruisent l'intérêt et forment, pour ainsi dire une seconde pièce dans la première.
Il est évident que la conspiration de Ramnès pourroit commencer, continuer et finir sans l’intervention de Jacob et de ses enfans ; que l’arrivée de ce patriarche est une circonstance inutile, et que l'intérêt qu'elle produit est d’un genre absolument indépendant de ce lui de la conjuration.
On observeroit encore que cette conjuration est foible ; que l’amour de Joseph avec la jeune Princesse est froid ; que cette jeune princesse est elle-même un personnage inutile ; qu’elle ne prend presqu’aucune part à 1’action, que tous ses entretiens avec sa confidente sont sans objet, et qu’elle ne paroît déterminée à épouser Joseph que pour le plaisir de se marier et d’en faire à sa tête. Si le rôle de Simeon est tracé avec assez d’énergie, on ne sait pas assez pourquoi il porte tant de haine à Joseph, qui l’a nourri et a sauvé toute sa famille par ses nombreuses générosités. Il n’est pas probable qu’un captif, fils d’un berger, ait osé songer à obtenir la main d’une princesse. En vain le poëte s'est-il efforcé de relever l’honneur de la vie pastorale, cette profession n’étoit point honorée dans l’Egypte. D'ailleurs le caractère de Simeon ne se soutient pas, et l’on ne sait pas pourquoi il fuit la vue de son père en Egypte, tandis qu’il le voyoit paisiblement tous les jours avant d’être envoyé à Memphis. Ce caractère paroit être imité de celui de Caïn. On a voulu imprimer à cet Hébreux le sceau de la fatalité, mais cette réprobation céleste est exprimée d'une manière bien moins énergique que dans le rôle de Caïn, et d’ailleurs elle ne produit pas les mêmes effets. Il y a néanmoins de belles parties dans le rôle de Simeon, des traits qui décèlent un grand talent. On a justement applaudi un passage où, effrayé de l’arrivée de son père, il dit :
Je ne le craignois pas quand j’étois vertueux.
Mais il ne falloit pas épuiser cette pensée, et l’atténuer dans un vers du même genre, mais beaucoup moins beau :
Je ne pourrai jamais aborder sa vertu.
La pensée est foible et l’expression de mauvais goût. Si l’on s’attache ensuite aux épisodes et aux détails, on trouvera qu’Omasis parle trop souvent de l'arrivée de Jacob ; que ce patriarche occupe lui-même trop long-tems la scène, qu’il parle beaucoup trop, et que ses discours verbeux sentent un peu le déclin de l’âge. On a beaucoup applaudi un mot que lui adresse Benjamin, lorsque Joseph se fait reconnoître : Tu ne pleureras plus. C’est la voix enchanteresse de l'actrice qui fait le charme de cette gentillesse enfantine. Il y a vingt ans qu’il eût été moins possible d’en faire usage, car alors les enfans ne tutoyaient pas leurs parens ; mais aujourd'hui ces agréables familiarités ont un grand succès.
Le personnage: de Joseph est celui qui mérite le plus d’éloges ; il est constamment noble et généreux ; il est d’ailleurs écrit d’une manière distinguée ; ou voit que c'est celui auquel l’auteur a voué une affection et des soins particuliers. Si néanmoins M. Lormian écoute les conseils d'un goût sévère, il en retranchera le passage où ce Prince apprenant que les conspirateurs assiègent le palais, prend un ton d’inspiré, et adresse une apostrophe aux harpes et aux lyres. Ce trait est du genre Ossianique, et s’harmonie mal avec la couleur générale du poëme, qui est religieuse sans emphâse. L’enthousiasme public s’est exalté quand Joseph , en parlant de Jacob, a dit :
L'âge de ses ayeux touche au berceau du inonde.
La pensée paroît d’abord imposante, mais elle ne soutient pas l’examen, l! est évident d’abord que l’âge n’est pas le mot propre ; en second lieu, que I âge des ayeux de Jacob ne touchoit pas plus au berceau du monde que celui de tous les autres hommes. En remontant un peu plus haut, nous pourrions aujourd’hui répéter le même vers et nous donner la même noblesse. Un écrivain doit se rappeler sans cesse ce vers de Boileau :
Rien n'est beau que le vrai; le vrai seul est aimable.
Malgré ces observations, la tragédie de Joseph n’en est pas moins un ouvrage très-estimable, et le Théâtre Français doit s’applaudir du succès de trois tragédies en deux années.
Geoffroy, Cours de littérature dramatique, tome IV, p. 209-214 :
[Critique publiée initialement les 15 et 24 septembre 1806.]
M. BAOUR-LORMIAN.
OMASIS,
OU JOSEPH EN EGYPTE.
On sait que l'histoire de Joseph est la seule intéressante et dramatique que Voltaire ait trouvée dans la Bible : cependant l'abbé Genest, auteur de Pénélope, poëte honnête et vertueux, qui aimait à traiter des sujets aussi édifians, manqua celui de Joseph en 1710. Plus d'un siècle auparavant, lorsque notre théâtre était encore barbare, un certain Montreux s'avisa d'exposer l'aventure de Joseph et de Putiphar, sous le titre du Chaste Joseph. M. Baour-Lormian a très-sagement supprimé ce trait héroïque, qui malheureusement a dans nos mœurs un côté fort comique. Il a établi sa tragédie sur la reconnaissance de Joseph et de ses frères ; mais une reconnaissance fournit une situation, et non pas une tragédie. L'auteur était sûr d'un beau dénouement ; mais encore faut-il une intrigue, afin que ce beau dénouement puisse dénouer quelque chose. Le sujet est aimable, le héros intéressant ; mais la nécessité de coudre une fable à l'Histoire Sainte est toujours un terrible écueil.
Le caractère de Joseph est bien touchant; mais il est uniforme : on l'a fait amoureux; mais sa passion est froide et peu théâtrale. Pour exciter quelqu'intérêt, on a imaginé une conspiration contre Joseph ; et cette conspiration, qui ne met pas le héros dans un assez grand danger, produit fort peu d'effet. Il n'y a donc, pour fonder la tragédie, que les sentimens de la nature, la douleur du vieux père Jacob, la naïveté du petit Benjamin, la piété fraternelle et la générosité de Joseph : c'est sur ces fondemens que repose l'édifice ; mais ces vertus si louables sont trop long-temps en discours, et ne commencent à se mettre en action qu'à la fin de la pièce.
Pour contraster avec les personnages vertueux, l'auteur a choisi Siméon, l'un des frères de Joseph, celui-là même qu'on suppose l'avoir vendu. Cet homme farouche, errant de contrée en contrée, se peint lui-même dans ce vers brillant, mais un peu maniéré :
J'ai changé de climats et non pas de malheurs.
Poursuivi, comme un autre Oreste, par les furies vengeresses du crime, il se trouve disposé à servir la haine et la jalousie d'un seigneur égyptien nommé Ramnès, lequel ne peut pardonner à Joseph son élévation et la faveur du roi. Il se charge d'assassiner, sans le connaître, ce même frère qu'il a déjà vendu : le complot est découvert ; Ramnès et son complice sont condamnés à mort ; Siméon, pressé par ses remords, avoue qu'il a autrefois vendu son frère ; c'est ce qui amène le dénouement, qui, par sa nature, est extrêmement pathétique.
Le défaut capital de cette intrigue, c'est la faiblesse; les vices principaux de la diction sont tantôt la mollesse, tantôt l'emphase ! toujours la prolixité. On s'aperçoit que l'auteur a sous les yeux de bons modèles : il s'efforce d'imiter Racine, et quelquefois il en a le naturel et la grâce; plus souvent il l'imite comme l'écolier imite son maître, et n'en prend que les défauts : sa simplicité est lâche et prosaïque ; sa sensibilité dégénère en fadeur : il s'engage dans des détails plus dignes de la pastorale que de la tragédie ; mais il lui arrive aussi de rencontrer des traits de sentiment. Par exemple, lorsque Joseph vante à Benjamin les avantages de l’Égypte, Benjamin lui répond avec une douce sensibilité :
La tombe de Joseph est -elle en ces climats ?
Le même Benjamin dit à son vieux père, lorsqu'il a reconnu Joseph :
Tu ne pleureras plus. . . . . .
Le farouche Siméon, apprenant que son père est auprès de lui, dit en frémissant :
Quand j'étais vertueux, j'aimais à le revoir.
Ce qui appartient en propre à M. Baour-Lormian, et ce qui est bien loin du caractère de Racine, c'est la déclamation et l'enflure, défaut qui a peut-être sa source dans l'habitude des vers épiques, que notre auteur a contractée, et dans le goût de notre école poétique moderne dont il a malgré lui ressenti l'influence. (15 septembre 1806.)
— Si l'on est enchanté, en lisant la Bible, de la douceur et de l'innocence des mœurs patriarcales, on n'est pas moins indigné des crimes atroces qui souillent trop souvent une si belle histoire. L'aventure même de Joseph est fondée sur un de ces attentats qui font frémir la nature et l'humanité : un frère trahi et vendu par ses frères ! Le monde naissant avait vu un forfait plus horrible encore, un frère assassiné par son frère. Le meurtre d'Abel fut non-seulement la première mort, le premier deuil, il fut aussi le premier crime : la jalousie et la haine sont les premières passions qui ont ensanglanté la terre et déshonoré l'espèce humaine.
La poésie épique, qui semble plus particulièrement consacrée à chanter des vertus, s'est emparée de ses premiers crimes. Gessner, dont les écrits ne respirent que la sensibilité et l'humanité, a cependant consacré les fureurs de Caïn dans un poëme pastoral ; et depuis, M. Legouvé a fait de cette pastorale une espèce de tragédie qui a obtenu beaucoup de succès. Ce n'est cependant pas l'aimable et intéressant Abel qui a fait la fortune de la pièce : ce jeune berger si doux est un héros tragique un peu fade ; c'est le farouche Caïn qui soutient et anime la scène, parce que c'est un personnage agissant, passionné, terrible, dont le caractère vigoureusement tracé fait frémir tous les spectateurs. Ce rôle a été supérieurement joué par Saint-Prix, qui semble avoir trouvé, pour rendre le Caïn de Gessner et de M. Legouvé, une énergie et une chaleur que ni Corneille, ni Racine n'ont jamais pu lui inspirer.
Sur les pas de Gessner, M. Bitaubé a choisi pour sujet d'un poëme épique, le vertueux Joseph, espèce d'Abel, qui a eu un peu plus de mouvement que le fils chéri de notre premier père. Il a trouvé dans cette histoire de Joseph, un trop grand nombre de Caïn ; il les a tous fondus en un seul, auquel il a donné une férocité et une rage particulière. M. Baour-Lormian s'est servi de Bitaubé, comme M. Legouvé de Gessner : son Siméon est un Caïn moins théâtral sans doute que celui de M. Legouvé, puisqu'après avoir vendu son frère, poursuivi par les remords de son crime, il veut en commettra un autre d'un genre assez froid, en assassinant son rival. Siméon amoureux et assassin subalterne, est un personnage odieux et méprisable : mais Siméon condamné à mort,confessant avec amertume le crime qu'il a commis autrefois en vendant son frère, reconnaissant ce même frère dans Omasis, et confondu par sa clémence, est alors véritablement tragique.
L'auteur a confondu cette reconnaissance particulière de Siméon, et le pardon qu'on lui accorde, avec la reconnaissance générale de tous les frères de Jacob : ce qui en affaiblit l'effet. Cette reconnaissance est filée, c'est-à-dire reculée jusqu'à la fin, sans cependant être préparée suivant les règles de l'art. L'auteur aurait peut-être donné plus de mouvement et d'intérêt à son action en suivant de plus près la Bible ; ne pouvait-il pas supposer que Joseph, pour faire expier à ses frères leur cruauté par une frayeur passagère, les fait arrêter comme complices de la conspiration de Siméon, leur reproche, avec une feinte colère, leur ingratitude et leur scélératesse, et en leur rappelant adroitement le crime dont ils se sont rendus autrefois coupables ? Il me semble qu'il serait bien plus intéressant que Joseph attendît, pour se faire reconnaître, le moment où ses frères, après avoir vainement protesté de leur innocence, n'attendraient plus que la mort ; cela jeterait une grande variété dans la scène : Joseph, du moins, agirait ; ce ne serait plus un être purement passif qui fatigue par une bonté uniforme et insipide.
C'est toujours un grand malheur pour une tragédie, que le héros en soit ennuyeux ; et c'est ce qui est arriva à Joseph. Ses frères, qui ne servent qu'à embarrasser la scène, et qui ne sont là que les auditeurs des contes de Jacob, deviendraient des acteurs intéressés à la chose, s'ils se trouvaient en danger de périr ; et cet incident fournirait à Jacob lui-même de quoi rompre la monotonie de ses lamentations : car on ne peut se le dissimuler, cette tragédie a beaucoup de vers heureux et naturels, un grand nombre de traits d'une sensibilité douce ; mais l'action est frappée de langueur. Les scènes de Joseph avec Benjamin et avec son père, la confession de Siméon et la reconnaissance, sont les seuls endroits vraiment pathétiques : le reste est en vaines amplifications qui glacent le théâtre et les spectateurs.
Il faudrait retrancher sans pitié la princesse Almaïs, la plus inutile qui ait jamais balayé les planches ; donner un autre motif que l'amour aux fureurs de Siméon ; défendre surtout à Joseph d'être amoureux. Cependant je ne conseillerais pas à M. Baour-Lormian d'user de la recette de l'abbé Genest, qui a marié son Joseph pour l'empêcher d'être amoureux ; le remède serait pire que le mal : Joseph ne doit avoir ni femme, ni maîtresse ; il ne doit avoir qu'un père et des frères.
Les acteurs contribuent beaucoup au succès de la pièce. Melle. Mars, en Benjamin, est une nouveauté piquante ; et cela seul suffit à la curiosité qui souvent se contente de peu de chose. Le rôle de Siméon, le plus tragique de la pièce, est supérieurement rendu par Damas Cet acteur y met un ton concentré, une profondeur, un pathétique déchirant qui remue l'assemblée ; il anime toute la pièce, et produit surtout un grand effet au dénouement, qui est le moment décisif. On sait que ce n'est pas la première fois qu'il a rendu aux auteurs ce service. (24 septembre 1806.)
Magasin encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts, 11e année, 1806, tome V, p. 468-471 :
Théâtre Français.
Omasis, ou Joseph en Egypte, tragédie en cinq actes.
M. Baour Lormian, connu par plusieurs poésies et surtout par la traduction d'Ossian, vient de débuter heureusement dans la carrière du théâtre. Joseph, déjà traité, entre autres par l’abbe Genest, lui a semblé un sujet tragique, et n'a pas trompé son attente. Il s'est pénétré surtout, pour composer sa pièce, du poëme de M. Bitaubé ; il a pris dans. ce poëme le rôle tout entier de Siméon, dont le caractère sombre, les remords et les combats offrent quelque chose de vraiment tragique. Le vague même et l'incertitude dans lesquels flotte continuellement ce coupable repentant, causent un sentiment de terreur et de pitié dont on n'est pas maître. Ce personnage contraste heureusement avec la sensibilité douce, l'aimable ingénuité de Benjamin.
Traçons un aperçu de l'ouvrage.
Joseph, après avoir été victime de la jalousie de ses frères, est monté au faîte des grandeurs par les moyens qu'on avoit pris pour le perdre. Tout le monde sait l'histoire du songe de Pharaon, des sept années d'abondance suivies d'un nombre égal d'années stériles. On connoît la manière dont Joseph revit ses frères, qui ne purent reconnoître dans un ministre puissant, leur frère qu'ils avoient vendu comme esclave.
L'auteur de la tragédie le suppose épris des charmes d'une princesse de la Cour d'Egypte, la sœur de Ramnès. Ce Ramnès, jaloux d'Omasis (c'est le nouveau nom de Joseph) conjure sa perte et même celle de Pharaon. Il a remarqué l'air sombre et farouche de Siméon, qu'Omasis retient en ôtage ainsi que Benjamin, et il l'a cru propre à faire un conspirateur. Il cherche à l'entraîner dans son parti, lui offre même la main de sa sœur ; Siméon, après avoir hésité, promet d'assassiner Omasis. Arrive sur ces entrefaites le vieux Jacob, et bientôt après la reconnoissance de Joseph, le repentir de Siméon et la défaite de Ramnès.
Il y a, comme on voit, fort peu d'action dans cette tragédie; mais on y trouve de beaux vers, une belle situation au cinquième acte ; elle a obtenu du succès. La reconnoissance de Joseph a produit beaucoup d'effet. Le vers de Siméon, effrayé du crime qu'il alloit commettre,
Et je l'assassinois après l'avoir vendu !
l'hémistiche de Benjamin à son père,
Tu ne pleureras plus !
ont été universellement applaudis. On a quelquefois trouvé un peu d'enflure dans le style. Joseph dit en parlant de Jacob :
L'âge de ses aïeux touche au berceau de monde ;
ce qui veut dire tout bonnement, je crois, qu'il descend de notre père Adam ; tout le monde en peut dire autant. Siméon s'écrie:
J'ai changé de climats sans changer de malheurs ;
Ce n'eut pas été pour lui une grande consolation que de changer de malheurs. Ramnès dit pour expliquer l'air triste que conserve ce frère coupable :
Le tendre souvenir des lieux qui l'ont vu naître,
Et la paix du désert le poursuivent peut-être.
On a beaucoup applaudi, mais je doute que l'on ait bien compris.
On a reconnu le traducteur d'Ossian à ces vers que dit Joseph à la fin du troisième acte en parlant de Jacob :
Que ta harpe frémisse, et que ses doux accords
Célèbrent le vieillard qui console, ces bords,
Heureusement que parmi. ces défauts on a trouvé aussi des beautés. Les rôles de Siméon et de Joseph ont été joués avec talent par Damas et Talma, celui de. Benjamin a été rendu avec une grace particulière par Mlle. Mars.
Au reste, Omasis est aujourd'hui la pièce à la mode, il est de rigueur de l'avoir vue.
L’Esprit des journaux français et étrangers, tome X, octobre 1806, p. 269-282 :
[A grande tragédie, grand compte rendu, en forme régulière, avec les étapes obligées. Seul élément inhabituel, une curieuse confidence du critique évoquant le plaisir qu’il avait dans son enfance à évoquer l’image de Joseph. On revient ensuite au sujet d ela pièce, pour en souligner la difficulté : si c’est bien un sujet pour une épopée, ce qu’a fait M. Bitaubé (dont le nom comme l'œuvre paraît bien oublié), il est délaissé au théâtre, parce qu’il comporte deux événements dont l’épopée peut faire son profit (Joseph vendu par ses frères, Joseph reconnu par ses frères), tandis que la tragédie, prisonnière des unités (« les liens étroits, mais utiles, de notre triple unité » : jolie formule), ne peut traiter qu’un seul des deux, et c’est la reconnaissance de Joseph. Il faut ensuite faire la liste des pièces qui ont traité de l’histoire de Joseph. Le critique en connaît trois, deux sur lesquels il passe très vite, une troisième « de l’abbé Genest », qui n’a peut-être pas été représentée à Paris. Par contre, le grand Métastase a écrit un Giuseppe riconosciuto, qui est une cantate en deux actes, dont on nous donne un extrait. Mais la tragédie nouvelle n’utilise guère les données des auteurs antérieurs, et elle repose sur une intrigue inventée. L’analyse de l’intrigue (ouverte par un significatif « L’auteur suppose que... » raconte une histoire très compliquée, dans laquelle se mêlent intrigue politique et intrigue sentimentale (Joseph est évidemment amoureux de la sœur de son ennemi). Pour tout simplifier, Joseph se cache sous le nom d’Omasis. Heureusement, tout finit par s’arranger. Pour remplir ses cinq actes, l’auteur a dû accumuler les actions, et les seules scènes qui « plaisent », sont celles qui ont rapport à la reconnaissance de Joseph par ses frères. les autres sont jugées « longues, froides et mal conçues ». Tout particulièrement, c’est l’intrigue sentimentale qui est condamnée : Joseph devait rester fidèle à la jeune israélite qu’il devait éposuer quand il a été enlevé par ses frères. Malgré ses défauts (« des scènes longues, et quelques redites, des entrées, des sorties peu motivées, peu de liaison entre quelques scènes ») qui s’ajoutent à « la stérilité du sujet », la pièce a connu un succès indéniable : outre les beautés formelles, dont le style (« correct, pur, harmonieux »), c’est tout ce qui renvoie à la Bible qui a rendu la pièce attachante Tout un paragraphe est rempli d’exclamation enthousiastes à propos de cette mise en scène de l’épisode de l’Ancien Testament. Pas de critique sans reproches, et le journaliste relève quelques maladresses dans l’expression, mais « c'est faire l'éloge du style que de reconnaître qu'on n'y a été frappé que par des inadvertances » comme celles qu’il vient de signaler. Critique comme public ont réagi positivement à la représentation (on pouvait craindre une cabale). Applaudissement et acclamations ont salué l’annonce du nom de l’auteur. Il ne reste plus qu’à parler des conditions matérielles de la représentation d’un ouvrage « établi avec soin et joué avec beaucoup d'ensemble ». L’article s’achève sur l’appréciation très-positive du travail des principaux interprètes, dont aucun n’a démérité, loin de là.]
THÉATRE FRANÇAIS.
Omasis, ou Joseph en Egypte, tragédie en 5 actes.
L'histoire de Joseph est celle qui occupa avec le plus de charmes les loisirs de notre enfance : souvent sa lecture touchante interrompit nos jeux et nous tint lieu de plaisirs : c'est dans la Bible que nous aimions à revoir ce grand et simple tableau des mœurs patriarchales, ces peintures naïves du premier sentiment connu de nous, l'amour filial et fraternel. Que de fois nos affections et nos sentimens se sont reportés vers ce poëme pour y trouver des applications ! Un vieux père avait-il notre respectueux amour ? Nous pensions à Jacob ; un frère était-il le modèle des frères et des fils ? C'était Joseph. Quelques traits d'un naturel haineux, quelques dispositions inhumaines se faisaient-elles voir ? Nous redoutions un Siméon. Quelle fable ingénieuse approche de ce récit, où tout porte l'empreinte de la vérité, où la vertu prend un langage si persuasif, où la morale ne se montre jamais, mais se fait si bien sentir ?
M. de Voltaire regardait Joseph comme un sujet heureux pour un poème épique. On connait les raisons que M. Bitaubé a données pour le traiter en prose. Il avait l'exemple du Télémaque et des motifs puisés dans la nature même de son sujet. Quoi qu'il en soit, son ouvrage a paru très-digne de son héros : aucun autre peut-être n'a été plus répandu, plus recherché; il est toujours l'un des premiers choisis dans la bibliothèque de l’enfance, bibliothèque que l'homme mûr revient rarement à parcourir sans retrouver une vérité qu'il avait perdue, sans renoncer à une erreur qu'il avait acquise.
II est aisé de reconnaître pourquoi Joseph n'a été choisi par aucun des maîtres de la scène, pour le sujet d'une action tragique. Le poème épique peut y embrasser deux événemens : Joseph vendu par ses frères ; Joseph reconnu par ses frères : les détails de sa vie chez son père, de son esclavage en Egypte, ses songes, ses divinations, le hasard qui le produit aux yeux de Pharaon comme une lumière précieuse au sein des plus épaisses ténèbres, son élévation, les périls de Canaan, les voyages et les retours de ses frères ; voilà le fond, voilà les épisodes qui entrent dans le domaine du poète, et qui ont fait la richesse de M. Bitaubé. Mais le poète dramatique, resserré dans les liens étroits, mais utiles, de notre triple unité, ne peut confier qu'à des récits le tableau de la vie de Joseph, et ne peut mettre sous nos yeux qu'un seul trait de cette vie, la reconnaissance du fils de Jacob avec ses frères. C'est là son unique action. Or, une reconnaissance peut être le motif d'une très-belle scène ; mais il est douteux qu'elle puisse être le sujet d'une action tragique. Cette action ne peut avoir aucun nœud qui ne se sente de sa faiblesse et qui n'accuse sa stérilité.
Nous trouvons mentionnées dans les bibliographies théâtrales trois pièces intitulées Joseph. La première est de 1564 ; elle est en cinq actes et en prose, et intitulée, comédie. Un M. Tiron la traduisit du latin de Macropédius ; elle fut jouée à Anvers. La seconde, dite aussi comédie, est d'une date incertaine, mais imprimée en 1601 : son auteur se nomme Montreux : il la publia sous un nom qui était l'anagramme du sien. Le titre de sa pièce, le chaste Joseph, annonce assez quel trait de la vie de son héros l'auteur a voulu retracer.
La troisième paraît mériter un peu plus d'attention. Elle est de l'auteur de Pénélope, dont on demande la remise aux comédiens, de l'abbé Genest. Cette tragédie fut représentée à Clagny en 1706. Elle eut plusieurs représentations. Madame la duchesse du Maine y faisait un rôle ; Baron, qui alors encore était retiré, et n'avait pas fait cette rentrée si connue, jouait le rôle de Joseph ; les autres rôles étaient remplis par des personnes de la cour de la duchesse. La pièce fut donnée à Paris en 1710 ; elle fut trouvée froide ; on n'applaudit que la reconnaissance de Joseph et de ses frères. M. Petitot dit, au contraire, dans son excellent recueil intitulé Répertoire du Théâtre français, que cette tragédie n'a pas été représentée à Paris, et les recherches qu'il a dû faire pour le recueil dont il s’agit, donnent à son témoignage beaucoup d'autorité.
Métastase a senti la difficulté d'un tel sujet, et il s'est contenté de le traiter en deux actes, ou plutôt en deux parties ; encore n'est-ce point sous le titre de tragédie. Son Giuseppe riconosciuto, est intitulé par son auteur, Azione sacra ; c'est une cantate dialoguée, ou plutôt un oratorio. Il fut composé à Vienne par ordre de l'empereur Charles VI, et exécuté, avec la musique de Porsile, dans la chapelle impériale, la semaine sainte de 1733.
On y trouve deux scènes très-dramatiques et très-touchantes. Il y a sur-tout dans celle entre Joseph et Siméon, qu'il interroge, un bien beau mouvement. Joseph demande à Siméon, qu'est devenu le fils que Jacob pleure tous les jours ? Siméon pâlit.....
Ah ! di Giuseppe, .
Signor più non parlarmi, un gran tormento
Questo nome è per me.....
GIUSEPPE.
Di qual che fallo,
È forcè reo
SIMEONE.
No
GIUSEPPE.
Forsê ingrato al padre
Nemico a voi, v'invidio, v'offese
Merito l' odio vostro.....
SIMEONE.
Aozï innocente.....
Anzi giusto..... Ah ! signor quai cote chiedi
Quai cote mi rammenti ! al carcer mio
Lasciami ritornar.....
La scène de la reconnaissance est aussi écrite avec beaucoup de chaleur et de naturel, et très-attendrissante.
Une nouvelle tragédie, donnée dernièrement au Théâtre français, repose sur le même sujet : elle est intitulée Omasis, ou Joseph en Egypte. Les dispositions prises par son auteur ne lui ont pas permis d'imiter les scènes décrites par Bitaubé et tracées par Metastase.
Il est sensible que pour faire une tragédie en cinq actes, il avait besoin d'autre chose que d'une scène de reconnaissance, et de celles qui la doivent préparer. Il lui fallait un nœud, des incidens, des situations, et voici ceux que son imagination lui a fourni [sic].
L'auteur suppose que Joseph à qui l'Egypte doit son salut, a pour mortel ennemi Rhamnès, ministre qu'il a remplacé. Rhamnès conspire contre les jours de Joseph, de Joseph amoureux de sa sœur et à la veille de l'épouser. Tout est prêt pour cette solennité ; on n'attend pour la sanctifier que l'arrivée de Jacob et de ses fils mandés en Egypte par Joseph caché sous le nom d'Omasis. Cependant deux frères de Joseph, Siméon qui l’a vendu aux Madianites, Benjamin, le second des fils de la mère de Joseph sont retenus à la cour de Pharaon, en attendant le reste de leur famille. Joseph les voit, leur parle et leur est inconnu. Benjamin dans la fleur de sa jeunesse et de son innocence intéresse, attendrit tout ce qui l'approche ; Siméon, livré aux plus cruels remords, n'offre que cet aspect triste et farouche qui decèle le crime et le repentir. C'est sur Siméon aigri par ses malheurs que Rhamnès compte en conspirant contre Omasis. Siméon comme Omasis est amoureux de la sœur de Rhamnès. Rhamnès lui permet d'élever ses vœux jusqu'à elle : elle sera le prix du meurtre d'Omasis. Siméon lutte en vain contre l'ascendant qui l'entraîne au crime ; il lève l’étendard de la rebellion : il attaque Omasis ; il est défait avec ses complices, amené devant Jacob et devant Omasis, il y confesse son nouveau crime, mais cet aveu entraîne celui du premier ; il confesse qu'il a vendu son frère et faussement annoncé sa mort ; il demande à grands cris son supplice ; c'est dans ce moment que Joseph se fait reconnaître à son vieux père, à Siméon que son pardon rend à la vie. et à toute sa famille que les bontés de Pharaon établissent en Egypte dans une nouvelle Canaan,
Le vice de l'ouvrage est d'offrir une action, une, simple, celle de la reconnaissance, divisée, arrêtée et suspendue par une seconde action, celle de la conspiration ; par une troisième, celle de la rivalité de Siméon et d'Omasis. Toutes les scènes qui tiennent au sujet, plaisent, intéressent, attachent, attendrissent. La plupart de celles que l'auteur a disposées comme développemens nécessaires à ses cinq actes, paraissent longues, froides et mal conçues. La haine de Rhamnès est trop peu motivée et a trop souvent l'expression d'un mépris qu'il ne peut concevoir pour un homme tel que Joseph. On ne conçoit pas que par orgueil il refuse la main de sa sœur à Omasis, pour l'offrir à Siméon dans l'esclavage. L'amour de Joseph pour Almaïs, d'ailleurs, est une conception vicieuse, et le défaut essentiel de la pièce, en ce que rien n'est plus froid et plus inutile que cet amour, et qu'il est toujours sacrifié aux sentimens de Joseph pour son père et pour ses frères. Jamais on n'a si bien reconnu qu'au théâtre l'amour doit être banni ou doit occuper la première place.
Le seul sentiment d'amour qui convenait à Joseph était le souvenir de Sélima, de cette Israélite qui allait le nommer son époux quand on l'arracha à la terre de Canaan, de cette fille adoptive de Jacob, dont les traits ont suivi Joseph en esclavage, dans la maison de Putiphar, dans les cachots et sur les degrés du trône. C'est cet amour qui pouvait aller en partage avec la nature. Peut-être même l'auteur pouvait-il tirer parti, non-seulement du souvenir de Sélima, mais de Sélima elle-même. Quoi qu'il en soit, elle manque au drame, à l'effet général du tableau, on la cherche, et le personnage qui la remplace ne la fait point oublier.
Cependant, le succès de cette représentation n'a pas été un seul moment douteux. On a vainement reconnu des scènes longues, et quelques redites, des entrées, des sorties peu motivées, peu de liaison entre quelques scènes, et notamment entre le 3e. et 4e. acte ; en vain la stérilité du sujet s'est-elle fait sentir souvent par la faiblesse et le choix des moyens employés pour la dissimuler ; en vain un amour très-froid, une rivalité sans développemens et sans effet, une conspiration improvisée pour ainsi dire, ont-ils paru des ressorts employés trop peu habilement ; on a eu de nouveau la preuve, déjà si bien acquise, que les défauts les plus sensibles ne tuent point un ouvrage dramatique ; mais qu'un petit nombre de beautés le font vivre ; si elles sont riches, si elles sont d'un ordre élevé, puisées dans la nature, dans le fond du sujet, dans la vérité historique et locale ; si elles tirent un nouveau prix d'un style correct, pur, harmonieux, et ayant une couleur forte, vraie et poétique.
Que ce soit le charme attaché à nos souvenirs, à nos impressions premières, que ce soit le mérite d'une imitation heureuse des beautés des livres saints, que ce soit la pompe des noms, celles des lieux, celle des idées et des images, ou la nature des sentimens qu'ils excitent, toujours est-il vrai, que Joseph, Benjamin, Jacob n'ont pas paru un instant sans attacher, sans émouvoir, sans attendrir. Quel charme, quelle naïveté d'expression, quelle pureté de style dans la scène où Joseph apprend de Benjamin tout ce qui s'est passé dans Canaan après la trahison de ses frères ! Que ces détails pris dans les mœurs patriarchales et dans la religion de ces peuples pasteurs ont quelque chose d'auguste et de solennel ! Que ce Jacob est beau placé entre la tombe d'Abraham, qui y repose, et celle de Joseph , où il ne reste que sa robe sanglante ! que les soins de Joseph sont pieux ! que sa réserve mystérieuse est prudente ! Comme il craint de se découvrir trop vîte, et d'apporter la mort à son vieux père s'il le frappe d'une joie trop vive et trop subite ! Que ces situations si simples, si naturelles animent des vers heureux, de belles pensées et de touchantes images ! Que ce style d'ailleurs offre de variété dans un sujet qui en paraît peu susceptible ! Le rôle de Siméon ne respire qu'une fureur aveugle. tout y est sombre de couleur et d'expression : c'est le miel dans sa fraîcheur qui tombe des lèvres de Benjamin ; et ce vieillard sans cesse occupé du fils qu'il pleure, et des aïeux qu'il va rejoindre, comme ses paroles offrent suivant l'expression de l'orateur, les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint.
Toutefois quelques taches se font remarquer dans ce style, la partie la plus remarquable de l'ouvrage ; mais elles sont de la nature de celles qu'un trait de plume fait disparaître. Nous avons remarqué quelques expressions hasardées dont l’affectation contrastait singulièrement avec le ton général du style : Par exemple : des habits sans art pour des habits simples ; ailleurs : Je ne pourrai jamais aborder sa vertu. Le mot honneur est employé quelquefois. Cette expression est moderne comme ce qu'elle signifie, et n'est jamais sortie de la bouche d'un patriarche. L'auteur dit quelque part que Jacob est l'honneur de ses aïeux. Le contraire seul de cette pensée se peut concevoir. Ailleurs encore Joseph dit qu'il est monté de l'esclavage à la grandeur suprême, ce qui n'est pas exact, le mot suprême à Memphis ne peut s'appliquer qu'à la grandeur et au pouvoir de Pharaon. Au reste, c'est faire l'éloge du style que de reconnaître qu'on n'y a été frappé que par des inadvertances de cette nature.
Il résulte de ce que nous avons dit sur cet ouvrage, que nul ne prêtera plus à la critique, mais que fort peu auront d'aussi beaux moyens de justification, et mettront d'égales beautés dans la balance. Les défauts de Joseph sont ceux d'un homme auquel tous les secrets de l’art dramatique ne sont pas encore révélés, et qui ne s'est pas rendu ses ressources familières ; mais cet homme a su tirer un grand parti des beautés inhérentes à un sujet très-difficile, et en les développant, il a fait preuve d'un goût pur, et d'un beau talent.
De son côté le public a donné des preuves d'un goût délicat et épuré : rien n'était à craindre dans un tel sujet, comme les écarts de quelques mauvais plaisans : on sait que plus une situation est simple et touchante, plus on peut la tourner en ridicule, et, comme dit Figaro, Nous avons ici des gens d'une adresse..... Rien de cela n'est arrivé ; la situation et le style ont également commandé l'attention et l'intérêt. Toutes les beautés de l'ouvrage, celles même qui tiennent le plus à la connaissance des temps et des lieux, ont été apperçues et senties ; les défauts l’ont été aussi très-vivement, mais le sentiment d’une bienveillance générale régnait parmi les spectateurs ; ils n'ont voulu voir que les beautés, et nous n'avons entendu que leurs applaudissemens ; leurs acclamations ont été extrêmement vives, quand, cédant à leurs instances, Talma est venu nommer l'auteur ; M. Baour Lormian, dont le nom s'est déjà fait distinguer dans le monde littéraire, mais dont cet ouvrage est le début dans la carrière dramatique.
Cet ouvrage est établi avec soin et joué avec beaucoup d'ensemble. Baptiste, à force de travail, de patience et d'efforts, triomphe petit à petit des préventions et de l'injustice. Cet acteur, qui a un talent réel, une intelligence parfaite et un grand zèle pour son art, connaît ses défauts, veille sur eux, et prend date de son succès d'hier dans le rôle de Jacob. Sa tête est vénérable, sa diction sage ; il y a même de la sensibilité dans son débit : encore
un degré de simplicité de plus, et ce rôle ne laissera rien à désirer. Talma a plusieurs nuances à observer dans le rôle de Joseph ; il est fils, frère, amant, ministre ; ces nuances ont été marquées avec art. On ne peut avoir un jeu plus expressif que le
sien dans la scène avec Benjamin, et plus pathétique que dans celle de la reconnaissance.
Mlle. Mars devra une réputation nouvelle au rôle de Benjamin, et de son côté, que ne lui doit pas ce beau rôle en son auteur ? Voilà bien la jeune Israélite dont notre imagination nous peignait les traits, le maintien, la grace naïve et jusqu'au son de voix ; point de déclamation, point de gestes, point d'art ; elle paraît et elle charme ; elle parle et arrache les larmes les plus douces. Si Joseph feint de la vouloir retenir en Egypte, avec quel accent pieux elle lui dit,
La tombe de Joseph n'est pas en ces climats.
et quand après la reconnaissance elle embrasse Jacob qui a pardonné à Siméon, avec quelle douce sensibilité elle dit au patriarche :
Tu ne pleureras plus.
Son rôle est plein de traits pareils ; elle les a tous fait valoir, en variant l'expression, et en leur prêtant le charme de l'organe le plus doux.
Damas entre bien dans le sens de la première partie du rôle de Siméon qu'il jouera encore mieux par la suite ; l'explosion à laquelle il se livre au cinquième acte offre peut-être de l'exagération. Il n'est pas sûr d'ailleurs qu'après avoir avoué ses crimes, il doive continuer à les détailler du ton d'un homme que la fureur et la rage transportent; on peut concevoir une manière plus pathétique de rendre ce passage ; mais c'est de l'auteur seul qu'il peut recevoir un avis certain sur l'intention et le véritable sens de cette belle partie d'une admirable scène.
Archives littéraires de l'Europe, ou Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie, t.11 (1806),Gazette littéraire, septembre 1806, p. lxiv-lxvi :
Théâtre Francais.
Omasis, ou Joseph en Egypte, tragédie en 5 actes, en vers, par M. Baour-Lormian.
Joseph vendu par ses frères, élevé au faîte des grandeurs, gouvernant l'Egypte avec gloire, se faisant reconnoître par ceux qui l'avoient vendu, en leur disant ce mot si sublime en sa simplicité : je suis Joseph ; le pardon des ingrats, leurs remords, voilà tout ce que la Bible offroit à l'auteur d'Omasis pour construire l'édifice d'une tragédie. Ce n'est qu'après la reconnoissance des frères que Joscph appela son père Jacob auprès de lui. L’auteur s'est donné un beau rôle de plus en changeant l'ordre des temps et en faisant arriver Jacob avec ses fils avant que Joseph eût été reconnu. Mais tout cela étoit bien foible encore pour composer un ouvrage en cinq actes. ll a fallu recourir à des lieux communs. M. Lormian a établi une rivalité, une haine de cour fort peu motivée entre Joseph, connu sous le nom d'Omasis, et un certain Rhamnès, autre ministre du roi Pharaon ; et puis ce Rhamnès a une sœur nommée Almaïs, créée tout exprès pour qu'Omasis en soit amoureux. Cet amour a dû donner prodigieusement de mal à M. Lormian ; car, après s'être engagé dans ce mauvais pas, on voit bien qu'il a senti qu'un amour postiche comme celui-là avoit surtout besoin de quelques obstacles, de quelque mouvement ; et voilà qu'il a fait un rival. Or, ce nouvel amoureux est encore moins intéressant que l'autre, car c'est le frère aîné de Joseph, Siméon, qui, traînant partout sa douleur et ses remords, est fort bien accueilli par Rhamnès, qui ne se contente pas de lui destiner sa sœur, mais lui propose encore d'assassiner Omasis. Siméon est d'abord indigné de cette proposition, mais sa passion pour Almaïs l'emporte, et il finit par consentir à être l'instrument de cette chétive conspiration. Il est facile de sentir combien cet échafaudage est fragile. La haine de Rhamnès, l'amour d'Omasis, la rivalité d'Omasis et de Siméon, et la conspiration contre Joseph ne sont que du remplissage dont le plus beau style du monde ne pourroit pas couvrir la pauvreté.
Ce n'est donc point comme grande conception que la tragédie d''Omasis a obtenu un juste succès. C'est le premier ouvrage dramatique de son auteur, et il n'est pas étonnant qu'il ne connoisse point à fond tous les ressorts, toutes les convenances et toutes les finesses de l'art.
Mais après avoir payé ce juste tribut à la critique, c'est avec plaisir que nous remarquons les beautés réelles dont cet ouvrage est rempli.
Il eût été à désirer sans doute que M. Lormian eût inventé des ressorts un peu plus vigoureux que ceux des épisodes dont nous venons de parler ; mais, malgré leur extrême foiblesse, ils servent à développer les caractères, et cette partie de l'art est presque oubliée aujourd'hui. On court après les situations, les grands effets, les coups de théâtre, sans songer que tout cela ne peut intéresser qu'autant que l'on a su jeter de l'intérêt sur les personnages que l'on fait agir.
L'histoire de Joseph est rempli d'événemens três-touchans. Voltaire a dit que c'étoit un des plus beaux romans que l'on ait conçus. Si ce n'est pas s'exprimer très-respectueusement sur la Bible, c'est au moins reconnoître que la vie de Joseph pourroit être le sujet d'un ouvrage attachant. M. Bitaubé l'a prouvé dans le poëme en prose qu'il a composé, et qui a pu fournir à l'auteur d'Omasis de beaux détails et quelques traits de caractère.
M. Lormian mérite des éloges pour avoir rappelé en beaux vers les circonstances les plus intéressantes de cette histoire. Il en mérite encore pour avoir entouré d'une auréole sacrée ces rois pasteurs, ces patriarches, cette famille d'Abraham sur laquelle porte le principal intérêt de son ouvrage. Benjamin ne paroît qu'à la fin du second acte. Jacob n'arrive qu'au troisième, et le spectateur les attend, les désire. Ils ont déjà mérité son respect et sa pitié. I.es lieux communs des deux premiers actes offrent donc quelques beaux développemens, et sous ce rapport ils méritent quelque indulgence.
La reconnoissance se fait sans doute trop attendre puisqu'elle n'a lieu qu'au cinquième acte; mais il faut remarquer encore l'art avec lequel l'auteur a justifié ce retard. Le grand âge de Jacob, sa foiblesse, sa longue douleur exigent les plus grands ménagemens de la tendresse délicate de Joseph ; ce n'est que par dégrés qu'il veut préparer ce respectable vieillard au bonheur de retrouver un fils qu'il croit mort depuis tant d'années.
Il étoit facile de mettre plus d'action dans ces diverses gradations Mais le style soutient ces détails un peu trop prolongés. Simple sans être familier, noble et élevé sans emphase et sans affectation, ce style a toujours la couleur des lieux et des temps. Le dialogue est naturel et plein de mots touchans et bien préparés. Les situations n'excitent ni la terreur, ni même cette pitié que font naître les grandes infortunes. Elles ne font éprouver qu'un doux attendrissement et nous laissent, selon expression du Virgile français :
Les yeux
Tout prêts à s’humecter de pleurs délicieux.
Tel est l'effet que produisent les scènes de Joseph et de Benjamin, celle de Jacob avec ses enfans, et la scène de la reconnoissance, de l'aveu et des remords de Siméon, scène à laquelle il ne manque, pour être vraiment admirable, que d'avoir mis Joseph un peu plus en action. Ce n'est point lui dans la tragédie qui provoque la reconnoissance et qui détermine les aveux de Siméon ; il nous semble que l'auteur s’est privé par-là de grandes beautés et qu'il a ôté à cette scène le mouvement qui lui étoit indiqué dans la Bible.
Si Joseph en Egypte n'est pas, à proprement parler, une tragédie, on ne peut disconvenir que ce soit un ouvrage qui annonce un véritable talent. Il ne faut point oublier que c'est une première production. L'expérience seule, l'habitude de composer pour le théâtre dévoilent par degrés les secrets de l'art dramatique, mais on ne peut que concevoir de grandes espérances d'un auteur qui se présente dans la carrière avec le don heureux d'une versification noble, naturellc et poétique, avec le talent d'exprimer en vers harmonieux des pensées justes et élevées, des sentimens touchans et délicats, et surtout avec le talent trop rare aujourd'hui de préparer, de développer, de graduer un intérêt simple sans les ressources factices des coups de théâtre, et sans tout l'attirail et le fracas des mélodrames.
Magasin encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts, 15e année, 1810, tome I, p. 376 :
Omasis, ou Joseph en AEgypte, tragédie en cinq actes.
La reprise de cette tragédie a fait grand plaisir ; l'auteur y a fait quelques changemens ; Jacob, qui ne paroissoit qu'au commencement du quatrième acte, arrive vers la fin du troisième. Siméon se présente à lui avant le dénouement ; c'est au moment de marcher contre le séditieux, que Joseph donne des ordres pour faire respecter Jacob et sa famille des habitans de Memphis, précaution qu'il prenoit d'abord aussitôt après leur arrivée. L'officier qui venoit annoncer à Omasis l'émeute suscitée par Rhamnès, nommoit Siméon parmi ses complices, et maintenant il ne le nomme plus. La nouvelle scène entre Siméon, et Jacob est fort touchante, mais elle rend Siméon plus criminel de persister encore dans ses projets contre Omasis, après avoir revu son père. Le soin que prend Joseph de faire rendre des honneurs à Jacob est très-louable, mais il étoit plus sage peut-être de le mettre en sûreté, dans un moment où l'on attaque la vie d'Omasis lui-même. En s'abstenant de nommer Siméon devant Jacob, comme l'un des chefs des rebelles, on épargne à ce malheureux père un chagrin cruel, ou plutôt on le retarde ; mais il en résulte que le public ne sait pas ce qu'est devenu Siméon, et que le désespoir de Jacob, au commencement du cinquième acte, reste un moment inintelligible. Quoi qu'il en soit, l'ouvrage a obtenu le même succès que dans sa nouveauté.
D’après la base la Grange de la Comédie Française, il y a eu 37 représentation d’Omasis, du 13 septembre 1806 à 1815.
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