Le Tyran domestique ou l'Intérieur d'une Famille

Le Tyran domestique ou l'Intérieur d'une famille, comédie en cinq actes et en vers, d’Alexandre Duval, 27 pluviôse an 13 [16 février 1805].

Théâtre Français.

On trouve aussi comme titre l’Intérieur d’une famille, ou le Tyran domestique.

Titre :

Tyran domestique (le), ou l’Intérieur d’une famille

Genre :

comédie

Nombre d'actes :

5

Vers / prose

vers

Musique :

non

Date de création :

27 pluviôse an 13 (16 février 1805)

Théâtre :

Théâtre Français

Auteur(s) des paroles :

Alexandre Duval

Almanach des Muses 1806.

Valmont, par son caractère impérieux et despotique, fait le malheur de sa femme et de ses deux enfans. Son beau-frère, qu'il ne connaît pas, mais auquel il a des obligations essentielles, s'introduit chez lui sous un nom supposé, afin d'étudier son caractère, et de rendre, si c'est possible, le repos à une famille malheureuse. Il conseille donc bientôt à madame Valmont de feindre une séparation, et de fuir avec ses enfans. Elle s'y refuse d'abord, mais finit par y consentir ; et part en laissant une lettre pour son mari. Celui-ci la reçoit en présence de son beau-frère, qui, témoin e sa douleur et de ses remords, lui avoue le stratagème de sa femme, et l'engage à profiter de la leçon.

De l'intérêt ; un style franc. Ouvrage estimable.

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Vente, 1806 :

Le Tyran Domestique, ou l’intérieur d’une famille, comédie en cinq actes, en vers, Par M. Alexandre Duval, Représentée sur le Théâtre Français, le 27 pluviôse an 15. (Samedi 16 février 1805.) Deuxième édition revue et corrigée.

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Lui qui, dans ses foyers, tyran sombre et jaloux,
Pour un vase détruit déchaînant son courroux,
Frappe sur ses valets, rugit contre sa fille,
S'alimente des pleurs de toute sa famille ;
Et troublant le quartier de ses cris éternels,
Change en Dieux infernaux les lares paternels......

Traduit de Juvénal, par R. D. Ferlus.

La pièce est précédée d’une dédicace :

A son Excellence Monsieur le Comte de Scheremetooff, Grand Chambellan de Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies.

Monsieur le comte,

C’est au plus tendre des pères, c'est à l'époux qui pleure encore sur la tombe de sa fidèle Prascovia (*), c'est au maître indulgent de nombreux serviteurs, heureux par ses bienfaits, que j'ai cru devoir faire hommage de ma Comédie du Tyran Domestique.— Je ne pouvais offrir un plus frappant contraste.

Peut-être, Monsieur le Comte, vous répugnerez à croire qu'un tel caractère puisse exister. Mais dussiez-vous en être affligé pour l'humanité, il n'est malheureusement que trop commun dans le monde. Combien ne trouve-t-on pas de ces hommes qui, par un vice d'éducation ou de caractère, font le tourment de tous ceux qui sont obligés de vivre près d'eux ? Comme écrivain dramatique, j'ai dû m'emparer de ce sujet ; j'ai dû montrer tous les malheurs, les désordres même qui résultaient, pour une famille, de l'humeur acariâtre, de la tyrannie du chef. Ma pièce est donc morale ; elle a donc un but utile.

Dans les momens trop courts que j'ai passés auprès de vous, Monsieur le Comte, dans ces momens où votre âme ne pouvait contenir tous les regrets de la perte que vous veniez de faire, j'ai connu votre douceur, votre bonté inaltérable. Quelques larmes seulement s'échappaient de vos yeux, et jamais aucun murmure ne sortait de votre bouche. Les douces maximes de la religion, la crainte d'affliger ceux dont vous êtes chéri, vous forçaient à triompher de votre juste douleur.

Rendre heureux tout ce qui les entoure, voilà, pour les âmes délicates, la suprême félicité. Vous l'éprouvez, sans doute, Monsieur le Comte, au milieu même des afflictions que vous ne devez qu'à l'ordre de la nature. Oui, vous êtes heureux par le souvenir du bien que vous avez fait, par l'espoir de l'augmenter encore... vous êtes même heureux en lisant ces lignes, que vous savez être l'expression de la plus vive reconnaissance.

Je suis avec respect,

Monsieur le Comte,

De votre Excellence,

Le très-humble et très-obéissant serviteur,

Alex. DUVAL.

(*) M. le Comte de Scheremetooff ayant eu le malheur de perdre une épouse adorée, a cru devoir honorer sa mémoire par la fondation d'un hospice destiné à recevoir cent malades. L'empereur philantrope, Alexandre Ier., toujours jaloux d'encourager les belles actions qui sont à l'avantage de l'humanité, a décoré son premier Chambellan de la grand'croix de l'ordre de Saint-Vladimir. Le Sénat s'est empressé d'imiter son auguste souverain ; il a fait frapper une Médaille qui représente les traits de cet illustre fondateur.

Courrier des spectacles, n° 2906 du 29 pluviôse an 13 [18 février 1805], p. 2-3 :

[Quand la pièce d’un grand auteur du moment ne réussit pas, le critique doit donner de bonnes raisons pour expliquer ce qui a provoqué cette déception. Son article s’ouvre donc par une réflexion sur ce que doit contenir une comédie en 5 actes et en vers, forme la plus élevée du théâtre comique : pas seulement de jolis vers, fruits d’un travail assidu, mais « une action vive, un dialogue serré, une intrigue neuve », et c’est ce qui a manqué à la comédie de Duval. Un personnage principal au caractère peut-être excessif ne peut provoquer le comique : il fait naître au contraire « une angoisse fatigante » dans le cœur du public. C’est plus un drame qu’une comédie, et « un drame dont les trois premiers actes n’offrent que des scènes froides, des mouvemens vagues et inutiles, de petites tracasseries, des conversations répétées », tandis que les deux derniers ne font que reproduire la Femme jalouse de Desforges (une comédie en cinq actes et en vers de 1785 ; Desforges a par ailleurs fait jouer en 1797 un Mari jaloux) : on y retrouve le même personnage d’un intermédiaire permettant de corriger le défaut, ici d’un mari, chez Desforges d’une épouse : « Daranville a servi de modèle à Dherbin », et les dénouements sont presque identiques. Le critique entreprend ensuite une logue analyse, celle d’une famille tyrannisée par un époux coléreux, « dur, violent et farouche », que l’arrivée de son beau-frère, que nul ne reconnaît à son retour d’un long voyage, permet de ramener à la raison au prix d’une petite ruse. Après avoir montré le comportement odieux du père de famille, c’est une petite tromperie qui amène le coléreux à adopter un tout autre comportement. Le jugement porté est sans appel : un sujet usé (encore un mari corrigé), que l’auteur n’a pas su renouveler. L’article s’achève par un paragraphe destiné à défendre les interprètes : « ils ont joué leurs rôles avec une rare intelligence », et ils représentent « presque tout ce que la Comédie Française a de plus distingué ».]

Théâtre Français.

L’lntérieur d'une famille, ou le Tyran domestique.

Si pour juger une pièce en cinq actes et en vers, on ne devoit la considérer que sous le rapport du travail qu’elle a dû coûter à l’auteur, l’indulgence feroit bien souvent taire la critique ; s’il falloit encore la juger d’après plusieurs vers heureux, d’après quelques tirades bien pensées et facilement écrites, les succès ne seroient plus douteux, et l’on verroit reparoître encore sur la scène plusieurs ouvrages modernes que la sévérité de notre goût en a bannis ; mais on veut, dans une production de cette importance, autre chose que des vers et des passages agréables ; on exige sur-tout une action vive, un dialogue serré, une intrigue neuve, et c’est là principalement ce qui manque à la comédie du Tyran domestique. Les caractères, sur-tout celui du mari, sont fortement tracés, et peut-être même trop fortement, car ce dernier est celui d’un être odieux et insociable, tour-à-tour colère, tracassier, hypocrite, capricieux, et rachetant à peine ces défauts essentiels par quelques moments de générosité ; en un mot, le tyran de la plus douce des femmes et des plus tendres enfans. Ce caractère-là n’a rien de comique, et le spectateur ne sauroit se réjouir d’avoir sous les yeux, durant cinq actes, un monstre de société dont les procédés tiennent tous les cœurs dans une angoisse fatigante. Le Tyran domestique, au lieu d’être une comédie, ne présente qu’un drame dont les trois premiers actes n’offrent que des scènes froides, des mouvemens vagues et inutiles, de petites tracasseries, des conversations répétées, et dont les deux dernières sont puisées dans la Femme jalouse. Il seroit facile de faire plus au long le rapprochement entre les deux pièces, il nous suffira de dire qu’ici le caractère à corriger est celui du mari, et que dans la comédie de Desforges, c’est celui de la femme ; que Daranville a servi de modèle à Dherbin, et que la manière d’amener le dénouement est à-peu-près la même dans les deux ouvrages ; on pourra .s’en convaincre par l’analyse suivante :

Varmont est un banquier honnête et franc, marié depuis dix-huit ans, mais d’un caractère dur, violent et farouche. Sa présence est un sujet de frissonuement et de terreur pour sa famille. Le frère de sa femme, Dherbin, à qui il doit le rétablissement de sa fortune, et qu’il ne connoit pas, attendu qu’il a quitte la maison paternelle long-tems avant le mariage de Varmont et de sa sœur, revient d’une contrée éloignée, et instruit de la tyrannie que son beau-frère exerce contre cette femme tendre et vertueuse, il forme le projet de rendre cette famille au bonheur. Il s’annonce dans la maison comme ami de Dherbin. Mad. Varmont très-jeune encore lorsqu’il partit, ne le reconnoît pas. D’abord, il cherche à savoir de sa sœur si son époux la rend heureuse ; Mad. Varmont dissimule ses chagrins ; mais malgré ses efforts, Dherbin voit sa douleur ; il est témoin des emportemens du mari, et finit par se découvrir à sa sœur. Ils concertent ensemble le projet de le ramener à la douceur, et Mad. Varmoot consent à suivre en tout point les intentions de son frère. Durant ce tems, Varmont querelle ses domestiques et ses enfans ; il apprend que sa fille Eugénie n’est pas insensible aux propositions d'hymen du colonel Valcour, et lui déclare que jamais elle ne sera la femme d’un colonel. La jeune personne répond en tremblant qu’elle épousera tous ceux que son père lui offrira. Il sait aussi que son fils Charles, qu’il destinoit à la profession d’avocat, a pris le parti des armes, et il le fait enfermer sous clef dans son appartement. Dherbin croit alors qu’il est tems de frapper les grands coups, et de concert avec un vieux domestique nommé Picard, il fait cacher Mad. Varmont dans l’appartement qu’il occupe. Charles échappé de sa prison, se cou fine avec sa sœur dans la même chambre. Tous trois attendent le résultat de ses projets. Varmont arrive pour faire une partie d’échecs avec Dherbin. Il ne voit point sa femme, et conçoit quelqu’inquiétude ; il la fait demander. Picard qui est du complot, annonce qu’on a vu sortir Madame, et qu’elle est montée dans une voilure de place.

Varmont veut d’abord faire courir après elle, mais ensuite il se rassure et commence sa partie d’échecs. Une heure du matin sonne, et sa femme et ses enfans ne sont point de retour, mille soupçons l’agitent, mille inquiétudes le dévorent ; enfin on lui apporte une lettre, elle est de Mad. Vermont. Elle lui annonce qu’elle ne peut plus long-tems habiter sous le même toit que lui, et qu’elle a cherché un azyle dans une maison respectable. Hors de lui, il s’agite, il se tourmente, et ne peut goûter aucun repos. Le lendemain matin il demande une voiture , et se détermine à s’exiler volontairement d’un séjour odieux et funeste. Aucun domestique ne veut le suivre. Tous demandent à quitter une maison où n’est plus leur bonne maîtresse. Dans cet abandon général, il fait à Dherbin l’aveu de ses torts ; mais il ne veut point de pardon, il sent qu’il est trop tard et se décide à partir sur-le-champ ; il descend, va à la voiture, revient encore, redescend et remonte lorsque tout-a-coup il apperçoit sa femme et ses enfans, qui n’ont pu soutenir plus long-tems l’idée de son désespoir. Tous se précipitent dans les bras l’un de l’autre. Varmont demande à sa femme où elle étoit. Dans mon appartement, répond Dherbin. Varmont est étonné et presque jaloux ; dans l’appartement de mon frère, répond Mad. Varmonl. Ces mots le rendent à la raison, et il embrasse Dherbin, en lui promettant d’être à l’avenir un modèle de douceur et de bonté. Tel est le sujet de cette pièce, qui n’est autre chose qu’un mari corrigé; sujet usé et rebattu, et que l’auteur n’a pas assez heureusement rajeuni pour se flatter d'obtenir un succès.

Les acteurs n’ont rien à se reprocher. Ils ont joué leurs rôles avec une rare intelligence. Mad. Talma étoit chargée de celui de l’épouse tendre et malheureuse du brutal Varmont, et personne n'est plus capable qu’elle de rendre ces situations de douleur et de bonté qui font souvent verser les plus douces larmes. Fleury, acteur plein d’ame et de talent, s’est souvent surpassé lui-même dans le personnage de Varmont. Celui de Dherbin étoit représenté par St.-Fal, et l’on connoît son extrême aptitude pour ces sortes de rôles qui se composent de décence, de sagesse et de réflexion ; enfin on avoit encore Mlle. Mars, Dazincourt et Michot ; c’est posséder presque tout ce que la Comédie Française a de plus distingué.

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, 1805, tome II, p. 182-183 :

Le Tyran domestique, ou l'Intérieur d'une famille.

Cette comédie en 5 actes et en vers de M. Duval, a obtenu un succès qui lui avoit été contesté à la première représentation. Quelques défauts sont rachetés par des situations vraiment dramatiques, et le fond de l'ouvrage méritoit plus d'égards qu’on n’en avoit montré d'abord. Aucun tyran n'est plus à craindre qu'un tyran domestique. Il n'est point de moyen de se soustraire à ses violences. Une femme qui se plaint de son mari, des enfans qui murmurent contre leur père, des valets qui parlent mal de leur maître, font retomber le blâme sur eux-mêmes. On croit plutôt aux torts des inférieurs qu‘à l’injustice du supérieur. Aussi doit-on savoir gré à celui qui attaque ce vice odieux. et plus commun que l'on ne pense.

Valmont, riche financier, tyrannise toute sa maison, contraint les inclinations de ses enfans, brusque et contrarie sa femme, et s'emporte contre ses domestiques. Avec ces défauts, il a un bon cœur, de la générosité, et déploie dans le monde toute l'amabilité qui lui manque dans l'intérieur de sa famille. Sa femme, qui a toujours supporté ses caprices avec la plus grande douceur, n’en est pas plus heureuse. Un frère qu'elle avoit en Amérique, revient et apprend tous ces détails : il se rend chez son beau-frère, ne se fait connoître qu‘à madame Valmont, et lui fait voir la nécessité d'un coup d'éclat qui mette son époux à la raison. Après une scène où Valmont a déployé toute la violence de son caractère, où honteux de ses emportemens il ordonne à ses enfans, qui versoient des larmes, de paraître gais devant les étrangers qui surviennent, il reste seul. Bientôt il apprend que sa femme et ses enfans sont sortis. La nuit avance; il n‘en a pas de nouvelles : l'inquiétude le prend ; enfin il reçoit une lettre qui lui apprend qu’après avoir long-temps souffert, on le quitte. Ses domestiques eux-mêmes lui déclarent qu’ils ne veulent plus le servir ; que sa femme seule les retenoit par sa douceur. Valmont attéré réfléchit sur sa conduite, se décide à quitter des lieux où tout lui rappelle un temps plus fortuné. Son violent chagrin fait juger son repentir sincère ; sa femme et ses enfans reparoissent ; son beau-frère, qui avoir tout conduit, se fait reconnoître, et Valmont, pour première preuve de son changement, marie sa fille selon son goût, et laisse son fils choisir l'état qui lui plaît.

Quelques épisodes développent encore le caractère principal, entre autre le tableau du ménage de Dupré, cousin de Valmont, qui fait un contraste frappant avec le sien.

Le style est un peu négligé dans quelques endroits. Le plus grand défaut de l'ouvrage est d'être un peu trop sérieux pour une comédie ; du reste il est bien conduit et très intéressant. Il est très-bien joué ; Fleury, foible dans le commencement de son rôle, a joué la fin avec le plus grand talent.

Geoffroy, Cours de littérature dramatique, tome quatrième (Paris, 1819), p. 140-147 :

[La pièce de Duval s’inscrit, pour Geoffroy, dans la mode actuelle des pièces sur des gens en colère et qu’on veut guérir de leur défaut. Mais sa pièce, en cinq actes et en vers a ét très probablement conçue avant elles. Son personnage est un homme au caractère difficile, toujours réprimandant, et qu’on veut guérir en l’abandonnant : puisque chacun le fâche, laissons-le seul. Choc salutaire : « il sent que pour jouir de la société il faut être sociable », et on peut espérer qu’il s’amende. Ce traitement du mal par son contraire paraît meilleur que celui qui consiste à opposer l’exemple de la colère au coléreux. Geoffroy compare ensuite le sujet traité apr Duval à d’autres pièces du même genre. Il avance que le caractère de son personnage est trop adouci, il en a fait un donneur de leçons, aussi sensées que banales, sur le luxe des femmes ou la négligence des parents dans l’éducation. Mais ces leçons prennent trop la place de l’action, qui est le cœur de toute comédie. Certes le moyen trouvé pour guérir le mari malcommode est neuf, mais le fond de la pièce n’est pas gai. L’opposition entre lui et « un mari niais et jocrisse » est jugée maladroite, comme l’est le plan. Et Geoffroy s’autorise ici une de ses sentences définitives qu’il aime : « Pour l'ordonnance d'une comédie en cinq actes, il faut avoir une de ces têtes dont le moule est brisé depuis long-temps. ». Plus grave encore, le sujet n’est pas d’actualité : il vaudrait mieux, pour réformer les mœurs actuelles, s’attaquer au problème inverse du relâchement du lien familial. « Que la comédie nous corrige, si elle peut, des défauts que nous avons, sans s'embarrasser de ceux que nous n'avons pas » ! Et que l’auteur commence par corriger sa pièce en la resserrant « dans un moindre espace ». A demi mots, Geoffroy évoque l’injustice de la quasi-chute que la pièce a subie à sa première : la pièce est pleine d’éléments remarquables, elle contient « une foule de traits et de morceaux d'une bonne morale et d'un bon style ». Mais ils ne masquent pas les défauts du fond même de l’ouvrage. Le dénouement est présenté comme une sorte de miracle, auquel le critique n’adhère pas. Le sujet est mal choisi : comique sans nouveauté, morale froide et « hors du ton de la bonne comédie ». Et le dénouement ne convainc pas. Fort longuement, Geoffroy montre que vouloir guérir un personnage de ses défauts est une déviation moderne, liée à la philosophie, soucieuse de séparer morale et religion, et de « substituer les théâtres aux églises, et les comédiens aux prêtres ». Inutile de dire que Geoffroy n’est pas favorables à cette promotion de la philosophie du XVIIIe siècle. Il ne peut cautionner un discours qui montre une conversion instantanée, et invite les femmes à se libérer, et les maris à « filer doux ». Heureusement, « le divorce pour incompatibilité d’humeur » vient d’être aboli. La patience, pour lui, est une bien meilleure vertu.]

LE TYRAN DOMESTIQUE.

Tous nos théâtres sont pleins de femmes colères, que l'on guérit avec la colère du mari ; il y a aussi un mari colère, que l'on corrige avec la colère de sa femme. M. Duval avait sans doute composé sa pièce avant l'apparition de toutes ces colères, qui toutes ont été assez heureuses. On ne peut pas le soupçonner d'avoir emprunté de ces petites pièces l'idée de son drame en cinq actes ; c'eût été même pour lui une raison d'éviter ce sujet, s'il eût su qu'il était déjà traité et même usé sur plusieurs scènes. C'est un désavantage de tomber dans la cohue de ces bagatelles, et d'avoir trop de ressemblance avec ces petits tyrans domestiques, tant mâles que femelles, qu'on voit à la porte Saint-Martin, à l'Opéra-Comique, au Vaudeville, à Louvois, voire même au Théâtre Français.

Le principal personnage de M. Duval, s'il n'est pas précisément un mari colère, est un mari hargneux, contrariant, rabâcheur, moraliste insupportable, toujours grondant femme, enfans, valets. On parvient à le corriger, non pas en lui opposant de la résistance, mais, au contraire, en lui abandonnant le champ de bataille : tout le monde déserte la maison. Quand le grondeur se voit chez lui tout seul, et sans aucune pâture pour sa bile, quand il n'a plus ni femme à tourmenter, ni enfans à prêcher, ni valets à gronder, il tombe dans une rêverie profonde ; il se reproche sa mauvaise humeur, qui fait qu'on le fuit comme une bête féroce ; il sent que pour jouir de la société il faut être sociable : cette situation est intéressante et morale. Enfin, lorsqu'on a lieu d'espérer que cette correction le rendra plus traitable, les déserteurs reviennent au logis.

Ce remède contre la tyrannie domestique lui est administré par le conseil d'un frère de sa femme, lequel reste auprès du malade pour diriger l'opération et surveiller l'effet du spécifique. Il faut convenir que cette recette vaut mieux que celle des autres médecins dramatiques, qui traitent la colère par son semblable, contre l'axiome de médecine : Les contraires se guérissent par leurs contraires. Contraria contrariis curantur. Je crois avoir déjà fait mention de la terreur employée par Fénélon, pour purger la colère du duc de Bourgogne, son élève. Il le faisait coucher ; il ordonnait aux domestiques du jeune prince de ne paraître à ses yeux qu'avec l'air abattu et consterné : la tristesse et la solitude régnaient dans son appartement ; c'était l'antre d'un animal sauvage, où l'on n'entrait qu'en tremblant. Effrayé de lui même, épouvanté des effets de sa violence, l'héritier de la couronne apprenait ainsi à ne pas devenir un tyran, à ne pas faire de son palais la caverne d'un tigre, s'il voulait trouver quelque douceur sur le trône. Si la femme, les enfans et les domestiques du mari grondeur entreprennaient de le corriger en criant plus fort que lui, ils ne feraient qu'irriter son humeur ; c'est en lui cédant, c'est en s'éloignant de lui qu'ils le ramènent à la douceur. Ce père, cet époux délaissé par sa famille, me paraît un tyran abandonné de ses sujets, et pris dans sa capitale par famine.

Le Grondeur de Brueys, pièce restée au théâtre, aurait pu détourner M. Duval d'y présenter de nouveau ce caractère ; car son Tyran domestique n'est autre chose que le Grondeur, avec cette différence que le Grondeur n'a point de femme, ce qui est avantageux au comique de la pièce ; car une femme victime de la brutalité d'un mari est un objet assez triste. Une autre différence plus essentielle, c'est que le Grondeur de Brueys est chez lui un vrai tyran, au lieu que le Grondeur de M. Duval n'est qu'un homme de mauvaise humeur, un pédant chagrin, qui même n'est désagréable que pour sa famille, et prend un ton plus doux avec les étrangers : ce qui rentre dans les Dehors trompeurs de Boissy ; c'est un caractère faible et manqué ; le titre de Tyran domestique le désigne assez mal. Le Tyran domestique est à l'Opéra-Comique ; c'est le mari de Camille dans le Souterrain; mais aussi, quel monstre !

M. Duval ayant si fort adouci les traits de son prétendu tyran, la désertion de la famille paraît un moyen trop fort pour corriger un bourru : le remède n'est pas proportionné à la maladie ; il ne faut lui opposer qu'un peu de patience. Au reste, il semble que l'auteur n'ait choisi ce personnage que pour lui faire débiter un grand nombre de lieux communs très-sensés, très-édifians, souvent bien écrits, mais inutiles et froids dans une comédie où il faut surtout de l'action. C'est fort bien fait de déclamer contre le luxe des femmes, qui entraîne la ruine des maris : contre la négligence des parens dans l'éducation de leurs enfans ; contre la dissipation des enfans, qui ne profitent point des instructions qu'on leur prodigue à grands frais : enfin, c'est une excellente leçon à donner aux hommes, que celle qui leur apprend qu'ils doivent supporter les autres, s'ils veulent qu'on les supporte ; qu'une extrême rigueur est un vice aussi dangereux qu'une extrême mollesse. On ne peut trop louer les bonnes intentions de M. Duval, sa bonne morale, même ses bons vers, car il y en a beaucoup dans la pièce ; mais il faut autre chose que de la morale et des vers dans une comédie : il y a une foule de petits détails de ménage qui ont paru peu dignes de la scène. Ce qui fait beaucoup d'honneur à M. Duval, ce qui distingue essentiellement sa pièce de celle du Grondeur, c'est cette punition du tyran domestique, qu'on laisse avec lui-même : cela est neuf et théâtral. Quel dommage que cette belle situation ne soit pas mieux accompagnée, mieux encadrée ! Quant à la conversion du tyran, on peut s'en défier, mais elle ne peut qu'être agréable aux spectateurs et produire un bon effet, quand le tyran domestique du Théâtre Français, c'est-à-dire, le parterre, voudra bien y faire quelque attention ; car les trois derniers actes ont été souvent interrompus par le tumulte et les sifflets. Le malheur d'un pareil sujet, c'est qu'il est austère et lugubre, peu susceptible d'intérêt et de comique, et par conséquent qu'il ne fait ni rire, ni pleurer. Il y a bien quelques mots ingénus de la fille du tyran qui ont déridé l'assemblée , mais le fond n'est pas gai.

L'auteur a voulu opposer à son mari bourru un mari niais et jocrisse : ces deux extrêmes forment un mauvais contraste théâtral ; ils sont aussi vicieux l'un que l'autre : je ne sais même si le bourru ne vaudrait pas encore mieux que l'imbécille. Le plan, en général, n'est ni bien conçu, ni bien exécuté. Pour l'ordonnance d'une comédie en cinq actes, il faut avoir une de ces têtes dont le moule est brisé depuis long-temps.

Ce qu'il y avait de plus pressé pour la réforme de nos mœurs, n'était peut-être pas d'attaquer les maris trop graves, les pères trop sévères. Ce qui nuit le plus aujourd'hui aux familles, ce n'est pas la tyrannie du maître de la maison ; et je crois qu'il est assez inutile de nous enseigner que, lorsqu'un mari ou un père gronde un peu trop fort, il faut que la femme et les enfans le plantent là et s'en aillent : ces mœurs sauvages sont assez rares dans un siècle aussi doux, aussi poli que le nôtre. Partout, au contraire, le lien de la discipline domestique est fort relâché ; on ne voit de tous côtés que maris très-commodes, que pères très-indulgens ; le mariage est un arrangement, la paternité un amusement plutôt qu'un devoir : les époux vont d'un côté, les femmes de l'autre ; les enfans ont aussi leurs plaisirs à part, et dans ce désordre, les domestiques ne font pas mal leurs affaires. Tel est l'intérieur de beaucoup de familles, où l'on ne voit ni tyrans , ni tyrannie. Que la comédie nous corrige, si elle peut, des défauts que nous avons, sans s'embarrasser de ceux que nous n'avons pas ; que l'auteur tâche surtout de corriger sa pièce ; peut-être, resserrée dans un moindre espace, aura-t-elle un meilleur sort ; elle a le précieux avantage d'avoir de bons acteurs, les meilleurs du moins qu'il y ait au Théâtre Français.

J'ai peu de foi pour les guérisons miraculeuses et pour les résurrections de théâtre ; voilà cependant le Tyran domestique remis sur pied : cela devrait me convertir; mais je souhaite ce miracle plus que je n'y crois. Il est triste sans doute qu'un auteur estimable, après s'être consumé de travaux sur un ouvrage du genre le plus difficile, n'en recueille d'autre fruit que le désagrément d'une chute. On doit des égards à une foule de traits et de morceaux d'une bonne morale et d'un bon style, qui semble demander grâce pour les défauts de la pièce : malheureusement les bons morceaux sont des détails accessoires ; les défauts sont essentiels et tiennent au fond de l'ouvrage. Nous autres critiques, condamnés par état à n'avoir point de pitié, nous ne voyons que l'art et non pas l'homme ; de même que le chirurgien qui fait une amputation , ne voit que le mal et les moyens de l'extirper, sans tenir aucun compte des douleurs du malade.

Le sujet est mal choisi : toute la partie comique est déjà dans le Grondeur, dans le Bourru ; la partie morale est froide, triste et hors du ton de la bonne comédie : ces caractères, que l'on veut corriger au dénouement, ne sont jamais francs et bien prononcés. Nos maîtres n'ont jamais songé à ces conversions invraisemblables et insipides : leurs personnages vicieux sortent du théâtre dans l'impénitence; le misantrope s'en va plus outré que jamais contre l'espèce humaine ; le tartufe est puni, mais non pas converti ; l'avare capitule pour ravoir sa cassette, et finit par un trait d'avarice ; le malade imaginaire est désabusé de sa femme, et non pas de la médecine.

Ces anciens comiques se proposaient d'égayer l'assemblée par la peinture des ridicules d'un vice ou d'une passion : nos modernes ont pris la chose au sérieux : n'ayant ni assez d'esprit, ni assez de talent pour rire et pour faire rire, ils ont voulu prêcher et convertir ; d'auteurs dramatiques ils se sont fait missionnaires. Destouches a commencé par la contrition très-édifiante du dissipateur, et depuis ce temps-là le théâtre a vu plusieurs pénitens attendrir les spectateurs par leur componction. Dans ces derniers jours, les conversions se sont multipliées, tous les maris et femmes colères sont venus à résipiscence. Cette innovation a pour principe les prétentions de certains auteurs, qui se sont imaginé qu'il y aurait beaucoup de philosophie à séparer la morale de la religion : ces réformateurs ont voulu substituer les théâtres aux églises, et les comédiens aux prêtres. C'était un stratagème assez adroit et assez ingénieux que celui d'attirer les honnêtes gens au théâtre par l'appas d'une excellente morale, par de belles sentences et des maximes de vertu : tout le monde a donné dans le piége ; et fréquenter les spectacles, est aujourd'hui une bonne œuvre, une action méritoire. Autrefois c'était un plaisir très-profane, sur lequel les gens du monde étourdissaient leur conscience, comme sur bien d'autres choses : ils auraient été très-scandalisés qu'on prétendît les amuser avec des sermons.

J'ai déjà rendu hommage à l'honnêteté d'un mari, qui se repent d'avoir trop grondé sa femme et ses enfans quand il s'en voit abandonné ; cependant je ne crois pas à sa pleine et entière conversion, parce qu'aucune disgrâce ne peut réformer l'humeur atrabilaire d'un homme déjà avancé en âge : il n'est pas plus possible de corriger cette aigreur de caractère, qu'il n'est possible de changer le tempérament. Quoi qu'il en soit, ce spectacle peut intéresser et même instruire ceux qui cherchent à la comédie autre chose que l'amusement ; les femmes, à la vérité, n'y apprendront pas la patience, mais elles y apprendront la vertu que peut avoir une menace de séparation : instruction assez inutile pour elles. Je crois que sur ce chapitre elles en savent plus que l'auteur. Quant aux maris, on leur enseigne dans cette pièce à filer doux, sous peine de rester seuls à la maison : tout cela ne tend, comme on voit, qu'à la paix des familles; et cependant, si les maris n'étaient pas à Paris d'une douceur éprouvée, il pourrait résulter de cette morale mal entendue quelques divorces de plus. Heureusement les lois ont aboli le divorce pour incompatibilité d'humeur. Je persiste à croire que le discours de Fontenelle sur la patience, couronné à l'académie française, est plus moral que la comédie du Tyran domestique, et je n'en rends pas moins justice au talent et aux intentions de l'auteur ; seulement il s'est trompé en voulant refaire le Grondeur sur un plan plus noble et plus instructif. ( 29 pluviose an 13.)

Le Nouvel Esprit des journaux français et étrangers, tome VII, germinal an XIII [mars 1805], p. 259-265 :

[La première représentation de la pièce de Duval ne s’est pas bien passée (le critique le dira à demi-mot, et il commence par parler de la deuxième représentation), et il veut en montrer les qualités. Il signale d’abord la simplicité de l’intrigue, présentée comme un mérite, mais seulement « aux yeux des gens de goût » avant d’en faire l’analyse. Un tel sujet, simple, sans intrigue amoureuse (c’est si rare !), avec des scènes remarquables, montre assez le talent de l’auteur. On peut bien sûr faire des reproches à la pièce : longueurs, personnages inutiles, conception de l’ouvrage peut-être (le caractère du tyran peut être jugé improbable). Mais pour sauver ce caractère, il suffit de voir dans sa tyrannie un système de vie destiné à asseoir son autorité. Le critique conseille discrètement à l’auteur de revoir sa pièce dans ce sens. Sinon la pièce est bien écrite à l’exception de quelques vers qu’il faudrait corriger pour l’impression (le critique examine avec soin le problème posé par un vers avec un « e muet » comptant pour une syllabe). Bilan positif donc, qui apparaît à chaque représentation. Et les interprètes y montrent tout leur talent.]

THÉATRE FRANÇAIS.

PARIS.

Le Tyran domestique, ou l'Intérieur d'une famille, comédie en cinq actes et en vers.

Ainsi que nous l'avions prévu, cette pièce, à la seconde représentation, a été parfaitement accueillie du public ; malgré les efforts bienveillans de certains critiques, elle restera au théâtre, parce qu'elle présente un tableau moral d'un intérêt réel, des situations dramatiques d'un effet sûr, et des développemens puisés avec art dans la connaissance du cœur humain.

Le plan de l'ouvrage, c'est-à-dire la problème dramatique, est de la plus grande simplicité ; ce qui est encore un mérite aux yeux des gens de goût. En voici l'analyse :

Valmont, époux contrariant, père trop sévère et maître impérieux, fait par sa tyrannie insupportable le malheur d'une épouse vertueuse, de deux jolis enfans qu'il intimide, et de ses domestiques qu'il gronde sans cesse. Son beau-frère, auquel il a les plus grandes obligations, sans le connaître, parce que près d'être victime d'une faillite il en a reçu des secours de la plus grande importance ; son beau-frère, dis-je, arrive sur le bruit du malheur de sa sœur, pour s'assurer lui-même du fait, pour voir s'il est encore possible de corriger le despote et de sauver les victimes : sous le nom supposé d'un ami de d'Herbin , il s'introduit dans la maison de Valmont, examine par lui-même les effets de son caractère, ne désespère pas de son amendement, parce qu'il le trouve joint à une intacte probité, et se détermine à en tenter l'épreuve. Après s'être fait reconnaître à sa sœur, il lui propose un remède auquel sa constante douceur et sa vertu modeste répugnent d'abord à consentir : mais enfin bien persuadée que la feinte peut avoir un heureux résultat, elle s'y résout et fait semblant de fuir avec ses enfans la maison et le joug de Valmont, pour réclamer l'autorité des lois. La lettre est écrite ; Valmont la reçoit en présence de d’Herbin qui, toujours étranger aux yeux du tyran, peut ainsi s'assurer de l'effet de son stratagème, de la douleur de son beau-frère, de la sincérité de ses remords, et qui, satisfait de l'épreuve, consent à lui rendre son épouse et ses enfans, persuadé que la leçon suffira sinon pour corriger, du moins pour tempérer désormais son despotisme conjugal et paternel.

Il me semble que l'idée et l'exécution d'un semblable sujet, en cinq actes, sans
épisode amoureux, sans compilation d'intrigue et d'intérêt, sans ressources accessoires, sans diversions disparates, était déjà un mérite assez peu commun dont il fallait savoir gré à l'auteur ; il me semble encore que les scènes du quatrième acte où
Valmont reçoit la lettre fatale en présence de d'Herbin qu'il croit étranger, et le combat du malheureux pour dissimuler son trouble, suffisaient pour donner une idée bien favorable du talent dramatique de M. Duval.

Peut-être la sévérité de la critique a-t-elle quelques reproches à faire sur la longueur de quelques détails des deux premiers actes, sur l'inutilité absolue de deux personnages, même sur la première conception de l'ouvrage ; peut être serait-on fondé à objecter que l'insupportable caractère d'un despote comme Valmont, est rarement compatible avec la probité réelle et les autres vertus qu'on veut lui prêter, parce que la probité réelle n'existe pas seulement dans la fidélité à ses engagemens, dans une sévérité parlière de principes, mais qu'elle exige l'exercice des vertus morales et privées, et qu'il est très-rare qu'un mauvais époux, un mauvais père, soit un citoyen vertueux. Il serait aisé, je crois, de faire tomber l'objection en faisant à Valmont, de sa tyrannie domestique, un système plutôt qu'un caractère positif. Il n'est malheureusement que trop vrai qu'il existe de ces tyrans de famille qui par un vernis de probité extérieure, par une adroite dissimulation dans le monde, usurpent une sorte d'estime qu'ils doivent à leur profonde hypocrisie, et qui viennent ensuite chez eux se dédommager de la contrainte de leur masque, en faisant le malheur de ce qui les approche et leur appartient. Il est encore des hommes qui, sans être tout-à-fait aussi corrompus , se font néanmoins une telle idée de l'autorité conjugale et paternelle, qu'ils croient indispensable d'en maintenir les droits en les élevant jusqu'au despotisme. Et puisque ce vice social est absolument hors de la répression des lois positives, c'est bien au théâtre à en faire justice et à venger les victimes, en signalant les oppresseurs. Sous ce rapport, la pièce de M. Duval est donc un vrai service rendu aux mœurs et à la société, et les femmes lui doivent un tribut particulier de reconnaissance : mais j'en reviens à ma première idée. Son but moral me paraîtrait mieux rempli en ne donnant à son principal personnage qu'un système et non pas un caractère ; d'abord le tableau n'en ferait pas moins haïr le tyran réel comme le tyran systématique ; mais il jetterait peut-être plus d'intérêt sur Valmont, plus de vraisemblance dans le dénouement. Je ne propose au surplus cette idée que comme un doute, et je suis loin d'avoir, comme la plupart de nos journalistes actuels, cette confiance tranchante avec laquelle, d'un coup de plume et sur l'examen léger d'une représentation orageuse, ils prononcent sans appel et jugent en cinq minutes l'ouvrage de six mois de réflexion.

Ce qu'on peut assurer, c'est que plus on écoute la pièce avec attention, plus on y découvre un talent réel qui doit confirmer la réputation d'écrivain dramatique de M. Duval. Ce sera toujours un ouvrage très-estimable au jugement des hommes éclairés et impartiaux.

Le style m'a paru naturel, vrai ; il s'élève quelquefois d'une manière marquée. — On a reproché avec raison à M. Duval, quelques vers négligés qu'il fera sans doute disparaître à l'impression. Par exemple, un critique a remarqué qu'il y avait une faute de versification dans ce vers :

Madame aussi m'égaie trop souvent.

Et en effet, l'e muet après une voyelle ne saurait faire une syllabe. Je sais que Molière a fait plusieurs fois cette faute.

Mais elle bat ses gens et ne les paie point.

Ce n'en est pas moins une que l'autorité même de ce grand homme ne saurait faire excuser, parce qu'il ne la ferait pas aujourd'hui. Nos poëtes actuels, encouragés par M. Delille, en font une contraire : ils ne font que deux syllabes de la troisième personne du pluriel, au présent, des verbes égayer, envoyer, payer. Jamais paient, égaient, essaient, envoient ne pourront, ce me semble, entrer régulièrement dans un vers, et je ne puis concevoir comment, à la lecture, M. Delille lui-même, si grand magicien en ce genre, pourrait concilier le rythme et la prononciation.

Pour en revenir à l'ouvrage de M. Duval, nous en terminerons l'analyse en disant que les critiques même auxquelles il peut prêter, sont une preuve de plus du mérite réel qui s'y trouve , et que chaque représentation ne fait que déceler davantage.

La pièce est jouée avec beaucoup de talent par MM. Fleuri, Dazincour, et par Mme. Talma et Mlle. Mars. La première y brille par sa décente sensibilité, et l'autre par sa spirituelle ingénuité.

D’après la base la Grange de la Comédie Française, la pièce d’Alexandre Duval a été jouée 133 fois à la Comédie Française du 16 février 1805 à 1846.

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