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Les Templiers (Raynouard)
Les Templiers, tragédie en cinq actes, par M. Raynouard ; 24 floréal an 13 [14 mai 1805].
Théâtre Français.
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Titre :
Templiers (les)
Genre
tragédie
Nombre d'actes :
5
Vers ou prose ,
en vers
Musique :
non
Date de création :
24 floréal an XIII (14 mai 1805)
Théâtre :
Théâtre Français
Auteur(s) des paroles :
Raynouard
Almanach des Muses 1806.
Le pouvoir et la richesse des Templiers les ont rendus redoutables, et ont soulevé contre eux l'envie et la haine. On les accuse de blasphémer l'Eternel dans leurs rites secrets, d'attaquer l'autel pour renverser le trône, et de mener entre eux la vie la plus scandaleuse et la plus dissolue. Le premier ministre, Enguerrand de Marigny, et le chancelier Guillaume de Nogaret sont leurs dénonciateurs auprès du roi Philippe le Bel, qui n'est que trop porté à les croire coupables, et veut que leur procès soit instruit. Il l'est en effet, et les Templiers sont condamnés à périr au milieu des flammes. Dans ce terrible arrêt se trouve enveloppé Marigny, fils du premier ministre. Ce jeune homme aimait Adélaïde, fille du prince de Béarn, et en était aimé. Il allait s'unir à elle lorsque Philippe le Bel offrit Adélaïde aux vœux d'un autre époux. Marigny a quitté la France, est allé combattre les infidelles, et témoin des hauts faits des Templiers, a brigué la faveur d'être admis dans leur ordre. Il l'a obtenue, un serment inviolable le lie, et cependant les Templiers qui l'ont reçu sont tombés tous sous le fer des Musulmans, et il ne reste de ce serment des Musulmans, et il ne reste de ce serment aucune trace écrite. Marigny pourrait donc ne point partager le sort de ses malheureux confrères ; mais l'honneur lui fait un devoir de périr avec eux. A cet égard, les prières, les remontrances, les menaces de son père qui, en conspirant la perte des Templiers, voit qu'il a involontairement conspiré celle de son fils, ne peuvent ébranler son ame. L'arrêt va donc être exécuté, malgré l'intérêt qu'ont témoigné pour les condamnés, et la reine, et le connétable de Châtillon, et le jeune Marigny, qui précédemment les a défendus avec chaleur. La reine tente un dernier effort sur l'esprit et sur le cœur de son mari : Philippe le Bel semble s'émouvoir, et donne l'ordre que l'on suspende le supplice des Templiers ; mais l'ordre arrive trop tard, les Templiers ne sont plus.
Tragédie qui a obtenu le plus grand succès. Le rôle du grand maître dessiné parfaitement, rempli de noblesse et de magnanimité ; le rôle du jeune Marigny très-intéressant, les autres rôles à peu près manqués, notamment celui de Philippe le Bel. Des beautés du premier ordre dans le troisième et le cinquième acte, de la langueur dans les autres. Beaucoup d'intérêt quand le grand maître est en scène, assez peu quand il n'y est pas. Style inégal, souvent élevé, parfois sublime, parfois aussi faible et commun. Au total, ouvrage défectueux, mais dont les défauts sont rachetés par des traits admirables, qui suffisent pour justifier l'enthousiasme avec lequel il a été entendu et suivi.
Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Giguet et Michaud, an XIII – 1805 :
Les Templiers, tragédie, par M. Raynouard ; Représentée pour la première fois sur le Théâtre Français par els Comédiens ordinaires de l’Empereur, le 24 floréal an xiii (14 mai 1805) ; Précédée d’un précis historique sur les Templiers.
Le précis historique, intitulé des Templiers, occupe les pages VII à LXXXII de la brochure. Il est complété, à la fin de la brochure, par des pièces justificatives (p. 101-118).
La pièce de Raynouard a été un succès, mais le jugement négatif du grand critique du temps a fait naître une querelle, dont rend compte Maurice Descotes, dans son Histoire de la critique littéraire (Gunter Narr, Tübingen, Jean-Michel Place, Paris, 1980), p. 198-205. Il y montre en particulier l’arrière-plan politique qui explique l’hostilité de Geoffroy.
Pour que le lecteur ait une chance de s’y retrouver :
Dans cette page, on trouvera un bon nombre d’articles de presse qui illustrent cette querelle qui agite le petit monde des amateurs de théâtre :
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le compte rendu dans le Courrier des spectacles paru le lendemain de la première, soit le 25 floréal an 5 [15 mai 1805] ; article en faveur de la pièce, sans intention polémique
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les trois articles de Geoffroy dans le Journal de l’Empire, qui sont une attaque très violence contre l'œuvre de Raynouard :
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les réponses faites dans le Courrier des spectacles aux articles de Geoffroy :
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un article le 29 floréal an 13 [19 mai 1805] qui répond au premier article de Geoffroy, du 26 floréal ;
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un article le 25 messidor an 13 [14 juillet 1805] qui répond au deuxième article de Geoffroy du 24 messidor, et qui paraît le même jour que son troisième article ; il est intitulé de façon ironique Phénomène extraordinaire. Métamorphose de Monsieur Geoffroy en Philosophe, les lecteurs du temps sachant aprfaitement que Geoffroy exècre les philosophes du XVIIIe siècle ;
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les articles parus dans les revues littéraires du temps, restées plus ou moins étrangères à la polémique entre le Courrier des spectacles et Geoffroy :
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le Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, dixième année (1805), volume 3, p. 448-450 ;
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L’Esprit des journaux français et étrangers, tome X, messidor an XIII [juin 1805], p. 269-282 ;
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un nouvel article paru dans le Courrier des spectacles n° 3107 du 1er fructidor an 13 [19 août 1805], p. 2-3, qui attaque violemment Geoffroy, caricaturé en M. Good-Wine ;
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le feuilleton du Journal de l’Empire du 27 mars 1815, à l’occasion d’une reprise de la pièce ; le Journal des débats politiques et littéraires vient de reprendre son titre de Journal de l’Empite, en ce début des Cent-Jours.
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Courrier des spectacles, n° 3012 du 25 floréal an 13 [15 mai 1805], p. 2-3 :
[Après avoir souligné les enjeux du sujet de la destruction des Templiers, et avoir présenté avec prudence l’auteur, encore jeune et peu expérimenté, le critique fait un compte rendu très favorable, avec seulement des réserves secondaires (un certain manque « d’invention, de mouvement et de vigueur ») et entreprend l’analyse de l’intrigue, qu’il présente comme infidèle à l’histoire en vertu de « son droit de poëte » d’inventer les « incidens » de la pièce. La pièce a des implications politiques, puisqu’elle met en cause le pape et le roi, mais aussi familiales, puisque le Grand-Maître de l’ordre découvre que son fils est templier, et qu’il l’entraîne avec lui dans la mort voulue par le pouvoir royal. La reine et le Connétable tentent en vain de sauver les templiers, mais la suspension du supplice qu’ils obtiennent arrive trop tard : tous périssent sur le bûcher. Le critique regrette de manquer de place pour mieux détailler les qualités de la pièce, dont il donne juste une idée par deux exemples de vers remarquables.]
Théâtre Français.
Les Templiers, première représentation.
Le Théâtre réclamoit depuis long-tems ce sujet national. Le procès et la condamnation des Templiers est un de ces grands événemens que l’on ne sauroit trop rappeler à la mémoire des siècles pour en éviter de semblables. Que l’on ait gémi sur le sort de Calas, les pleurs versés sur la cendre de ce pere infortuné étoient légitimes ; mais il n’étoit victime que d’une erreur. Ici c’est un souverain Pontife, un Roi, c’est-à-dire tout ce que la terre nous présente de plus auguste, qui, de sang-froid, et par un calcul réfléchi, livrent aux flammes un ordre tout entier de chevaliers nobles, illustres et innocens, pour s’emparer de leur fortune.
Si j’ai pu, en annonçant que les beautés de cette tragédie se trouvoient au dernier acte, engager notre jeunesse vive et légère à modérer son impatience, et à écouter paisiblement un ouvrage digne de son attention, j’aurai rendu quelques services aux lettres.
L’auteur des Templiers, M. Reynouard, qui a été vivement demandé, n’est encore connu que par un morceau de poésie qui a remporté le prix à l’Institut, c’est Socrate au temple d'Aglaure. On a remarqué dans cet ouvrage une diction pure et facile, souvent riche en pensées élevées, mais plus souvent dénuée de chaleur et de coloris.
La tragédie des Templiers se ressent de ce caractère ; c’est une composition sage, dans laquelle brillent fréquemment des pensées nobles et héroïques, qui offre sur-tout un caractère d’une grandeur admirable, celui de Jacques de Molay, mais où l’on désireroit plus d’invention, de mouvement et de vigueur. L’auteur n’a point suivi la fidélité historique, il a usé de son droit de poëte et a inventé les incidens et les personnages qu’il a jugé nécessaires pour donner à sa composition l’ame et la vie dramatique.
I1 suppose que les Templiers ont été accusés de crimes contre la religion et l’état ; que le Souverain Pontife, d’accord avec Philippe-le-Bel, a ordonné l’extinction de leur ordre ; que le Prince est néanmoins disposé à leur faire grace, s’ils veulent accéder eux-mêmes à l’acte qui les supprime, et se reconnoitre coupables ; mais il s'agit de vaincre la résistance du Grand-Maître, homme d’un cœur aussi élevé que vertueux. Ici commence l'intérêt. Enguerrand de Morigny, ennemi des Templiers et ministre du Roi, n'oublie rien pour fortifier le Prince dans sa résolution, et le décider à condamner l’ordre tout entier s’il refuse son aveu.
Morigny a un fils qui a combattu avec gloire dans la Palestine, et qui a été le témoin de la conduite des Templiers ; ce jeune guerrier est Templier lui-même à l’insçu de son père ; et en présence du Roi, il rend hautement témoignage à leur vertu. Néanmoins, le Prince lui ordonne de s’assurer de la personne du Grand-Maître et de ses chevaliers. Le jeune homme obéit en gémissant ; mais avant d’exécuter les ordres qu’il a reçus, il avoue à la Reine qu’il est lui-même Templier, et cette Princesse, qui ne partage point les dispositions de son époux, l’engage à se conduire avec courage, et à se joindre à elle pour sauver l’ordre qu’on veut proscrire. En même tems, elle obtient du Roi que les Templiers paroissent devant lui et se défendent. On amène Jacques de Molay, et cet homme vertueux n’oppose aux reproches qu’on lui fait que le témoignage de sa conscience et l’éclat de sa conduite. Ce rôle est plein de noblesse, de dignité et d’héroïsme. L’auteur en a fait un héros chrétien qui ne sait que se plaindre et pardonner. Cependant on amène un chevalier qui a reconnu les crimes dont on accuse l’ordre ; mais en présence de Molay, il se rétracte, et déclare qu'il a été vaincu par l’excès des tortures. Bientôt le jeune Morigny révèle à son pere qu’il est lui même Templier ; le pere reste inflexible. Le Connétable et la Reine sollicitent successivement en faveur des proscrits ; ils n’obtiennent rien, à moins que les proscrits ne fassent les aveux qu’on leur demande. Enfin Jacques de Molay est envoyé au supplice avec les autres chevaliers. Le jeune Morigny veut y marcher avec eux. La Reine fait un nouvel effort ; elle obtient une suspension ; il n’est plus tems : le Connétable vient annoncer qu’ils n’existent plus.
Les bornes de cette feuille ne me permettent pas d’étendre plus loin cette analyse, et encore moins d’examiner cet ouvrage en détail ; il suffira de dire qu’il a eu le succès le plus brillant, que l’on y a remarqué des vers pleins de force et des pensées dignes de notre scène tragique, telle est cette réponse du jeune Morigny, quand il proteste que les Templiers sont innocens :
Que le feu des bûchers s'élance et nous dévore,
Au milieu des bûchers nous le dirons encore.
Le rôle de Molay est plein de pensées semblables. L’on a aussi vivement, appaudi le récit du Connétable tout ce qu’il a dit de la mort des Templiers est de la plus grande beauté :
On ne les voyoit plus, mais leur voix héroïque
Chantoit de l’Eternel le sublime cantique.
Et quand on vient annoncer leur surcis :
Mais il n’étoit plus tems, leurs chants avoient cessé.
Geoffroy,Cours de littérature dramatique, seconde édition, tome 4 (Paris, 1825), p. 333-357:
[Le traitement que Geoffroy applique à la pièce de Raynouard est tout à fait exceptionnel : trois articles coup sur coup, pour analyser avec minutie (et un certain acharnement) une pièce qu’il juge remplie des pires défauts, dans sa construction et plus encore dans les idées qu’elle divulgue : les templiers sont pour lui des adversaires du pouvoir royal, et les montrer sous un jour favorable comme les victimes de l’arbitraire royal est dangereux pour l’ordre social.]
LES TEMPLIERS.
Il y avait un sort jeté depuis cinq ans sur les tragédies et les poètes tragiques : M. Raynouard vient de détruire le maléfice. Après tant de tragédies sifflées, voilà enfin une tragédie vivement applaudie d'un bout à l'autre : est-ce aussi une bonne tragédie ? La question est délicate ; il entre tant de choses dans la constitution d'une bonne tragédie ! C'est du moins une tragédie historique, une tragédie sans amour. La tentative mérite d'être encouragée, et, sous ce rapport, je souscris avec plaisir aux applaudissemens extraordinaires qu'on lui a prodigués ; il y a peu d'excellentes tragédies que le public ait accueillies, dans leur temps, avec une faveur aussi prononcée : je désire sincèrement que notre théâtre national puisse compter encore quelques chefs-d'œuvre dignes d'être associés à ceux de nos grands maîtres, quoique je ne l'espère pas ; et si je me permets quelques observations critiques sur la pièce nouvelle, ce n'est pas pour ternir l'éclat du succès de l'auteur, mais pour montrer combien l'art est difficile.
Voyons d'abord ce que l'histoire a fourni à M. Raynouard : les templiers, ou chevaliers du temple, furent ainsi nommés parce que Beaudouin II, roi de Jérusalem, leur donna une maison près du temple de Salomon : c'étaient des moines guerriers qui s'engageaient par des vœux solennels à défendre les pélerins qui allaient à la terre sainte. Ils remplirent la Palestine du bruit de leurs exploits, et la reconnaissance des chrétiens les combla de richesses ; mais deux siècles après, quand l'enthousiasme des croisades fut tombé, et la fureur des pélerinages un peu calmée, les templiers, depuis long-temps chassés de la Palestine par les musulmans, vécurent en Europe dans la débauche, sans s'inquiéter des pélerins.
Sous Philippe le Bel, l'ordre était donc devenu parfaitement inutile, et de plus il était scandaleux. Tous les historiens conviennent que les templiers étaient insolens, factieux, ennemis de l'autorité, livrés à des plaisirs crapuleux ; et le proverbe, boire comme un templier, ne dépose pas en faveur de leur sobriété. On les regarde comme les pères et les fondateurs de ces sociétés d'illuminés révolutionnaires qui, prodigieusement multipliés en Allemagne, menacent cette contrée de tous les fléaux de la discorde. Dans une sédition qui s'était élevée contre Philippe le Bel, ils avaient eux-mêmes contribué à échauffer la canaille ; et ce prince redoutait avec raison, au sein de ses états, une corporation guerrière, riche, puissante, et malintentionnée. Comme souverain, il avait droit de dissoudre une pareille association sans aucune forme de procès ; mais un incident lui fournit l'occasion de sévir juridiquement contre ces moines.
Deux d'entre eux, arrêtés pour divers crimes, offrirent de révéler d'étranges secrets sur leur ordre, si on voulait leur faire grâce. Le roi ordonna qu'on les entendît, et leurs déclarations firent frémir. Il est probable qu'ils n'auraient pu inventer eux-mêmes d'aussi horribles abominations. Les principales dépositions portent que chaque templier, à sa réception dans l'ordre, reniait Jésus-Christ, et crachait trois fois sur le crucifix ; que le novice baisait celui qui le recevait, à la bouche, au nombril, au dos, et à un autre endroit peu fait pour être baisé ; qu'on leur défendait tout commerce avec les femmes, parce que l'indiscrétion de ce sexe aurait pu compromettre l'ordre ; mais que, pour dédommagement de cette privation , on leur permettait avec les frères les libertés les plus criminelles ; enfin, qu'on leur faisait adorer une tête de bois, partie dorée, partie argentée, qui avait une grande barbe, mais qu'on ne voyait cette tête que dans les chapitres généraux où les principaux de l'ordre étaient seuls admis.
Le pape interrogea lui-même, sur ces diverses accusations, soixante-douze templiers qui avouèrent la plus grande partie des faits sans y être forcés par les tourmens. Le confesseur du roi, le dominicain Guillaume de Paris, assisté de plusieurs gentilshommes, entendit aussi cent quarante de ces templiers, parmi lesquels était le grand-maître : ils reconnurent la vérité de tout ce qu'on leur imputait, et le père Daniel, qui a tiré tout ce qu'il dit des pièces mêmes du procès, ne parle point de torture. Dans les provinces, les dépositions et les aveux furent conformes. Plusieurs historiens ont bâti un roman sur la rétractation et la mort du grand-maître et des principaux de l'ordre ; Daniel, homme sage et instruit, n'en dit rien. D'après l'exactitude et la régularité des procédures, d'après la qualité, le caractère et le nombre des personnes commises à l'instruction de cette grande affaire, et surtout d'après la décision du concile de Vienne, l'historien très-impartial conclut que la punition des templiers fut juste, et que cet ordre, autrefois si respectable et si fervent, avait dégénéré en une secte abominable, dont l'extinction fut un service insigne rendu à l'état et à l'Église ; il termine son jugement par cette réflexion très-remarquable : Telle est la malignité de l'esprit humain, toujours prêt à mal interpréter et à censurer surtout la conduite des grands, pour peu qu'il y ait lieu d'y donner un mauvais tour, et à la faire envisager par quelque endroit odieux.
Ce qui prouve en faveur de Philippe le Bel, c'est qu'il n'imita point les rois de Castille et d'Aragon, et ne voulut point profiter de la dépouille des coupables ; il prit seulement sur les biens des templiers de quoi payer les frais du procès : le reste fut donné aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem.
Comment M. Raynouard, parmi tant de personnages plus intéressans et plus importans que présente l'histoire, a-t-il choisi des moines insolens, libertins et séditieux, pour en faire des héros tragiques ? Comment a-t-il osé donner un démenti à la notoriété publique et à toutes les idées reçues, en offrant à notre admiration comme un saint, comme un martyr, comme une espèce de Polyeucte, le grand-maître des templiers, Jacques de Molay, qui d'abord avait avoué par faiblesse, si l'on veut, les crimes de son ordre, et qui depuis n'eut que le mérite de mourir avec courage, s'il en faut croire des relations suspectes et apocryphes répétées par les historiens modernes ?
Ce sujet, très-ingrat et peu convenable au théâtre, a mis l'auteur dans la nécessité de multiplier, dans les premiers actes, les lieux communs, les détails historiques, les plaidoyers pour et contre les templiers, les déclamations pompeuses, et tous les prestiges qui suppléent au défaut de l'action. Ces actes ne se soutiennent que par des sentences communes pour le fond, martelées pour la forme, par des vers à prétention, dont la facture est d'une mauvaise école. Ce n'est qu'à la fin du troisième acte que les templiers sont arrêtés, et ils sont jugés et exécutés au cinquième ; ce qui est une violation manifeste de la règle des vingt-quatre heures, et une invraisemblance des plus grossières. Car comment concevoir qu'un procès de cette nature, qui, même avec la plus grande célérité, demandait plusieurs mois d'instruction et de procédure, soit commencé et terminé dans l'espace de quelques heures ?
Il y a dans la pièce un personnage épisodique imaginé par l'auteur pour jeter quelque mouvement théâtral dans l'action : c'est le jeune fils du ministre Marigni, qui, dans un désespoir amoureux, s'est fait moine templier, et qui depuis, pouvant épouser sa maîtresse, a le scrupule de ne pas vouloir enfreindre ses vœux. Chargé d'arrêter les templiers, il est si touché de leur courage, qu'il se déclare lui-même templier, et veut être martyr de l'honneur très-équivoque de ces moines. Cet héroïsme monacal est forcé et romanesque, et le personnage d'ailleurs est absolument inutile. Il est joué par Talma avec énergie, quelquefois avec un ton trop lamentable; mais la faveur que le public accorde à l'acteur rejaillit sur le rôle.
La reine Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel, n'est aussi qu'un remplissage : elle n'a d'autre emploi que d'intercéder pour les templiers, et l'on sait d'avance qu'elle ne réussira point : le roi, qui s'est porté accusateur, ne peut pas se rétracter, et ne peut que faire grâce ; les templiers, et surtout le grand-maître, ne veulent point de grâce ; et, par une fierté très-déplacée, quoique théâtrale, ils s'obstinent à périr pour soutenir que l'ordre des templiers est un ordre très-édifiant : ce qui est assurément un entêtement très-ridicule, et un héroïsme tout-à-fait extravagant. Le grand-maître, quand le roi lui offre la vie, répond :
.Sire, offrez-nous l'honneur!
Quand il est condamné, dépend-il du roi de lui offrir l'honneur ? Le grand-maître dit lui-même :
L'homme créa l'honneur, Dieu créa la vertu.
C'est un de ces vers brillans qu'on applaudit sans réflexion. La vertu est donc de création divine, l'honneur un caprice de l'opinion humaine : qu'on s'immole à la vertu, c'est un noble et grand sacrifice ; qu'on s'immole à l'opinion des hommes, que l'on soutienne au prix de son sang l'honneur d'un ordre universellement décrié par ses mœurs, c'est imiter ces chevaliers qui exposaient leur vie pour défendre la beauté d'une maîtresse fort laide. Henri IV offrit aussi la grâce à Biron : Biron fit le fier, et se prétendit innocent. « Adieu donc, monsieur de Biron, lui dit Henri IV en se retirant ; la justice en décidera. » Le lendemain Biron fut jugé et décapité.
Jacques de Molay est donc un héros factice et boursoufflé, qui cependant est très-théâtral, et dont le portrait de fantaisie fait beaucoup d'honneur à l'imagination de l'auteur. Ce n'est point le grand-maître Jacques de Molay, c'est un personnage de pure invention, calqué sur ce qu'il y a de plus vertueux et de plus sublime dans l'histoire ancienne et moderne ; c'est un homme pétri d'héroïsme depuis les pieds jusqu'à la tête, et qui fatigue l'admiration : mais tous les traits sont faux, parce qu'il est impossible qu'un si saint homme soit un grand-maître de templiers. Puisqu'il parle si souvent de Dieu, et qu'il a de si beaux sentimens de religion, il devrait être plus humble, et savoir que l'héroïsme religieux et chrétien consiste à se dévouer aux opprobres même qu'on n'a pas mérités. Saint-Prix, chargé du rôle du grand-maître, a beaucoup de noblesse, de dignité, et surtout ce calme auguste de l'innocence persécutée.
Le roi est le plus raisonnable de la pièce : il n'y a presque point de bonne réponse à ce qu'il dit des templiers. C'est une corporation ennemie de l'autorité, nuisible à la tranquillité publique: il veut la détruire, il en a le droit: il fait proposer par son ministre au grand-maître de consentir à la destruction de son ordre. Philippe n'avait pas besoin de son consentement : Molay devait le donner avec reconnaissance ; il répond avec une arrogance très-indigne d'un homme vertueux et sage. Philippe alors le fait juger : quand il est condamné, le roi lui offre encore Ja vie ; il la refuse , et dans ce refus, on aperçoit le fanatisme d'un sectaire plus que le courage d'un héros. Ces vers :
Que tout templier meure et soit fier de mourir;
Que tout templier meure et soit fier de sa mort,
sont d'un insensé et d'un enragé : ils semblent être la répétition ou la parodie des vers de Marigni, qui dit aussi :
Que tout templier meure, etc.
Le récit du supplice des templiers est beau, et parfaitement bien débité par Damas. L'auteur nous présente les templiers chantant sur le bûcher, comme les jeunes Israélites Sidrac, Misaël et Abdenago entonnant des cantiques dans la fournaise : cela n'est pas vrai, mais cela est bien trouvé pour l'illusion de la scène.
Mademoiselle Georges a mis beaucoup d'intérêt et de sensibilité dans le faible rôle de la reine, qu'elle a su ranimer par son talent. Lafon a joué le roi d'un ton empesé et trop bas.
Le style a de la force ; les vers sont tourmentés, mais plusieurs ont de l'effet : celui-ci, par exemple :
La torture interroge et la douleur répond,
est de l'école de Thomas, et non de celle de Boileau et de Racine. En général, la manière de l'auteur est dure, pénible et tendue ; mais on y remarque du nerf. Ses éternelles déclamations contre l'inquisition sont aujourd'hui bien usées, et n'ont pas mieux réussi que la dévote prière que fait le grand-maître à genoux sur la scène. Il y du talent dans la pièce, beaucoup de talent; et, ce qui est d'un très-bon augure, cet ouvrage prouve que M. Raynouard est capable d'en composer un bon sur un meilleur sujet. ( 26 floréal an 13.)
– Pour qu'un innocent condamné à mort produise un grand effet au théâtre, il faut du moins que le spectateur ne puisse douter de son innocence. Ainsi, par exemple, Hippolyte intéresse parce que tous les spectateurs sont témoins de sa pudeur et de sa vertu ; mais qui nous répond de l'innocence du grand-maître ? Il faut l'en croire sur sa parole ; rien dans la pièce ne prouve que Jacques de Molay soit innocent, si ce n'est son arrogance, son orgueil, ses fanfaronnades de courage et d'héroïsme ; et les coupables sont toujours les mieux munis de ces preuves d'innocence.
Ce sujet, mauvais en lui-même, et que l'esprit de secte pouvait seul rendre intéressant, est traité sans aucun art : le plan est très-défectueux; l'action ne se soutient que par des personnages inutiles, par des inconvenances et des invraisemblances accumulées.
Le lieu de la scène est le palais du Temple, à Paris ; car ces pieux chevaliers des pélerins du Saint-Sépulcre habitaient des palais en Europe, depuis que les musulmans les avaient chassés de leur temple de Jérusalem. Le chancelier de Nogaret ouvre la scène en causant des nouvelles du jour avec le ministre Enguerrand de Marigni. Chacun a sa mission : le chancelier vient signifier au grand-maître des templiers la destruction de son ordre ; le ministre vient annoncer que le roi Philippe transporte son domicile au palais du Temple. Du reste, cette première scène est matériellement bonne, parce qu'elle marque le lieu de la scène, fait connaître les principaux personnages, et instruit les spectateurs du sujet. Le roi, d'après les motifs les plus graves, est déterminé à dissoudre sans éclat et sans scandale, cette pernicieuse corporation des templiers.
. . Ce sont des Francais, il veut cacher leur honte ;
II se borne à détruire un ordre dangereux :
Qu'ils se montrent soumis, il sera genéreux.
Le défaut de cette première scène, d'ailleurs régulière, est de donner une assez mauvaise idée des templiers, et de présenter le roi, leur ennemi, sous le jour le plus favorable. Un autre défaut plus essentiel, c'est de faire parler les ministres, tantôt comme des hommes plats et faibles, tantôt comme des philosophes. Quelle raison peuvent-ils avoir de décrier le pape Clément V, l'ami, le confident, l'associé du roi leur maître, pour la destruction des templiers ? Quelle est cette affectation de ne désigner ce pontife que sous le nom de prêtre ?
Un prêtre fut élu .
.
Le prêtre ambitieux s'attendrit et s'étonne.
L'inquisiteur Guillaume de Paris, confesseur du roi, est encore plus maltraité que le pape, avec aussi peu de raison. Ce n'est pas le ministre Enguerrand, c'est M. Raynouard qui dit :
II prêche le pardon, il ne pardonne pas.
Enguerrand ne savait pas faire des jeux de mots et des antithèses : d'ailleurs ce ministre, si acharné à la ruine des templiers, ne peut pas trouver mauvais que le juge de ses ennemis ne pardonne point. D'ailleurs, aucun juge n'a droit de pardonner ; c'est le privilége de Dieu, et des rois qui le représentent sur la terre. L'inquisiteur, comme ministre des autels, doit prêcher le pardon ; comme inquisiteur, il doit juger et non pardonner. Quel dommage qu'un si joli vers, fait pour réussir au Vaudeville :
II prêche le pardon, il ne pardonne pas,
soit si puéril et si dépourvu de sens !
J'aurais désiré que l'auteur eût ennobli la cause de ses deux ministres, qu'il leur eût prêté quelques idées fortes et profondes sur les coups d'état et les grandes mesures que la puissance d'une faction rend quelquefois nécessaires : mais pour prêter, il faut être en fonds. Au reste, le bavardage mesquin des deux courtisans se termine convenablement par ce vers ridicule :
J'attendais le grand-maitre, il s'avance vers moi.
La seconde scène entre le chancelier et le grand-maitre pouvait être forte de choses. Le grand-maître protestant que le roi n'a pas Je droit de détruire dans ses états une corporation, le chancelier soutenant vivement la prérogative royale à cet égard, il pouvait en résulter un dialogue vigoureux et digne de Corneille ; mais il faut des reins et de la verve pour soutenir une pareille contestation. Le grand-maître est arrogant et sec, le chancelier froid et plat. Voici un échantillon du dialogue et du tour de l'éloquence et du jugement de Jacques de Molay :
Le chancelier.
. . . . . . .Vous n'êtes plus grand-maître.
Le grand-maître.
Qui l'a jugé?
Le chancelier.
Le roi.
Le grand-maître.
Mais l'ordre entier....
Le chancelier.
N’est plus.
Le grand-maître.
Croirai-je....
Le chancelier.
Épargnez-vous des regrets superflus;
Obéissez au prince : il l'espère, il l'ordonne.
Le grand-maître.
Mais en a-t-il le droit ? quel titre le lui donne ?
Mes chevaliers et moi, quand nous avons juré
D'assurer la victoire à l'étendard sacré,
De vouer notre vie et notre saint exemple
A conquérir, défendre et protéger le temple,
Avons-nous à des rois soumis notre serment ?
Non ; Dieu préside seul à cet engagement.
Le roi l'ignore-t-il ? c'est à vous de l'instruire :
Le seul pouvoir qui crée a le droit de détruire.
Il y a dans tout ce verbiage un comique qui résulte de l'opposition du ton avec les chose :: jamais on ne dit moins avec de si grands mots. Quand Jacques de Molay a juré avec ses chevaliers d'assurer la victoire à l étendard sacré, il a fait un faux serment ; car l'étendard sacré a fui devant le croissant, et Mahomet triomphe : s'il a voué son saint exemple à protéger le temple, il a violé son vœu ; car le temple est au pouvoir des infidèles. Cet engagement auquel Dieu seul préside, n'est pas rempli : le roi ne l'ignore pas et n'a pas besoin que son chancelier l'en instruise. Cet imbécile chancelier, très-incapable d'instruire qui que ce soit, devait répliquer à Jacques de Molay, de la part du roi « Allez donc, vous et vos chevaliers, accomplir en Palestine vos sermens et vos vœux, au lieu d'étaler votre faste et votre orgueil à Paris : allez défendre les pélerins, combattre les musulmans, et périssez, s'il le faut, glorieusement sous les murs de Jérusalem ; débarrassez la France de moines scandaleux, insolens et rebelles. » Cette petite harangue eût fort déconcerté le grand-maître, et la tragédie aussi.
Le seul pouvoir qui crée a le droit de détruire.
Belle sentence qui prouve contre celui qui la débite ; car le pouvoir qui a permis à l'ordre des templiers de s'établir en France, a le droit de l'en bannir quand il devient nuisible. Les templiers prétendent-ils, comme les rois, ne dépendre que de Dieu et de leur épée, sous prétexte qu'ils n'ont fait de serment qu'à Dieu ? Ils n'ont pas sans doute fait serment à Dieu de vivre en France dans la mollesse, au lieu de défendre les pélerins.
J'insiste sur cette scène, parce qu'elle constitue le grand-maître, dès le commencement de la pièce, dans un état de rébellion qui le rend coupable, et légitime la sévérité du roi. Pour les spectateurs attentifs et judicieux, le grand-maître n'est point un innocent opprimé, mais un fanatique audacieux, un sectaire orgueilleux, qui brave l'autorité et méconnaît l'esprit de la religion, lequel est un esprit de douceur, d'humilité et d'obéissance.
Je suppose qu'à l'époque de la destruction des ordres religieux en France, le père gardien des capucins eût répondu avec arrogance à l'officier municipal, chargé de lui signifier l'abolition de sa communauté ; je suppose qu'il eût dit insolemment:
Je suis père gardien, je saurai toujours l'être,
et qu'après une si fière déclaration, il eût mieux aimé périr que de se soumettre, n'eût-il pas été regardé, même par les gens de bien, non comme un héros, mais comme un fou ? D'ailleurs, cette opiniâtreté d'un religieux à défendre sa robe et son couvent, n'a rien dans nos mœurs de théâtral, rien qui puisse fonder l'intérêt d'une tragédie. D'où nous sont venues tout à coup ces idées monacales auxquelles l'esprit du siècle est si peu favorable?
Le grand-maître, après avoir dit son dernier mot, se retire, et le chancelier renoue la conversation avec le ministre : ils s'entretiennent encore de leurs dangers, comme deux valets de comédie qui ont peur des étrivières si leur stratagême échoue. Cependant on apprend dans cette troisième scène que le ministre a un fils de retour dans sa patrie, après une longue absence; ce qui complète l'exposition.
Le roi arrive, et le chancelier lui fait part de la désobéissance du grand-maître. Philippe, comme s'il n'avait pas entendu ce qu'on lui dit, répond qu'il a de la peine à croire que les templiers soient des traîtres et des impies; et pour savoir à quoi s'en tenir, il interroge le fils de Marigni, arrivant de la Palestine, comme si ce jeune homme qui arrive pouvait être instruit de la conduite des templiers à Paris. On trouverait difficilement ailleurs un dialogue aussi faux, une manière plus maladroite d'amener un récit ; et malheureusement les exemples en sont communs dans cette tragédie.
Le jeune Marigni, interrogé sur les templiers, fait un éloge emphatique de leur valeur, et dément ensuite cet éloge par un trait historique qui n'est pas brillant. Trois mille templiers, enfermés dans les murs de Saphad, se rendirent aux musulmans : les musulmans eurent grand tort sans doute de les égorger, mais les templiers eurent bien plus grand tort de se rendre. Le jeune orateur termine sa narration par cet hémistiche, qu'on applaudit toujours, je ne sais pas pourquoi :
. . . . . . .Sire, ils étaient trois mille !
car c'est plutôt une épigramme sur les trois mille qui se rendirent que sur les ennemis qui les égorgèrent. On ne pouvait guère plus mal choisir un fait pour louer les templiers ; et le choix est d'autant plus malheureux, que le jeune Marigni raconte ensuite une autre histoire où le grand-maître des templiers leur ordonne expressément de mourir plutôt que de se rendre.
Le roi répond très-sensément qu'on peut savoir fort bien se battre, et n'en être pas pour cela meilleur sujet. Mécontent de toutes ces histoires qui ne vont point au fait, le monarque entame la sienne ; il vante ses victoires sur le pape Boniface, sur les Anglais, sur les Flamands. Ce long panégyrique est indécent et fastidieux dans sa bouche ; il n'y a que le grand-maître, dans cette pièce, qui ait le droit d'être fanfaron, et de preconiser jusqu'à la satiété son courage, sa vertu, sa piété, son innocence, sans lasser la patience des auditeurs par ses éternelles parades d'héroïsme.
On serait heureux si la fin du panégyrique du roi Philippe était la fin des sottises que l'auteur a bien voulu lui prêter ; mais, après avoir épuisé le chapitre de ses louanges, l'éloquent monarque revient à ses bons amis les templiers. Au lieu de leur intenter un procès criminel, qui répugne beaucoup à l'esprit de la chevalerie, il aimerait mieux vider sa querelle les armes à la main:
Ah! je préfèrerais, noblement téméraire,
Provoquer au combat leur audace guerrière,
D'une lente victoire affronter le danger,
Les attaquer en roi, combattre et me venger.
Voilà un élan chevaleresque digne du héros de la Manche. Il n'était guère possible que le roi se battît seul contre tous les templiers de France ; mais il pouvait envoyer un cartel au grand-maître, ou, ce qui eût mieux valu, marcher contre les légions du temple, à la tête de son armée : le combat n'eût pas été long, et le roi n'eût pas affronté le danger d'une lente victoire ; Jacques de Mo!ai et ses invincibles chevaliers n'auraient pas tardé à se rendre, comme firent autrefois ceux de Saphad, de glorieuse mémoire. Se battre contre des accusés qu'on peut faire juger, ce n'est pas les attaquer en roi, mais en spadassin ; ce n'est pas être noblement téméraire, c'est acquérir des droits aux Petites-Maisons.
Mais voici un trait encore moins raisonnable, s'il est possible. Après avoir fait signifier au grand-maître qu'il n'était plus grand-maître, que son ordre n'existait plus ; après s'être emparé du temple, Philippe ne sait encore ce qu'il doit faire; après s'être si prodigieusement avancé, il est tout prêt à reculer si c'est l'avis de son conseil ; il dit à ses deux ministres :
Mais d'après vos avis si nous reconnaissons
Que nous n'avions contre eux que d'injustes soupçons,
Je veux, avec honneur, moi-même les absoudre;
II est encore temps de retenir la foudre.
Il fallait prendre les avis de son conseil, et bien examiner toutes choses avant d'envoyer des ordres au grand-maître, avant d'essuyer des refus. Philippe ne peut plus absoudre avec honneur des hommes qu'il s'est hâté de condamner, des hommes qui ont osé résister à ses lois ; il n'est plus temps de retenir la foudre quand elle est déjà lancée. Il ne reste à Philippe qu'à faire juger des accusés, qu'à réduire des rebelles.
Cet acte finit donc très-faiblement. Je suis fâché qu'on présente quelquefois, dans cette tragédie, comme un sot et un niais ce Philippe qui, dans l'histoire, paraît un homme supérieur à son siècle. C'est lui qui porta un coup terrible à la puissance des grands vassaux, en admettant les députés des communes dans les états-généraux : aucun prince n'a bravé avec plus de succès les foudres de Rome ; enfin, la destruction des templiers fut l'ouvrage d'un roi qui savait régner. Philippe le Bel donna à tous les souverains l'exemple du courage et le signal de la liberté ; il affranchit leurs états et raffermit leurs trônes ; sans lui, l'Europe eût peut-être été déchirée par la discorde et l'anarchie ; il rendit à l'Église, à l'état, à l'humanité un signalé service, en exterminant un ordre qui recélait tous les germes d'une révolution funeste. On peut faire d'un tel monarque un mannequin sur la scène ; mais on ne peut effacer le grand caractère qu'il aura toujours dans la postérité.
Je suis honteux d'avoir employé tant de pages à l'examen d'un seul acte, mais il y avait une foule d'idées préliminaires à établir : je pourrai maintenant jeter sur les quatre autres un coup d'œil plus rapide. (24 messidor an 13.)
J'ai laissé Philippe délibérant encore, dans son conseil, s'il a bien fait d'abolir les templiers. On ne daigne pas nous instruire du résultat de la délibération, et l'on nous présente, pour amuser la scène, un jeune religieux apostat, qui a quitté le temple et l'habit de templier pour venir à Paris épouser sa maîtresse Adélaïde ; mais, au moment d'être heureux époux, il se souvient fort mal à propos qu'il n'est qu'un malheureux moine défroqué. Ses vœux monastiques l'emportent sur l'amour, sur la fortune, sur la nature; il aime mieux mourir avec ses frères les templiers que de vivre avec sa chère Adélaïde au sein des honneurs et des plaisirs. Il n'y a, ni chez les anciens, ni chez les modernes, un héros de cette force-là : Jacques de Molay lui-même n'en approche pas, et c'est un grand malheur pour la pièce qu'un petit personnage épisodique soit plus héroïque que le héros principal. On a trouvé ce jeune templier sublime : il me paraît extravagant, hors de la nature et contre la nature. Qu'un jeune religieux qui a pris le froc par dépit, et qui l'a jeté par un transport amoureux, soit saisi du fanatisme monacal au moment même où il touche au bonheur, au moment où il doit être le plus aveuglé par la passion qu'il va satisfaire, voilà ce qui est impossible, incroyable, diamétralement opposé à la marche du cœur humain. L'Histoire ecclésiastique nous offre quelques martyrs qui, par un miracle de la grâce, ont fait de pareils sacrifices ; mais leur enthousiasme avait un objet véritablement divin ; ils s'immolaient à Dieu, à la religion, et non pas à un entêtement insensé pour un ordre de moines que le roi très-chrétien et le chef de l'Église ont l'intention et le droit de détruire. Le fils de Marigni ne pouvait pas être martyr d'une plus ridicule cause ; et si les spectateurs avaient quelque délicatesse de tact, quelque sentiment des convenances, ils riraient des visions de ce jeune chevalier du temple, qui comme un autre don Quichotte, expose sa vie et tout ce qu'il a de plus cher au monde pour soutenir la beauté d'une laide paysanne. Toute cette momerie est indigne du théâtre : un moine qui quitte son couvent comme un étourdi, et s'en repent comme un sot, n'est point du tout un personnage tragique.
La reine Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel, ne vivait plus à l'époque de la destruction des templiers : je ne fais pas un crime à l'auteur de l'avoir ressuscitée ; mais je voudrais qu'il lui eût rendu la vie pour lui faire jouer un plus beau rôle. Cette bonne reine oublie toutes les bienséances de son rang, lorsqu'elle veut bien écouter la longue et ennuyeuse confidence des fredaines d'un fou, et lorsqu'elle lui conte elle-même ses propres affaires. Le comble de la déraison, c'est que cette pauvre princesse emploie toute son autorité pour engager le jeune templier à se charger lui-même de l'odieuse fonction d'arrêter ses frères les templiers. Assurément il ne convenait ni à la reine d'exiger une pareille complaisance, ni à Marigni de l'accorder ; mais il convenait fort à l'auteur que ce fût Marigni qui fît l'office d'exempt, parce qu'il avait besoin de lui dans cette scène pour faire le héros. Il faut tâcher de n'avoir pas besoin d'absurdités pour amener une situation.
Il y a beaucoup d'indiscrétion, pour ne rien dire de plus, dans la conduite de Jeanne à l'égard des templiers ; elle ne doit pas proclamer leur innocence, qu'elle ne peut pas connaître ; il ne lui appartient pas de protéger si hautement des ennemis de son mari, d'invectiver contre les prêtres et de vouloir troubler l'ordre de la justice. Ce qu'il y a de pis, c'est que tous ses mouvemens sont inutiles, et tous ses discours ennuyeux.
Le roi vient ensuite déclamer contre les templiers avec son insipide chancelier : ces diatribes, quelque justes qu'elles soient au fond, sont indignes de la majesté royale. Après avoir bien péroré, il donne audience au connétable, autre protecteur des templiers, encore plus indiscret que Jeanne, et tout aussi inutile : son unique preuve de l'innocence des templiers, c'est qu'ils se battent bien. Catilina se battait bien aussi. C'est d'après leurs fameux coups de sabre que le connétable prononce :
Aucun d'eux n'est coupable; ils ne peuvent pas l'être.
Le même connétable ne veut pas que des gens d'église, accusés d'impiété, soient jugés par des juges ecclésiastiques : c'est aussi un philosophe, qui regarde tous les prêtres comme des monstres d'injustice et de cruauté. On peut assurer que jamais le connétable Gaucher de Châtillon n'a parlé sur ce ton à la cour de Philippe le Bel, et ne l'eût pas fait impunément.
Ce second acte, plus faible et plus languissant encore que le premier, est terminé par ces deux vers, qui renferment la meilleure critique qu'on puisse faire de l'invraisemblance grossière de cette tragédie :
Peut-être un même jour verra tous ces proscrits
Accusés, détenus, condamnés et punis.
Voilà un exemple unique d'une justice expéditive. Il faudrait intituler la pièce le Procès impromptu.
Entre le premier et le second acte il ne se passe rien; même inaction absolue entre le second et le troisième : ce qui est contraire aux règles de l'art dramatique, qui veut que l'action marche dans les entr'actes.
Le troisième acte s'ouvre par l'assemblée des templiers, que le grand-maître exhorte à la patience, à la soumission et à la mort. Son sermon est diffus, chargé de répétitions, et le mot parasite de vertu, fait une partie des frais de son éloquence. Ce grand-maître si fier, si intraitable avec le chancelier, est ici un agneau ; il reconnaît le pouvoir du roi. Pourquoi l'a-t-il donc bravé au premier acte ? pourquoi n'a-t-il pas souscrit à l'expulsion des templiers prononcée par le roi ? pourquoi a-t-il armé contre un rebelle l'autorité royale ? Quoi qu'en dise Jacques de Molay, il eût été plus avantageux, plus honorable aux templiers de s'en retourner en Palestine et d'y mourir glorieusement les armes à la main, en combattant les infidèles, que de périr en France sur un échafaud. C'est dans la terre sainte qu'ils .devaient chercher un trépas glorieux et la palme du martyre ; c'est sur le champ de bataille qu'ils devaient expier leurs fautes et répondre aux calomnies de leurs ennemis ; c'est là que devait retentir ce refrain, qui n'est, dans cette scène, que l'expression d'une rage fanatique:
Que tout templier meure et soit fier de mourir ;
Que tout templier meure et soit fier de sa mort.
Le roi, qui ne voulait que se délivrer de ces guerriers séditieux, leur eût ouvert tous les chemins : c'est l'opiniâtreté insensée, c'est le fanatisme du grand-maître et des principaux de l'ordre qui a fait subir à la plupart des templiers un supplice infâme. Le jeune Marigni vient les arrêter par l'ordre du roi ; ils rendent leurs épées, et montrent une résignation parfaite. Ce qui rend cette scène théâtrale, ce n'est pas la répétition fastidieuse des mêmes sentimens de courage et de vertu, c'est la reconnaissance et le dévouement du jeune Marigni : c'est une folie, à la vérité; mais souvent la folie réussit mieux au théâtre que la raison.
On est fort surpris que le grand-maître, après avoir prononcé cet arrêt général de mort contre les templiers :
Que tout templier meure. . . . . . . . .
fasse ensuite sur le théâtre une très-longue prière pour demander que les templiers vivent. Les autres s'opposent à cette prière et veulent mouri r; mais tout cela n'est au fond que du prestige théâtral, parce que leur sort ne dépend pas d'eux ; il est entre les mains des juges. Marigni le père, qui trouve que son fils est bien long à remplir sa charge, arrive pour le hâter ; mais il est bien surpris de trouver dans son fils un templier. Cette scène ressemble, en laid, à celle de Félix et de Polyeucte. On y remarque cependant un mot heureux. Le jeune Marigni dit à son père :
On a calomnié ces guerriers vertueux.
Marigni père.
Comment me le prouver?
Marigni fils.
En mourant avec eux.
Ce n'est pas une preuve sans réplique ; on a vu souvent de malheureux fanatiques s'entêter à mourir pour de très-mauvaises causes : le vice et l'erreur ont eu leurs martyrs comme la vérité et la vertu ; et rien ne ressemble à la constance du héros, comme l'entêtement de l'enthousiaste et de l'illuminé. Mais au théâtre, le pays des illusions et des prestiges, le mot est heureux et brillant ; c'est même le plus beau trait de la pièce, comme ce troisième acte en est incontestablement le meilleur.
Nous voici au quatrième acte, et l'on n'a fait encore rien autre chose qu'arrêter les accusés : ils auraient dû l'être avant que la pièce commençât. Il s'en faut bien que le quatrième acte répare le temps perdu : quand tout devrait être en feu, il faut passer sous la zone glacée de deux mortelles scènes, l'une entre le connétable et la reine, l'autre entre la reine et le roi : on y parle beaucoup, on n'y dit rien ; on n'a rien à dire ; et même l'entretien du roi avec le grand-maître se ressent de cette sécheresse et de cette langueur. Jacques de Molay, comme les vieux militaires retirés au coin de leur feu, nous étourdit toujours de ses batailles ; c'est son éternelle et unique apologie : il s'est bien battu, donc c'est le plus honnête homme du monde : c'est là toute sa logique.
Le roi répète ce qu'il a déjà dit, qu'un bon soldat peut être mauvais religieux, mauvais citoyen. Ce qui réchauffe un peu la scène, c'est que le roi, fatigué des protestations d'innocence du grand-maître, s'avise de lui produire un des plus illustres templiers, nommé Laigneville, lequel a fait l'aveu des crimes de l'ordre ; mais ce stratagême indécent, où le roi se trouve travesti en lieutenant criminel, tourne à la gloire de Jacques de Molay ; car il n'a pas plus tôt dit un mot au lâche templier, qu'il se rétracte, en déclarant que c'est la torture qui l'a interrogé, et la douleur qui a répondu. Quand on sait que le grand-maître lui-même, librement, volontairement et sans torture, avoua les crimes de l'ordre, cette scène devient presque comique : pour le vulgaire, elle est sérieuse et imposante. Le roi, furieux, chasse les deux chevaliers de sa présence; puis il exhale son dépit dans un monologue qui est bon, parce qu'il renferme des idées saines, justes et fortes, assez bien exprimées ; mais ces idées détruisent l'intérêt de la pièce.
Avec quelle fureur leur faux zèle s'exprime !
Je reconnais enfin l'esprit qui les anime ;
D'un chef ambitieux fanatiques soldats,
Au seul nom du grand-maître ils courent au trépas.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quel est donc ce pouvoir terrible et dangereux?
Du fond de sa prison leur chef règne sur eux :
Que la voix de ce chef désigne une victime
Tous seront glorieux de commettre un grand crime ;
Tous oseront s'armer, conspirer contre moi,
Et sur le trône même assassiner un roi.
Au reste, le fond de cette scène a quelque ressemblance, du moins quant à la confusion qu'éprouve le roi, avec celle de Henri VIII et de Norris ; mais dans la tragédie de M. Chénier, la scène est plus théâtrale et mieux traitée.
L'acte finit très-mal par des scènes froides du chancelier et du ministre. Nul intérêt, ni crainte, ni joie, ni espérance ; aucune passion, aucun passage d'un sentiment à un autre. Les templiers doivent mourir ; ils veulent mourir ; toute grâce est impossible : ils s'obstinent à se dire innocens ; les juges s'obstinent à les déclarer coupables. Il n'y a pas moyen de s'arranger ; et dans ce pénible état d'une admiration monotone, où l'auteur nous laisse si long-temps, on finit par trouver que les généreux chevaliers tardent beaucoup à exécuter leur sublime résolution de mourir.
Un faible rayon d'espoir luit dans la première scène du cinquième acte ; ce rayon s'éteint aussitôt ; le grand-maître est condamné. On le connaît assez pour savoir qu'il n'acceptera pas de grâce : sa préparation à la mort est belle, quoique toujours chargée de la répétition des mêmes idées. Si ce grand-maître était un personnage plus important, si on était plus sûr de son innocence, si ses discours étalaient moins le faste de l'héroïsme, s'ils sentaient moins le sectaire et le fanatique orgueilleux qui, comme autrefois le philosophe Peregrin, dont Lucien se moque, tire vanité de son bûcher, ce personnage pourrait être touchant, même pour les spectateurs éclairés et raisonnables ; mais , avec tous ses défauts, il peut éblouir, ébranler la multitude. L'arrogance du grand-maître, dans son dernier entretien avec Philippe, n'est pas d'un homme vraiment religieux, bien moins encore d'un martyr. On a pitié de la platitude du roi, qui dit à cet illuminé qu'il croit devoir envoyer au supplice :
N'avez-vous rien à dire à votre ancien ami ?
Ce vers est très-indigne du caractère de Philippe le Bel, et ne sert qu'à augmenter la bouffissure et l'emphase de Jacques de Molay. Ce modeste héros pousse la bonté et la clémence jusqu'à pardonner au roi, et même il daigne lui promettre de prier Dieu pour lui quand il sera en paradis. Le dénouement est emprunté du Henri VIII de M. Chénier : la reine vient implorer le roi pour les templiers, comme Jeanne Seymour pour Anne de Boulen : le roi se laisse fléchir ; mais la grâce arrive trop tard, et l'on vient faire le récit du supplice. Ce qui appartient à M. Raynouard, c'est la couleur religieuse et très-fausse qu'il a jugé à propos de donner à sa narration ; on ne raconterait pas autrement le martyre de saint Laurent : c'est assurément abuser de la bonne foi publique que de vouloir nous faire révérer ces templiers comme des martyrs de la religion ; ce sont tout au plus des martyrs de théâtre, des martyrs très-profanes, qui n'occuperont jamais de place dans le martyrologe philosophique.
J'ai déjà dit ce que je pensais de ces cantiques chantés dans la fournaise ; c'est une grande absurdité indigne d'être offerte à une nation sensée. Cependant la narration en elle-même est éloquente ; il y règne de l'imagination, de l'enthousiasme, une exaltation de sentimens et d'idées qui plaît au parterre ; et, considérée du côté de l'art, c'est un des morceaux les plus distingués de la pièce.
Cet ouvrage, tant applaudi, tant prôné au théâtre, n'est donc, à la lecture, quoi qu'en dise le libraire qui en a vendu six mille exemplaires, qu'une tragédie fort médiocre, avec quelques belles scènes, quelques mots, quelques tirades ; mais, dans son ensemble, inférieure à la plupart des productions de du Belloi et autres poètes qui ne sont que du troisième ou quatrième ordre. (25 messidor an 13.) (i).
(1) Ce jugement est sévère, mais il ne s'éloigne guère de la réalité. ( Note de l'éditeur, )
Dans son numéro 3016 du 29 floréal an 13 (19 mai 1805), le Courrier des spectacles propose un article de trois pages pour attaquer le terrible feuilleton que Geoffroy vient de consacrer aux Templiers. Il répond au premier article de Geoffroy, publié le 26 floréal an 13 [16 mai 1805]. Sous forme d’une conversation entre une jeune dame et un homme de lettres juste avant la troisième représentation, c’est aux erreurs que le critique prête à Geoffroy qu’il est consacré pour l’essentiel.
Théâtre Français.
Les Templiers, tragédie, troisième représentation.
Tandis que tons les suffrages se réunissent en faveur de ce bel ouvrage, que tout le monde s'obstine à admirer une foule de traits heureux, de pensées fortes et élevées, de situations touchantes, un seul écrivain dont la vue louche et obscure ne sauroit soutenir l’éclat dont brille le vrai mérite, un écrivain condamné à ramper éternellement sur 1es lignes ténébreuses d’un Feuilleton conspué prétend faire le procès au public, le forcer à rétracter son jugement, et vouer à l’opprobre et l’auteur des Templiers, et les acteurs qui ont joué cet ouvrage, et les hommes de lettres ses confrères qui en ont fait l’éloge. J’assistois hier à la troisième représentation de cette pièce, et je me trouvai à portée d’entendre la conversation suivante, qui s’engagea entre une Jeune Dame et un Homme de lettres.
La Jeune Dame.
J’avoue, Monsieur, que j’ai pris un extrême plaisir à la représentation des Templiers, et que je n’ai pu me défendre d’un sentiment d’admiration pour les beautés de cet ouvrage, et pour le courage héroïque du Grand-Maître et de ses Chevaliers. Comment se fait-il qu’un ordre aussi célèbre ait péri d’une manière si illégale et que cette proscription soit beaucoup moins connue que celles de Sylla et d’Antoine ?
L'Homme de lettres. C’est que les auteurs contemporains n’ont osé s’expliquer sur une affaire qui glaça de terreur toute l’Europe, et que leurs successeurs ont cru prudent de ménager la mémoire d’un Roi et d’un souverain Pontife.
La Jeune Dame. Mais, Monsieur, la mémoire des opprimés ne mérite-t-elle pas aussi quelques égards ?
L'Homme de lettres. Les opprimés ont rarement raison. Il n’y a rien à gagner à les défendre. Vae victis ! malheur aux vaincus ! c’est la devise de la plûpart des hommes. Si vous voulez des panégyristes, commencez par être heureuse et puissante. Le malheur ôte les amis et n’en donne pas.
La Jeune Dame. J’avoue, Monsieur , que je me sens disposée à lire avec intérêt cette partie de notre histoire où il est question des Templiers. Je suis curieuse de savoir comment nos écrivains l’ont traitée.
L'Homme de lettres. Les-plus judicieux n’ont point pris de parti ; ils se sont contentés de rendre compte des faits, et pour avoir une opinion, le plus sage seroit de lire les pièces du procès ; elles ont été heureusement conservées en ne laissent [sic] rien à désirer.
La Jeune Dame. Ainsi, Monsieur, Vous êtes persuadé que les Templiers étoient innocens.
L'Homme de lettres. Oui, Madame ; et je ne crois pas qu’il soit possible d’être de bonne-foi, et d’avoir une autre opinion.
La Jeune Dame. Cependant, Monsieur, un de nos plus insignes critiques porte un jugement bien différent du vôtre, et pousse même le zèle contre les Templiers, jusqu’à traiter leurs partisans d’ennemis du trône et de l'autel.
L'Homme de lettres. Ce critique a fait preuve de tant d’ignorance et de partialité, qu’il seroit injuste de compter pour quelque chose son autorité. J’ai lu, comme vous, ce qu’il a écrit à ce sujet, et je puis vous assurer que son article n’est qu’un ramas informe d’inepties, de faussetés et d’injures de tous les genres. Cet homme est tellement aveuglé par 1’esprit de parti, qu’il a perdu jusqu’aux premiers élemens de l'honnêteté et de la raison.
La Jeune Dame. Je vois, Monsieur, que notre conversation va devenir pour moi une leçon d’Histoire ; j’aurois beaucoup de plaisir à voir comment vous réfutez les assertions de M. G. Son goût et son savoir sont si ridiculement vantés par ceux qui ne possèdent ni l’un ni l’autre, que je ne serai pas fâchée qu’on désabuse un peu cette classe de lecteurs dont il trompe tous les jours l’innocence.
L'Homme de lettres. Rien n’est plus facile, il ne s’agit que de récapituler les bévues de M. G., et de leur opposer les autorités les plus irréfragables. Permettez-moi cette énumération.
Première Bévue : « 0Les Templiers, depuis long-tems chassés de la Palestine, par les Musulmans, vécurent en Europe dans la débauche, sans s’occuper des Pèlerins.
Réponse. Les Templiers ne pouvoient point empêcher la conquête de la Palestine; ils n’avoient point de corps d'armée à opposer aux Musulmans ; mais ils se battirent dans les armées chrétiennes avec un courage héroïque, et Robert comte d’Artois fut tellement frappé de leur intrépidité, qu’il voulut les avoir toujours aux premiers rangs du corps qu’il commandoit. Il est faux qu’ils fussent tous retirés en Europe, sans s’occuper des intérêts de la religion. Lorsque le Grand-Maître Jacques de Molay fut arrêté à Paris, il arrivoit de l’isle de Chypre, où il avoit combattu avec un courage extraordinaire contre les Sarrazins ; et quand le pape Clément V écrivit au gouverneur de Chypre pour faire arrêter les Templiers, ce Seigneur lui marqua qu’il obéiroit, mais qu’il ne pouvoit dissimuler à S. S. que c’étoit s’enlever un grand moyen de défense contre l’ennemi, et que les Musulmans faisoient en ce moment des préparatifs menaçans contre l’isle. Ces faits sont attestés par les bulles du Pape, et la réponse du gouverneur.
Deuxième Bévue. « Sous Philippe le Bel, l’ordre étoit donc devenu parfaitement inutile, et de plus il étoit scandaleux ? »
Réponse. L’ordre n’étoit point inutile, puisque l’Espagne étoit occupée en partie par les Maures, qui menaçoient d’innonder toute l’Europe, et que les Templiers leur faisoient une guerre active et continue, qu’ils étoient regardés comme un des boulevards les plus fermes de la religion et de leur patrie. C’est un fait qu’attestent encore les actes des conciles d’Espagne et les pièces même du procès. Le seul reproche qu’on ait pu leur faire, ç’a été d’avoir de trop fréquens démêlés avec les évêques, de faire valoir leurs prétentions avec trop de hauteur, d’affecter le faste et la puissance des grands seigneurs. Mais ces défauts ont été dans tons les tems ceux de le noblesse et des riches et l’on n’a jamais fait brûler personne à petit feu pour cela.
La Jeune Dame. II me semble, Monsieur, que je puis vous arrêter ici, et que vous jouez un peu trop du défenseur officieux. Il existe un proverbe qui ne dépose pas pour la tempérance des chevaliers, et M. G. n’a pas manqué de le rapporter. Qu’opposez-vous à ce mot si connu : Boire comme un Templier ?
L’homme de lettres. On dit aussi : Gris comme un Cordelier, et cela n’a jamais prouvé qu’un Cordelier s’ényvrât plus qu’un Carme ou uu Augustin. On a représente publiquement M. G. . . . entouré de bouteilles et de flacons, dont on prétend qu’il fait ses délites, et pourtant il est possible que M. G. ne se désaltère pas au-delà de ce qu’il convient. Un proverbe n’est pas une preuve judiciaire, et pour admettre celui-ci, il faudroit savoir s’il n’a pas été inventé pendant le procès des Templiers, et pour les rendre méprisables aux -yeux du peuple. Que n’a-t-on pas inventé quand on a voulu avilir le dernier de nos rois ?
Troisième Bévue. « Deux d’entre eux arrêtés pour divers crimes offrirent de révéler d’étranges secrets sur leur ordre, si l’on vouloit leur faire grâce. Le Roi ordonna qu’on les entendit, et leurs déclarations firent fréinir. Il est probable qu’ils n’auroient pu inventer eux-mêmes d’aussi horribles abominations. »
Réponse. Ce n’étoient pas deux Templiers, mais deux scélérats qu’on arrêta pour leurs forfaits. L’un, à ce qu’il paroit, avoit servi chez les Templiers, mais il en avoit été chassé honteusement. Ce sont ces deux misérables que M. G. chôme comme des saints dont il révère le témoignage, et auxquels il trouve très-bon qu’on ait immolé dix ou douze mille chevaliers issus des plus i11ustres maisons d’Europe. Quant aux abominations dont il parle, il est évident qu’elles sont d’une absurdité si révoltante, d’une contradiction si choquante, qu’il est impossible d’y ajouter foi, à moins d’être dépourvu de toute espèce de sens-commun. Comment supposer que des hommes qui périssaient tous les jours dans les combats pour la défense de la croix, qui même la portoient sur leur habit, qui l’honoroient dans leurs églises, qui préféroient de mourir en captivité chez les Musulmans plutôt que de l’abjurer, eussent renoncé à toute espèce de religion ; qu’ils crachassent sur cette croix, qu’ils la souillassent de leur excrémens, et qu’ils adorassent à sa place une tête de bois moitié argentée, moitié dorée, et montée sur quatre pattes. A qui persuadera t-on que des hommes illustres par leur nom, respectables par leur âge, honorés par leurs titres, s’abandonnassent par maxime aux plus honteuses prostitutions ? qu’ils brûlasseut leurs confrères pour en avaler les cendres, et se fortifier dans leur irréligion ? Rien n’est plus inepte que les accusations portées contre eux par quelques écrivains contemporains ; ils disent que les Templiers renonçoient par serment à l’usage des femmes, et qu’ils se permettoient les jouissances les plus criminelles avec les hommes, et ils assurent que dans leurs réunions,ils faisoient venir des femmes et des filles, et qu’après avoir éteint les lumières, ils s'abandonnoient avec elles aux désordres les plus honteux. Ils ajoutent que les enfans qui naissoient de ces réunions fortuites étoient réservés pour de nouvelles assemblées, qu'on se les jettoit de main en main, et que quand on étoit parvenu à les faire mourir de celte manière, on les rôtissoit ; qu’on en recueilloit la graisse pour frotter l’idole et consacrer des cordelettes que les chevaliers portoient comme des espèces de talisman ; et voilà ce qui paroit raisonnable, évident, mathématiquement démontré à M. Geoffroy ; et voilà les motifs pour lesquels il veut qu’on élève des bûchers sur toutes les parties de la France, et qu’on y brûle à petit feu des hommes, qui, jusqu’alors passaient pour des chevaliers pleins de courage et d’honneur ; et voilà sur quels prétextes M. Geoffroy bâtit des accusations contre ceux qui rejettoient ces horreurs absurdes, et les traite d'ennemis des Rois et du Pape ; et voilà pourquoi il attaque avec une brutale insolence 1’auteur de la tragédie des Templiers et les acteurs du Théâtre Français qui ont joué cette pièce. Désolé de ne pouvoir attaquer leurs talens. il calomnie leurs intentions, il les représente comme des ennemis de l’état, des révolutionnaires lunatiques qui veulent ressusciter les frères et amis, élever des statues au crime et se faire en quelque sorte les panégyristes de l'infâme Desrues. Laissez-le faire, il ne tiendra pas à lui qu’on ne rallume les bûchers, qu’on n’y étende ceux qu'il proscrira, qu’on ne brûle à petit feu et M. Reynouard et les Tragédiens Français, et jusqu’à Mlle. Georges, à laquelle il ne pardonnera pas d'avoir pris un rôle dans la nouvelle pièce, et nous, qui avons pris la défense des Templiers, et peut-être vous aussi, Madame, qui avez applaudi à tant de traits heureux et vraiment sublimes.
Il me reste encore une longue série d’ignorances à relever, et cette conversation se prolongeroit trop loin, si je les détaillois ici ; je vous demande la permission de vous en parler demain; mais eu attendant,permettez-moi de rapporter une épigramme assez plaisante qu’on a faite ce matin sur M. Geoffroy :
Contre les Templiers exhalant son venin,
G. . . . . . . damne leur race entière,
Pour avoir trop aimé le vin ;
Malheureux Templiers ! c’est encore un faux frère.
Nouvel article, en réponse à l’article paru la veille dans le Journal de l’Empire, et une réponse vigoureuse, non dénuée d’ironie dans le Courrier des spectacles, n° 3070 du 25 messidor an 13 [14 juillet 1805], p. 2-4, article qui paraît le même jour que le troisième article de Geoffroy :
Phénomène extraordinaire.
Métamorphose de Monsieur Geoffroy en Philosophe.
Parturient montes, nascetur ridiculus mus :
La montagne en travail enfante une souris.
M. Geoffroy vient d’accoucher comme la montagne. Cet illustre critique, ce fier et savant dominateur du Feuilleton avoit annoncé qu’il arracheroit les épines dont les vieux monumens de notre histoire sont hérissés, qu’il surmonteroit sa répugnance pour le travail, qu’il quitteroit un instant son amphore, et qu’il prouveroit enfin, contre tous, que les Templiers ont été duement proscrits, jugés, condamnés et brûlés. Après trois semaines de délais, les savantes recherches de M. G. viennent enfin d’être mises en lumière ; mais à quoi se réduisent ces promesses faites avec tant de confiance et d’emphase ? Ces doctes lucubrations qui devoient répandre un jour si éblouissant sur un sujet enveloppé dans les plus épaisses ténèbres ? Hélas ! Monsieur Geof froy qui nous avoit promis le témoignage de toute l’Eglise, l’autorité des conciles, la déposition des plus célèbres historiens, M. Geoffroy, qui traitoit ses adversaires avec tant de hauteur et d’arrogance, se voit réduit tout-à-coup à s’humilier devant eux, à renoncer à l’Eglise, aux conciles, aux papes, à sa foi pour se faire le disciple de Condorcet, et se sauver sous la garantie du plus obscur, du plus embrouillé des philosophes. Toute sa science est renfermée dans une citation de quatre lignes extraites de l’Esquisse sur les Progrès de l'esprit humain.
« J’examinerai, dit Condorcet, si cet ordre célèbre contre lequel les Rois et les Papes conspirèrent avec tant de bassesse, et qu’ils détruisirent avec tant de barbarie, étoit du nombre de ces sociétés secrettes, destinées à répandre sourdement, parmi quelques adeptes un petit nombre de vérités simples, comme de sûrs préservatifs contre les préjugés dominateurs. »
Il est difficile de voir ce que M. Geoffroy peut tirer de ce passage pour appuyer ses prétentions ; car, d’abord, il n’y est pas même question des Templiers ; en second lieu, il faudroit que Condorcet eût procédé à cet examen ; il faudroit, en troisième lieu, qu’il eût expliqué ce qu’il entend par préjuges dominateurs ; et il faudroit, en quatrième lieu, qu’après avoir annoncé que ces préjugés dominateurs sont la soumission aux loix et aux princes, il eût prouvé que les Templiers étoient convaincus d’avoir conspiré contre l'autorité des Rois et des Princes ; et quand tout ce travail seroit achevé, on demanderoit à Condorcet, et à M. Geoffroy son disciple, pourquoi, si les Templiers étoient coupables de conspiration et de révolte, on ne leur adressa aucun reproche à ce sujet dans le cours de leur procès. Il semble que cette accusation eût mieux valu que celle d’adorer une tête de bois doré montée sur quatre pattes, et de se souhaiter la bonne année sur des joues plus rebondies que celles du visage.
Mais les grandes difficultés n’effrayent pas les grands génies, et quand on sait raisonner, on trouve toujours des argumens M. Geoffroy découvre donc dans ce passage deux vérités irréfragables ; l’une, que les Templiers étoient coupables de conspiration contre le trône et l’autel ; l’autre, que ceux qui ont défendu les Templiers, sont des ennemis du trône et de l’autel ; car voici comme il argumente.
Premier Argument.
« M. de Condorcet dit qu’il examinera si l'ordre n’étoit pas destiné à propager des vérités simples contre les préjugés dominateurs ; — Or; il n’a pas examiné ce sujet ; — Donc il est constant que l’ordre étoit destiné à propager des vérités simples contre les préjugés dominateurs. »
Deuxième Argument.
« M. de Condorcet parle de préjugés dominatenrs ; —- Or, il ne dit pas quels étoient ces préjugés dominateurs ; — Donc il est évident que ces préjugés dominateurs, étoient la soumission aux loix et aux princes. »
Troisième Argument.
« Tous les philosophes, les révolutionnaires,les frères et amis doivent penser comme Condorcet. — Or ceux qui défendent les Templiers pensent précisément tout le contraire de Condorcet. Donc ceux qui défendent les Templiers sont des philosophes, des révolutionnaires, des freres et amis. »
Que répliquer à des syllogismes aussi réguliers, à des raisonnemens aussi concluans, à des preuves aussi péremptoires ? On prétend néanmoins qu’un professeur de logique s’est emparé de l’argument de M. Geoffroi, et qu’il l’a rhétorqué ainsi contre lui :
« Tous ceux qui pensent comme Condorcet sont, suivant M. G., des philosophes, des révolutionnaires , des frères et amis. — Or, M. G- déclare positivement, dans son article des Templiers, qu’il pense comme Condorcet ; —Donc M. G. est véritablement un philosophe, un révolutionnaire., etc.
Cet argument est dans les formes ; il est même de ceux qu’on appelle ad hominem, et l’on ne voit pas comment M. G., malgré toute les ressources et la fécondité de son génie, pourroit s’en tirer. Voilà donc la philosophie enrichie d’un nouvel adepte ; voilà M. G. devenu comme un d’entre nous (car il veut absolument que nous soyons .philosophes, et dans le sens qu’il lui plaît voilà) le panégyriste du grand Inquisiteur, de la torture et des bûchers devenu le compagnon, le disciple, l’émule du célebre Condorcet. Quelle métamorphose d’Ovide fut jamais plus curieuse !
Mais M. Gceffroi n’a pas renfermé tous ses titres dans un seul feuilleton ; apres ses preuves de logique, il a voulu faire ses preuves de rhétorique dans un second feuilleton ; et c’est là que brillent éminemment la pureté de son goût et l’équité de ses jugemens.Il commence par examiner la première scène des Templiers qu’il appelle une causerie entre le ministre et le chancelier. II assure d’abord que cette scène est bonne, parce qu’elle marque le lieu de la scène, instruit le spectateur, et fait connoître les personnages. Puis il assure qu’elle ne vaut rien, parce qu’elle présentc le Roi sous, un jour trop favorable, qu’elle donne une mauvaise idée des Templiers, et que les ministres y parlent tantôt comme des hommes plats et foibles, tantôt comme des philosophes. A propos de philosophes , il gourmande M. Raynouard pour avoir dit que le Pape étoit prêtre avant d’être pontife ; il trouve que cette qualification de prêtre a quelque chose d’avilissant et d’ignoble, ce qui doit être très-flatteur pour ceux qui ont l’avantage d être honorés du sacerdoce. Il se plaint sur-tout qu’on ait mal parlé du grand Inquisiteur ; car c’est le personnage pour lequel il professe les plus tendres sentimens ; il foudroye particulièrement ce vers :
Il prêche le pardon et ne pardonne pas.
Il prétend que c’est ce que peut faire de mieux un saint homme chargé des respectables fonctions du S. Office. Il passe ensuite à la seconde scène , et avance qu’elle pouvoit être forte de choses ; que le Grand-Maître devoit soutenir son indépendance, et le Chancelier défendre la prérogative royale ; qu’il pouvoit en résulter un dialogue vigoureux et digne de Corneille ; mais un peu plus loin, il proteste que le Grand-Maître ne devoit pas défendre son indépendance ; que c’est de sa part une arrogance, un signe d’orgueil, une fanfaronnade de courage et d’héroïsme ; et pour prouver son assertion, il rapporte une partie de la scène, en usant de cette transition dont la tournure est vraiment très-élégante :
« Voici un échantillon du dialogue et du tour de l’éloquence et du jugement de Jacques de Molay. »
Il s’attache à ce vers :
Le seul pouvoir qui crée a le droit de détruire.
Il trouve que la réponse du Graud-Maître est l’acte d’un fanatique, d’un audacieux, du sectaire orgueilleux qui brave l’autorité et méconnoît l’esprit de la religion, lequel est un esprit de douceur, d’humilité et d’obéissance. Il fortifie ensuite ce jugement par une comparaison d’un genre noble : « Je suppose, dit-il, qu’à l’époque de la destruction des ordres religieux en France , le Père Gardien des Capucins eût répondu avec arrogance à l’Officier Municipal chargé de lui signifier l’abolition de sa communauté, je suppose qu’il eût dit insolemment :
Je suis Père-Gardien , je saurai toujours l'être,
il n’eût pas été regardé comme un héros, mais comme un fou ».
Oui, Monsieur Geoffroy, le P. Gardien des Capucins eût été, avec raison, regardé comme un fou ; mais je suppose qu’à l’époque de la destruction des Jésuites, vos confrères, un Intendant du Roi fût venu à votre couvent pour vous signifier l’abolition de votre communauté ; je suppose qu’au lieu d’être Frère Lai dans ce couvent, vous eussiez été Général de l’ordre, et que l’Intendant vous eût dit que l’ordre entier étoit aboli, n’eussiez-vous pas été autorisé à lui répondre : Le Roi peut supprimer nos couvents dans ses états ; mais l’ordre entier est indépendant de lui ; il a été créé par l’autorité du St.-Siège ; il existe dans tout le monde chrétien :
Le seul pouvoir qui crée a le droit de détruire.
Cette réponse eût été parfaitement juste, et l’Intendant n’auroit eu rien à répliquer. Je suppose encore qu’à l’époque où l’ordre de Malthe fût supprimé en France, le Grand-Maître se fût trouvé à Paris, et qu’un Secrétaire d’état lui eût dit que l’ordre tout entier venoit d’être aboli par l’Assemblée Constituante, le Grand-Maître de Malthe n’eût-il pas très-bien répondu :
Je suis encor Grand-Maître, et saurai toujours l’être.
La réponse de Jacques de Molay est donc pleine de sens et de justesse ; il n’y a que le raisonnement de M. G. qui pêche contre la raison. Il faudroit un long commentaire pour le suivre dans toutes ses aberrations; et il est pénible d’avoir toujours à disséquer des cerveaux malades ; mais ce qui manque à M. G. du côté de la tête se retrouve du côté du cœur, et j’éprouve une véritable satisfaction à faire ici l’éloge de sa sensibilité. Ce brave homme n’assure-t-il pas que ce fut un signalé service rendu à l’humanité que d’avoir fait brûler à petit feu les Chevaliers du Temple ! Je sens qu’il faut finir ici cette discussion. La lutte seroit trop inégale. Quel espoir nous resteroit-il avec Bossuet, Arnaud, Paschal, et les 500 Pères du concile de Vienne, quand M.G. a pour lui Cagliostro et Condorcet ?
Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, dixième année (1805), volume 3, p. 448-450 :
Théâtre Français.
Les Templiers.
Le succès mérité du poëme de M. Raynouard,intitulé : Socrate dans le temple d'Aglaure, qui fut couronné par l'Institut, dans sa séance publique du mois de vendémiaire de l'an XII(1), avoit déjà bien fait présumer de son talent pour la poésie. On attendoit avec une vive impatience son premier ouvrage dramatique; aussi l'affluence a-t-elle été prodigieuse à la première représentation des Templiers, tragédie dont il est l'auteur. Nous ne pouvons parler longuement d'un ouvrage qui a été analysé dans presque tous les journaux. On sait que le sujet est la condamnation de ces chevaliers ; Marigny est leur accusateur, la reine de Navarre les défend, le fils de Marigny, prêt à épouser la fille de la reine, dont il est aimé, renonce à cet hymen glorieux et fortuné, et avoue des vœux dont il croit avoir seul connoissance. Il déclare qu'il est Templier, parce que son âme généreuse ne lui permet pas de renier son ordre au moment où il est proscrit et persécuté. Le calme et la fière résignation du grand maître des Templiers, le généreux dévouement du jeune Marigny, la noble franchise de la reine de Navarre, et la sensibilité du connétable, forcent continuellement le spectateur à l'admiration. Des caractères aussi imposans, un style élevé et soutenu, des idées grandes exprimées en beaux vers, voilà ce qui a assuré la réussite d'un ouvrage extrêmement remarquable sous tous les rapports.
On ne s'attendoit guère à voir la condamnation des Templiers devenir le sujet de querelles littéraires, et l'esprit de parti trouver un aliment dans les jeux de la scène; mais les opinions se sont partagées, non sur le mérite de l'ouvrage, mais pour ou contre la légitimité de la condamnation des Templiers. On a dit que la société des Jacobins leur devoit son origine, et il n'en a pas fallu davantage pour renouveler contre l'ordre entier les cris de beaucoup de personnes crédules ; d'autres ont voulu, parce que ces mêmes chevaliers les ont intéressés sur la scène, qu'ils aient été absolument innocens des crimes qu'on leur a reprochés. Les uns ont cité le père Daniel, les autres Bossuet, Vély, comme leur autorité- Dans cette lutte d'opinions, personne ne s'est montré plus juste et plus raisonnable que l'auteur de trois articles insérés dans le Mercure de France, sur les Templiers. Il est certain que la question de la condamnation de ces chevaliers est encore un problême qui mériteroit d'exercer la sagacité de quelque historien, bon critique et impartial ; il laisseroit de côté Daniel, Bossuet et les autres qui ne peuvent faire autorité, et remonteroit aux sources ; mais quand bien même il résulteroit de cet examen que l'ordre des Templiers devoit être anéanti, il seroit impossible de prouver que tous ont mérité d'être brûlés, parce que les individus qui composent une réunion d'hommes ne peuvent jamais avoir mérité tous le même degré de peine.
Une autre observation a été faite sur le caractère donné au grand maître par l'auteur de cette belle tragédie. On a prétendu qu'il blessoit la vérité de l'histoire ; mais aucun ouvrage dramatique ne pourra exister si les poëtes doivent se renfermer dans les mêmes limites que l'historien. Les anciens ont usé de même du privilège d'ennoblir le caractère des personnages qu'ils ont mis en scène, et de changer à leur gré certains événemens consacrés cependant par des opinions religieuses ; de sorte que la mythologie des auteurs tragiques diffère beaucoup de celle des poëtes épiques et lyriques, et qu'il est aisé de retrouver les changemens qu'ils ont faits à des traditions antiques et révérées. Les plus illustres modernes ont également changé à leur gré, le caractère des personnages qu'ils ont fait agir. Antiochus dans Rodogune , Nicomède, Sertorius, Cinna en sont de mémorables exemples. Il en résulte seulement qu'il ne faut pas, comme beaucoup de gens le font, étudier l'histoire en suivant le théâtre. On pensera donc qu'il est permis d'ennoblir sur la scène un personnage historique; mais il doit être défendu de le dégrader, comme on le fait quelquefois.
La tragédie de M. Raynouard n'est pas exempte de défauts sans doute; et quel ouvrage n'en a pas ? mais la preuve qu'elle plaît à l'âme et à l'esprit, c'est la faveur constante dont elle jouit.
(1) Voy. Magas. Encyclop., année IX, t. IV, p. 393-401, où nous avons réimprimé ce poème entier, avec l'avant-propos de M. Raynouard.
L’Esprit des journaux français et étrangers, tome X, messidor an XIII [juin 1805], p. 269-282 :
[La tragédie de Renouard a droit à un compte rendu fort long et fort détaillé. Pour qui s’intéresse aux questions que pose la tragédie aux auteurs comme aux critiques, il est d’une exceptionnelle richesse : elles apparaissent en grand nombre, et reçoivent des éléments de réponse tout à fait intéressants. Ce long article part de la réussite de la tragédie nouvelle, à un moment où les réussites sont rares, « succès complet, brillant, incontesté et incontestable ». L'auteur, longtemps absent des théâtres pour mener carrière, y revient en triomphateur. Le sujet qu’il a choisi est un sujet historique, emprunté à l’histoire nationale. Les sujets mythologiques et antiques sont présentés comme « presque épuisés », et c’est le moyen, à la suite des grands tragédiens du XVIIIe siècle, de trouver d’autres sources d’inspiration, non plus dans l'amour, mais dans « les catastrophes politiques et les caractères qui s’y développe » (cette fois, référence au « grand Corneille »). Le critique passe ensuite en revue les difficultés qu’entraîne le choix d’un tel sujet : il faut qu’il inspire de l’intérêt (le nombre des morts importe moins que la grandeur d’âme des héros) ; il faut savoir entretenir l’attention du spectateur par un dénouement inattendu ; il faut ramener dans les bornes de l’unité de temps l’ensemble des événements de la tragédie, de l’accusation à la punition ; dans le cas des Templiers, la difficulté s’accroît par le vague de ce dont on les accuse. Ces difficultés affrontées, il a fallu encore que l’auteur invente une intrigue respectant à la fois l’histoire et les nécessités du théâtre, ce que l’auteur a largement réussi. Le critique place ici l’analyse de l’intrigue, en montrant combien elle est dramatique et source d’intérêt. Cette force dramatique culmine dans le récit du supplice des Templiers : plus audacieux que ses illustres prédécesseurs, Renouard a osé peindre « ses héros dans leur dernier moment ». Le vers évoquant leur mort a produit sur le public un effet extraordinaire. Cette analyse montre que la pièce a quelques défauts mêlés à des grandes beautés. Son vice principal tient au sujet, le vague de l’accusation, la soumission des Templiers et « la toute-puissance de leurs ennemis » : il fait naître admiration et pitié (il est tragique), mais il empêche toute espérance, ce qui le rend peut susceptible de faire naître l’intérêt chez le spectateur. Et le critique souligne certaines faiblesses dans la conception de l’intrigue (rôle peu utile du jeune Marigny, rôles de la reine et du connétables encore moins utiles, ce dernier ne faisant que redoubler celui de Marigny père). La question de la fidélité à l’histoire est posée en termes intéressants, avec une solution qui peut surprendre : « l'histoire retracée à la scène, n'est pas l'histoire écrite » (mais on est avant l’invention de la science historique), et la tragédie doit respecter les lois de la scènes comme celles des convenances : la pièce montre des faits bien incertains, et n’échappe pas aux accrocs à la chronologie. « Au total », la pièce est destinée à durer par ses beautés et sa conception très théâtrale. Dénuée à juste titre d’intrigue amoureuse, elle sait aussi ne pas noircir les adversaires des Templiers, tout en valorisant le personnage du grand-maître « d’une beauté idéale ». A toutes ces qualités s’ajoute la beauté du style, auquel on ne pourrait reprocher que de répéter les formules antithétiques et des expressions qui finissent par devenir des lieux communs. Mais tout cela peur être corrigé. Avant de parler des interprètes et de la mise en scène, le critique se permet, en ayant le sentiment de ne pas respecter le droit d’auteur, de citer de longs passages de la pièce. Puis les éléments de fin de compte rendu : les acteurs (si Saint-Prix et Talma sont remarquables, Lafond paraît trop jeune pour jouer un roi de quarante-cinq ans et prononce parfois mal, et Mlle Georges est certes très belle, mais son jeu n’est pas convaincant. Les autres rôles ne comptent pas. La pièce est établie avec beaucoup de soin » (formule assez habituelle), et les costumes sont « riches et fidèles ». Talma a de nouveau innové (on se souvient que c’est lui qui a introduit le costume romain au théâtre) : cette fois, il a changé de costume en cours de représentation, pour s’habiller en templier après que son personnage « s'est fait reconnaître au grand-maître ». Cette innovation est du goût du critique.]
THÉATRE FRANÇAIS.
Si fertile, depuis quelques années, en revers, qui n'ont pas toutefois été sans gloire pour ceux qui les ont essuyés, la scène tragique vient enfin de retentir des acclamations qui accompagnent un succès complet, brillant, incontesté, et tout-à-fait incontestable. C'est du cabinet du légiste où le poëte s'était volontairement et long-temps caché que prend tout-à-coup son essor un talent mûri par la méditation, enrichi des fruits d'une étude profonde et variée, formé dans le silence à l'école des modèles, et se présentant désormais libre d'entraves et de soins pénibles, fort de son indépendance et même de son isolement, dans la carrière que ces modèles ont illustrés : un succès à l'institut lui a ouvert les portes du théâtre ; et, si l'on en croit le bruit public, il en demandera l'accès plus d'une fois encore pour sa gloire et pour nos plaisirs.
Depuis que la mythologie et l'histoire des peuples anciens ont presqu'été épuisées sur la scène française, les auteurs tragiques se sont peu à peu rapprochés des temps modernes. Voltaire, Laharpe , Dubelloy qui a consacré sa plume à l'héroïsme français, et la plupart des auteurs vivans ont traité des sujets historiques et nationaux : c'est à ce genre que M. Renouard paraît avoir consacré son talent. La peinture de l'amour ou des passions communes à tous les hommes et à tous les états, lui semble peut-être aujourd'hui d'un faible intérêt : il pense que les grands événemens, les catastrophes politiques et les caractères qui s'y développent, sont, plus que tout autre sujet, dignes d'un spectateur éclairé, plus capables de nourrir son esprit, de fortifier son ame. Ainsi pensait le grand Corneille au sortir de nos guerres civiles, et à l'aurore du siècle où ses chefs-dœuvres ont offert de si hautes leçons de politique et de si grands exemples d'héroïsme.
Choisir un sujet historique est se donner à soi-même beaucoup de moyens et beaucoup d'entraves ; les moyens, en ce sens qu'un grand intérêt naît du sujet, sur-tout s’il est national ; des entraves, en ce qu'on ne peut dénaturer l'événement à son gré, et qu'il faut jusqu'à un certain point conserver la vérité historique.
Mais il ne suffit pas, pour faire une tragédie, d'avoir choisi dans l'histoire le récit d'une grande catastrophe ; ce n'est pas le nombre des victimes qui constitue le tragique, c'est l'intérêt qu'elles inspirent, ce sont les combats livrée pour les défendre, c'est leur passage rapide de l'espérance au désespoir ; c'est leur conduite, l'élévation de leurs sentimens, la grandeur de leur ame comparée à celle de leur infortune.
Dans un sujet historique, une première difficulté consiste à entretenir avec art une sorte d'incertitude, mère de l'intérêt, dans l'ame même du spectateur le plus instruit, sur le dénouement inévitable auquel il doit s'attendre.
Un autre obstacle se présente encore, c'est de resserrer dans les bornes étroites de notre action théâtrale un fait que souvent un seul jour n'a pu voir consommé ; or, ici même cet obstacle existait tout entier. En vingt-quatre heures les Templiers doivent être accusés, arrêtés, jugés, condamnés, punis ; telle est la régle théâtrale : est-ce la vraisemblance dramatique, est-ce là la fidélité historique ?
Ici il y a plus encore : évidemment dangereux, puisqu'ils formaient une puissance dans l'état, mais non pas évidemment coupables, les Templiers ont été l'objet d'une grande, solennelle, mais vague accusation : en retraçant à la scène ce procès que le président Hénault appelle une monstruosité même en supposant les Templiers coupables, l'auteur n’a pu présenter qu'une accusation vague comme elle l'est dans l'histoire. Or, de cette accusation non précisée, il ne peut résulter dans les discours du roi et de ses ministres, dans ceux des Templiers et de leurs amis, que des allégations et des dénégations également vagues, quelquefois de la déclamation, et sur-tout des .redites ; là existait la difficulté principale, particulièrement inhérente au sujet des Templiers.
M. Renouard ne s'est dissimulé, sans doute, aucune de ces difficultés. S'il ne les a pas toutes surmontées, ses fautes même attestent la maturité de ses conceptions, et qu'il lui a été impossible de donner à son action un nœud plus vigoureux, une marche plus dramatique, plus de jeu dans les ressorts, plus de liaison et d'intensité dans les moyens.
Il fallait d'abord inventer un ressort qui, d'historique qu'il est, rendît le fait théatral, fit un drame d'un procès, et masquât la stérilité essentielle du sujet, et l'inévitable uniformité de la situation. Or, l'idée première de l'auteur, à cet égard, est une des plus heureuses qu'il ait pu concevoir ; cette idée après une exposition claire, mais un peu longue, répand sur le second acte l'intérêt le plus vif et la couleur la plus dramatique.
Au moment où les Templiers sont accusés par Engherrand de Marigny ( le même qui sous le régne suivant porta sa tête sur un échafaud), l'auteur suppose que le fils de ce ministre de Pbilippe-le-Bel, revient de la Palestine. Un amour malheureux l'avait entraîné loin de la France. A son retour, la reine Jeanne de Navarre lui offre son appui, veut servir cet amour, et le couronner de ses bienfaits ; mais Marigny n'est plus libre. Il a vu de près les Templiers, il a souffert et combattu avec eux ; c'est dans les revers, dans les dernières extrémités de la guerre qu'il a apprécié leur vertu, enfin il est devenu Templier lui-même. Cependant l'Ottoman a reconquis la Terre-Sainte, Marigny est échappé presque seul au massacre de ses frères ; les titres de son serment ont été la proie des flammes ; son secret est à lui, il peut se taire, et devenir époux ; mais au moment où il revoit Paris, les Templiers sont malheureux, accusés, proscrits : Marigny est Templier encore, il veut l'être, et le déclare à la reine qui le protège.
Ce nœud est d'autant plus dramatique qu'il promet davantage; et il tiendrait tout ce qu'il promet, si les Templiers voulaient défendre leur vie ; mais la révolte est un crime à leurs yeux, et Marigny en se déclarant, ne peut être qu'une victime de plus.
Quoique Marigny devant le roi ait pris avec chaleur la défense des Templiers, le roi le charge d'arrêter le grand-maître et ses chevaliers ; cette invraisemblance serait forte, si ce guerrier n'était le fis du ministre, et si son père n'avait sollicité cet emploi pour lui. I1 veut refuser, mais la reine le persuade qu'il doit accepter pour consoler, pour servir, et peut-être pour sauver ses frères : il exécute donc l'ordre du roi.
Le grand-maître donne l'exemple de la plus entière résignation ; comme lui, tous les chevaliers remettent leurs épées ; la noblesse de leur langage, leur fierté, leur fidélité à leurs sermens, ne permettent pas à Marigny de dissimuler le combat auquel il est en proie : il avoue qu'il s'intéresse au sort des Templiers, qu'il désire les servir..... Etonné, le grand-maître le presse de se nommer. Au nom de Marigny, il le fixe attentivement, et poursuivant d'encourager ses chevaliers, il leur fait de leurs devoirs, de leurs sermens et de leur mort
glorieuse, un rapprochement si pathétique, qu'éperdu, consterné, Marigny tombe à ses pieds en le nommant son père : Oui, je suis Templier, dit-il.— Je le savais, répond noblement le grand-maitre.... Marigny veut mourir avec ses frères ; Molay lui ordonne de se taire, et de vivre pour les servir de son crédit : le ministre vient presser l'exécution des ordres de Philippe : il se plaint à son fils de ses retardement; Les Templiers sont traînés dans les cachots ; Marigny se déclare alors à son père, que son aveu frappe comme de la foudre, et qui n'espère plus qu'en la clémence particulière du roi. Ainsi se termine le troisième acte. Marigny dès-lors n'est plus que dans une position passive : reconnu Templier, il ne peut plus rien pour ses amis : cette disposition devait nécessairement affaiblir le quatrième acte, le priver d'action et le livrer à des scènes dont les mouvement sont plus oratoires que dramatiques. Philippe y entend successivement la défense du grand-maître, le plaidoyer de la reine en faveur des Templiers, la réclamation du connétable (Clermont de Nesle) se rendant garant de leur innocence, et la prière du ministre Marigny, demandant à la fois. la punition des. Templiers et la grace de son fils.
Au 5e. acte, Marigny réuni aux Templiers pendant que les juges sont aux opinions, réveille un moment l'espérance, en retraçant l'effet qu'a produit sur le tribunal la. défense du grand- maître puisant son éloquence dans le sentiment de sa vertu; mais Molay vient bientôt lui-même faire disparaître ce rayon favorable ; l'arrêt est prononcé ; il ne reste qu'à mourir. Cependant Philippe est prêt à faire grace, si le repentir des Templiers s'exprime par la voix de leur chef. Il leur offre la vie ; le grand-maître lui répond en demandant l'honneur, et en sollicitant de son roi la permission de lui pardonner la mort. Il marche au supplice avec tous ses frères : la reine en ce moment tombe aux genoux de Philippe ; elle proteste de l'innocence des Templiers ; mais sur-tout frappe le roi de cette idée, que si tous ne sont pas innocens, tous ne sont pas également coupables : la sévérité de Philippe est ébranlée ; il donne l'ordre de voler au lieu du supplice, de le suspendre ; mais le connétable paraît, et à sa vue, le roi reconnaît qu'on a redouté un retour de sa clémence.
Ici se présente à l'éloge et à la critique un de ces défauts qui donnent lieu à d'assez grandes beautés pour être pardonnés : une de ces invraisemblances que la raison condamne, et que l'intérêt dramatique comporte. C'est le récit du supplice des Templiers, fait à Philippe lui-même, comme celui de Marianne à Hérode, et du comte d'Essex à Elisabeth, récit qui, à quelques taches près , deviendra un de ces morceaux classiques qui se gravent dans toutes les mémoires. On dit que du haut du bûcher Jacques Molay ajourna au tribunal de Dieu, Clément V dans quarante jours, et Philippe dans l'année ; qui croirait que cette prédication fait partie du récit du connétable au roi qu'elle menace ? Cette hardiesse de l'auteur a de quoi étonner ; mais elle est justifiée par l'effet qu'elle produit, et par une sorte de moralité terrible dont elle imprime le caractère au dénouement de l'ouvrage.
Après ce trait qui glace les sens, l'auteur n'a point encore épuisé ses ressources, et il a encore un degré de plus à atteindre dans le pathétique. C'est lorsqu'il décrit la mort héroïque des Templiers. Thomas Corneille et Voltaire ont offert de semblables images, l'un et l'autre ont cru ne pas devoir les revêtir des couleurs d'une haute poésie. M Renouard a pensé autrement : il peint ses héros à leur dernier moment.
Entonnant du Seigneur les sublimes cantiques,
La flamme les atteint
. . . . .Et leurs accens pieux
S'élèvent avec elle et montent jusqu'aux cieux.
En ce moment le messager du roi a fendu la presse, il a volé aux pieds du bûcher......
Mais il n'était plus temps.... les chants avaient cessé.
Un tel vers se cite, et ne se commente pas sauf faire injure au poëte et au lecteur. A ce vers la salle est restée muette, immobile, frappée de stupeur ; d'unanimes applaudissement ont bientôt succédé ; mais ils étaient moins éloquens et moins flatteurs pour le poëte que le silence même.
En exprimant ses regrets et son trouble, Philippe conserve son caractère : il ne croit point s'être trompé ; mais si sa justice a été surprise, il demande à Dieu de ne punir que lui. Ces vers terminent bien l'ouvrage, et il serait à désirer qu'ils fussent les seuls proférés après celui que nous avons cité.
En soumettant an lecteur l'analyse de la tragédie des Templiers, nous avons essayé de faire sentir quels défauts étaient apperçus au milieu des grandes beautés que renferme cet ouvrage, et quelles beautés naissaient de ces défauts mêmes. Si l'ouvrage a un vice réel, il est dans le sujet, dans le vague de l'accusation intentée contre les Templiers, dans la toute-puissance de leurs ennemis, dans leur héroïque résignation, dans leur dévouement chevaleresque et pieux ; il ne peut y avoir pour eux qu'un sentiment d'admiration en même-temps que de pitié ; mais il n'y a point d'espérance, et par conséquent pas assez d'intérêt.
Nous avouons que le nœud inventé par l'auteur, l'arrivée de Marigni se déclarant Templier, nous paraissait devoir produire un autre résultat que celui d'associer uniquement ce jeune guerrier au sort de ses frères. C'est sur la foi, sur la prière de la reine qu'il se charge d'exécuter les volontés du roi : ce sacrifice, devait servir les Templiers, et il leur est inutile ; la reine y plaçait toute son espérance, il est sans effet ; il faut avouer aussi que ce rôle de la reine se trouve lié à l'action sans lui être précisément nécessaire ; que celui du connétable est sur le même plan sans concourir à l'action d'une manière plus efficace, que le motif pour lequel l'auteur a employé deux ministres du même avis, au lieu d'en opposer aux Templiers un seul plein de vigueur et d’habileté, n'est pas assez sensible ; enfin que la situation de Marigni père, placé entre son fils et les intérêts de la politique, n'est pas assez sentie, assez développée.
Voilà, nous le croyons, exposés avec assez de rigueur les défauts qu'une critique sévère peut trouver dans l'ouvrage. On lui a reproché de plus d'être peu fidèle à l'histoire; mais l'histoire retracée à la scène, n'est pas l'histoire écrite. La scène a ses lois qu'il faut respecter, ses convenances qu'il faut observer. En supposant vrais les aveux et la rétractation de Molay, ce qui n'est pas plus prouvé que beaucoup d'autres circonstances de cette épouvantable procédure, pouvait-on mettre sur la scène, Molay trahissant son ordre, et redevenant digne de lui ? C’est déjà beaucoup, c'est trop peut-être que d'avoir offert aux yeux un de ces chevaliers, contraint à une fausse déclaration par l'appareil des supplices. D'un autre côté, l'auteur pouvait-il peindre l'inflexible rigueur de Philippe, et retracer sans ménagement l'accord qu'on prétend avoir existé entre lui et le souverain pontife, beaucoup plutôt pour la condamnation que pour le jugement des Templiers ? Nous ne parlons pas de l'anacronisme [sic] résultant de la présence de la reine : mille exemples justifient une telle licence.
Au total, cet ouvrage jouira sans doute d'un succès long et certain, non parce qu'il est sans défauts, mais parce qu'il renferme de très-grandes beautés ; non parce que sa conception et ses dispositions sont parfaites, mais parce qu'il est très-théâtral, et que dans ses beaux passages il élève l'ame, ou la frappe de terreur, ou l'émeut profondément.
Un des motifs qui contribueront le plus long-temps à soutenir ce succès, c'est que l'auteur, qui a rejetté tout ressort amoureux, indigne d'une action aussi tragique, a eu le même soin d'éviter de rendre trop odieux ceux de ses personnages sur lesquels doit retomber le sang des victimes. L'inquisiteur ne paraît pas : les ministres de Philippe-le-Bel semblent convaincus de la nécessité de leurs conseils rigoureux, et Philippe cherche la vérité de bonne-foi. Ainsi ces caractères sont loin d'offrir de l'avilissement, défaut que rien n'excuse au théâtre, et que rien n'y fait supporter.
Quant au grand-maître, son rôle est d'une beauté idéale : Corneille a des héros qui semblent dépasser les limites ordinaires du courage, du patriotisme et de l'honneur ; ici le personnage est plus qu'humain ; sa vertu est si pure et si solide, qu'elle doit émaner du Dieu auquel il la rapporte toute entière. Historique ou non, ce rôle est théâtral au suprême degré : le concevoir et le soutenir ainsi jusqu'à son dernier mot, ne peut appartenir qu'à un grand talent.
Le style des Templiers est remarquable par son énergie, sa concision et sa pureté. Il est fort d'idées, soutenu par la clarté et la solid[it]é des raisonnemens ; la rime y est soignée : peut-être les tours en sont-ils trop peu variés, trop peu hardis. Mais dans un tel sujet, l'auteur ne peut revêtir son vers de toutes les richesses de la poésie ; son style doit se ressentir du ton simple et vrai de l'histoire : celui-ci ne manque donc pas de couleur, mais il a celle qui lui est convenable. Si l'on pouvait lui faire un reproche, ce serait d'être un peu trop abondant en maximes, d'offrir ces maximes sous une forme qui est trop souvent celle de l'antithèse, et sur-tout de ramener trop fréquemment l'emploi de quelques expressions, telles que gloire, honneur, courage, victoire, vertu ; répétitions qui donnent par fois l'air de lieux communs à de belles idées bien exprimées. Au surplus, à cet égard, ainsi que pour quelques longueurs, la seconde représentation a déjà offert des corrections légères, mais utiles.
Nous avons fait espérer au lecteur la communication de quelques fragmens de cet ouvrage. A l'aide d'une sorte de procédé sténographique, nous en avons recueilli plusieurs ; est-ce un larcin bien reprochable ? Est-ce une infidélité coupable que de les faire connaître des lecteurs étrangers à Paris, tandis que Paris est en possession de les entendre ? Ce sont ces lecteurs que nous chargeons de nous excuser auprès de M. Renouard lui-même. Leur intérêt fut notre motif ; leur satisfaction nous justifiera sans doute.
Nous aurions voulu faire connaître en entier le tableau que Philippe fait de son règne ; en voici du moins une partie : c'est le roi qui parle, citant lui-même ce qu'il a fait de grand et de beau pour garantir qu'il ne veut pas attacher à sa mémoire la honte d'une grande injustice.
Les exploits d'Edouard insultent-ils la France !
I1 expie aussi-tôt sa superbe imprudence :
L'Anglais fuit et, laissant nos rivages déserts,
Met entre nous et lui la barrière des mers.
Aux flots de l'Océan il demanda un asyle,
La terreur de mon nom le poursuit dans son île.
Justement effrayé de mes hardis projets,
En vassal de ma gloire il accepte la paix.
Si les Flamands d'abord vainquirent mon armée,
J'ai fait de leurs succès taire la renommée..
Moi-même combattant dans les plaines de Mons,
J'ai du jour de Courtrai réparé les affronts.
Jusqu'au pied des autels consacrant ma victoire,
Un monument pieux en garde la mémoire ;
Et mes exploits peut-être ont déjà mérité
D'obtenir un regard de la postérité.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Voici la réponse du roi au discours dans lequel la grand-maître a donné pour principal motif de justification de ses chevaliers leur conduite militaire, et leur dévouement particulier à la personne du roi, dans le combat de Mons :
De tout vos chevaliers j'ai connu les hauts faits,
Mais ont-ils surpassé ceux des guerriers français ?
Ces guerriers à leurs fils transmettent d'age en âge,
Le dépôt de l'honneur, l'exemple du courage ;
Tous avec dévouement ont toujours combattu :
Ce sont d'autres solda, , c'est la même vertu.
Quand mes propres exploits assuraient la victoire,
Vous marchiez dans nos rangs et ce fut votre gloire.
Guerriers il fallait vaincre, et sujets obéir.
Mais tel combat pour nous, qui pense à nous trahir ;
On prépare de loin les discordes civiles,
L'art des ambitieux est de se rendre utiles ;
De feindre des vertus jusqu'au fatal moment,
Où le projet du crime éclate impunément.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Nous avons dit qu'au commencement du 4e. acte, l'intérêt renaissait de l'espérance un moment répandue dans l'ame du spectateur, par le récit que fait Marigny de la défense du grand-maître devant le tribunal. Voici ce morceau d'une touche ferme et vigoureuse, d'un style animé, et terminé par une très-belle image :
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Avant de prononcer leur fatale sentence
Les juges ont permis qu'il prit notre défense.
Sans courroux, sans audace, et sans être abattu,
Avec la dignité qui sied à la vertu,
Il réfute aisément les lâches impostures
Qu'exhalent contre nous quelques bouches impures ;
Il prouve qu'en tout temps les vertus et l'honneur
Pouvaient seuls de notre ordre assurer le bonheur.
Nous sommes innocent, disait-il, nous le sommes,
Nous prenons à témoins, Dieu, les rois et les hommes :
Contre nos oppresseurs nous aurons attesté
Et le siècle présent et la postérité.
Que le fer des bourreaux nous arrache la vie,
Qu'ils épuisent sur nous toute leur barbarie,
On n'entendra de nous que ces nobles accens :
Nous sommes innocens, nous mourons innocent.
Que le feu des bûchers s'élance et nous dévore ;
Au milieu des bûchers nous le dirons encore :
Et peut-être du fond des tombeaux gémissans
S'élèveront ces cris : Nous étions innocens.
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Enfin, car il faut user avec modération d'un droit dont la légitimité n'est pas bien certaine, nous terminerons ces citations comme l'ouvrage est terminé lui-même, par ce récit du 5e. acte, que nous avons, essayé déjà de caractériser, et dont la lecture nous confirme dans notre impression première.
Un immense bûcher dressé pour leur supplice,
S'élève en échafaud, et chaque chevalier
Croit mériter l'honneur d'y monter le premier.
Mais le grand-maître arrive ; il monte, il les dévance.
Son front est rayonnant de gloire et d'espérance.
Il lève vers les cieux un regard assuré ;
I1 prie, et l'on croit voir un mortel inspiré.
D'une voix formidable aussitôt il s'écrie :
Nul de nous n'a trahi son Dieu, ni sa patrie ;
Français, souvenez-vous de nos derniers accens ;
Nous sommes innocens, nous mourons innocens.
L'arrêt qui nous condamne est un arrêt injuste :
Mais il est dans le ciel un tribunal auguste,
Que le faible opprimé jamais n'implore en vain ;
Et j'ose t'y citer , ô pontife romain !
Encor quarante jours !... je t'y vois comparaître.
Chacun en frémissant écoutait le grand-maître.
Mais quel étonnement, quel trouble ; quel effroi !
Quand il dit : O Philippe, ô mon maître, ô mon roi,
Je te pardonne en vain, ta vie est condamnée,
Au tribunal de Dieu je t'attends dans l'année.
Les nombreux spectateurs, émus et consternés,
Versent des pleurs sur vous, sur. ces infortunés.
De tous côtés s'étend la terreur, le silence.
Il semble que. du ciel descende la vengeance,
Les bourreaux attendris n'osent plus approcher ;
Ils jettent en tremblant le feu sur le bûcher,
Et détournent la tête.... Une fumée épaisse
Entoure l'échafaud, roule et grossit sans cesse :
Le feu brille, s'étend : à l'aspect du trépas,
Ces braves chevaliers ne se démentent pas.
On ne les voyait plus; mais leurs voix héroïques
Chantaient de l'éternel les sublimes cantiques :
Plus la flamme montait, plus ce concert pieux
S'élevait avec elle et montait vers les cieux.
Votre envoyé paraît, s'écrie.... un peuple immense
Proclamant avec lui votre auguste clémence,
Aux pieds de l'échafaud soudain s'est élancé.....
Mais il n'était plus temps.... les chants avaient cessé.
Il nous reste à parler du jeu des acteurs : Lafond est chargé du rôle de Philippe-le-Bel. Philippe avait, à l'époque du procès des Templiers, quarante-cinq ans : tout, dans ses discours, annonce la maturité ; Latond doit s'attacher à y dissimuler sa jeunesse : il dit bien, mais la dignité qu'il déploie a une sorte de manière et d'apprêt qu'il doit éviter. Quelques vices de prononciation lui échappent. Le mot asyle particulièrement, prononcé comme si l’a était une syllabe longue, est d'un effet très-désagréable.
Depuis que Saint-Prix est au théâtre, nul rôle ne lui a fait plus d'honneur que celui du grand-maître, parce que nul ne convenait mieux à sa taille imposante, à sa figure, à la gravité de son organe, à la nature habituelle de son geste, au dessin ordinaire ds son attitude. Le trait sublime je le savais, lorsqu'il apprend à Marigni que son secret lui était connu, reçoit, de la manière dont l'acteur dit cet hémistiche, tout l'effet qu'il comporte. En le prononçant simplement, avec calme et indulgence, le grand-maître paraît un être surhumain ; il semble que son œil pénètre au fond des cœurs.
Deux récits donnent à Talma l'occasion de développer son beau talent de diction, et l'expression mobile de sa tête vraiment tragique. Il donne au rôle de Marigny une couleur particulière, à peu près celle qu'il avait donnée à Nérestan, celle enfin qu'il sait
apporter à chaque ouvrage historique, suivant les temps et les lieux où la scène le transporte ; art heureux, résultat d'une étude approfondie et d'un instinct particulier, au moyen duquel le même acteur nous a successivement présenté Charles IX tel qu'il était, Macbeth tel qu'on se le figure, Cinna comme l'imagination se le peint, Oreste tel que le ciseau grec l'aurait modelé.
Ce talent de donner à chaque rôle une physionomie différente, d'assimiler son ton au caractère connu, au rang, à la position du personnage, ne fait pas encore partie des moyens que Mlle. Georges déploie à la scène. Le premier de ceux qu'elle possède est encore, comme au jour de son début, sa rare beauté, l'élévation régulière de sa taille, la dignité naturelle de son maintien. Elle a de l'énergie, de la force, de la sensibilité peut-être, mais cette sensibilité est peu communicative ; son expression n'est pas toujours sûre de son effet, parce que l'accent n'en est pas toujours juste. Trop d'étude se fait sentir quelquefois dans le jeu de sa rivale déjà célèbre : ici un défaut contraire et bien moins excusable est apperçu.
Les autres rôles peuvent être passés sous silence, même celui du connétable, si Damas n'y faisait pas le récit du 5e. acte avec l'intelligence qui lui est propre, et cet art de distribuer habilement les effets que peut produire un morceau de cette nature, art ans lequel Monvel paraît l'avoir rendu dépositaire de son secret.
La pièce est établie avec beaucoup de soin ; les costumes sont riches et fidèles ; celui des Templiers est d'un effet neuf et théâtral ; peut-être plus de monde serait-il nécessaire pour donner aux scènes du 3e. et du 5e. acte tout le développement et tout l'appareil scénique qu'elles comportent. A la seconde représentation, Talma a eu l'heureuse idée de paraître sous l'habit de Templier, à dater du moment où il s'est fait reconnaître au grand-maître : cette idée est tout-à-fait dans le sens du rôle, et a singulièrement réussi.
S....
Le 1er fructidor an 13 [19 août 1805], dans son numéro 3107; p. 2-3, le Courrier des spectacles revient sur les Templiers :
[Ce long feuilleton (près de quatre colonnes, sur une pièce qui est joué depuis trois mois – plus vraiment une nouveauté – et que Geoffroy a attaquée avec une grande violence, suscitant une polémique acharnée) prend la orme d'un dialogue imaginaire entre M. Good-Wine et Mad. Good-Money qui trace de l'illustre critique un portrait peu flatteur.]
Théâtre Français.
Les Templiers.
Dialogue entre monsieur Good-Wine et madame Good-Money.
M. Good-Wine. Allons, c’en est fait, je renonce au Feuilleton, à la critique, au théâtre, aux acteurs, aux actrices, à la tragédie, au drame, à la comédie, à l’opéra, aux coulisses, aux poëtes, aux danseurs, aux musiciens. Ah ! bon Dieu ! quel tapage ! quelle fureur ! quelle rage ! Je crois qu’ils avoient entrepris de me faire tourner la tête. Les -fanatiques, les convulsionnaires, les énergumènes ! Applaudir avec ces transports une pièce que j’ai condamnée, proscrite, anéantie ! Ah ! mes Feuilletons ! mes Feuilletons !... Qu’est devenue la puissance de mes Feuilletons ?
Mad. Good-Money. Allons, remettez-vous ; un peu de sang froid et de raison. Tout n’est pas perdu. Si vous n’avez pas fait de mal aux Templiers, vous pourrez en faire à d'autres ouvrages ; c’est un espoir, une consolation.
M. Good-Wine. Ah ! Mad. Good-Money, je suis vaincu, terrassé, confus, anéanti. Si vous eussiez entendu comme on se mocquoit de moi ! les perfides !
Mad. Good-Money. Eh bien ! on s’est mocqué de vous ! quel grand mal à cela ? vous vous mocquez si souvent des autres.
M. Good-Wine. Oui, mais ici j’étois seul contre tous. Figurez-vous trois où [sic] quatre mille personnes qui sembloient s’être donné le mot pour me percer le cœur.
Mad. Good-M. Voilà ce que c’est aussi que de vouloir faire le prophète. Vous avez une démangeaison que rien ne sauroit guérir. Pourquoi vous presser de parler ? Est-ce qu’on ne devine pas aussi bien après l’évënement ? mais vous ne suivez que votre emportement. Vous voulez trancher du Calchas, monter sur le trépied , faire le Nostradamus.
M. G . . . ine. J'avois compté sur l’innocence de mes lecteurs ; ils sont si bons ! j’imaginois qu’on me croiroit sur parole ; et qu’en prédisant la chute de la pièce, j’aurois le bonheur de la faire tomber. Je m’apprêtois à triompher le lendemain. Ah ! j’ètois bien loin de m’attendre qu’on siffleroit mes oracles.
Mad. Good-M. Tenez, Monsieur Good-Wine, faut-il vous parler franchement et sans détour , vous êtes dans une mauvaise route ; vos oracles sont usés et vieillis. Personne n’y croit plus, et si vous voulez sauver quelque chose, il faut changer de systême et de batterie.
M. G . . . ine. Quoi ! vous me conseillez de penser comme un autre ; de me traîner dans le cercle honteux du bon sens et du bon goût ! Ah ! Madame Good-Money, aurois-je attendu de vous ces perfides avis ?
Mad. Good-M. Il faut se conformer au tems. Celui des injures et de la sottise est passé; il faut bien devenir raisonnable malgré vous.
M. G . . . ine. Raisonnable, moi ! Ah ! ne vous flattez pas de réussir. Plutôt que de sacrifier à la raison, j’aimerois mieux . . . . . Mais je crois que vous déraisonnez, vous.
Mad. Good-Money. Ecoutez, et ne vous fâchez pas. Je ne vous demande que quelques instans de sang-froid, et répondez cathégoriquement. Quel est votre dessein en vous livrant à la critique ?
M. G . . . ine. Mon dessein, d’emplir mes coffrets, de vuider l’amphore au large ventre,
. . . . Rire à l'aise, et prendre du bon tems. [vers (incomplet) de Boileau, Épîtres, vers 84.]
Mad. Good-M. Prendre du bon tems ! Eh bien ! Je vous le demande ; est-ce du bon terne que d’être hué, honni, persifflé, berné, lévraudé [poursuivi comme un lièvre] par le public ? Est-ce prendre du bon tems que d’être sans cesse occupé à ramasser des injures pour les jeter à la tète des auteurs, des artistes, des acteurs, etc. ? Est-ce prendre du bon tems. . . .
M. G . . . ine. Mais il me semble que mon style n’est pas si répréhensible.
Mad. Good-M. Oui, les épithètes n’y vous manquent pas, mais l’urbanité, la décence...
M. G . . . ine. Il est vrai que mon expression est quelquefois un peu acerbe ; mais il faut bien se faire entendre. Est-ce un si grand mal que d’appeler fous, maniaques, convulsionnaires, énergumènes, enragés ceux qui ne goûtent pas mes opinions ? il me semble que ce langage ne m’a pas mal réussi.
Mad. Good-M. Il a été un tems où cela pouvoit être bon. Vous attaquiez le plus souvent des hommes qu’on n aimait pas ; l’esprit de parti, la haine, la vengeance avoient fait taire le sentiment des convenances, et l’on n’étoit pas fâché de trouver un homme qui, pour un peu d’argent, se chargeoit des fonctions de correcteur. Mais aujourd’hui les choses ont changé ; les haines s’éteignent, les ressentiment s'affaiblissent, et les partis ont disparu. Il faut, bon gré, mal gré,que vous preniez les couleurs à la mode ; vous mordrez moins, mais vos dents dureront plus long-tems.
M. G . . . ine. Ainsi vous voulez que ma critique soit judicieuse, mon style décent, mon jugement conforme au goût, à la raison, à ma conscience. Ah ! Madame Good-Money, savez-vous ce que vous me demandez là ?
Mad. Good-M. Je ne vous ai pas toujours parlé de cette manière ; mais il est bon de consulter la caisse, et s il faut vous le dire, je ne vois que ce parti pour soutenir nos finances.
M. G . . . ine. Allons, résignons-nous puisqu’il le faut ; qu’il est dur de gagner de l'argent d’une manière honnête ! Cependant, ces Templiers . . dont j’avois juré la perte, faudra-t-il les laisser vivre ?
Mad. Good-M. Et c’est vous qui contribuez le plus à leur succès. Si vous eussiez été plus juste et plus adroit, ils n’auroient pas trouvé tant de partisans ; mais on a été révolté de votre partialité, de vos contradictions, de vos invectives, de vos accusations. On s’est passionné pour eux, parce que vous vous ôtes passionné contre le public, contre le sujet, contre le poëte, contre les acteurs. Je vous le répète : la raison et la décence, voilà tout ce qui vous reste.
M. G . . . ine. Eh bien ! J’essaierai. Quelle étude à faire à mon âge ! Ne craignez-vous pas qu’on ne rie de ma conversion ?
Mad. Good-M. Les bons esprits n’en riront point; et si les mauvais en rient, vous rirez d’eux à votre tour. Ah ! mon cher GoodWine, quel triomphe pour moi si je vous convertissois !
M. G . . . ine. J’avoue que ce seroit une belle victoire ; mais il n’est pas encore bien sûr que vous la remportiez. Ce que vous me proposez mérite réflexion ; j y penserai, et vous ferai part de mon ultimatum.
Mad. Good-M. Pouvez-vous hésiter ? Vous savez pourtant ce que je vous avois dit : « Cette nouvelle tragédie vous perdra. Vous voudrez l’attaquer ; on la soutiendra. Vous nierez les beautés qu’elle renferme ; on s’obstinera à les applaudir. Vous calomnierez les intentions de l’auteur, et vos calomnies révolteront. Vous insulterez la cendre des morts, et la cendre des morts trouvera des vengeurs ». C’est un mauvais rôle à jouer que de battre les malheureux.
M. G . . . ine. Mais voulez-vous donc que je convienne qu’on puisse faire quelque chose de bon dans le siècle où nous vivons ? Ne me suis-je pas expliqué à ce sujet ? puis-je violer ma profession de foi ?
Mad. Good-M. Eh ! pourquoi ne voulez-vous pas que ce siècle soit capable de quelque chose de bon, puisque vous y vivez ? Vos feuilletons d'ailleurs ne sont-ils pas l’ornement et la gloire de l’empire des lettres ?
M. G . . . ine. Ah ! j’avoue que mes feuilletons et moi sommes vraiment un prodige ; mais ne badinez-vous pas, Madame Good-Money, quand vous en parlez si avantageusement ?
Mad. Good-M. J’avoue que si je n’avois pas été votre économe, j’aurois pu en parler différemment ; mais ils ont engraissé la caisse ; il falloit bien leur pardonner. Actuellement qu ils baissent, je vous engage à prendre un autre ton. Pourquoi nier ce qui est évident ? La nouvelle tragédie n’offre-t elle pas réellement de grandes beautés ? n’en êtes-vous pas d’abord convenu ? Pourquoi user vos dents sur une lime ? Si vous pouviez seulement changer vos feuilletons en aussi beaux vers que ceux que vous critiquez, quel bon marché vous feriez !
M. G . . . ine. Je n’aime point les vers; je n’en ai fait qu’une douzaine, que l'on cite comme un modèle de ridicule ; mais puisque vous le voulez, j’essaierai de régler ma prose. Ah l je le vois bien, vous ferez tant, que j’écrirai comme le commun des hommes, et alors on ne s’occupera plus de moi.
Mad. Good-M. On en parlera moins; mais on en parlera mieux. La haine, l’injustice, l’injure, sont aujourd’hui proscrites partout ; proscrivez-les dans vos écrits ; votre honneur et la fortune vous en font également un devoir.
M. G . . . ine. Ecoutons donc la fortune.
Lors d’une reprise en 1815 au Théâtre Français, le Journal de l’Empire (qui a cessé depuis quelques jours de s’appeler Journal des débats politique set littéraires) consacre dans son numéro du 27 mars 1815 un feuilleton complet aux Templiers pour en analyser les modifications que le critique juge dans l'ensemble heureuses, sans oublier in fine une courte flatterie pour Napoléon Ier de retour depuis quelques semaines.
THEATRE FRANÇAIS.
Les Templiers, l'Amant bourru.
Le plus heureux changement qu'ait éprouvé la tragédie des Templiers, est dans cette partie de l'action si essentielle à l'intérêt dramatique, que l’on appelle le nœud, c’est-à-dire l'accomplissement du dessein principal : celui de l’ancienne pièce étoit si foible, qu'il pouvoit passer pour nul et aussi c'est à le renforcer que l'auteur a appliqué tous ses soins
Philippe n'avoit point de caractere décidé ; même à la fin du premier acte, il n'avoit encore pris aucune résolution :
Mais, d'après vos avis, si nous reconnoissons
Que nous n'avions contr'eux que d'injustes soupçons,
Je veux avec honneur moi-même les absoudre.
Ainsi, le sort des Templiers dépendoit uniquement de l'issue de leur procès : la politique n'y jouoit qu'un rôle secondaire ; et comment, avec cette indifférence présumée du roi, les sollicitations de la reine, la protection du connétable les déclarations du jeune Marigny, et surtout leur innocence si souvent attestée, et démontrée jusqu'à l'évidence par la vertu de Jarques Molay, les Templiers pouvoient-ils paroître courir un véritable danger ? Quel poids mettoient dans la balance les intrigues subalternes de deux ministres et les passions sanguinaires d'un lâche et obscur inquisiteur ? La condamnation, la mort des Templiers déjà frappées d'invraisemblance par le trop court espace de temps où l'une et l'autre s'exécutent, devenoient des événemens tout-à-fait inexplicables ; l'action se développoit en scènes décousues qui n'avoient aucun centre commun et le supplice de tant d'illustres chevaliers n'offroit plus qu'une barbarie froide et atroce dont les motifs étoient aussi vagues que les moyens pour y parvenir étoient foibles et disproportionnés à la cruelle importance de l'entreprise.
Aujourd'hui ce défaut capital n'existe plus : le roi a prononcé d'une manière irrévocable l'abolition de l'ordre, coupables ou innocens des infamies et des sacrilèges qu'on leur impute, les Templiers sont anéanties:
Ils donnent le scandale
De braver hautement l'autorité royale :
Nous avons éprouvé s'ils sont ambitieux ;
Alors que dans Paris un peuple factieux
De nos deniers, marqués d’’une empreinte nouvelle,
Dénonçoit à grands cris l'alliage infidèle,
Ces guerrier, disoit-on, avoient secrètement
Préparé ce terrible et vaste mouvement :
Cet ordre est dangereux : la politique ordonne
D'immoler ses destins à la gloire du trône.
. . . . . . . . . . . . . .
Cèdent-ils à mes vœux ? le silence, l'oubli
Couvriront les erreurs de cet ordre aboli :
Mais si leur résistance offense encor le trône,
Au tribunal sacré leur roi les abandonne.
Cette détermination est claire, précise, fortement marquée ; elle commence le nœud ; la résistance probable du grand-maître le resserre. Tout dépendra de son accession à des mesures incompatibles avec son honneur, avec celui de ses chevaliers ; se prêter aux volontés du roi, c'est, au moins indirectement, se reconnoître coupable. L'inflexible Molay préf'érera-t-il le bûcher à l’ignominie de son ordre, à sa propre honte ? Telle est la question qui tient jusqu’à la fin le spectateur en suspens, qui produit les alternatives de crainte et d'espérance sans lesquelles il n’y a point de tragédie. On se flatte encore que le grand-maître se laissera vaincre à la dernière tentative que le roi fait en personne sur lui ; l'inexorable vieillard résiste à cette épreuve, et c'est seulement alors que tout espoir est évanoui. Ainsi, ce qui n'étoit d'abord qu'un fait historique plus ou moins heureusement dialogué, est devenu un drame grâce à une idée simple et unique celle d'avoir prononcé dès le commencement le caractère de Philippe, de manière à lui donner à peu près pour contre-poids la résistance du grand-maitre.
On s'étoit plaint avec raison des deux rôles beaucoup trop ressemblans du chancelier et du premier ministre. Quoi de plus inutile, et par conséquent de plus fastidieux que deux personnages agissant parallèlement dans le même but, dont l'un dit ce qui seroit également bien placé dans la bouche de l'antre et qui ne sont pas même distingués parla plus légère nuance ? L'auteur a supprimé le -chancelier ; le dialogue y a gagné de la vivacité, la marche est plus rapide les entrées et les sorties mieux motivées, et la situation de Marigny père plus dramatique, parce qui’l attire sur lui seul l'attention commandée par son opposition avec son fils. Un père qui voit ce fils dans le rang des ennemis qu'il attaque, et qu’il a dévoués à la mort, suffit à l'intérêt, et tout autre contraste pâlit à côté de celui-là. C'est donc un heureux sacrifice que celui du rôle du -chancelier. L'ouvrage s'est enrichi de cette perte, comme un arbre vigoureux reçoit une nouvelle vie du fer qui l’émonde avec prudence:. ̃
. . . . . . . . .Ab ipso
Ducit opes animumque ferro.
Mais ces retranchements salutaires quand ils sont modérés, ne doivent point aller jusqu'à la mutilation : il ne faut pas que la serpe devienne un instrument de dommage : et c’est cependant ce qui se serait infailliblement résulté pour l'auteur, d'une .déférence trop aveugle aux conseils de ses premiers critiques. On trouvoit que la reine doubloit inutilement le jeune Marigny, parce que l'un et l'autre défendent également les Templiers : c'est à peu près comme si on eût voulu retrancher dans Iphigénie ou le rôle d Achille ou celui de Clytemnestre ; quand les motifs sont différens, plusieurs personnages peuvent impunément tendre au même but ; ils se prêtent mutuellement du secours. Une mère, un amant plaident la cause de l'innocence prête à être immolée : le spectateur entendra tour-à-tour avec plaisir les accens de l'amour furieux et le désespoir de la tendresse maternelle. Ainsi dans les Templiers, la reine, jalouse de l'honneur du roi son époux, fera parler le langage touchant, de l'humanité sur le trône ; Marigny, ami des Templiers, Templier lu-même défendra ses amis avec la chaleur de son âge, le ton de la conviction intime, et le dévouement sublime d'un chevalier déterminé à mourir avec eux. Ce n'est point là une vaine redondance, une répétition oiseuse : le reproche seroit peut- être mieux appliqué au connétable ; mais ce brave guerrier occupe si peu de place dans les premiers actes et il termine le cinquième par un si beau récit, qu'il y auroit trop de sévérité à vouloir l'exclure ; car enfin j'aime encore mieux entendre ce récit d'un personnage connu, que d'un officier ignoré et dont l'intérêt au sort des victimes n’auroit pas été préalablement établi.
On trouvoit généralement que les crimes des Templiers n’étoient pas spécifiés dans l'ancienne tragédie. L'auteur a essayé de remplir cette lacune importante : la tâche étoit délicate ; mais il est des secrets de style à l'aide- desquels on peut tout dire ou du moins tout
faire entendre. Chénier s’est tiré avex honneur de ce pas dangereux dans une scène où le roi de Navarre fait la peinture énergique des mœurs abominables de la cour de Henri III. Peut être M. Raynouard auroit-il pu lui emprunter quelques-une de ses couleurs.
Le signe révéré des chrétiens, cette croix
Qui brille sur l’autel tl sur le front des roi :
Il faut pour être admis qu'un chevalier l’outrage,
Et blasphème le Dieu dont elle offre l'image.
Faut-i1 vous dire encor quel juste châtiment
Mérite de leurs mœurs l'affreux dérèglement ?
Faut-il de tant d'excès faire un tableau sincère ?
Même en les punissant il convient de les taire.
Ce dernier vers est bien ; mais ceux qui précèdent ne me paroissent pas inspirés par l’indignation unie au sentiment de la haine et au desird e la vengeance.
Voici encore un endroit où M. Raynouard avoit à lutter contre un rival redoutable, et où l'avantage me paroit être resté à celui qui est venu en premier. C’est le portrait de l’inquisition. la reine dit à Philippe :
Quoi ! vous les livreriez à ce juge implacable
Qui force l'innocent à s'avouer coupable,
Qui.se dit convaincu dès qu'il peut soupçonner,
Et commence à punir avant de condamner ?
Entendons actuellement Othello :
Ténébreux dans sa marche, il poursuit son dessein ;
Muet, couvert d'un voile, et le glaive à la main,
Il cache au jour l'arrêt, la peine, la victime,
Et punit la pensée aussitôt que le crime.
Un homme peut périr, la loi peut l'égorger
Sans qu’un père ou qu'un fils ait connu son danger :
La mort frappe sans bruit ; le sang coule en silence,
Et les bourreaux sont prêts quand le soupçon commence.
J’ai déjà remarqué que le sujet des Templiers étoit frappé d’un défaut radical et indélébile, celui de l'accumulation invraisemnblable de tant d'événemens portant sur un si grand nombre de personnages, suivis d'une catastrophe si épouvantable, et resserrés néanmoins dans l’espace de vingt-quatre heures. Comme il n'y avoit pas de remède à ce défaut, il faut bien l'excuser ; c'est à ce prix que le théâtre a acheté un ouvrage qui, sous d'autres rapports, lui fait tant d'honneur. Nous ne sommes pas, ce me semble en droit d'être trop exigeans ; le nombre de nos bons auteurs n'est pas si considérable que nous devions les condamner à l'alternative de la perfection ou du silence ; il restera toujours assez de beautés dans les Templiers, pour nous faire pardonner en leur faveur des taches qui appartiennent encore plus à l'essence du sujet qu'à la manière dont il a été traité.
La représentation d'avant-hier n'a rien offert de remarquable que l'affluence des spectateurs, et les applaudissemens extraordinaires donnés à ces deux vers :
Voulez-vous honorer et le trône et la France ?
De ces inquisiteurs détruisez la puissance.
Ce vœu énergiquement exprimé est. excellent, mais il est superflu sous un prince dont le retour n'est marqué que par celui des lois et de la liberté publique. On peut assurer qu'il est accompli d'avance.
Dans l’Amant bourru Lafon a été plus lui-même que la dernière fois ; en imitant moins, il s'est rendu plus digne de servir de modèle. Cet acteur intelligent et zélé est avec Damas le seul espoir du haut comique, emploi où Fleurv n'a plus malheureusement à faire que quelques apparitions et qui, par son étendue et son importance, ne demande pas moins que le concours de deux talens exercés.
Courrier des spectacles, n° 3184 du 20 vendémiaire an 14 [12 octobre 1805], p. 3 :
[La pièce a fait beaucoup de bruit à Paris, et les théâtres de province n'ont pas manqué l'occasion de jouer une pièce aussi marquante. L'article du journal local prend d'ailleurs parti en faveur des templiers, et de la pièce, puisque c'est l'interprétation des faits que Raynouard, l'auteur de la tragédie, a choisi de mettre en avant. Les acteurs de Rouen ont été excellents et la pièce a eu un grand retentissement (la formule finale a le mérite suprême de l'ambiguïté).
D'après l'Histoire complète et méthodique des théâtres de Rouen, tome 2, de Jules Édouard Bouteiller, p. 163, cette représentation a eu lieu le 14 vendémiaire an 14 [6 octobre 1805]]
Théâtre de Rouen.
Les Templiers.
Malgré tous les anathèmes lancés centre les Templiers, leur renommée s’étend de ville en ville, de province en province. Rouen a donné le premier exemple. Cette tragédie vient d’y être jouée avec beaucoup d’éclat et de succès. On trouve dans le journal de cette ville un article très-bien fait sur cette représentation ; l’auteur prend un parti décidé dans le célèbre procès des Templiers, et n’hésite pas à les regarder comme des victimes de l’ambition, de l’ignorance et de l’avarice.
La pièce a été très-bien jouée par les acteurs chargés des principaux rôles. M. Desrosiers s’est fait remarquer dans celui de Jacques de Moley, M. Pécrus, dans celui du jeune Marigny, MM. Barbereau et Huet dans ceux de Laigneville et du Connétable. Le récit du supplice des Templiers est un des plus beaux morceaux de cette pièce. Son effet est d’animer l’acteur et de frapper vivement l’auditoire ; il a été très-bien rendu par M. Huet, et M. Beauchamp s’est aussi fait honneur dans le rôle de Philippe-le Bel.
L’assemblée étoit choisie et nombreuse ; l'effet de la pièce a été le même à Rouen qu’à Paris.
D’après la base La Grange de la Comédie Française, la tragédie de Raynouard a été créée le 14 mai 1805 et a été jouée sur ce théâtre 82 fois jusqu’en 1824.
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