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Tékéli, ou le siége de Mongatz
Tékéli, ou le siége de Mongatz, mélodrame historique, en trois actes, en prose, et à grand spectacle, Par R. C. Guilbert Pixérécourt, musique de Gérardin-Lacour, le 7 nivose an 12 [9 décembre 1803].
Théâtre de l’Ambigu-Comique
-
Titre :
Tékéli, ou le Siège de Mongatz
Genre
mélodrame historique à grand spectacle
Nombre d'actes :
3
Vers / prose
en prose
Musique :
oui
Date de création :
7 nivôse an 12 [29 décembre 1803]
Théâtre :
Théâtre de l’Ambigu-Comique
Auteur(s) des paroles :
R. C. Guilbert de Pixerécourt
Compositeur(s) :
Gérardin-Lacour
Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Barba, an XII (1804) :
Tékéli, ou le siége de Mongatz, mélodrame historique, en trois antes, en prose, et à grand spectacle, Par R. C. Guilbert Pixérécourt, Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Ambigu-Comique, le 7 nivose an XII.
Théâtre choisi de G. de Pixerécourt, (Paris, Tresse, 1841), p. 421-433 :
[Très longue notice, qui donne un véritable cours d’histoire de l'Europe Centrale, tout au long de la fin du XVIIe siècle. La pièce de Guilbert de Pixerécourt se situe en 1686 et raconte comment Tékéli, un « champion de l'indépendance hongroise », s’introduit dans la forteresse que son épouse défend et comment il est sauvé par le « généreux meunier Conrad » qui sacrifie tous ses intérêts pour « un chef de parti », et que l’auteur de la notice nous propose comme pouvant constituer « une sage leçon » donnée « au peuple français au sortir d'une révolution sanglante ». L’auteur de la notice ne tarit pas d’éloges sur la pièce : style soigné, interprétation remarquable, intérêt vif et soutenu. Il rappelle aussi que la pièce a indisposé le pouvoir politique, qui fit interdire la pièce pendant plusieurs mois, pour une bien mauvaise raison (l’accusation portée contre elle ne tenait pas). Il ne reste plus qu’à achever l’histoire du héros hongrois et de sa femme.]
NOTICE SUR TÉKÉLI.
Le drame de Tékéli est un de ceux qui ont le plus contribué à la réputation littéraire de M. de Pixerécourt. L'intérêt qu'il a su répandre sur des scènes destinées à rappeler la belle défense du château de Montgatz par l'épouse de Tékéli, fut naturellement rehaussé par le rôle singulier que ce champion de l'indépendance hongroise joua à la fin du dix-septiéme siècle, et par les sentiments que le public porte toujours à ces hommes énergiques et aventureux, appelés à soutenir leur patrie prés de s'engloutir.
Nous ne déciderons pas si ce célèbre personnage fut un ambitieux et un aventurier, comme ses ennemis l'ont prétendu, ou bien s'il fut un héros malheureux, selon le dire de ses partisans ; nous n'examinerons pas non plus si le cabinet autrichien fit un grand acte de sagesse et d'habileté, ou s'il fut aussi criminel que les mécontents hongrois ont bien voulu le dire, en cherchant à triompher des efforts de cette nation remuante et belliqueuse pour le maintien de son indépendance, et en employant tous les moyens pour la soumettre entièrement. *(1). Chacun des partis joua, dans ce grand conflit, le rôle naturel que sa position lui traçait : les princes autrichiens eurent raison de chercher à se rendre maîtres de la Hongrie, afin d'assurer une base plus solide à leur puissance, encore fort chancelante à cette époque, puisqu'elle se trouvait soumise au caprice d'une triple élection (2). Les Hongrois, de leur côté, avaient plus de raison encore de vouloir rester un peuple indépendant, après avoir été sur le point de balancer les destinées de l'Europe.
Vouloir juger le conflit de ces deux États sous un autre point de vue, ce serait tomber dans une utopie sentimentale en faveur des uns, ou passionnée contre les autres, double écueil que nous devons éviter.
L'histoire de Hongrie est généralement peu connue en France, parce qu'elle semble se confondre dans les grands chocs qui ont accompagné la chute de l'empire d'Orient et amené l'élévation des empires d'Autriche et de Turquie. Toutefois, cette histoire serait d'un double intérêt pour ce pays-ci; car ce fut sous deux princes français (Charles et Louis d'Anjou) que la Hongrie fut à l'apogée de sa puissance, qui s'étendait jusqu'à la Croatie et à la Dalmatie, sur les rives de la mer Adriatique : outre cela, elle offre une leçon sanglante pour toutes les nations qui auraient la déplorable velléité de souhaiter une monarchie élective, dont elle démontre les immenses dangers, soit que l'élection vienne de la haute noblesse, soit qu'elle provienne de la démocratie ou de la multitude.
Tous ceux qui ont la moindre notion de cette histoire savent comment, à l'aide de son malheureux système électif, les empereurs de la maison de Hapsbourg parvinrent à faire décerner souvent la couronne à l'héritier présomptif de leur trône, puis à soutenir enfin le droit d'hérédité absolue dans leur famille.
Trop faibles pour se soutenir seules contre les Turcs et autres ennemis, l'Autriche et la Hongrie eurent longtemps un intérêt manifeste à rester étroitement unies ; ce fut aussi ce qui décida la Diète à conférer volontairement la couronne de Hongrie à l'empereur Albert Ier, et ce qui autorisa Frédéric, son successeur, à y prétendre pour le fils de cet empereur. Les États en jugèrent autrement et la donnèrent d'abord à un roi de Pologne, puis à un roi de Bohême, à des princes hongrois ou transylvains, enfin à des archiducs d'Autriche.
La possession d'un royaume, plus puissant alors que l'Autriche elle-même, était trop séduisante pour ne pas déterminer le cabinet de Vienne à convoiter cette couronne comme une possession héréditaire. Ce fut surtout à la suite de deux traités conclus, l'un par Ferdinand Ier avec Mathias Corvinus, l'autre par Ferdinand II avec Jean Zapola, que la maison impériale éleva ses prétentions et les soutint par la force des armes, bien que les Etats eussent protesté contre la validité de ces traités.
Dés lors la lutte fut incessante, et le ministère autrichien y mit une persévérance et une habileté qui devaient lui en assurer le succès. Tantôt en profitant des invasions des Turcs, pour faire occuper les forts et les villes du pays par des troupes allemandes ; tantôt en excitant les divers partis, ou en protégeant des schismes religieux, il parvint enfin à réduire la Hongrie à l'état de province conquise, et à dompter un peuple indocile, toujours prêt à courir aux armes. Cette lutte qui ne dura pas moins de deux siècles, est riche en leçons pour un homme d'Etat.
On sait enfin que, tranquille du côté de la France et débarrassé de la guerre des Turcs par la victoire de Montecuculi à St.-Gothard, qui avait amené la paix (1664), l'empereur Léopold Ier redoubla d'efforts pour porter le dernier coup à la résistance que les seigneurs hongrois n'avaient cessé d'opposer aux projets de sa maison, et résolut de profiter à cet effet de la présence de ses troupes victorieuses dans le pays, qu'il fit occuper presque entièrement sous prétexte de le garantir contre les incursions des Ottomans. La division, qui régnait de temps immémorial au sein de la noblesse et du clergé, s'était considérablement accrue par la réforme religieuse de Luther, qui avait trouvé de nombreux prosélytes en Hongrie aussi bien qu'en Bohème. Ce schisme était devenu une arme ;puissante entre les mains du cabinet de Vienne qui, bien différent des cabinets constitutionnels de nos jours, nourrissait, durant des siècles entiers, une idée ou une grande pensée dominante. Tour à tour empressés à 'protéger les temples protestants et à en ordonner ensuite la clôture, pour les rouvrir plus tard ; puis, cédant tout à coup aux clameurs du clergé catholique, les princes autrichiens, après trois régnes tolérants, finirent par poursuivre ces religionnaires avec une barbarie sans nom. Ces excès, joints à ceux que commettaient les troupes allemandes et aux vues non équivoques de Léopold, soulevèrent les familles les plus influentes. Le prince Ragotzi dépouillé de la Transylvanie, le palatin Wesselini, le père de Tékéli, les Nadasti, Zerini, se mirent ouvertement à la tête de la résistance, pour soutenir ce qu'ils croyaient être les droits de leur pays et le maintien de son indépendance; tandis que Léopold les accusait de rébellion à main armée et d'attentats contre sa personne et son autorité souveraine, se fondant, pour ce premier grief, sur les traités dont nous avons déjà parlé.
Dans le fait, il n'y avait pas de milieu; il fallait que l'Autriche renonçât à posséder un jour la Hongrie , ou il était indispensable qu'elle brisât une résistance qui se renouvellerait â chaque nouveau régne : elle comprit bien son intérêt ; les Hongrois, au contraire, étaient trop divisés pour bien défendre le leur. Les troupes disciplinées du général Spork triomphèrent facilement des efforts partiels et mal combinés de leurs chefs. Le prince Ragotzi, dirigé par sa mère, s'était soumis ; la veuve de Wesselini avait capitulé ; le père de Tékéli était mort en défendant son château de Rosemberg ; le fils, âgé de dix ans, s'était enfui pendant le siége en Transylvanie, où le prince Apaffi lui donna protection ; les Nadasti, Zerini, Frangipani, arrêtés ou livrés lâchement, furent jugés à Vienne et à Neustadt, condamnés et exécutés comme auteurs d'un complot que les Hongrois traitèrent de fable (1670). Léopold, encouragé par ces succès, lança en 1671 son fameux édit frappant de proscription tous ceux qui oseraient porter atteinte à sa puissance souveraine et absolue ; ce qui était fort légitime en Autriche, mais ne paraissait point de même en Hongrie, d'après ce qu'il avait juré à son couronnement.
De tels actes n'étaient pas faits pour gagner les esprits ; aussi le feu de la révolte couvait-il depuis cinq ans sous la cendre, quand le marquis de Bethune, ministre de Louis XIV en Pologne, leva trois à quatre mille soldats congédiés et les envoya, sous les ordres du comte de Boham, au secours des mécontents, réunis en partie avec Wesselini autour de Debreczin, ou refugiés en Transylvanie.
Un prompt succès couronna cette entreprise. Le jeune Eméric Tékéli, à peine âgé de vingt ans, mais jaloux de venger la mort de son père, de ressaisir ses biens confisqués, de venger ses coreligionnaires protestants, ainsi que de rétablir les lois de son pays, se trouva bientôt à la tète d'un parti qui n'avait jamais cessé d'exister depuis un siècle, et qui s'appuyait même sur les Etats du royaume.
L'histoire de cette longue insurrection constitue un vaste drame, dans lequel Tékéli ne parut pas toujours irréprochable mais dans lequel il déploya une grande force d'âme. En qualité de protestant et de rival du jeune Wesselini qui avait de nombreux partisans, il eut à lutter, non-seulement contre la maison d'Autriche, mais encore contre le clergé catholique et l'envie de ses ennemis. Secondé toutefois par les Transylvains et plus encore par les soldats du comte de Boham, il porta la terreur jusqu'à Presbourg et en Moravie, au point que le cabinet de Vienne, embarrassé du côté de l'Allemagne, conclut successivement deux trêves avec lui. On lui promit la restitution de ses biens et la main de la veuve de Ragotzi, maîtresse de la forteresse de Mongatz et de plusieurs comtés environnants. A ce prix, il consentit à quitter les montagnes du nord pour se retirer dans le sud du royaume. Mais la paix de Nimégue ayant débarrassé Léopold des craintes que lui donnait Louis XIV, ce monarque tint peu compte des promesses de ses généraux et ordonna la poursuite des mécontents, en renforçant son armée. Tékéli, bientôt convaincu qu'il avait été dupe des propositions d'arrangement qu'on lui avait faites, principalement pour le déconsidérer aux yeux même de ses partisans, et pour lui enlever l'appui qu'il trouvait dans la chaîne septentrionale des Krapack, entra en fureur, jura une guerre implacable à Léopold, se prépara à lutter avec énergie, puis se mit en relation avec le sultan Mohamet IV, qui lui fit de brillantes propositions.
Vainqueur de son rival Wesselini, chef reconnu de tous les intérêts hongrois, Tékéli semblait alors l'arbitre des destinées du royaume, lorsque les habiles ministres de Léopold prirent le parti de consentir à la demande des États, et d'assembler une Diète à OEdenbourg, pour y proclamer les concessions que l'empereur était disposé à leur faire, afin de rétablir ces lois du royaume qui étaient le prétexte d'éternels soulèvements. Cette sage mesure, combinée avec la haine que le clergé hongrois portait à Tékéli, et avec le bruit qui se répandait de son alliance avec les Turcs, était en effet de nature à renverser tous ses projets; aussi la plus grande partie des mécontents, satisfaite d'avoir obtenu ce qu'elle demandait, se hâta-t-elle de mettre bas les armes.
Tékéli, ainsi presque isolé, n'en parût pas plus satisfait de ses résultats : ses biens étaient demeurés sous le séquestre ; il avait appris, par l'issue de ses deux trêves, qu'il serait imprudent de se fier entièrement aux concessions arrachées à Léopold par les préparatifs formidables des Turcs ; enfin, il fut peut-être aveuglé par ces mêmes préparatifs, ou bien il se trouva trop formellement engagé avec le Sultan pour pouvoir reculer. Il arbora donc ouvertement l'étendard de la guerre civile en protestant contre les opérations même de la Diète, épousa la veuve du prince Ragotzi qui, étant fille du comte Zerini décapité à Vienne, partageait son exaspération contre l'Autriche et lui apportait la forteresse de Mongatz avec de riches comtés. Enfin, il s’allia formellement, en 1683, avec le Sultan, qui le reconnut comme prince souverain de la Hongrie, pour qu'à sa mort la Diète pût rentrer dans le droit de lui choisir un successeur.
Les premiers avantages qui suivirent cette audacieuse levée de boucliers furent immenses, bien que la majeure partie des troupes hongroises, obéissant aux Etats et au nouveau palatin Ezterhazi, s'armât contre Tékéli et ses alliés musulmans. La cour de Rome même lança ses foudres et donna des subsides pour le combattre, ce qui ne l'empêcha pas de s'emparer d'Espéries et d'une partie de la Haute-Hongrie. Mais quand on le vit ensuite se réunir à deux cent mille Turcs pour venir mettre le siége devant Vienne et menacer l'Allemagne entière par la chute de ce boulevard de la chrétienté, toute l'Europe, la Hongrie même, ne le regarda plus que comme un ambitieux aveuglé par ses intérêts ou ses passions, et servant d'instrument à la politique envahissante du Divan.
La glorieuse victoire remportée par Jean Sobieski sous les murs de Vienne ayant sauvé l'Autriche, comme on sait, la guerre traîna en longueur durant quinze ans avec des chances balancées, que le margrave Louis de Baden fit d'abord pencher, et que le prince Eugène fixa enfin irrévocablement du côté de l'Autriche.
Tékéli, abandonné de la majorité de ses partisans, ne fit que soutenir une lutte partielle avec des bandes sans solde, vivant de pillage ; il finit par se réfugier à l'armée turque dont il se flattait de diriger les opérations. Mais, quoiqu'il fût en effet l'àme de ses conseils, ce triste rôle de souffleur d'un quartier-général dont tous les dignitaires, jaloux de lui, n'étaient point en état de le comprendre ou exécutaient misérablement les entreprises qu'il proposait, n'eut aucun résultat heureux pour ce chef, malgré le succès momentané qu'il obtint en 1688 dans la Transylvanie, où il battit et prit le général Heister, et dont il se fit proclamer prince durant quelques mois.
Tantôt victime de la jalousie d'un visir, il était forcé d'aller se justifier à Constantinople ; tantôt arrêté par la perfidie d'un sérasquier à la tête de l'armée, on le ramenait triomphant. Toutes ces vicissitudes du sort ne changeaient rien aux affaires, et tout espoir de relever la Hongrie était évanoui.
En effet, Léopold, exalté par les victoires de Bude, de Nissa et de Mohatz, ne dissimula plus le projet d'établir sa puissance par la force et la terreur ; des tribunaux sanglants, établis en 1687 à Debreczin et à Espéries, recherchèrent les adhérents les plus éloignés de Tékéli ou de l'indépendance du pays ; et sous l'influence des supplices nombreux qu'ils ordonnèrent, une diète, convoquée à Presbourg la même année, proclama enfin la couronne héréditaire dans les deux branches de la maison d'Autriche et d'Espagne, sous la réserve puérile que le droit d'élection retournerait à la Diète, en cas d'extinction par défaut d'héritiers mâles. Le sort de la Hongrie, dès-lors irrévocablement fixé, prouva bien que les prévisions de Tékéli sur la diète d'OEdenbourg n'étaient pas sans fondement.
La paix de Carlowitz (1699), qui fut le résultat des victoires du margrave de Bade et surtout de celle du prince Eugène à Zenta, ayant mis un terme à son orageuse carrière, Tékéli se retira en Natolie : quelques écrivains disent qu'il mourut en 1705, à Nicomédie ; d'autres prétendent qu'il mourut à Constantinople, dans un si grand dénûment, qu'il fut forcé de se faire cabaretier, ce qui paraît une fable. Il avait abjuré la religion protestante, sans doute dans l'espoir de se rallier les catholiques, ou de ceindre la couronne que le Sultan lui avait promise et qui ne pouvait être donnée qu'à un catholique.
La scène intéressante choisie par M. de Pixerécourt, se reporte en 1686, à la seconde période du siége de Mongatz, qui fut vaillamment défendu pendant trois ans par la digne veuve de Ragotzi. Obligé de s'en séparer pour tenir la campagne de la basse Hongrie et de la Transylvanie, il la laissa aux prises avec le corps d'armée du comte de Caraffa. Ce château, plusieurs fois bloqué, dut à son site sur un rocher élevé, une partie du mérite de sa défense. Cependant, il soutint cette année là un bombardement de plusieurs mois, et ne fut pris que deux ans après par une fausse mesure de Tékéli. L'héroïne qui le défendit si bien, fille d'un noble décapité, veuve d'un prince dépossédé, épouse d'un illustre proscrit, est certes un personnage plein d'intérêt et digne d'occuper la scène. Son caractère est bien tracé, de même que celui de l'avantureux [sic] époux auquel sa fortune était liée : les rôles du brave et dévoué Wolf, du généreux meunier Conrad, rendent le tableau complet. Quelques critiques ont trouvé ce dernier d'une vertu un peu romanesque : il est vrai que bien des hommes sont capables de se compromettre pour sauver un proscrit, même quand ils ne partagent pas ses opinions et ses vues ; mais il est fort rare de voir un homme sacrifier sa fortune et jusqu'à la dot de sa fille chérie, pour sauver un chef de parti qu'il déteste et regarde comme ennemi du bien public. Toutefois, un pareil acte de vertu n'est pas impossible, et un exemple de cette nature, donné en spectacle au peuple français au sortir d'une révolution sanglante, était une sage leçon dont on doit savoir gré à l'auteur : cela est si vrai que, par une circonstance bizarre, dont nous parlerons plus bas, cette leçon aurait pu trouver son application peu de semaines après les premières représentations du drame.
Quoi qu'il en soit, un immense succès couronna cet ouvrage, dont le style était plus soigné que celui des mélodrames ordinaires, et qui n'eût pas été indigne d'un théâtre plus élevé. Il est vrai que Tautin, qui créa le rôle de Tékéli, y fit preuve de talent ; Mme Bourgeois, qui remplit celui de son héroïque épouse, y déploya tant d'énergie et de naturel, que l'on aurait bien pu lui donner des forteresses à défendre quelques années plus tard, à cette époque où l'Europe étonnée vit tant de places se rendre, même sans être assiégées. Le fameux bouffon Corsse donna du piquant au rôle du poltron Bras-de-Fer.
Quoique l'intéressante Alexina ne paraisse qu'au dernier acte et que Tékéli se trouve caché dans un tonneau ou dans un sac durant la moitié de la pièce, l'intérêt en est si vif et si bien soutenu, que l'on s'aperçoit à peine de ces défauts : on se demande même si l'anxiété que le spectateur éprouve, en présence d'un homme célèbre placé dans une semblable situation, au milieu des inquisiteurs qui ont mis sa tête à prix, ne fait pas de ces défauts mêmes le principal mérite de l'ouvrage. Le succès inouï qu'il obtint est d'ailleurs l'éloge le plus éloquent que l'on puisse en faire ; car il n'eut pas moins de quatre cent trente représentations à Paris, et douze cents en province.
Par le singulier hasard dont nous avons parlé, ce drame tout héroïque et moral, eut cependant aussi les honneurs de la proscription : Murat et Duroc y avaient assisté ensemble peu de jours après que Pichegru, poursuivi et traqué comme Tékéli, eut été lâchement livré par son ancien ami Leblanc, chez lequel il s'était réfugié. On crut que l'auteur avait cherché à faire des allusions de circonstance, en établissant un si rude contraste par le généreux dévouement de Conrad : dés le lendemain, la représentation fut interdite ; l'auteur mandé à la police, n'eut pas de peine à prouver que sa pièce était à l'étude bien avant que Pichegru ne débarquât en France ; l'interdit fut levé, mais seulement six mois après, par une mesure de prudence qu'on ne peut blâmer.
Laissant du reste aux lecteurs le soin de compléter eux-mêmes l'analyse de ce drame, nous rappellerons seulement ici que la comtesse Tékéli, après avoir rendu Mongatz deux ans après ce siège, dut se retirer à Vienne, dans le couvent des Ursulines ; puis ayant été échangée contre le général Heister, elle rejoignit son mari à Constantinople où elle mourut avant lui. Le fils qu'elle avait eu de son premier mariage est ce même prince Michel Ragotzi, qui devint le dernier chef remarquable des insurgés hongrois ; il parvint, durant la guerre que l'Autriche fit à Louis XIV pour la succession d'Espagne, à lever jusqu'à quarante mille hommes, qui donnèrent, de 1703 à 1711, de graves inquiétudes au cabinet de Vienne, et qui lui en eussent causé bien davantage, si le ministère français avait été confié à des mains plus habiles, et si les Turcs avaient eu la moindre idée de saine politique. Forcé par l'apathie de la France, par l'abandon total des Turcs, par la supériorité de discipline des troupes allemandes et par la défection de plusieurs de ses partisans, à se réfugier en Pologne, ce prince vint ensuite en France, puis alla finir ses jours sur les bords du Bosphore. Il a laissé des mémoires intéressants sur ce dernier soupir de la Hongrie.
Le général Jomini,
aide-de-camp de l’Empereur de Russie
La notice est suivie de « Jugements des journaux », p. 434-437 :
Courrier des Spectacles. 7 nivôse, an XII.
[Article élogieux, le mélodrame offre de l’intérêt et offre bien tout ce qu’on attend du genre : « fraîcheur dans les costumes, précision dans les évolutions, hardiesse et ensemble dans les combats ». Utilisation habile de « paroles célèbres dans l’histoire ». Félicitation aux interprètes.]
L'auteur de la Femme à deux Maris, de l'Homme à trois visages, de Cœlina, etc., peut compter un nouveau succès: Tékéli a pleinement réussi ; c'est un mélodrame dans le genre de celui des Mines de Pologne, du même auteur, mais qui est traité plus en grand et qui offre plus d'intérêt. (Suit l'analyse.)
Tel est le fond de cet ouvrage, qui a obtenu le succès le plus brillant. Quant à tous les accessoires du mélodrame, ils offrent tout ce que l'on pourrait désirer : fraîcheur dans les costumes, précision dans les évolutions, hardiesse et ensemble dans les combats. Le serment des Hongrois devant Alexina a rappelé celui des seigneurs de cette nation à la vue de Marie-Thérèse : Moriamur pro rege nostro, Maria Theresia. Il est plusieurs autres paroles célèbres dans l'histoire que l'auteur a eu l'art d'amener dans différentes situations de ce mélodrame. MM. Tautin et Joigny, et Mlle Bourgeois, surtout, ont été très-applaudis. Cette dernière a été redemandée après la pièce. L'auteur est M. Guilbert Pixerécourt ; celui de la musique est M. Gérardin Lacour.
Lepan.
Journal d'Indication, 8 nivôse, an XII.
[Article flatteur: « mélodrame […] du plus grand intérêt », « situations fortes et attachantes ». Le public vibre en accord avec le sort du héros. L’auteur « connaît parfaitement les effets de théâtre ».]
Ce mélodrame est du plus grand intérêt, et offre des situations fortes et attachantes, à peu près semblables à celles de Gustave Wasa et des Deux-Journées. Tékéli, toujours près d'être tué ou arrêté, excite l'attention des spectateurs ; on est tour à tour en proie à la crainte quand on le voit en danger, et au plaisir, lorsqu'il échappe. M. Guilbert Pixerécourt, auteur de cette nouvelle production, connaît parfaitement les effets de théâtre ; il les produit avec art, et sait justifier les invraisemblances inévitables dans ce genre d'ouvrage.
Tékéli a obtenu un grand succès. La pièce est montée avec beaucoup de soin : on n'a épargné ni les costumes, ni les décors, et tous ces motifs réunis attireront la foule pendant longtemps.
On doit des éloges aux acteurs, MM. Tautin, Dumont, Raffile, Melcourt, et surtout à M. Joigny et à Mlle Bourgeois, qui a été redemandée. M. Gérardin-Lacour est auteur de la musique.
Babié.
Journal des Arts. 10 nivôse , an XII.
[Article qui s’attache particulièrement aux acteurs, jugés excellents. Eloge aussi au théâtre pour la manière dont la pièce a été montée.]
Cette pièce a été très-applaudie et elle méritait de l'être. Le premier acte offre des situations très-attachantes. Dans le second, le personnage principal, que l'on tient sous un tonneau ou dans un sac, devient nul, et l'on est fâché que l'auteur n'ait pas trouvé le moyen de le présenter dans des situations plus analogues à sa fierté et à son courage bouillant. Heureusement ce défaut est affaibli par les alternatives de crainte et d'espoir que le danger de Tékéli fait naître dans l'âme des spectateurs, et qui prouvent que l'auteur a bien étudié les effets de la scène. Le troisième acte est vraiment beau dans ses détails et son ensemble.
Ce mélodrame, nous devons le dire, a été mieux joué que beaucoup d'ouvrages marquants ne le sont souvent par des acteurs en réputation. Le citoyen Tautin a de la noblesse dans le rôle de Tékéli ; on voit qu'il a senti et raisonné le caractère de ce personnage : il fait peu de contre-sens dans sa manière d'exprimer; mais il n'est pas assez maître d'une certaine précipitation de voix qui nuit beaucoup à sa diction. Cependant, il a fait à cet égard des progrès : avec de la constance et du travail, il vaincra la nature. Le citoyen Joigny est très-intéressant dans le rôle de Wolf ; le jeu et le débit de cet acteur annoncent l'habitude du grand répertoire. Le citoyen Raffile a du naturel dans le rôle d'un marié niais. Le citoyen Corsse rend avec originalité celui du valet poltron. Enfin, mademoiselle Bourgeois ne laisserait presque rien à désirer dans le rôle de la fière héroïne, épouse de Tékéli, si son débit était moins précipité. La manière dont cet ouvrage est monté fait honneur au directeur. Les costumes, surtout , sont aussi riches que fidèlement copiés sur les portraits des personnages mêmes. L'auteur est le citoyen Guilbert Pixerécourt. M. Girardin-Lacour a composé la musique.
Dusaulchoy.
Gazette de France. Nivôse, an XII.
[Point de vue original : les théâtres de boulevard ont beaucoup de succès, et l’article suggère qu’ils doivent ce succès à la médiocrité des « autres théâtres », dont il semble que les auteurs dont ils jouent les pièces font tout pour détourner le public vers les productions des théâtres de boulevard, qui par ailleurs soignent leurs propres productions. Tel est le cas de Tékéi, dont l’article rend ensuite compte de façon positive. La pièce pourrait bien avoir dans l’année cent cinquante représentations. Elle a tout ce qui est nécessaire pour réussir aussi brillamment.]
Il commence à devenir de mode de fréquenter les spectacles des boulevards ; et ils sont, en grande partie, redevables de cet avantage aux auteurs qui travaillent pour les autres théâtres. On sait que ces auteurs-là font tout ce qu'il est humainement possible de faire pour déterminer le public à déserter les spectacles où il est exposé à voir figurer leurs productions, bon gré malgré ; et si l'on n'avait pas leur amour-propre pour garant de leur loyauté, on serait tenté de croire qu'ils conspirent en faveur des théâtres qui ont le bonheur de ne point avoir de relations directes avec eux.
On ne veut cependant pas insinuer par là que la fortune des spectacles des boulevards soit fondée sur la ruine des autres ; mais ils profitent de ce que les autres sont frappés de stérilité, et cela est dans l'ordre : si l'on joint à cet avantage, qui n'est que négatif, les efforts qu'ils font pour offrir au public des nouveautés dont il ne trouve pas ailleurs l'équivalent, il y aurait de l'injustice à regretter de les voir prospérer.
C'est surtout le théâtre de l'Ambigu-Comique qui se distingue, et par la variété de son répertoire, et par le bon ordre de son administration, et surtout par le goût qu'il met presque toujours dans le choix de ses pièces, et enfin par le talent des acteurs ; car il parait que là, tout le monde travaille de son mieux à contenter le public, depuis les auteurs jusqu'aux ouvreuses de loges. Il lui arrive de temps en temps, en fait de nouveautés, quelques bonnes fortunes qui lui assurent quelquefois pour un an l'état de ses finances ; et tel est Tékéli, que tout Paris ira voir successivement, et qui paraît destiné à aller loin. On pourrait parier qu'avant la fin de l'année qui va commencer, il aura eu cent cinquante représentations.
Cela vaut bien le sort d'une pièce qui n'a l'honneur d'être admise au Théâtre-Français que pour y succomber à la première représentation, ou qui du moins, en revenant le lendemain de son premier étourdissement, ressemble à ces chandelles qui ne jettent une dernière lueur que pour puer en s'éteignant.
Tékéli est un fait historique, moitié vrai, moitié dénaturé, en vertu des licences dramatiques. Le héros de cette pièce est connu, et deux mots suffisent pour mettre les lecteurs à même de voir le parti que l'auteur a tiré de son sujet. Il suppose Tékéli revenant de la Turquie, après deux ans d'absence et d'adversités, au moment où sa femme, enfermée depuis deux ans dans Mongatz, se trouve réduite par les assiégeants, à la dernière extrémité. Mais il faut arriver à travers un camp ennemi, où l’on a reçu l'avis de son retour, où son signalement est pour ainsi dire donné comme un ordre du jour. L'auteur a su répandre sur cette situation tout l'intérêt dont elle est susceptible, et on peut dire que son imagination l'a très-heureusement servi. Cette pièce qui, d'un bout à l'autre , offre beaucoup de mouvement, de chaleur, de fracas, et de ce qu'on appelle spectacle, est écrite avec beaucoup de goût et de pureté. L'auteur a été demandé avec autant d'empressement, après la seconde représentation, qu'après la première : C'est M. Guilbert Pixerécourt, connu par les Mines de Pologne, l'Homme à trois visages, la Femme à deux maris, etc. Le théâtre de l'Ambigu-Comique lui a les plus grandes obligations.
Salgues.
Courrier des Spectacles. 29 juillet 1804.
[Après l’interdiction, le retour sur la scène, pour retrouver le succès. Tout contribue à attirer le public, intérêt, situations, varité des scènes, costumes et décorations.]
Cette pièce a été défendue par ordre de l'Empereur à la quarante-huitième représentation, et suspendue pendant cinq mois. Depuis quelques jours, elle reparaît sur les affiches du théâtre de l'Ambigu-Comique, et chaque jour, elle reçoit du public l'accueil le plus aimable et le plus mérité. L'auteur est trop connu dans ce genre pour que nous soyons obligés d'ajouter quelque chose aux éloges que lui donnent le public et les journalistes. L'intérêt qui règne dans Tékéli, la beauté des situations, la variété des scènes, tantôt plaisantes et tantôt pathétiques, la richesse des costumes et des décorations, tout assure à cette pièce un succès de longue durée.
Dans la chronologie de ses œuvres, établie en 1841, Guilbert de Pixerécourt crédite la pièce de 430 représentations à Paris et de 904 en province. C'est un des plus grands succès de sa carrière.
(1) Quelques personnes ont cru voir une grande analogie entre les affaires de Hongrie et celles de Pologne : les causes et les résultats furent sans doute les mêmes ; mais les situations respectives n'ont rien de commun. Les souverains de la Russie, loin d'avoir possédé la couronne de Pologne à titre d'élection volontaire et conditionnelle, ne l'ont jamais portée que par droit de conquête.
(2) On sait que les États héréditaires des archiducs d'Autriche étaient bien minces en comparaison de ceux de Bohême et de Hongrie, qu'ils n'avaient que par élection , ainsi que la couronne impériale d'Allemagne.
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