Ulysse (tragédie, Lebrun)

Ulysse, tragédie en cinq actes, en vers, de Pierre-Antoine Lebrun, 28 avril 1814.

Théâtre Français.

Titre :

Ulysse

Genre :

tragédie

Nombre d'actes :

5

Vers / prose

vers

Musique :

non

Date de création :

28 avril 1814

Théâtre :

Théâtre Français

Auteur(s) des paroles :

Pierre-Antoine Lebrun

L'Almanach des Muses de 1815 présente cette pièce sous le titre : Le Retour d'Ulysse et il n'est pas le seul..

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez J.-N. Barba, 1815 :

Ulysse, tragédie en cinq actes, jouée pour la première fois sur le Théâtre-Français, le 28 avril 1814. Par M. Lebrun.

Le texte de la pièce est précédé d'une préface :

PRÉFACE.

Le retour d'Ulysse dans sa patrie a été le sujet de plusieurs tragédies en France et chez les étrangers. Celle de l'abbé Genest est la plus connue et celle qui mérite davantage de l'être. Le style de cet ouvrage ne manque ni de douceur ni quelquefois d'élégance ; mais les amours de Télémaque et de la princesse Iphise jettent une grande froideur sur un sujet qui doit sur-tout intéresser par sa simplicité antique, et par la représentation fidèle des mœurs primitive de la Grèce, si touchantes dans les récits d'Homère.

On a comparé la nouvelle tragédie avec l'ancienne. Il n'est guère possible que, faits d'après un même modèle, les deux ouvrages ne présentent pas des ressemblances. On trouvera dans les scènes de l'arrivée d'Ulysse quelques détails et un vers qui appartiennent à Genest ; dans le reste, tout est différent; le sujet est même considéré sous un autre point de vue.

L'abbé Genest, ainsi que le titre même de sa pièce l'annonce, a fait de Pénélope son principal personnage. Il s'est attaché à peindre sa fidélité, sa pudeur, sa constance,. et à l'offrir comme un modèle des vertus de son sexe. Ici, c'est Ulysse sur-tout qu'on présente, c'est sa vertu mâle et persévérante, triomphant à la fin de tous les coups du sort ; c'est le combat des sentiments les plus tendres et les plus terribles, qui paraissent en lui avec d'autant plus de force qu'il a plus besoin de les cacher ; c'est enfin le spectacle, grand et dramatique , d'un roi, d'un époux, d'un père, qui rentre dans sa patrie, après vingt ans d'absence et de malheurs ; invisible, pour ainsi dire, comme les dieux qui le conduisent ; et forcé, pour accomplir sa vengeance et pour sauver sa propre vie, de contenir devant les plus chers objets, les plus doux sentiments de la nature.

Quelques personnes ont cru voir dans cet ouvrage une pièce de circonstance ; et cette idée a même eu quelque influence sur le sort de la première représentation. Ce serait envisager cette tragédie sous un point de vue qui lui est étranger. Il est inutile de dire à ceux qui connaissent l'art, qu'on ne fait point de tragédies de circonstance; et aux autres, il leur suffira sans doute d'apprendre qu'Ulysse a été représenté tel qu'il était fait depuis plus de trois ans. Il y aurait donc autant d/indiscrétion à l'auteur à tirer vanité des passages de sa pièce qui se trouvent en rapport avec les sentiments du public, qu'il y aurait d'injustice à le blâmer des choses qui y entrent d'une manière moins positive, et qui tiennent au fond du sujet.

Journal des débats politiques et littéraires, du 30 avril 814, p. 1-4 :

[Charles Nodier, qui a pris la succession de Geoffroy dans ce qui était peu avant encore le Journal de l’Empire et est devenu le Journal des débats politiques et littéraires, entreprend de rendre compte de la tragédie que Lebrun a consacré à Ulysse et à son retour (la pièce est désignée par deux titres, soit le Retour d’Ulysse, soit Ulysse). Son jugement est sans appel : la pièce est mauvaise : son sujet est impropre à faire naître pitié ou terreur, « qui sont les mobiles de la tragédie ». Le sujet ne peut susciter aucun intérêt, d’autant que toute inquiétude disparaît dès lors qu’Ulysse est reconnu. Et le moyen de l’arc pour cette reconnaissance est épique, et non tragique. La pièce en cinq actes a donc échoué, et il lui aurait fallu « une grande perfection de style, une grande vérité de couleur antique et une action habilement ménagée » pour tenir l’attention pendant trois actes. Les deux premiers actes « ont été bien reçus », parce qu’ils sont bien écrits, mais il aurait fallu ensuite que l’intérêt augmente dans la suite, ce qui n’est pas le cas, Nodier montrant que les trois derniers actes comportent ou aucun élément d’intérêt, ou un intérêt limité. Il atteint le maximum de la sévérité pour le cinquième acte, « une superfétation fastidieuse », « une péripétie inutile », dans lequel l’auteur a glissé un récit de deux cents vers. Et ce dénouement montrant les efforts vains des prétendants n’est pas digne d’une tragédie (les comparaisons proposées par Nodier sont très péjoratives). Le jugement final revient à la cause principale de l’échec, un sujet mal choisi. Avec un meilleur plan, il eût obtenu « un meilleur succès ». Sa pièce comporte des éléments positifs, de style, de « scènes heureuses » et de « situations bien entendues », mais le critique y a vu de nombreuses réminiscences, de Mérope (Voltaire), d'Andromaque (Racine), d'Agamemnon (Lemercier), et cette allégation est peut-être bien une perfidie.]

THEATRE FRANÇAIS.

Le Retour d’Ulysse.

Ulysse est un personnage épique et même un personnage dramatique du second ordre, mais ce ne sera jamais le héros d'une bonne tragédie, parce qu'il n'est pas tragique ; son caractère adroit jusqu'à la souplesse peut très bien servir à nouer une intrigue, intéressante, et c'est le parti que Sophocle en a tiré, mais il ne peut inspirer ni cette tendre pitié ni cette terreur profonde qui sont les mobiles de la tragédie. Son retour à Ithaque rappelle les tableaux immortels d'Homère ; mais il n'y a rien de commun entre le sentiment que ces peintures font naître et relui qu'on cherche au théâtre. Quel intérêt ce sujet peut-il exciter? La crainte que Pénélope ne soit forcée à devenir l'épouse d'un des princes qui se discutent sa main, seroit un sentiment très peu tragique, même quand cette crainte seroit fondée sur quelque chose : mais il est impossible de la ressentir du moment où Ulysse est arrivé. On sait bien que toutes les prétentions cesseront quand il sera reconnu. La vengeance d'Ulysse est une passion froide, inutile, à laquelle personne n'est tenté de s'associer. Le moyen de l'arc est homérique ; il a le mérite d'une histoire du temps passé dont la simplicité nous touche, mais ce n'est pas un moyen dramatique ; et, pour trancher le mot, c'est un moyen ridicule dans une tragédie française. Il n'est pas étonnant que l'auteur, trompé par un sujet faux et qui ne fournissoit que deux ou trois situations, ait échoué en cinq actes. Une grande perfection de style, une grande vérité de couleur antique et une action habilement ménagée, auroient tout au plus soutenu l'attention pendant trois actes sans la fatiguer, et en dernière analyse on auroit fait encore une mauvaise tragédie, parce que le défaut est dans le fond.

Le premier et le second acte ont été très bien reçus, parce ils étoient en général bien écrits; qu’ils avoient de la couleur, et qu’ils offroient cette espèce d'intérêt qui suffit pour les deux premiers actes d'une tragédie, mais sur lequel il ne faut pas compter quand il n'est pas susceptible de s'augmenter dans les autres. Le troisième acte a beaucoup langui ; le quatrième a été relevé par deux scènes assez heureuses, dont l'une sortoit très nécessairement du fond du sujet, celle de la reconnoissance. Le cinquième qui n’étoit qu’une superfétation fastidieuse, où l’auteur a jeté une péripétie inutile, et qu’il a été obligé d’allonger d’un récit de deux cent [sic] vers pour lui donner la dimension convenable, est par surcroît de malheur le plus foiblement versifié de tous, et la raison en est toute simple. Il n’y a rien de plus difficile à bien dire que ce qui ne devroit pas être dit : le public qui avoit attendu l’intérêt jusques-là, et qu’il n’étoit plus question que des vains efforts des prétendans pour tendre l'arc d’Ulysse, ne s' est pas montré fort satisfait de ne trouver au dénoûment d'une tragédie qu'un épisode de la Princesse de Babylone, ou une scène de Rose et Colas. Le succès général a été équivoque ou ̃nul.

L'auteur a débuté, je le répète, par un sujet mal choisi. Je ne doute pas qu'il n'eût mérité un meilleur succès en traitant un meilleur plan. Son style annonce de bonnes études, et à travers-beaucoup de réminiscences de Mérope, d'Andromaque, d' Agamemnon, il a conçu des scènes heureuses et des situations bien entendues. Je reviendrai sur la pièce et sur les acteurs à une seconde représentation, car je ne pense pas que M. Lebrun se tienne pour vaincu.

[Assez brutalement, le compte rendu de la tragédie d’Ulysse cède la place à une polémique très vive. Charles Nodier répond à une imputation grave, portée dans le Journal des débats même, d’avoir été un bien timide opposant à Buonaparte, puisque c’est ainsi qu’on le désigne après son abdication. Les débuts de la Restauration ne sont pas une époque tranquille.]

Journal des débats politiques et littéraires, du 5 mai 1814, p. 1-3 :

[Second article portant le titre le Retour d’Ulysse, ais qui parle peu de la pièce, puisqu’il est très largement consacré à ce qui nous semble peut-être des questions annexes, mais à tort sans doute. Le critique, Charles Nodier, préfère parler de deux points qui concernent la diction des tragédies. Il parle d’abord longuement de la question du choix du tutoiement dans la tragédie, à l’imitation des langues anciennes qui ignorent le vouvoiement. Nodier s’oppose vigoureusement à cette pratique : l'opposition du tu et du vous est pour lui un élément essentiel de la langue française. Il en profite d’ailleurs pour parler de l’évolution générale de la langue, vouée à la corruption, mais aussi sur la perte provoquée par l’interdiction du vouvoiement, que la France a connue pendant la Révolution. Il revient ensuite sur la pièce de Lebrun, pour dire qu’elle doit être condamnée sur trois points, celui du plan, objet du premier article, celui de la diction, jugée un terrible appauvrissement dans le théâtre actuel où elle se réduit à une sorte de récitatif, de « psalmodie monotone ». Nodier critique ce qu’il appelle « la manie de dégrader l’expression pour trouver le naturel ». Le tableau qu’il donne de cette façon de réciter les vers tragiques est saisissant : « des sons lugubres, lamentables, déchirans », qui n’ont plus de rapport avec la voix humaine ». Et il promet de revenir sur le troisième point, les situations et les détails, pour lequel il a besoin d’un artcle complet.]

THEATRE FRANÇAIS.

Le Retour d'Ulysse.

Le système dramatique des Grecs est avoué par toutes les littératures classiques de tous les pays et de tout les âges; mais il ne faut rien outrer ; et parce que les Grecs ont eu des idées très justes sur la tragédie, il ne faut pas se calquer tellement sur eux qu'on viole pour cela toutes les convenances de notre littérature nationale qui a son esprit, ses bienséances et ses lois. Ainsi M. Lemercier, dont les mauvais exemples étoient très dangereux, parce qu'ils avoient l'autorité du talent, donnoit un fort mauvais exemple quand il introduisoit sur notre scène tragique ce tutoiement grec dont M. Lebrun a fait usage d'après lui dans le Retour d’Ulysse, et qu'il faut sévèrement proscrire partout où il se présentera, parce qu'il est en opposition absolue avec l'esprit de notre langue, et qu'il ne peut prêter au dialogue, dont il détruit d'ailleurs les plus précieuses nuances, que le charme trompeur et si vite évanoui de la nouveauté.

Le tutoiement s'emploie chez nous en trois cas différens. ce qui permet au poëte d'en tirer successivement différentes beautés que le système de M. Lebrun ne comporte pas. Il exprime le rapport d'une familiarité intime et affectueuse : voilà son acception générale. Puis dans une acception extrême, il est le langage du mépris et de l'aversion Tranporté à l'autre, il devient celui de l'amour, du culte ou d'une vénération qui en approche. La seconde personne du pluriel ne s’approprie dans notre langue qu'à la conversation ordinaire et sans passion. C'est l'expression de la politesse française et si l'on se refuse à recevoir cette convention, ce an’est plus en français qu'il faut écrire.

Il n'en étoit pas de même dans la plupart des langues anciennes, où la syntaxe, conforme à la nature, ne permettoit pas d'adresser le pronom pluriel à un seul individu: C'est l'urbanité excessive des sociétés modernes qui a inventé cette cacologie ridicule dans son principe, mais agréable dans ses effets. On sait même qu'on est allé beaucoup plus loin Cette formule devenue trop commune, il a fallu recourir à la troisième personne du singulier pour parler à une personne présente. Ce solécisme que les Allemands ont encore raffiné, puisqu’ils se servent de la troisième personne du pluriel pour le même usage, ne peut pas tarder à passer dans les classes inférieures qui font d'autant plus de cas du bon ton qu'il leur est plus difficile d'y atteindre, et on ne doute pas que l'adulation toujours féconde en découvertes, ne trouve incessamment un moyen de remplacer cette absurdité grammaticale par une autre jusqu'à l'époque où celle-ci, avilie par l'usage populaire, aura besoin elle-même d'être remplacée. Voilà de quelle manière les langues se corrompent ; et comment les prétentions des hommes d'un certain ordre ne contribuent pas moins à leur dégénération que l'ignorance grossière du bas peuple.

Je ne crois pas que ces délicatesses s'introduisent jamais dans le style tragique et je serois loin d'approuver la condescendance du poëte qui les emprunteroit aux salons pour l«s donner à la scène ; mais il n'en est pas de même de la nuance du tu et du vous, qui est bien française, bien authentique, bien légitime, et qu'on ne peut s’interdire sans se priver en même temps d'une foule de ressources dont un peu de vernis antique seroit loin de compenser la perte. A considérer cette question sous son côté moral, j'avouerois volontiers que si cette nuance, quelque délicate qu'elle soit, a servi à multiplier les points de démarcation d'homme à homme dam les sociétés nouvelles, nous l'avons payée assez cher ; mais cet aperçu est fort loin de ceux qu'il e»t permis de saisir dans l'examen d’une tragédie.

Je me plais à reconnoitre qu'on ne rendroit pas assez de justice au talent de M. Lebrun, si on ne lui accordoit que de l’indulgence. C'est réellement beaucoup plus que de indulgence que M. Lebrun mérite ; c’est une sévérité raisonnée, et telle qu'elle puisse un jour lui devenir utile. J'ai cru devoir attaquer son plan dans le premier article que sa tragédie m'ait fourni ; je condamne maintenant un de ses moyens, et je choisis, à la vérité, le plus mécanique de tous ; mais j'insisterai sur les situations et sur les détails, quand il me sera possible de lui donner un article exclusif.

Je voudrois avoir bien démontré aux acteurs du Théâtre Français, par ce que je viens de dire, que nous avons moyen d'être sévères d'une manière très honorable pour ceux qui sont l'objet de nos critiques ; mais j'avoue que je ne suis pas sûr de les avoir persuadés. Quoi qu'il en soit, je déclare que je ne me-crois point obligé, par mon ministère, à contrister la médiocrité sans espérance, qui use de vains efforts à tenter un perfectionnement impossible ; mais que je ne négligerai jamais l'occasion d'indiquer la bonne route au talent qui s'égare tout en commençant sa carrière et d'y ramener le talent qui s'en éloigne après l'avoir long-temps parcourue. Je ne dissimulerai donc point que je ne m'accoutume pas plus que le public à la psalmodie monotone de cette déclamation notée qu'on a introduite depuis quelques années au théâtre, et qui ne met à la place de la belle diction tragique qu'un récitatif ennuyeux. Je sais que cette manière de dire est un artifice qui coûte beaucoup aux acteurs, et dont ils n'ont pas contracté l'habitude sans d'incroyables efforts ; mais je les plains d'avoir substitué ce moyen factice aux moyens que leur enseignoit le nature et qu'ils avoient fait valoir d'abord d’une manière si brillante. La déclamation théâtrale est une espèce de langue qu'il faut éviter de rapprocher trop exactement du ton de la conversation familière. Elle a son idéal comme tous les arts ; et la manie de dégrader l'expression pour trouver le naturel, est un des grands défauts d'une très mauvaise école ; mais il ne faut pas non plus rétrograder sur l'art jusqu'à l'époque où la déclamation fut un plain-chant du même genre que celui qui s'est conservé dans I église : cet excès est tout aussi désagréable que l'autre, s’il ne 1’est pas davantage ; et je doute qu'on pût nous y faire prendre beaucoup de plaisir quand même on auroit porté cette mélopée au plus haut degré de perfection dont elle soit susceptible, II résulte de la nouvelle méthode, que des sons lugubres, lamentables, déchirans, dont on auroit pu tirer un très grand parti en temps et lieu, ne produisent d'autre effet que l'ennui depuis qu'ils sont devenus une habitude de l'acteur, et qu'ils composent une espèce d’air oblige sur lequel on chante régulièrement toutes les tragédies du monde. La voix dramatique n'a plus de rapport avec la voix humaine ; c’est un instrument sépulcral qui résonne du fond des tombeaux, et qui rappelle ces porte-voix dont se servoient les anciens; ou bien c'est un harmonica si élevé, qu'il faut toute l'apathie d'un système nerveux blasé sur les sensations musicales pour en supporter l'éclat. Et qu’on ne m'accuse pas de parler avec peu de ménagemens de talens qui font l'honneur et le charme de la scène ! non seulement je sais les apprécier aussi bien que personne, mais il me semble que je les relève beaucoup en déclarant qu'il faut tout leur prestige pour déguiser un pareil défaut, défaut dont je ne voudrois pas faire mention, je le répète, s’il étoit le résultat nécessaire d'une organisation incorrigible, mais que je ne cesserai de signaler, parce qu'il est l’effet combiné d'un détestable système.

A cela près, Talma joue Ulysse dans l'esprit classique de ce rôle ; Mlle Duchesnois a d'excellentes intentions et de beaux momens dans celui de Télémaque et Mlle Georges est une fort belle Pénélope.

Le parcours rapide de la collection du Journal des débats politiques et littéraires du mois de mars ne m’a pas permis de trouver ce qui aurait été le troisième article cosnacré à la pièce de Lebrun.

Mercure de France, journal littéraire et politique, tome cinquante-neuvième, n° DCLVII (avril 1814), p. 162 :

[La tentative de traiter le sujet du retour d'Ulysse par Lebrun n’est pas jugée satisfaisante, même si elle est supérieure à ce qu’avait fait l’abbé Genest. Trois premiers actes froids et sans action, cinquième acte faible, seul le quatrième offre de l'intérêt. Quelques vers heureux, mais aussi incorrections, trivialité, ridicule. Les acteurs sont diversement jugés, et plutôt sévèrement. Il n’y a pas là de quoi enrichir le répertoire du Théâtre Français.]

Première représentation d'Ulysse, tragédie en cinq actes, de M. Lebrun.

L'abbé Genest a fait représenter au Théâtre Français une tragédie de Pénélope, dont le style est lâche et faible. Un amour insipide y est placé, suivant l'usage du temps. M. Lebrun pouvait donc, sans témérité, traiter ce sujet; mais l'exécution n'a pas répondu à l'entreprise. Les trois premiers actes sont froids et sans action : il y a de l'intérêt dans le quatrième, mais le cinquième est faible. On trouve dans l'ouvrage quelques vers heureux; mais plusieurs sont remarquables par l'incorrection, la trivialité, le ridicule. Mademoiselle Duchesnois a rendu avec énergie et chaleur le rôle de Télémaque ; ceux de Pénélope et d'Eumée ont été joués faiblement. Talma a obtenu de justes applaudissemens dans quelques parties du rôle d'Ulysse. Au total, la pièce a produit peu d'effet, et n'enrichira pas probablement le répertoire tragique.

Le Spectateur, ou variétés historiques, littéraires et critiques, par M. Malte-Brun, (1814), n° III, p. 135-136 :

[Dans un paysage théâtral pauvre, une pièce peu réussie, parce que son sujet n’est pas dramatique : trop de récits (inanimés) et de discours (communs). Peu de beautés dans le style, souvent faible, voire très faible. La pièce a été sauvée par l’action des amis de l’auteur, et par les circonstances politiques. Une second ereprésentation ne changera pas le destin d ela pièce, promise à l’oubli.]

Peu d'ouvrages nouveaux ont paru pendant ce mois. Les Français ont donné le Retour d'Ulysse, tragédie en cinq actes, par M. Lebrun. Il est difficile de concevoir comment un homme de quelque esprit a pu voir, dans ce sujet purement épique, une donnée de tragédie. Les détails de la rentrée secrète du prince d'Ithaque dans sa maison, le tableau du désordre que les adorateurs de Pénélope y avoient introduit, la peinture du combat entre ces usurpateurs et le maître légitime, tout ce qui dans l'Odyssée compose un ensemble si naturel, si piquant et en même temps si touchant, est incompatible avec la marche vive d'une action tragique. Aussi l'auteur avoit-il pris le parti de ne pas donner beaucoup de rapidité à son action. Il nous a fait entendre bien des récits, bien des discours ; malheureusement ces récits étoient inanimés, ces discours étoient communs ; le style n'offroit que de loin en loin ces beautés de détail qui peuvent assurer à une pièce froide un succès d'estime ; au contraire, on a retenu beaucoup de vers et de tirades foibles, et plus que foibles. Le zèle des amis et l'indulgente disposition d'un public rempli d'autres idées, ont pourtant sauvé la pièce d'une mort subite ;. elle obtient même, au moment où nous écrivons, une seconde représentation : son agonie durera peut-être encore quelques jours ; mais, finalement, il faut que mort s'en suive, car elle ne renferme pas une dose suffisante de feu vital. L'auteur a mieux réussi dans le genre comique.

L’Esprit des journaux français et étrangers, tome V, mai 1814, p. 281-289 :

[Une tragédie en cinq actes, sur un sujet emprunté à Homère, voilà qui justifie un compte rendu en bonne et due forme, et le critique ne manque pas à ses devoirs : il commence par montrer les terribles écueils que comporte le sujet, fort peu dramatique, puis il rappelle les tentatives antérieures de traiter ce sujet, dont il retient essentiellement une tragédie d’un abbé Genetz sur laquelle il rappelle que La Harpe a oublié de la signaler, quand Bossuet, pourtant ennemi du théâtre, en faisait grand cas. Un long paragraphe est employé à porter un jugement plutôt négatif sur la tragédie de Genetz, certes « estimable », mais surtout «  froid, sans couleur locale, sans mouvement et sans ressort dramatique ». La tragédie nouvelle, à laquelle il arrive enfin, imite de près celle de Genetz, du moins dans les premiers actes, aussi froids et vides que ceux de Genetz. Trois actes donc sans action : celle-ci ne débute qu’à la fin de l’acte III avec l’arrestation d’Ulysse que personne n’a encore reconnu (à part son chien...). C’est l’occasion pour Ulysse de révéler l’oracle de Dodone qui donne le royaume à qui bandera son arc. Le dénouement est révélé par trois récits successifs qui confirment qu’il s’agit du « dénouement d'un poème, et non celui d'une tragédie ». L’oeuvre a été bien accueillie, malgré une opposition assez forte (les premières au Théâtre Français sont des combats !). On a reconnu à l’auteur « une certaine maturité d'idées morales et philosophiques », mais peu de sens du théâtre. Et son style est jugé peu correct : il y a trop de trivialités, une versification maladroite que ne compensent pas des « tirades bien pensées ». L’élévation des idées a été applaudie, et surtout celles qui coïncidaient avec le retour de « nos rois » qui a suscité « des applaudissemens éclatans et unanimes ». L’auteur a été nommé. Il est déjà connu par des odes.]

Théatre Français.

Ulysse, tragédie en cinq actes.

En lisant les derniers livres de l’Odyssée avec l'intérêt qu'ils inspirent, et le charme inépuisable que répand sur ses narrations le chantre d'Achille et d'Ulysse, dans ce retour inespéré du roi d'Ithaque, dans le développement de l'admirable caractère de Pénélope, dans l'éclatante punition que la main divine inflige à ses prétendans audacieux ; enfin dans ce tableau si animé, si vivant de la vertu récompensée, du vice puni, on trouve bien le dénouement le plus heureux d'un poëme épique ; mais on cherche en vain le sujet d'une tragédie ; ou si on croit l'y entrevoir, on est sur-le-champ effrayé des écueils que ce sujet offre à la pensée, et du danger dont il est en quelque sorte environné. De ce nombre sont l'attitude nécessairement passive de Pénélope qui, dans tout le cours de son rôle, n'a que deux mots à répéter : « j'attends le retour de mon époux, et je refuse tout autre hymen ». Celle presque aussi passive de Télémaque, qui ne peut exhaler que de vaines menaces ; celle des prétendaus qui, ne pouvant tous s'offrir sur la scène, n'y doivent paraître que par représentans ; celle même d'Ulysse, réduit pendant l'action toute entière à se cacher, et imposant au poëte une tâche difficile à remplir ; celle de varier les moyens pour les reconnaissances successives et indispensables d'Ulysse avec Eumée, avec Télémaque, avec Pénélope.

Plusieurs auteurs ont cependant traité ce sujet si rebelle et si ingrat en apparence ; leurs productions dorment dans un profond oubli; on n'a conservé le souvenir que de la Pénélope de Genetz, et de l'opéra de Marmontel qui a le même titre. La Harpe a accordé quelques lignes d'éloge à l'opéra ; il le trouve mieux fait que celui de Didon du même auteur ; il cite la scène entre Ulysse et Pénélope comme bien conçue, bien dialoguée, bien versifiée ; mais comme si cela était inhérent au sujet, il trouve que le poëme manque d'intrigue et de caractères, que le rôle de Télémaque est nul, et que le troisième acte seul est dramatique ; que la langueur des deux premiers doit être cause du peu de succès de l'opéra, malgré que la musique fût de l'auteur de Didon.

Par une distraction assez extraordinaire, La Harpe ne parle point de la Pénélope de l'abbé Genetz, l'une des pièces les plus distinguées dans le répertoire des imitateurs de Racine, que Voltaire condamna à l'obscurité, en s'emparant tout-à-coup de la scène française. La Pénélope de Genetz parut eu 1684 : elle ne fut jouée d'abord que sept à huit fois sur le théâtre de la rue Guénégaud ; mais elle eut beaucoup de succès à sa reprise, en 1722, et vingt-cinq ans après, la célèbre Mlle. Clairon lui donna une vogue nouvelle. Elle attache, dit l'auteur d'une notice sur l'abbé Genetz, autant par le caractère vertueux des principaux personnages, que par la gradation de l'intérêt, et par son dénouement pathétique ; elle respire le goût de la belle et simple antiquité ; c'est dommage que les premiers actes soient si languissans : la versification est assez coulante, mais lâche, faible et prosaïque. Le grand Bossuet, ennemi du théâtre, fut si pénétré des sentimens de vertu dont cette tragédie est semée, qu'il témoigna qu'il ne balancerait pas à approuver les spectacles, si l'on y donnait toujours des pièces aussi épurées.

Avant d'assister à la représentation de la tragédie d’Ulysse, donnée pour la première fois au Théâtre-Français, beaucoup de personnes auront voulu sans doute relire la Pénélope de Genetz : peut-être parmi les amateurs du parterre, un assez grand nombre en suivaient-ils la lecture pendant la représentation de l'ouvrage nouveau, pour observer jusqu'à quel point l'auteur moderne ressemblait à l'ancien, ou s'était écarté de son plan. Mais parmi ces amateurs, je doute que le jugement que je viens de transcrire ait été complettement ratifié. Ils auront reconnu avec l'illustre évêque de Meaux, que les sentimens les plus purs y sont développés ; ils auront donné au style les mêmes épithètes que l'auteur de la notice ; ils auront trouvé les premiers actes très-froids, mais ils ne conviendront pas que l'ouvrage respire le goût de la belle et simple antiquité, et sur-tout que le dénouement soit pathétique ; ils auront reconnu, au contraire, que l'auteur a sacrifié au goût du temps, en introduisant dans son ouvrage l'inutile et froid épisode de l'amour de Télémaque pour une de ces Iphyses, personnages alors obligés en quelque sorte, et pour lesquels Crébillon lui-même fut forcé d'amollir son mâle et terrible pinceau. Ils ont senti que pour tous les détails inhérens au sujet, pour les faits consacrés par la Muse du grand poëte, pour tous [sic] ce qui tient à la peinture des mœurs antiques, pour tous les traits qui caractérisent dans Homère le retour d'Ulysse dans ses foyers, Genetz s'est soigneusement tenu éloigné du modèle grec, et a manqué pour le reproduire sur la scène française, ou de hardiesse ou de talent. Son ouvrage est estimable sans doute, mais froid, sans couleur locale, sans mouvement et sans ressort dramatique. Mlle. Clairon lui a donné une vogue passagère ; c'est une des preuves les plus incontestables de son talent. Aussi depuis la perte de cette grande actrice, les comédiens français ont reconnu sans doute qu'elle avait emporté avec elle le secret de rendre Pénélope dramatique et intéressante, ils ne l'ont pas fait reparaître, et l'on ne saurait les en blâmer.

Un jeune auteur vient de nous rendre son portrait ; il l'a, autant que peut le permettre le goût moderne, dessiné d'après l'antique; et si la parité du sujet et les limites qu'il impose, ont entraîné cet auteur à des imitations forcées de Genetz, ce n'est que dans les scènes d'exposition, et dans les premiers actes, où cette ressemblance inévitable en a entraîné une bien malheureuse, celle de la froideur et du vuide d'action.

Ces trois premiers actes ne peuvent donner lieu, comme ceux de l'ancienne tragédie, qu'à une bien courte analyse. Pénélope voit revenir son fils Télémaque de son voyage à la recherche d'Ulysse. La Grèce entière s'est tue sur le sort du roi d'Ithaque, et, Polyphonte nouveau, mais bien moins fier, moins vigoureux, moins éloquent que celui de Merope, Antinoüs parle en maître à la reine dont il brigue la main. Dans sou palais, déserté pour la fête d'Apollon, et mal gardé sans doute par les préteudans, Ulysse échappé à dix ans de combats, et à dix autres années de traverses, pénètre sous d'obscurs vôtemeus. Une scène est consacrée à sa reconnaissance avec Eumée, et l'auteur y a fait entrer avec beaucoup d'art l'idée de cette autre reconnaissance tout-à-fait homérique qu'Ulysse fit à la porte de son fidèle pasteur.

Un ami m'est resté.... non parmi les humains(1),
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Il est mort de sa joie en revoyant son maître.....

L'auteur a franchi l'un des écueils du sujet, en suspendant pendant le second et le troisième acte la reconnaissance avec Télémaque ; mais il en résulte deux scènes presque semblables, dans leur motif, dans leur coupe et dans leur issue, et deux suspensions qui dénotent du vide et produisent du froid. Ce n'est qu'à la fin du 3e. acte qu'un mouvement se fait sentir, et ce mouvement est l'arrestation d'Ulysse par ordre d'Antinoüs, sous les yeux même de Pénélope qui n'a pas encore reconnu son époux.

Ulysse dès-lors a bien droit de demander qui donc commande à Ithaque ; le spectateur se le demandait aussi, et lorsqu'au 4e. acte Antinüus en l'interrogeant prouve qu'il use d'un droit légitime ou non, on n'a pas reconnu le prudent et l'artificieux Ulysse, à l'énergie de ses réponses, à la fierté de son maintien, à la hardiesse de ses menaces. Antinoüs se laisse impunément braver ; Ulysse se rend très-volontairement suspect ; cependant il réussit à bannir tout soupçon en faisant connaître à Antinous l'oracle de Dodone relatif à l'arc d'Ulysse, et au prix réservé à celui des prétendans qui saura le courber. Antinoüs se croit bientôt vainqueur et roi ; l'orgueil achève de lui ôter toute prudence, il laisse Ulysse avec Pénélope, avec Télémaque : sa situation, toute invraisemblable qu'elle est, est vive, pressante ; la double reconnaissance a de la chaleur et de l'effet ; on commence à s'intéresser, à concevoir une idée de danger et d'espérance; mais le cinquième acte s'ouvre, et la grande scène du combat miraculeux décrit par Homère, se déroule divisée en un récit d'Eumée, un récit d'Euryclée, un récit de Télémaque, ce qui nous justifie d'avoir dit que nous avions ici le dénouement d'un poème, et non celui d'une tragédie.

L'ouvrage a été écouté avec une bienveillance soutenue, protégée avec intérêt contre une opposition assez vive. Il annonce dans son jeune auteur une certaine maturité d'idées morales et philosophiques, et plutôt un talent exercé par la réflexion et par l’étude des anciens, qu'une imagination fertile en ressorts dramatiques, en combinaisons théâtrales. Le style a singulièrement besoin d'être châtié, il manque de correction, de simplicité, d'élégance et d'harmonie ; quelques tirades bien pensées, et écrites avec fermeté ne rachètent pas assez l'alliance d'une élévation quelquefois outrée, et d'une trivialité choquante ; les inversions forcées, les coupes inusitées, les rimes hasardées sont fréquentes.

Cependant on a remarqué et vivement applaudi un grand nombre d'idées noblement exprimées, des détails difficiles que l'auteur a poétiquement rendus, quelques élans heureux et brillans dans le rôle de Télémaque, et dans celui d'Ulysse beaucoup de traits auxquels les mémorables événemens qui viennent de rétablir nos rois dans leur antique héritage, donnaient le mérite de l'à-propos, et assuraient à l'avance des applaudissemens éclatans et unanimes.

L'auteur a été demandé; la grande majorité du public a voulu lui donner ce témoignage de satisfaction, et surtout d'encouragement. Un acteur a fait connaître M. Lebrun qui, par un début très-brillant et d'heureux essais dans le genre de l'ode, avait fait remarquer la conformité propice de son nom avec celui d'un poëte qui, hardi dans ses beautés, plus hardi dans ses défauts, semble appartenir par les premières au siècle de Racine dont il connut le fils, et par les secondes à une époque de décadence que son exemple pourrait précipiter, si quelques hommes éclairés et impartiaux, n'avaient avec soin marqué dans ses poëmes, les pages où il est admirable, parce qu'il y est resté fidèle aux lois de la raison et du goût.

S....                             

(1) Cet hémistiche, non parmi les humains, a paru très-heureux : il rappelle cette chanson charmante où M. de Ségur peint le regret que lui inspire la perte de l'ami le plus attaché, le plus désintéressé, le plus fidèle :

Etait-ce un homme ? Oh ! mon Dieu, non ;
C'était mon pauvre chien Pluton.

Journal des débats politiques et littéraires, 9 décembre 1815, p. 1-4 :

[Un long article pour une reprise d’une œuvre récente, puisqu’elle n’a paru qu’il y a un an et demi. Le critique commence par payer son tribut au pouvoir en place : non, bien sûr, il ne s’agissait pas d’une pièce inspirée par les événements en train de se dérouler, mais il faut reconnaître que le hasard a bien fait les choses : ce retour d’un héros qui chasse les usurpateurs pour le plus grand bonheur de tout un peuple, quelle coïncidence ! Mais l’auteur n’avait pas besoin de se défendre d’avoir fait une pièce de circonstance : le temps qu’il faut pour écrire une tragédie rend cette idée insoutenable. La suite de l’article traite de graves questions de littérature  le critique s’interroge sur le sort que Lebrun, le jeune auteur de la tragédie (30 ans), a fait de ce que lui offrait Homère. La première question qui se pose est bien sûr celle de savoir si le sujet emprunté à Homère est un sujet dramatique, s’il contient bien de quoi faire une tragédie. La réponse est négative : on ne peut faire une tragédie de la fidélité conjugale de Pénélope. Il suffit de dresser la liste des héroïnes de tragédie pour voir qu’elles sont animées par des sentiments bien plus forts que la douce tendresse conjugale. Certes, Lebrun affirme que le personnage principal de sa pièce est Ulysse, mais « Ulysse sera toujours Ulysse, et Pénélope toujours Pénélope », et le changement de point de vue qu’il croit avoir fait est illusoire : il croyait faire une autre pièce que l’abbé Genest, son prédécesseur, mais en fait, « elle ne diffère de la première que par le style et par la suppression très sage de l’amour de Télémaque pour une certaine Iphise ». Pour qu’un sujet soit « dramatique », il faut « le fond du sujet [soit] soutenu et relevé par le mérite du style », et la pièce de Lebrun ne remplit aucune de ces conditions : l’action n’a pas la grandeur nécessaire, du fait de la faiblesse des personnages, mais aussi de la répétition du procédé de la reconnaissance (il y en a trois dans la tragédie, et la répétition n’apporte aucune progression dans l'intrigue, au contraire, elle affaiblit le procédé)  pas de péripétie, pas d’intérêt. Quant au style, il comporte trop de défauts pour qu’on puisse juger que « quelques beaux vers » compensent ces « taches ». Il y a bien quelques passages remarquables, dont un qui fait briller le talent de Talma (mais aussi fait naître la nostalgie d’un de ses prédécesseurs), une actrice brille particulièrement elle aussi. Mais pourquoi avoir fait jouer Télémaque par une femme ? On voit que le bilan dressé par le critique est plutôt négatif.]

THÉATRE FRANÇAIS.

Reprise d'Ulysse, tragédie en cinq actes et en vers ; par M. Lebrun.

Cette pièce, donnée pour la première à la fin d’avril 1814, sembla d’abord une pièce de circonstance ; le sujet avoit en effet une analogie frappante avec l’événement miraculeux qui occupoit alors tous les sentimens et toutes les pensées. Un Roi malheureux, éloigné depuis vingt ans d'une patrie que son absence a laissée en proie aux plus fatales divisions ; des prétendans ambitieux, maîtres de son palais, dévorant son héritage et s'en partageant les lambeaux ; quelques sujets inébranlables dans leur foi, inaccessibles à la séduction comme à la crainte, et préparant dans l'ombre de la prudence et du mystère le retour du favori de Minerve ; ce retour annoncé par celui d'un jeune héros dont la seule apparition a frappé les tyrans de terreur, et ranimé le courage et l'espérance des citoyens fidèles : tel étoit le fond de la tragédie nouvelle, et ce fond, quoique puisé dans des sources antiques, étoit un tableau si exact des scènes qui se dérouloient alors :sous nos yeux, qu'à moins d'accorder au poëte le don de prophétie, il falloit bien convenir que jamais le hasard n'avoit produit un rapprochement à la fois plus naturel et plus extraordinaire.

L'auteur, dans sa préface, se donne la peine de repousser la supposition que les circonstances du moment aient influé sur le choix de son sujet ; c'est ce qu'on peut appeler la précaution inutile. Ceux qui connoissent l’art, dit-il, savent qu'on ne fait point de tragédie de circonstance. La proposition ainsi généralisée manque d'exactitude : on peut trouver entre des faits anciens et des événemens contemporains quelques rapports qui, en admettant dans les uns et dans les autres, un intérêt dramatique, permettent d'adapter ces derniers au théâtre, sous un costume et sous .des dénominations différentes. Ces cas sont rares, mais ils ne sont pas impossibles ; et, sans chercher des exemples bien loin, n'est-il pas évident que si M. Lebrun n'eût jamais pensé à traiter le sujet d'Ulysse, le retour du Roi auroit pu très naturellement lui en suggérer l'idée ?

Ce ne seroit pas, à la rigueur, la composition. d’une tragédie sur une conjoncture donnée, qui seroit difficile ; le grand-œuvre seroit de la faire représenter à point. Quand la pièce seroit prête, les circonstances seroient déjà bien loin. Les comédiens ressemblent un peu à ce barbier dont parle Martial : il avoit la main si paresseuse que quand il avoit rasé d'un côté, la barbe repoussoit avant qu'il eut achevé de l’autre.

Ces considérations sont étrangères au mérite d'un ouvrage ; la faveur du moment, l'avantage de quelques allusions peuvent en faire excuser ou soutenir même la médiocrité : mais ce qui est bon par soi-même plaît dans tous les temps, et se maintient sans le secours de ces appuis extérieurs. Dans un tableau de famille, on pardonne les détails en faveur de la ressemblance. Dans un tableau d'histoire, ce mérite est le dernier de tous : de la vérité dans les poses, de l’expression dans les têtes, de la pureté dans le dessin, de la vigueur dans le coloris, et surtout de l’intérêt, du mouvement, de la chaleur dans l'ensemble de la machine : voilà ce qui fait le grand peintre ; voilà ce qui immortalise sa mémoire, et la fait survivre à la trop prompte destruction de ces chefs-d’œuvre que le temps anéantit avec la matière fragile et périssable sur laquelle ils ont été empreints.

Mille fois plus heureux le grand poëte dont indestructible pensée traverse sans la plus légère altération le torrent des siècles ! Sans cesse multipliée et constamment la même, elle réunit le caractère imposant d’une antiquité vénérable aux grâces et à la fraîcheur d'une jeunesse éternellement renaissante. L’àme d’Homère est encore au milieu de nous : sa muse nous parle aujourd'hui comme elle parloit il y a trois mille ans aux oreilles sensibles de la Grèce : les sons de son harmonie enchanteresse arrivent à nous aussi purs que lorsqu’il les fit entendre pour la première fois : et c'est ce prodige admirable dont l'habitude seule nous empêche d'être étonnés, c'est ce privilège d'immortalité, cette résurrection perpétuelle du génie qui assure aux grands écrivains un droit incontestable d'ainesse, et leur donne la supériorité sur tous les artistes.

C'est le grand poëte que je viens de nommer qui a inspiré M. Lebrun. A-t-il bien saisi cette inspiration ? Y a-t-il dignement répondu ? Cette question seroit résolue à l'avantage du poëte moderne, si, en restant au-dessous de son modèle, il avoit du moins réussi à rappeler quelques-uns de ces traits caractéristiques qui, sans le faire précisément reconnoître, permettroient au moins de le deviner

Et d'abord, est-ce bien Homère qui a conseillé à M. Lebrun de mettre en action et de transporter sur un théâtre français, le fait qui termine son Odyssée, fat qui a tant de charmes, il est vrai, dans le récit épique, mais qui est si loin de nos goûts par la familiarité des détails, la naïve simplicité des mœurs, l’uniformité de la marche, l’absence totale des passions et l’intervention miraculeuse des divinités ? Ne l'auroit-il pas engagé, au contraire, à ne pas prendre pour ressort principal de sa fable tragique la tendresse et la fidélité conjugale, vertu sans doute très importante dans l'ordre de la société, mais trop calme, trop pacifique, trop monotone, pour produire les vives émotions que nous autres modernes, nous allons chercher au théâtre ?

Pénélope sera toujours une femme très édifiante ; mais par cela même elle sera peu dramatique, et s'il faut trancher le mot, passablement ennuyeuse à la scène. Dans l’Andromaque de Racine, Hector ne vit plus, et l’amour impétueux de Pyrrhus nous attache plus vivement que les larmes prodiguées par sa captive à la mémoire d’un époux. Luce de Lancival, en faisant revivre le mari, a cru rendre la femme plus intéressante ; et ces adieux, qui nous touchent jusqu’aux larmes dans l’Iliade, quoiqu'assez bien traduits, nous ont paru bien froids au théâtre. C'est que malheureusement les bonnes femmes y sont déplacées : oh ! que nous avons bien plus de plaisir à y voir une Roxane étrangler son amant, une Hermione poignarder le sien, une Cléopâtre empoisonner son fils et sa bru, une Phèdre calomniatrice et incestueuse, faire écarteler son beau-fils ! C'est dans la peinture de ce désordre moral, dans ces écarts monstrueux des passions, dans ces emportemens d'une nature déréglée que se complaît notre imagination ; et c'est probablement cette disposition constante que nous portons aux représentations dramatiques, c’est le soin que prennent tous les poëtes d'y répondre de tous leurs moyens, c’est le danger évident qui en résulte pour nos idées et pour nos sentimens, c'est leur influence sur nos habitudes qui a armé la sévérité religieuse de quelques moralistes contre les plaisirs de !a scène, et qui a inspiré à tant de grands hommes des regrets sincères sur les jouissances qu'ils nous y avoient procurées.

M. Lebrun prétend il est vrai, que, s'écartant des routes tracées par ses prédécesseurs, il n'a pas fait comme l'abbë Genest, par exemple, de Pénélope son principal personnage. « L'abbe Genest, dit-il, a voulu peindre .surtout sa fidélité, sa pudeur, sa constance, et l’offrir comme un modèle des vertus de son sexe. Ici, c'est Ulysse surtout qu'on présente c'est sa vertu mâle et persévérante, triomphant à la fin de tous les coups du sort ; c'est le combat des sentimens les plis tendres et les plus terribles, qui paroissent en lui avec d'autant plus de force qu'il a besoin de les les cacher ; c'est enfin le spectacle grand et d'un père, qui rentre dans sa patrie après vingt ans d'absence et de malheur ; invisible, pour ainsi dire, comme des Dieux qui le conduisent, et force, pour accomplir sa vengeance et pour sauver sa propre vie, de contenir, devant les plus chers objets, les plus doux sentimens de la nature. »

Je conçois très bien que, dans la peinture de deux caractères obligés, on puisse donner à l'un plus de développemens qu’à l'autre ; mais cela n'apporte aucune différence à leur manière d'être, ni absolue, ni relative. Ainsi, dans le sujet dont il s'agit, Ulysse sera toujours Ulysse, et Pénélope toujours Pénélope. Tous les traits affectés par M. Lebrun à son héros, on les retrouve dans le héros de l'abbé Genest, et l’héroïne des deux pièces est évidemment taillée sur le même patron. M. Lebrun se trompe donc, quand il s'imagine avoir envisagé son sujet sous un autre point de vue que l’abbé Genest. Sa pièce ne diffère de la première que par le style et par la suppression très sage de l’amour de Télémaque pour une certaine Iphise, fille de l’un des prétendans ; amour qui forme bien avec celui d’Ithyss et d'Iphianasse dans l’Electre de Crébillon l'épisode te plus ridicule qu'il y ait au théâtre.

Reste donc la question toute entière : celle de savoir comme le prétend M. Lebrun, le spectacle est grand, et surtout dramatique, et si, dans cette supposition même, le fond du sujet est soutenu et relevé par le mérite du style ; or je pense, contre son opinion, que le sujet du Retour d’Ulysse n'a rien de dramatique, et probablement encore, et à bien plus forte raison, contre son opinion, que le style, qui n'est pas sans beautés, est néanmoins très éloigné de ce style toujours clair, élégant, harmonieux, qui seul peut faire passer les défauts d'un sujet essentiellement vicieux.

J’ai déjà établi une partie des raisons qui s'opposent à ce que Pénélope puisse devenir un personnage de tragédie : toujours pudique, toujours résignée, toujours tremblante, elle ne peut imprimer à ce qui l'entoure une activité dont elle est elle-même dépouillée. Il en est de même d'Ulysse : caché sous les haillons de l’indigence, forcé par sa position de déguiser ses sentimens et de dissimuler ses démarches, sa position est forcément passive, jusqu’au moment où il se fait reconnoître. c'est-à-dire, jusqu'au dénoûment. Il est en danger, dira l’auteur et ce danger appelle nécessairement l’interêt et sur sa personne et sur toutes les mesures qu'il concerte pour s'y soustraire. J'avoue qu'il est en péril mais ce péril ne va point en croissant. Il n'y a point de progression, et par conséquent .point de péripétie. L'auteur a peut-être cru suppléer avantageusement à ce défaut de ressorts par la triple reconnoissante d'abord d’Ulysse avec Eumée, et ensuite du même Ulysse avec Télémaque et avec Pénélope ; mais, à mesure qu'il approfondira la théorie de ce bel art dans lequel son premier essai lui donne le droit d'espérer des succès plus brillans, il sentira que la répétition d'un même moyen, loin de le renforcer, l’affoiblit et l’énerve et que de plusieurs sensations du même genre, et qui ont le même principe, les dernières sont essentiellement les moins fortes.

Je me garderai de faire aucun rapprochement entre l’arc d’Ulysse et celui de Formosante ou de Pierre Leroux : cet arc terrible, dont les flèches inévitables sont dirigées par Minerve et vont percer tour à tour les insolens usurpateurs du pouvoir ; cet arc m'a toujours paru une des plus belles conceptions d'Homère, et je n'ai pas remarqué la moindre tendance à une idée plaisante ou à une parodie dans l’effet qu'il a produit sur les spectateurs.

Les fautes de construction, de néologisme, les tournures prosaïques, les locutions obscures sont beaucoup trop fréquentes dans cet ouvrage, pour pouvoir être assimilées à ces taches qui échappent à l'imprévoyance ou à la foiblesse humaine. Mises dans la balance, elles seroient loin d’être compensées par quelques beaux vers qui s'y rencontrent à peu près dans la proportion où des fautes sont excusables.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans l’ouvrage, c'est le premier monologue d'Ulysse, sa scène avec Antinoüs, et le morceau vigoureux qui termine le quatrième acte. C’est là surtout que Talma a mis une vigueur, un élan, un abandon qui a rappelé la manière large et brillante de Larive, qu'il seroit bon, quoi qu’on die, d’imiter un peu plus souvent.

Mlle Georges est une fort belle Pénélope. Il faut se faire illusion pour lui supposer un grand garçon de vingt et un ans ; ce grand garçon est une demoiselle : j'ignore pourquoi ce travestissement. Michelot joue dans Mérope le rôle d'un jeune homme de dix-sept ans ; celui de Télémaque lui conviendroit à tous égards beaucoup mieux qu'à Mlle Duchesnois.

C.               

D’après la Base La Grange de la Comédie Française, Ulysse, tragédie en 5 actes en vers de Pierre-Antoine Lebrun, a été créé le 28 avril 1814 et a eu 11 représentations jusqu’en 1819.

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