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Ervand le bûcheron

Ervand le bûcheron, drame en cinq actes et en vers, de Picard, reçu au Théâtre de la République, l'an 4 [1795], non représenté.

La pièce figure à la fin du Théâtre républicain posthume et inédit publié en 1832 par Charles Lemesle. Elle est précédée d'une préface (p. 381-386) :

PRÉFACE.

Lorsqu'en 1812 je publiai pour la première fois un recueil de comédies, tous les journaux du temps s'accordèrent pour parler avec éloge de mes préfaces : ils vantèrent la bonne foi avec laquelle je reconnaissais et je signalais tout ce qu'il y a de défectueux dans mes ouvrages. Il n'y avait point de calcul de ma part ; toutefois ce système de m'accuser le premier de mes fautes me fut, je crois, très-profitable : en voyant que je ne m'épargnais pas à moi-même la critique, le lecteur se trouva naturellement entraîné à me croire dans les louanges que parfois je me permettais de me donner. Je ne vais pas mettre plus de calcul dans la préface de cette prétendue comédie en cinq actes et en vers intitulée : Ervand le búcheron : puisse-t-elle me valoir le même résultat ! puisse tout le mal que je vais dire de l'ouvrage obtenir quelque créance au peu de bien que je crois apercevoir dans l'idée fondamentale, dans l'invention et la réunion de quelques caractères, dans les intentions de l'auteur plus que dans l'exécution.

En relisant les Mille et une Nuits, je fus frappé du conte de la Lampe merveilleuse, et je pensai que peut-être on verrait avec plaisir au théâtre un homme sorti des dernières classes de la société et s'élançant rapidement aux premiers rangs, non à l'aide d'un talisman, comme le pauvre Aladin, mais par son mérite et sa vertu. Les exemples ne me manquaient pas : la France avait déjà commencé le cours de ses glorieuses victoires, et déjà nous comptions parmi nos généraux plus d'un homme naguère sous-officier, artisan ou laboureur.

Pour mieux faire sentir mon idée qu'un homme, doué par la nature de grandes qualités, parvient au rang où ces grandes qualités l'appellent pour peu qu'il soit aidé des circonstances, je crus devoir donner à mon principal personnage deux compagnons, l'un, homme de bon sens, appréciant les qualités d'Ervand, approuvant son ambition, mais sentant que lui-même doit rester à la place où la Providence la mis ; l'autre, plein de sottise et de vanité, se croyant un mérite égal à celui d'Ervand, envieux et téméraire, voulant marcher sur les traces de l'homme de mérite, et se cassant le cou à chaque entreprise qu'il tente.

Tout cela ne me paraît pas, même encore aujourd'hui, mal imaginé ; mais n'y a-t-il pas là le sujet d'un roman plutôt que celui d'une pièce de théâtre ? Quelque rapide que puisse être l'avancement d'un homme de talent, même d'un homme de génie, ne lui faut-il pas toujours plus de temps que les vingt-quatre heures prescrites au théâtre ? n'y a-t-il pas de l'invraisemblance, et ne reconnaît-on pas trop visiblement l'artifice de l'auteur, à réunir ces trois caractères qui contrastent ensemble ? Cet homme qui réussit par sa seule vertu et qui, bûcheron au premier acte, se trouve général au cinquième, est-il un personnage dramatique ? Il m'a fallu, pour ainsi dire, en faire un modèle de perfection, le représenter réunissant toutes les qualités du cœur et de l'esprit. Il ne peut être un personnage comique ; il ne peut pas même être un personnage tragique, car ces modèles de toutes les vertus ne peuvent nous offrir toutes les émotions qu'on va chercher au théâtre. Suivant l'usage immémorial, il me fallut faire mon héros amoureux : cet amour ajoute encore à l'invraisemblance : si l'on veut bien admettre, à la rigueur, qu'un bûcheron, après avoir été pendant quelques années sous-officier dans un corps de cavalerie, puisse réparer les fautes de militaires expérimentés, délivrer un général prisonnier et gagner une bataille, peut-on admettre qu'en même temps, sans être encore sorti de sa condition obscure, il aspire à devenir l'époux de la fille d'un général, il parvienne à toucher le cœur de la dame, objet de ses pensées, et à rompre un mariage arrêté entre cette belle personne et un jeune colonel ?

Le premier acte offre, je crois, une assez bonne exposition ; le second est inférieur ; il me faut bien avouer que les troisième et quatrième sont obscurs, confus, sans comique et sans intérêt : mon bûcheron, vertueux, redresseur de torts, ressemble plutôt, je le crois, à un Don Quichotte qu'à un véritable héros. Le cinquième acte a du mouvement et de l'intérêt.

Nos petits théâtres ne faisaient encore qu’essayer le genre du mélodrame, tant perfectionné depuis par Guilbert de Pixérécourt : cette pièce a tous les défauts du genre ; mais aussi par quel délire, moi, auteur de comédie, m'étais-je avisé de vouloir faire une pièce héroïque ?

Qu'est-il résulté de ce sujet romanesque et tout à la fois bizarre et froid, que je me suis cru obligé de placer dans les forêts de la Suède ? Je n'ai pas voulu faire une tragédie ; je n'ai pas pu faire une comédie : j'ai fait un mélodrame.

Quoi qu'il en soit, j'ai de grandes obligations à mon Ervand. L'ouvrage n'a pas été joué, mais il avait été reçu avec enthousiasme à l'un des deux théâtres français qui existaient à Paris au moment où je composai la pièce : cet enthousiasme, trop commun peut-être parmi les comédiens lorsqu'on leur apporte quelque chose d'extraordinaire, avait augmenté la bonne opinion que j'avais moi-même de mon drame héroïque. Je le lus à mon ami Andrieux : je fus bien déconcerté de voir qu'il ne partageait pas du tout l'opinion des comédiens, et qu'il n'était que très-médiocrement touché du mérite de mon bûcheron. Je pensai que, pour ne pas m'affliger, il me cachait en partie sa façon de penser. — « Vous avez raison, lui dis-je : un homme qui parvient par son mérite et ses vertus, il n'y a a pas là de comédie ; mais n'y aurait-il pas une bonne comédie à faire sur un homme parvenant à force de bassesses, malgré sa médiocrité  ? » et je lui citai le mot de Figaro*. —-« Oh! oui, me répondit-il, et voilà ce qu'il aurait fallu faire. » Éclairé par Andrieux, je résistai aux instances des comédiens qui me pressaient de faire représenter ma pièce, et quelques mois après je donnai Médiocre et Rampant.

* Médiocre et rampant, et l'on arrive à tout.

(Folle Journée, acte iii, scène v.)

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