Étéocle et Polinice

Étéocle et Polinice, tragédie en 5 actes, en vers ; par le cit. Legouvé, de l'Institut. 27 vendémiaire an 8.

Théâtre de la République

Titre :

Étéocle et Polinice

Genre

tragédie

Nombre d'actes :

5

Vers / prose

en vers

Musique :

non

Date de création :

27 vendémiaire an VIII [19 octobre 1799]

Théâtre :

Théâtre de la République

Auteur(s) des paroles :

Legouvé

Almanach des Muses 1801

Etéocle, roi de Thèbes, a conservé le pouvoir suprême malgré la conventipn faite avec Polinice son frère, qu'ils régneraient tour-à-tour. Polinice, banni depuis deux ans, vient réclamer et ressaisir ses droits à la tête d'une armée qu'a levée pour lui le roi d'Argos, dont il a épousé la fille. Ici commence la tragédie.

Jocaste et Antigone gémissent sur les malheurs de Thèbes, menacée par Polinice, et opprimée par Etéocle. Celui-ci altier, confiant, est en vain pressé par sa mère et sa sœur de rendre le trône à son frère. Il veut que les armes en décident.

Cependant est sous les remparts de Thèbes, il songe à Jocaste et à Antigone, il désire les voir, et paraît sous l'habit d'un soldat introduit par Hémon, l'un des principaux officiers d'Etéocle. La vue du Palais de ses pères accroit dans son cœur le regret du trône, et lui rappelle Œdipe enfermé par ses ordres et ceux de son frère.

Jocaste a reçu les embrassemens de Polinice ; elle l'engage à demander une entrevue à Etéocle, il y consent..... Etéocle à cette demande faite par un héraut, hésite d'abord, et finit par accepter. L'entrevue, qui forme le troisième acte, a lieu en présence de Jocaste ; mais malgré les larmes et les supplications de la mère, l'ambition des deux fils l'emporte, et ils se quittent pour se mettre chacun à la tête de leur armée.

On se bat avec une égale fureur. Mais la foudre a frappé Ænomaüs et l'impie Canapée, qui se mesuraient l'un contre l'autre, et ce prodige a dispersé les deux armées.

Etéocle demande à Polinice une seconde entrevue ; Polinice revient : Etéocle propose un combat singulier à son frère, qui l'accepte, mais à condition qu'Œdipe, enfermé dans la tour du palais, sera mis en liberté. Œdipe paroît devant ses deux fils ; Polinice cherche à s'attendrir, mais en vain. Œdipe dans son ressentiment, le maudit ainsi qu'Etéocle, et s'éloigne. Les deux frères partent pour se battre.

Jocaste qui n'a point perdu l'espoir de les séparer, court pour se placer entr'eux, tandis qu'Antigone chercher à calmer Œdipe sur ses fils. Mais si Antigone parvient à faire révoquer la malédiction paternelle, Jocaste ne réussit point à pénétrer jusqu'à ses fils, elle en est empêchée par des soldats, et revient annoncer qu'Etéocle et Polinice sont aux mains. On apporte bientôt Etéocle expirant ; Polinice a triomphé, mais il gémit de son succès ; et vainqueur, il sollicite le pardon du vaincu. Etéocle refuse, Polinice insiste, celui-ci se jette dans les bras de son frère, qui, rassemblant ses forces, et saisissant le glaive dont il est encore armé, le plonge dans le sein de Polinice. Ils meurent tous les deux.

Ce sujet est un peu austère ; mais le plan est bien fait, et rappelle toute la simplicité antique : le troisième et le quatrième acte sont du premier ordre ; les caractères des deux frères sont tracés avec la plus grande force, le plus grand intérêt, et ne se démentent jamais. le personnage aimable d'Antigone forme avec eux une heureuse opposition.

A tous ces avantages se joint le mérite si rare aujourd'hui d'un style toujours correct, vrai, précis, harmonieux et énergique.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Surosne, Thermidor an VIII :

Étéocle, tragédie en cinq actes ; Par G. Legouvé, Membre de l'Institut National et de la Société Philotechnique. Représentée pour la première fois au Théâtre de la République, le 27 Vendémiaire an 8.

Dans un avertissement qui précède la pièce, l'auteur défend son sujet, que certains ont trouvé « défectueux », avant de montrer que le dénouement, conforme à l'histoire, ne dépasse pas les limites de la cruauté.

AVERTISSEMENT.

ON aurait tort d'imaginer qu'en traitant Étéocle, j'aie eu la ridicule prétention de lutter avec Racine. Sa Thébaïde, ouvrage de sa première jeunesse, est généralement regardée comme une tragédie où, malgré des beautés, il est encore loin d'être lui-même ; je n'ai donc pas lutté avec Racine. D'ailleurs j'ai été soutenu par Euripide qui m'a fourni le sujet, l'idée de la différence du caractère des deux princes, enfin plusieurs. détails de ma pièce. Il n'entrera jamais dans. ma pensée de sortir de cette vénération qu'inspire le génie des modèles, et à laquelle. l'inimitable Racine a le plus de droits.

Comme cette tragédie a réussi, on juge. qu'elle a été critiquée. Quelques censeurs. ont attaqué sur-tout le sujet comme défectueux. Je conçois qu'ils l'aient trouvé austère ; mais a-t-il dû leur paraître vicieux, lorsqu'Aristote, le père Brumoi et Racine lui-même, le présentent, dans leurs écrits, comme le plus tragique de l'antiquité ?

Les avis ont été partagés sur le dénouement, qui a fait frémir au théâtre. Ceux qui l'improuvent prétendent qu'il est contraire à l'histoire et trop cruel.

Le dénouement n'est pas contraire à l'histoire, puisqu'elle raconte que Polinice perça le premier Étéocle, et que, vainqueur, il fut ensuite frappé par son frère expirant à ses pieds, au moment où il se baissait imprudemment vers lui. Je n'ai fait d'autre changement que de séparer ces deux actions par un plus grand intervalle ; je n'ai mis que la seconde sur le théâtre ; et en cela j'ai usé du privilège du poète dramatique, qui peut, quand il reste fidèle aux caractères et à l'événement principal, modifier une circonstance pour obtenir plus d'effet.

Le dénouement n'est pas trop cruel puisque la tragédie entière, où la terreur domine, prépare le spectateur à un tableau effrayant pour conclusion. D'ailleurs personne n'ignore que la haine entre deux frères est plus furieuse qu'entre les autres hommes et l'on ne peut être surpris que celle d'Etéocle et Polinice amène une catastrophe qui surpasse les horreurs communes. Enfin on a vu, sans en être révolté, dans le cinquième acte de Gabrielle de Vergy, le cœur sanglant de Raoul présenté à sa maîtresse : le spectacle de deux frères ennemis s'entrégorgeant n'est-il pas moins horrible ?

Courrier des spectacles, n° 971 du 28 vendémiaire an 8 [20 octobre 1799], p. 2-3 :

[Les tragédies, surtout en cinq actes, ont droit à un traitement particulier. Dans ce premier article, il faut d’abord replacer la pièce dans la longue tradition des tragédies sur le même sujet, depuis la Grèce ancienne jusqu’à l’époque moderne (en se limitant à la France, d’ailleurs). Legouvé, qui a déjà traité un autre cas de lutte fratricide, celle qui oppose Abel et Caïn, est tout désigné pour traiter le combat entre Etéocle et Polynice (en suivant Euripide). Un autre article est annoncé, sur la comparaison de sa pièce à celle de ses prédécesseurs. L’article se poursuit ensuite par l’analyse de l’intrigue : d’abord ce qui précède l’action, puis le déroulement de la pièce, acte par acte, et parfois scène par scène. La conclusion est claire : ce que l’analyse montre, c’est « la simplicité et la belle marche de cette pièce », dont l’auteur a eu la sagesse, comme l’avait fait Racine, de bannir toute intrigue amoureuse. Plus de Créon, plus d’amour d’Hémon. Le critique ne lui trouve que deux défauts, l’abus des discours dans la tentative de Jocaste de réconcilier ses fils, et le dénouement, qui montre un meurtre sur scène : Boilean est tout naturellement convoqué pour condamner un spectacle « révoltant », d’autant qu’Etéocle tue « son frère au moment où celui-ci l’embrasse ». Par contre tous les « caractères » sont remarquables. L’interprétation est elle aussi de qualité, sauf pour Talma, qui ne fait que crier (Le Pan n’aime pas Talma !), peut-être aussi la citoyenne Vestris, qui « a fait beaucoup d’efforts dans le personnage de Jocaste », ce qui ne doit pas être vraiment un compliment.]

Théâtre Français de la République.

Le plus grand succès a couronné la première représentation d’Etéocle et Polinice, tragédie donnée hier à ce théâtre. L’auteur a été demandé : c’est le citoyen Legouvé.

La famille d’Atrée et celle de Laïus, père d'Œdipe, ont fourni plus de sujets aux auteurs tragiques, tant anciens que modernes, que toutes les autres familles de l’antiquité ; celle de Laïus seule en a fourni un nombre considérable. On pourroit citer seulement en France quinze tragédies d’Œdipe, quatre d’Antigone, et trois de la Thébaïde. Ce sujet, qui est celui d’Etéocle et Polinice, a été traité chez les Grecs, par Eschyle, sous le titre des Sept Chefs, et par Euripide, sous celui des Phœniciennes ; chez les Latins, par Sénèque, sous le titre de la Thébaïde ; en France, Robelin avoit déjà fait la Thébaïde en 1584 ; l’abbé Boyer en donna une en 1660, et Rotrou, imitateur de Sénèque, traita le même sujet en 1638, sous le titre d’Antigone ; Racine commença sa carrière tragique par la Thébaïde, ou les Frères Ennemis. On s’accorde à dire que !e plan-lui en fut donné par Molière, et l’on ajoute qu’il n’eut que six semaines pour la faire. Le peu de tems que Racine mit à composer cet ouvrage, sa jeunesse, (il n’avoit que 24 ans) sont sans doute les causes auxquelles il faut attribuer les fautes qu’il a laissé échapper dans ce début, qui cependant, à certains égards, annonçoit le grand homme dont la plûpart des autres ouvrages feront toujours la gloire du théâtre Français. Quoiqu’il en soit, ce sujet l’un des plus dramatiques qui existent, si souvent essayé et toujours manqué, restoit encore à mettre sur la scène. Il appartenoit peut-être à l’auteur de la Mort d’Abel qui avoit déjà sçu peindre deux frères dont les caractères, aux mœurs près, se rapprochent le plus de ceux qu’Euripide avoit donnés à Etéocle et à Polinice. On verra que le cit. Legouvé a suivi ce modèle. Nous pourrons, dans un autre numéro, comparer sa pièce à celles de ses prédécesseurs qui ont le plus marqué. Nous nous contenterons aujourd’hui de donner l’analyse de la sienne.

Œdipe, après avoir tué Laïus, son père, dans un combat singulier, sans le connoître, a épousé Jocaste, sa mère : à peine a-t-il connu ses crimes, que dans son désespoir il s’est crêvé les yeux. Ses fils l’ont fait enfermer dans une tour, où il vit et les couvre de ses malédictions. Etéocle règne et n’a pas voulu remplir les conventions qui l’obligeoient de céder au bout d’un an, à son frère, le trône qu’ils doivent occuper tour-à-tour. Polinice, après avoir long-tems erré, s’est retiré à Argos, y a épousé la fille du roi Adraste qui, à la tête d’une puissante armée, vient l’aider à soutenir ses droits. Ici commence la pièce :

Jocaste déplore avec sa fille Antigone les malheurs de leur maison ; elles espèrent encore voir renaître la paix. Etéocle vient leur faire part de ses dispositions pour défendre la ville : en vain cherchent-elles à le fléchir ; il ne les quitte que plus irrité contre Polinice. Jocaste se flatte d’avoir plus d’empire sur celui-ci : elle se dispose à aller le trouver dans son camp. Tel est le premier acte, qui ne contient que trois scènes, dont la belle simplicité semble annoncer celle qui règne dans tonte la pièce.

Le malheureux Polinice brûlant du désir de revoir sa mère et sa sœur, s’est présenté aux portes de Thèbes sous l’habit d’un simple soldat. Hemon, commandant de l’une des portes, la lui a ouverte après l’avoir reconnu, et l’introduit dans le palais de ses pères. Jocaste et Antigone averties de son arrivée, viennent jouir de ses embrassements ; elles l’engagent à la paix, mais il ne veut la faire qu’en montant sur le trône où son droit l'appelle. Jocaste, qui espère tout d’une entrevue des deux freres, presse Polinice de la demander. Il cède aux instances de sa mere, et retourne dans son camp. Le violent Etéocle s’indigne du retard que Polinice met à l’attaquer ; sa mere l’impute au désir qu’il a sans doute de faire la paix, et amène insensiblement le roi à dire qu’il en auroit écouté les propositions, mais que son frere est trop éloigné d’en faire. A l’instant arrive un Hérault de la part de Polinice, pour demander une entrevue. Etéocle, frappé d’étonnement, ne sait s’il doit l’accorder, et dit à sa mere qu’il fera savoir sa réponse. Jocaste le suit pour le déterminer, et termine ainsi le second acte, non moins simple que le premier.

Le troisième est ouvert par Etéocle et sa mere : il consent à recevoir son frere ; Jocaste va au-devant de lui, et Etéocle, resté seul, peint dans un monologue admirable tous les transports de sa haine :

      Que veut-il ? du pouvoir disposer ?
Que j’aurai de plaisir à le lui refuser !

Polinice arrive avec sa mere. Il expose sa demande : que son frere lui cède le trône, et il est prêt à oublier tous les maux qu’il a soufferts. Etéocle jouit en secret de l’entendre soutenir des prétentions qui doivent entretenir leur haine : il lui répond avec mépris et menaces. Polinice veut vingt fois rompre l’entretien, toujours retenu par amour pour sa mere ; il consent à lui faire le plus grand sacrifice : il offre de partager le trône avec son frere ; nouveaux refus, plus d’accords entr’eux. Polinice veut retourner à la tête de sou armée ; Jocaste le retient encore ; et au moment où leur rage réciproque ne laisse plus aucun es poir, elle essaye par des discours devenus inutiles, à ramener des cœurs trop aigris. Polinice sort enfin en s’adressant aux Dieux :

Faites vaincre le chef qui rendra Thèbes heureuse.

Etéocle au contraire dit dans la scène suivante, en parlant de céder le pouvoir souverain :

Que périsse, plutôt Thèbes entière avec moi !

Rien ne nous paroît mieux peindre les caractères parfaitement tracés des deux frères, que ces deux vers que nous avons retenus.

Le combat a lieu dans l’entr’acte du troisième au quatrième acte. Hémon vient en faire le récit : Pendant que les deux armées combattoient avec acharnement, et que Capanée, du côté de Polinice, dispute la victoire à l’un des généraux d’Etéocle, un tremblement de terre se fait sentir ; la foudre tombe sur. les deux chefs. L’effroi s’empare des deux armées qui rentrent dans leurs camps. Etéode lui-même, surpris de ce prodige, revient dans Thèbes, et envoie à son frere un hérault pour qu'il vienne le trouver. L’espoir de la paix renaît dans le cœur de Jocaste et d’Antigone, mais le féroce Etéocle n’a d’autre dessein que de proposer à son frere un combat singulier. Le vertueux Polinice frémit d’abord du fratricide qu’on lui propose, toutefois il accepte le combat sous la condition qu’Etéocle consentira à l’élargissement d’Œdipe. Celui-ci est amené ; il maudit de nouveau ses enfants : ceux-ci partent pour terminer leur querelle.

Œdipe reparoît au cinquième acte, soutenu de la tendre Antigone. Elle lui apprend que c’est à Polinice qu’il doit sa liberté ; il révoque la malédiction qu’il a lancée contre lui : Elle fut commune aux deux frères, observe Antigone , le pardon doit aussi leur être commun. Œdipe se rend. En vain Jocaste a voulu séparer ses fils ; on lui a fermé l’entrée du camp. Mais bientôt on vient dire que le Roi est tombé sous les coups de son frère. Ou apporte Etéocle mourant ; toute sa famille l’entoure et gémit sur son sort : lui seul ne regrette que le trône. Son frere veut l’embrasser, Etéocle saisit son sabre, le lui plonge dans le cœur, et satisfait ainsi sa haine et ses désirs d’emporter en mourant le titre de Roi.

Cette analyse fait voir la simplicité et la belle marche de cette pièce dont l’auteur a sçu bannir tout amour qui, ainsi que Racine l’observe dans sa préface en tête des Frères ennemis, ne doit trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides, et toutes les autres horreurs qui composent l’histoire d'Œdipe et de sa malheureuse famille.

On doit donc féliciter le citoyen Legouvé d’avoir fait disparoître le personnage de Créon, amoureux d’Antigone ; d’avoir ôté à celle-ci son amour pour Hémon, et de n’avoir fait de ce dernier qu’un chef sous les ordres d’Etéocle. C’est par cette habile combinaison qu’il a simplifié son sujet et ramené toute l’attention sur le seul fait qu’il offre aux spectateurs.

Deux seuls défauts nous ont frappé dans cet ouvrage, que nous croyons devoir, dans tous les tems, être mis a côté de nos chefs-d’œuvres : Jocaste emploie, pour reconcilier ses fils, des discours qui ne pouvant amener l’effet qu’elle en attend, dégénèrent en longueur.

Le dénouement est révoltant. Le citoyen Legouvé a trop négligé ce précepte de Boileau ;

Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l'expose.
Les yeux en le voyant saisiroient mieux la chose ;
Mais il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille et reculer des yeux.

Ce précepte n’a jamais mieux eu d’application que dans cette pièce, où il est révoltant de voir Etéocle assassiner son frère au moment où celui-ci l’embrasse.

Tous les caractères de cette tragédie sont admirablement tracés et soutenus.

Le citoyen Damas a parfaitement rendu le rôle de Polinice, et la citoyenne Vanhove celui d’A ntigone.

Quant au citoyen Talma, il a presque toujours crié dans celui d’Etéocle, et il a prouvé ce que nous avons souvent dit, qu’il est peu de premiers rôles qui lui conviennent.

La citoyenne Vestris a fait beaucoup d’efforts dans le personnage de Jocaste, le cit. Monvel a été toute ame dans celui d'Œdipe.

Le Pan.

Courrier des spectacles, n° 972 du 29 vendémiaire an 8 [21 octobre 1799], p. 2-3 :

[Second article donc sur la pièce de Legouvé, d’abord pour justifier l’audace de l’auteur contemporain qui a osé traiter un sujet que Racine avait traité, et qu'il avait manqué. Legouvé est bien celui qui pouvait justement relever ce défi. Pas d’analyse, bien sûr, elle a été faite la veille. Le relevé des beautés de la pièce, nécessairement incomplet tant il y en a, et tant les limites du journal empêchent de s’étendre sur le plan, la marche, l’intérêt, les caractères, le style : tout est remarquable, à quelques scories près, et le critique se limite à donner quelques exemples des plus belles scènes. Les deux défauts relevés la veille par Le Pan sont repris. Le jugement sur les acteurs varie peu : très bien pour Damas, Monvel et la citoyenne Vanhove, plus partagé pour Talma, entre « très-beaux moments » et cris, auxquels s’ajoute un relatif manque de dignité dans un rôle de prince (mais les princes de l’époque d’Étéocle n’avaient peut-être pas tant de dignité que cela, puisqu’ils échangeaient des coups de poing). Et la citoyenne Vestris a disparu...

L’article est signé Luce, qui doit être Luce de Lancival, lui même auteur de tragédies]

Sur la tragédie d’Etéocle et Polinice.

Avant-hier, avant que le rideau se levât, j’entendois faire à mes côtés des réflexions bien propres à effrayer les amis et à réjouir les ennemis de l'auteur d'Étéocle et Pohnice. Refaire une pièce manquée par Racine, quelle présomption ! Mettre en scène deux frères qui se détestoient dès le sein de leur mère, c’est-à-dire sans savoir pourquoi ; deux personnages qui peints avec la fidélité historique, ne peuvent être que froidement horribles, quelle témérité ! La pièce se joue, on pleure, on frémit tour-à-tour ; on admire presqu’à chaque scène, on applaudit avec enthousiasme , et l’on avoue que rien n’est impossible au vrai talent : l’au eur est appelle à grands cris, on nomme celui de la Mort d’Abel, d’Epicharis, etc., etc. ; et personne n’est plus surpris que le génie dans toute sa force et dans tout son éclat, ait osé lutter contre la foible ébauche du génie naissant, et que Legouvé, touchant à sou midi, ait éclipsé l'aurore de Racine.

Nous passons l’analyse , que l’on peut lire dan» le numéro d’hier.

Les bornes de cette feuille ne me permettent pas de m’étendre beaucoup sur les beautés nombreuses de cette tragédie, qui fixe dans la main de Legouvé le sceptre de Melpomène. Plan sage, marche rapide, intérêt bien soutenu, caractères fortement dessinés et admirablement opposés, un style pur, correct, souvent Racinien, à quelques négligences près ; une scène extrêmement touchante, au deuxième acte, entre Polinice, Jocaste et Antigone, un superbe monologue d’Etéocle, au troisième ; la scène du défi, entre les deux freres ; tout le quatrième acte,1e commencement du cinquième, voilà ce que le public a sur-tout applaudi.

Peut-être le récit que vient faire Jocaste à la fin, n’est-il pas très-bien placé dans la bouche d’une mere qui doit être anéantie par le désespoir. Je desirerois aussi que la toile tombât aussi-tôt qu’Etéocle a frappé Polinice. On souffre trop d’une pareille catastrophe pour en prolonger l’affreux spectacle.

Les acteurs ont généralement bien joué : Talma a eu de très-beaux momens ; mais il a quelquefois crié, et l’on pourroit lui reprocher trop peu de noblesse dans son rôle de prince, si l’on ne savoit que les princes du tems d’Etéocle, se battoient à coups de poing.

Damas, Monvel, et sur-tout la citoyenne Vanhove ont été au-dessus de tout éloge.

Luce.

Magasin encyclopédique ou journal des sciences, des lettres et des arts, 5e année, 1799, tome 4, p. 352-366 :

[La pièce de Legouvé a droit à un traitement inhabituel dans la revue : deux articles totalisant 25 pages signalent l’intérêt très fort que lui accorde l’auteur des articles, mais aussi la revue. Plus que le compte rendu de la pièce, ce premier article (un second est promis pour le numéro suivant) fait la synthèse des pièces qui ont entrepris de traiter l’histoire tragique des enfants d’Œdipe. Après avoir rappelé l’histoire des enfants d’Œdipe, il entreprend d’examiner le plan des pièces antérieures (en partant d’Eschyle) pour qu’il soit possible de les comparer avec la pièce de Legouvé.]

Théâtre François de la République.

Etéocle et Polynice, tragédie en cinq actes, représentée, pour la première fois, le 7 brumaire an 8.

Premier Extrait.

Il faudroit avoir de l'audace pour oser lutter contre le génie de Racine ; il faut du courage pour oser même lutter contre son nom. Aussi, malgré la foiblesse reconnue des Frères ennemis, aucun tragique n'avoit-il reproduit sur la scène françoise un sujet où Racine avoit échoué. Pour tenter cette entreprise, il falloit avoir déjà marqué sa carrière par des succès ; il falloit, pour la justifier, obtenir un succès plus grand encore. C'est ce qu'a fait le C. Le Gouvé.

Il est rare que la critique s'arrête longtemps sur les ouvrages sans mérite ; et ceux qu'elle attaque avec le plus d'acharnement sont presque toujours les meilleurs. Nous allons examiner s'il faut placer dans cette classe la tragédie du C. Le Gouvé. Nous tâcherons de n'omettre aucun des reproches que l'on a faits à cet ouvrage; et nous répondrons d'abord au premier, comme le plus grave.

On a dit que le sujet ne convenoit pas à la scène, et pour prouver cette assertion, on s'est borné à citer la tragédie de Racine. Nous la citerons, et nous dirons qu'Eschyle, maître de choisir dans la foule des sujets vierges encore que lui offroit l'histoire de la Grèce, s'est arrêté d'abord sur celui-ci ; qu'Euripide a vu couronner sa tragédie des Phéniciennes ; que Sénèque a fait la Thébaïde ; que le Dolce a traduit Euripide ; que Garnier et Rotrou ont mis sur la scène françoise le même événement ; que ce grand trait a décelé le génie de Racine ; et qu'enfin Alfieri, créateur de la tragédie italienne, l'a saisi comme l'un des plus propres à honorer la scène.

Il est difficile de croire que ces hommes célèbres qui ne reconnoissoient pas de maîtres parmi leurs contemporains, etc, se soient tous accordés pour traiter un sujet indigne de la scène, et, surtout, qu'ils y eussent obtenu presque tous un heureux succès, si leur sujet éloit vicieux.

On devroit donc, par respect pour leur gloire, se borner du moins à dire que le plan conçu par le C. Le Gouvé ne vaut pas ceux qu'ils ont suivis, et accuser l'auteur moderne de s'être écarté de la route qu'ils lui avoient tracée. Nous supposerons que les critiques ne sont pas allés plus loin ; et nous mettrons leur reproche dans le jour le plus favorable, en présentant une courte analyse des tragédies que nous venons de citer, et que plusieurs semblent avoir un peu oubliées.

En les rapprochant du plan que le C. Le Gouvé s'est tracé, nous mettrons nos lecteurs,à portée de juger des beautés qu'il ne doit pas à ses modèles, et de celles qu'il auroit pu leur emprunter. Mais, pour nous dispenser de rappeler comment chacun de ces auteurs fait l'exposition de son sujet, nous allons tracer en peu de mots l'historique des événemens qui ont précédé l'action.

Laïus, roi de Thèbes, avoit épousé Jocaste, sœur de Créon, et ce mariage avoit été stérile. Il avoit demandé aux dieux un héritier ; mais l'oracle qui le lui promit, annonça qu'il mourroit de la main de ce fils désiré. A peine cet enfant fut-il né, que son père le fit exposer, après avoir ordonné, sans doute afin de le reconnoître, qu'on lui perçât les pieds, ce qui lui fit donner le nom d'Œdipe. Il fut recueilli par une reine qui le fit passer pour son fils: mais celui-ci, devenu grand, découvrit la fraude, et, pour connoître sa véritable origine, il voulut aller consulter l'oracle de Delphes. Laïus alloit aussi à Delphes dans le même temps ; ils se rencontrèrent dans un sentier étroit ; Laïus disputa le passage à son fils qui le tua sans le connoître, et qui, sans doute effrayé de ce meurtre, renonça- au dessein de consulter l'oracle. 11 erra quelque temps, et arriva par hazard à Thèbes, à l'époque où le sphinx proposoit aux Thébains son énigme fameuse.

Créon, qui occupoit le trône depuis la mort de Laïus, avoit promis de le céder et de donner la main de Jocaste à celui qui devineroit l'énigme, tueroit le monstre, et délivreroit ainsi les Thébains des maux dont ils étoient accablés.

Œdipe s'offrit, remplit les conditions imposées, obtint le sceptre, et épousa Jocaste sans savoir qu'elle étoit sa mère. Il en eut deux fils jumeaux, Etéocle et Polynice, et deux filles, Antigone et Ismène. Il ignora longtemps son inceste. Enfin il en fut instruit ; il apprit en même temps que les dieux, pour le punir, avoient dévoué sa race aux furies. En effet, ses deux fils se haïssoient mortellement. Effrayé de son crime, Œdipe s'arracha les yeux. Ses deux fils, pleins d'ambition, prétendirent qu'il étoit indigne de régner ; il se condamna lui-même à l'exil après les avoir chargés d'imprécations. Selon Euripide, au lieu de souscrire à son bannissement, ses enfans l'enfermèrent; et, ne pouvant s'accorder sur le trône, ils convinrent qu'ils régneroient tour-à-tour, chacun pendant une année. Etéocle fut le premier ; et Polynice, mécontent de son frère, sortit de Tbèbes. Mais, l'année expirée, Etéocle refusa de lui rendre le sceptre ; Polynice implora le secours des autres rois de la Grèce; et, après avoir épousé la fille d'Adraste, roi d'Argos, il vint avec une armée d'Argiens mettre le siège devant Thèbes, où sa mère et ses sœurs demeuroient sous la dépendance d'Etéocle. C'est à ce moment que commencent toutes les tragédies dont nous allons rendre compte.

Les sept Chefs devant Thèbes, d'Eschyle.

C'est Eschyle qui a introduit le dialogue sur la scène, aussi en étoit-il avare, et ses ouvrages, surtout les premiers, sont-ils chargés d'un très-petit nombre de personnages : de là, leur extrême simplicité.

Les trois premiers actes de celui-ci se passent entre Etéocle, un espion, et le chœur. Dans le premier acte, Etéocle apprend qu'une armée d'Argiens menace la ville, et va se disposer à la repousser. Tout le second est employé à rassurer le chœur. Dans le troisième, on détaille les précautions prises pour la défense de Thèbes, on nomme les chefs qui l'attaquent, et ce n'est qu'alors que l'on apprend que Polynice est parmi eux, ce n'est qu'alors que se développe la haine d'Etéocle pour son frère. Au commencement du quatrième acte, l'espion annonce la mort des deux frères. Alors seulement, on voit Antigone et Ismène qui remplissent tout le reste de la pièce des soins qu'elles prennent pour obtenir que l'on accorde à Polynice les derniers honneurs refusés à ceux qui combattent contre leur patrie.

C'est plutôt un beau poème qu'une tragédie. L'intérêt principal, la haine des deux frères, n'est en action que depuis la fin du troisième acte jusques au milieu du quatrième.

Les Phéniciennes d'Euripide.

Le plan d'Euripide est plus compliqué. La scène est dans les murs de Thèbes.

Acte 1.er — Jocaste fait l'histoire de la maison d'Œdipe, jusqu'à l'arrivée des Argiens et de Polynice qui les conduit. Elle a obtenu une trêve, pendant laquelle Polynice doit venir à Thèbes. Elle espère le réconcilier avec Etéocle. Antigone monte ensuite sur une tour, du haut de laquelle un vieillard lui fait distinguer les chefs de l'armée ennemie.

Acte II. — Polynice, qui craint une surprise, arrive l'épée à la main ; il embrasse sa mère, et paroît désirer un accommodement. Il regrette surtout d'être forcé, par l'injustice de son frère, à porter la guerre dans sa patrie : Etéocle paroît, il lui rappelle leur traité ; Etéocle répond que, possesseur du trône, il ne veut pas en descendre, surtout en faveur d'un ennemi qui le réclame par la force. Les prières de Jocaste sont vaines. Polynice prend les dieux à témoins qu'il a tout fait pour empêcher la guerre ; Etéocle lui ordonne de partir. En vain Polynice demande de revoir son père, ses sœurs ; Etéocle lui refuse tout ; il part, et demande à son frère quel sera son poste ; il promet de l'y voir.

Acte III. — Etéocle se dispose à repousser les Argiens qui doivent attaquer la ville. Il ordonne à Créon de consulter le devin Tirésias. Celui-ci annonce à Créon qu'il faut, pour sauver Thèbes, sacrifier son fils Ménécée, dernier prince du sang de Cadmus. Créon, effrayé, veut que son fils se dérobe à la mort en sortant de Thèbes. Ménécée promet d'obéir ; mais, quand il est seul, il se résout à se sacrifier pour la patrie ; il sort pour se précipiter du haut des murs.

Acte IV. — Un officier raconte à Jocaste l'éyénenement du combat qui s'est engagé après la mort de Ménécée : au moment où Capanée, l'un des chefs des Argiens, montoit à l'assaut, la foudre l'a frappé. Ce prodige ranime le courage des assiégés, ils font une sortie ; mais Etéocle paroît sur les murs, arrête le carnage, et propose à son frère un combat singulier. L'officier invite Jocaste à se hâter, si elle veut empêcher ce combat impie.

Acte V. — Un officier .vient raconter la suite du combat à Créon, qui pleure la mort de son fils. Les deux frères en sont venus aux mains : Polynice, qui avoit témoigné le plus vif regret d'être réduit à cette extrémité, tombe le premier ; mais, lorsque son frère, vainqueur, vient pour le dépouiller, il rassemble ses forces et le poignarde. Jocaste qui arrive trop tard, se tue. Créon se déclare roi de Thèbes, et envoie en exil le vieil Œdipe qui ne sort qu'alors de sa prison.

La scène de l'entrevue est très-belle ; c'est la seule que le C. Le Gouvé ait imitée d'Euripide. Le premier acte ne présente qu'une histoire un peu longue. Le second est beau; mais le troisième est refroidi par l'inutile épisode de Ménécée. Le quatrième acte n'est qu'un récit en beaux vers. La catastrophe, encore en récit, est au commencement du cinquième ; mais, dans celui ci, on apprend avec étonnement que c'est Polynice qui a tué son frère par une trahison. On n'est pas moins surpris de voir Créon, qui n'a manifesté encore aucune ambition, oublier la mort de son fils, et ne s'occuper que d'usurper le trône. Enfin, quoique Œdipe, qui n'avoit pas encore paru, rende la fin de ]a pièce très-pathétique, on reproche à ce personnage d'être parfaitement inutile à l'action.

La Thébaïde de Sénèque.

On n'a que des fragmens de cette pièce. Il paroît, cependant, qu'Œdipe remplit tout le premier acte de l'histoire de ses malheurs, et que l'on n'apprend qu'au second l'arrivée de l'armée d'Adraste ; Œdipe s'en félicite en faisant des imprécations contre ses fils, et en prédisant assez mal-adroitement qu'ils se tueront l'un l'autre. Au troisième acte, Jocaste déplore aussi l'histoire de sa famille, et va se jeter entre les deux armées. Nous n'avons, du quatrième, que la scène assez belle où Jocaste cherche à réconcilier les deux frères. Le reste de la pièce manque.

Le Dolce.

Ce n'est pas la peine de donner une analyse de cette pièce, qui est presque entièrement traduite d'Euripide.

L'Antigone de Robert Garuier.

Nous ne nous arrêterons pas sur cet ouvrage que Rotrou a embelli : nous en citerons seulement quelques vers qui ne sont pas mauvais pour avoir été faits en 1580.

C'est Jocaste qui parle :

O mon fils, mon cher fils ! ma crainte et mon espoir !
Que j'ai tant souhaité, tant désiré de voir,
Vous me privez du bien que je devois attendre,
Nous venant assaillir, au lieu de nous défendre.
                       Eh ! mon cher fils, faut-il
Qu'au retour désiré de votre long exil,
Par le commun esclandre en larmes je me noie,
Au lieu que je pensois ne pleurer que de joie ?

L'Antigone de Rotrou.

Acte I.er — Jocaste fait l'exposition du sujet ; les armées en sont déjà venues aux mains. La reine se dispose à réconcilier les deux frères. Scène d'amour entre Antigone et Hémon, fils de Créon. La scène change, et passe du palais des rois de Thèbes dans le camp de Polynice, qui prend la résolution de terminer la guerre par un combat singulier.

Acte II. — Polynice appelle son frère et le provoque ; Antigone ne peut l'appaiser. Etéocle se présente au combat ; Jocaste se jetle au milieu d'eux : mais leur résolution est prise ; ils conviennent d'un autre champ de bataille.

Le commencement du troisième acte présente, dans un récit, la mort de Jocaste qui s'est tuée, et celle des deux frères comme Euripide la raconte. Le reste est une autre tragédie, dont le sujet est l'Antigone de Sophocle.

La Thébaïde de Racine.

Acte I.er — Etéocle est roi par le choix des Thébains, il ne peut quitter le trône qu'ils lui ont confié que par l'ordre des dieux ou celui du peuple ; mais il consent que Polynice voie sa mère, et qu'elle cherche à l'appaiser. Pour ne pas troubler cette entrevue, il va sortir de Thebes avec son armée, qui, après un siège de six mois, est réduite à la disette. Créon, qui craint que cette entrevue ne ramène avec Polynice, son fils Hémon, partisan de ce prince, Hémon qui aime Antigone et dont il est le rival, essaie en vain d'empêcher l'entrevue.

Acte II. — Après une scène d'amour entre Hémon et Antigone, on apprend que les dieux ont demandé la mort du dernier du sang royal ; Antigone craint qu'Hémon ne soit compris dans cet arrêt. Cependant Polynice déclare que, puisque les dieux n'ont rien prononcé en sa faveur, il va employer la force pour régner, fut-ce même malgré les Thébains. On apprend que la trêve est rompue ; il vole au secours de son armée.

Acte III. — Ménécée, dernier fils de Créon, s'est appliqué l'oracle et s'est tué ; cet événement a arrêté le combat. Mais Etéocle persiste à conserver le trône tant que les Thébains voudront le lui laisser. Polynice lui demande une entrevue ; Créon l'excite à l'accorder, dans l'espoir que, loin de calmer leur haine, elle la rendra plus vive.

Acte IV. — Polynice déclare à son frère qu'il ne lui a demandé cette entrevue que pour lui proposer lui-même un combat singulier. Etéocle l'accepte. Antigone et Jocaste l'invitent d'abord à partager le trône, il s'y refuse ; alors, elles engagent Polynice à se contenter de celui d'Argos que son mariage lui assure. 11 ne veut pas d'un trône qui ne lui est pas acquis par le droit de la naissance, il veut

Que le peuple à lui seul soit forcé d'obéir,
Et qu'il lui soit permis de s'en faire haïr.

Ils partent pour se rendre au lieu du combat.

Acte V. — Jocaste s'est tuée dans I'entr'acte. Hémon a voulu séparer les combattans, il a péri de la main d'Etéocle. Créon, dans le récit qu'il fait à Antigone, lui apprend qu'Etéocle est tombé le premier ; mais, lorsque son frère, fier de son triomphe, a voulu s'avancer pour le désarmer et l'insulter encore, il a rassemblé ses forces et l'a frappé de son épée. Créon déclare ensuite son amour, et demande à Antigone ce qu'il faut faire pour l'obtenir. M'imiter, lui dit-elle. Elle sort, et l'on apprend aussitôt qu'elle s'est tuée.

Polynice d'Alfiéri.

Un auteur dont les talens auroient dû réveiller en Italie le goût de la bonne tragédie, Alfieri, a aussi traité ce sujet, et s'est senti assez fort de son génie pour n'y pas introduire l'amour, et même pour s'écarter presque toujours de la route tracée par ses prédécesseurs. Une analyse plus étendue développera ici les ressources de ce tragique trop peu connu en France, et dont les ouvrages sont rares.

Acte I.er -— L'armée des Argiens arrive. Jocaste et Antigone invitent Etéocle à remplir ses sermens, et à rendre à son frère le trône qu'il doit à son tour occuper pendant une année ; Etéocle ne peut «e résoudre à paroître céder à Ja force. Créon annonce que Polynice, lui-même, apporte des paroles de paix, et qu'il demande à voir sa mère. Créon redoute cependant quelque trahison. Seul avec Etéocle, il excite sa haine ; celui-ci annonce l'intention de combattre seul-à-seul ; Créon l'en détourne, et l'exhorte à se débarrasser par une trahison d'un, ennemi qu'il peint comme un traître lui-même.

Acte II. — Entrevue des deux frères eu présence de Jocaste. Etéocle promet de rendre le sceptre après que l'armée des Argiens sera partie ; il sort sans attendre la réponse de son frère, qui déclare que cet arrangement ne serait pas accepté par Adraste. Créon lui témoigne un grand attachement, et lui dit que la haine de son frère ne permet pas d'espérer que la guerre finisse, à moins que l'un des deux ne meure. Il l'exhorte à se défier d'Etéocle, et l'amène dans un lieu plus sûr pour lui confier, dit-il, un horrible secret.

Acte III. — D'après les conseils de Créon, Etéocle a résolu de faire périr son frère au moment de signer la paix, et d'attaquer aussitôt le camp d'Adraste. Polynice est instruit que le roi veut le trahir ; Antigone accuse Créon d'exciter ces défiances ; mais il arrive lui-même, et annonce la paix. Etéocle, effrayé des murmures de» Thébains, consent, dit-il, à remplir ses sermens ; il remettra le pouvoir à son frère ep présence du peuple et des prêtres.

Acte IV. — On est dans le temple. Etéocle veut rendre la paix aux Thébains ; il s'éloignera pour n'inspirer aucune défiance. Il offre la coupe sacrée à son frère, et lui rappelle qu'il doit y boire en faisant le serment de rendre le trône dans un an ; Polynice la refuse, et veut qu'il jure le premier de rendre ce trône qu'il occupe encore. Etéocle veut qu'il jure auparavant de renvoyer l'armée. Polynice termine ce débat en déclarant qu'Etéocle a empoisonné la coupe. Jocaste veut en faire l'essai sur elle-même ; Etéocle brise la coupe en signe d'une haine éternelle, et paroît dédaigner de se justifier. Créon vient annoncer qu'Adraste a rompu la trêve ; les deux frères sortent en jurant de se retrouver dans le combat.

Acte V. — Antigone vient raconter à sa mère l'issue du combat. Etéocle appelait son frère dans la mêlée, ils se sont rencontrés ; Polynice vouloit épargner son ennemi, mais il l'a frappé malgré lui. Antigone n'a pas pu soutenir plus longtemps ce triste spectacle. On apporte Etéocle mourant ; Po'ynice le suit ; on l'a empêché de se tuer. Il veut que son frère lui pardonne ; celui-ci s'en défend d'abord : enfin il l'appelle, et, tandis que Polynice l'embrasse, il le tue d'un coup de poignard.

On voit que cet auteur étoit le seul des imitateurs d'Euripide qui eût senti, comme le tragique grec, qu'il falloit donner à ces deux principaux personnages des caractères différens, et que, s'ils étoient tous les deux animés du désir de régner, l'un ne devoit connoître qu'un sentiment, celui de son ambition ; et l'autre, avoir toutes les vertus compatibles avec elle. Aussi, tous.les deux ont-ils fait Polynice tendre, respectueux, ami de tous les moyens de conciliation ; Etéocle, fier, orgueilleux, et sacrifiant tout au trône. Mais on est surpris qu'Euripide ait fait tomber Polynice le premier, et que ce personnage toujours vertueux médite, dans les bras même de la mort, une vengeance atroce. Alfieri a ici corrigé Euripide, en attribuant cette action à Etéocle.

Racine s'est trompé en suivant une autre route. Polynice, chez lui, veut régner à tout prix ; son frère le veut aussi, et n'emploie qu'une vaine excuse pour justifier son obstination. Il étoit indifférent dans sa pièce que ce fût l'un ou l'autre qui assassinât son frère. C'est Etéocle qu'il arme du poignard.

Alfieri, comme Euripide, s'est bien gardé de prononcer le mot d'amour que répètent sans cesse quelques-uns des personnages de Racine ; et, mieux qu'Euripide, il n'a pas même parlé de Ménécée. Mais, par.malheur, il est tombé dans une des fautes principales de Racine : il a placé entre les deux frères un ennnemi plus cruel qu'eux-mêmes ; ce Créon qui excite leur haine, sans lui elle s'appaiseroit peut-être. Ainsi elle ne paroît pas invétérée comme elle doit l'être, car la beauté du sujet consiste précisément dans cette haine irréconciliable, qui n'a pas besoin d'autre aliment que la fatalité attachée à l'origine des deux frères. Pour la rendre tragique, il ne falloit l'environner que de personnages qui s'efforçassent de l'éteindre, bien loin d'en introduire d'autres qui cherchent à l'attiser. C'est
ce qu'avait fait Euripide; c'est ce que le C. Le Gouvé a parfaitement saisi.

Mais un autre défaut qui n'appartient qu'à l'auteur italien, c'est d'avoir fait d'Etéocle un traître, un lâche, qui, après avoir résolu dès le premier acte de vider sa querelle les armes à la main, se détermine dans le troisième à empoisonner son ennemi. La situation est belle sans doute, et fournit à Jocaste un beau mouvement, mais elle n'en est pas moins vicieuse, surtout si l'on fait attention que Polynice est instruit de cette trahison, et qu'ainsi il ne devoit ni assister à la cérémonie, ni même rester dans une ville où l'on méditoit un assassinat. Enfin, lorsqu'à la fin de cet acte on apprend que la trêve est rompue, on ne peut en accuser que Polynice qui, dès lors, est aussi coupable de trahison ; et l'on ne sait pas pourquoi, dans ce moment où sa présence au combat est si nécessaire, Etéocle, qui s'est abaissé jusqu'à vouloir l'empoisonner, le laisse retourner vers son armée, au lieu de le garder pour otage.

Tels sont les défauts que l'on peut reprocher à ceux qui ont traité ce sujet avant le C. Le Gouvé. Voyons s'il les a tous évités, s'il leur a substitué des beautés qui leur appartiennent, enfin s'il a mieux fait que ses prédécesseurs.

(La suite au numéro prochain.)

Magasin encyclopédique ou journal des sciences, des lettres et des arts, 5e année, tome 5 (1er Pluviose an 8), p. 66-79 :

[Après l’analyse des pièces antérieures mettant en scène le personnage d’Étéocle, il s’agit maintenant d’analyser la pièce de Legouvé. Avant de passer à l’étude acte par acte, le critique s’attache à montrer les choix judicieux de Legouvé : il a su profiter des « fautes » de ses prédécesseurs. Mais il a aussi réduit le sujet : il ne lui reste plus, pour remplir les cinq actes de sa tragédie, que « l'exemple de l'antique simplicité, et surtout l'opposition des caractères qui sert si bien à la peinture des mœurs ». Le critique revient sur ce point après l’étude de la pièce : « en dégageant son sujet de tous les ornemens étrangers, l'auteur a dû être économe de ses ressorts, et donner à la peinture des caractères, tout ce que lui accordoient les règles de l'art. » L’analyse acte par acte fait ensuite apparaître la forte cohérence de la pièce et la justesse de son étude des différents caractères. C’est parfois l’occasion de souligner la supériorité de Legouvé sur certains de ses modèles (comme pour la dernière scène de l’acte III). A la fin de cette étude de détail, abondamment illustrée de citations de la pièce, le critique revient sur la difficulté de donner un contenu à chacun de ses cinq actes : acte par acte, il revient sur la répartition des divers éléments de l’intrigue. Cette analyse prend de plus en plus d’importance au fil de la pièce, et culmine avec le long passage consacré à la justification du dénouement, qui met sous les yeux des spectateurs ce que certains voudraient leur épargner (un récit leur épargnerait le spectacle de l’horreur, et serait plus conforme aux règles de bienséance de la tragédie). Cette justification repose sur la distinction entre les tragédies où il y a beaucoup d’action et celles, comme Etéocle, « où le tragique des premiers actes consiste seulement dans la peinture des caractères, et dans l'attente de la catastrophe qu'ils doivent amener » : dans cette seconde catégorie, « si elle [la catastrophe] ne se passe sous les yeux du spectateur, il n'y a plus de tragédie ». Et le jugement est appuyé sur un exemple prestigieux, celui de Zaïre de Voltaire. Le dénouement est donc inattaquable, et ceux qui l’assimilent aux scènes horribles dont le théâtre anglais est friand : non, ce dénouement en doit rien à Shakespeare : « Lutter contre Racine et savoir même une fois le surpasser, est-ce là suivre les traces de Shakespear ? » Reste à parler du style, lui aussi de grande qualité. Si quelques vers peuvent être critiqués, il faut juger de l’ensemble, et la démonstration passe par deux longues citations. Enfin, l'interprétation a droit à un paragraphe passant en revue les acteurs de la première, excellents, sauf l’actrice jouant Jocaste, et qu’il a fallu remplacer. La dernière phrase est tout à fait intéressante puisqu’elle montre comment se fait la mise en scène : « Il étoit important que les meilleurs acteurs créassent les rôles de cette pièce, afin que la tradition, ne s'en perdît pas en passant à la postérité. » Jouer une pièce, c’est respecter la tradition de ceux qui l’ont jouée auparavant, et ici lors de la création. Ce que le critique n’a pas prévu, c’est qu’il n’y aurait pas de « postérité » pour cette pièce...]

Théâtre François de la République.

Etéocle et Polynice, tragédie en cinq actes, représentée, pour la première fois, le 7 brumaire an 8.

Dernier Extrait(1).

S'il étoit dangereux d'entrer dans la carrière après ces grands maîtres, cette lutte présentait aussi quelque avantage, celui de connoître leurs fautes, et de pouvoir les éviter.

Le C. Le Gouvé a bien senti qu'il ne falloit pas emprunter à Euripide le long épisode de Ménécée, ni faire paroître Œdipe seulement, lorsque l'action étoit complète ; qu'il falloit bien se garder de donner à Antigone un amour inutile, qui, dans Racine, la rend presque indifférente pour ses frères ; et surtout de donner aux deux princes, comme dans les tragédie française et italienne, un indigne confident qui attise la haine dans leur cœur, et sauroit même y éteindre l'amitié, si elle y pouvoit entrer. Mais en faisant disparoître tous ces ressorts, que restoit-il pour remplir cinq actes ? l'exemple de l'antique simplicité, et surtout l'opposition des caractères qui sert si bien à la peinture des mœurs. Voyons comment le C. le Gouvé en a profité.

Acte I.er — L'exposition est faite par Jocaste et Antigone. On y voit que celle-ci préfère à Etéocle le tendre Polynice, qui, par ses vertus autant que par ses malheurs, mérite cette préférence. Jocaste se flatte de l'appaiser, et demande à Etéocle la permission d'aller l'entretenir dans son camp. Mais Etéocle craindroit que cette démarche ne parût être inspirée par lui-même, et ne le fît accuser de lâcheté : d'ailleurs, Polynice pourroit garder sa mère pour otage ; et lorsque Jocaste lui reproche de soupçonner que son frère fût capable d'un tel crime, il répond :

Comme lui sans remords, je le feroit peut-être;
Jocaste, oubliez-vous quel sang nous a fait naître!
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Je dois me méfier de qui sortit d'OEdipe.

Ces vers qui marquent le caractère d'Etéocle, ennemi de tout accommodement, et dédaignant tout autre sentiment que celui de l'ambition, sont suivis d'un refus absolus. Il consent seulement à écouter son frère, s'il demandoit une entrevue.

Acte II. — Polynice, déguisé en soldat, a pénétré dans Thèbes, non pas pour trahir son frère, ni même pour l'entretenir, mais pour embrasser sa mère, sa sœur, pour apprendre quel est le sort d'Œdipe, de son père qui par l'ordre d'Etéocle, et du consentement de Polynice lui- même, languit enfermé dans une tour. Il se repent d'avoir consenti à cet acte de barbarie. Il fait à Jocaste et à sa sœur, le tableau de ses malheurs : mais elles l'aiment encore, et il est consolé. Cependant Jocaste l'exhorte à la paix. Il ne peut, dit-il, renoncer à ses droits : son frère règne, quoiqu'il eût promis de rendre le sceptre après l'avoir gardé pendant une année : il refuse de tenir sa promesse : il faut bien l'y forcer. Jocaste le presse du moins de demander une entrevue ; et quoiqu'il n'en espère aucun succès, il y consent par déférence pour Jocaste. Son camp est sous les murs ; il y sera bientôt rendu, et son premier soin sera de la satisfaire.

Acte III. —Un héraut est venu auprès d'Etéocle, qui fait valoir aux yeux de Jocaste l'aveu qu'il a donné à l'entrevue demandée par Polynice. Mais dans un monologue il témoigne qu'il n'a donné ce consentement que pour braver son ennemi, en face. Polynice paroît : il invite Etéocle à calmer les douleurs d'une mère ; il promet d'oublier tous ses malheurs, et de ne garder aucun ressentiment, pourvu qu'on remette en ses mains le sceptre qu'il veut rendre à son tour. Etéocle refuse. Polynice lui rappelle ses sermens : il convient de tout ; mais il déclare qu'on ne sort point du trône quand on l'occupe une fois. Alors Polynice ne contient plus sa colère, il va rejoindre son armée : Jocaste l'arrête, l'exhorte encore à s'appaiser : elle se jette à ses pieds.

Vous n'aurez pas envahi embrassé mes genoux,

dit-il : il revient, et propose à son frère de régner ensemble. Etéocle répond à sa mère :

                                     N'avez-vous pas jugé
Qu'un trône est trop étroit pour être partagé ?

Il ordonne à Polynice de retourner vers son armée.

Polynice.

Autels de mes ayeux. ...

Etéocle.

Que tu viens outrager.

Polynice.

Voûtes de ce palais.....

Etéocle.

Que tu veux saccager.

Polynice.

Et vous Thébains....

Etéocle.

                               Crois-tu que jamais ils entendent
L'ennemi des remparts que leurs armes défendent.

Polynice.

Je vous prends à témoins que, toujours dédaigné,
Pour obtenir la paix je n'ai rien épargné ;
Que si je donne, enfin, le signal du carnage,
C'est lui qui m'y réduit par un dernier outrage.

Etéocle, en fureur.

Pars donc.

Jocaste, Polynice lui-même, cherchent à le calmer ; il repète encore, pars donc. Polynice sort enfin, et dit en s'adressant aux dieux :

Faites vaincre le chef qui rendra Thèbe heureuse

Etéocle finit l'acte par ces vers :

Périsse, s'il le faut, Thèbe entière avec moi.

Cette belle scène, très-supérieure à celle de Racine, a quelques traits heureusement imités d'Euripide.

Acte IV. — Antigone et Jocaste attendent l'évènement du combat. Un très-beau récit leur annonce que rien n'est décidé ; les dieux mêmes ont arrêté le carnage par un prodige. Au moment où les combattans s'attaquoient avec le plus de fureur, Capanée, chef des Argiens, Œnotnaiis, guerrier thébain, se rencontrent et combattent seul à seul : tout à coup la terre tremble, la foudre les frappe l'un et l'autre ; ils sont engloutis dans un gouffre de feu : les deux armées effrayées, rentrent l'une dans le camp et l'autre dans la ville, sans oser interpréter favorablement-la volonté des dieux. Etéocle a aussitôt envoyé un héraut vers son frère. Le roi confirme lui-même à Jocaste cette heureuse nouvelle. Il attend Polynice ;

S'il répond à ses vœux, la guerre va finir.

Jocaste sort le cœur rempli de joie. Mais lorsque les deux frères sont en présence, Etéocle qui craint d'être abandonné par ses soldats, dit à Polynice :

Le débat est pour nous, que par nous il s'achève :
Combattons seul a seul, le vainqueur sera roi.

Polynice.

Le vœu d'un fratricide est bien digne de toi.

Cette idée étoit loin de son cœur ; cependant, puisque c'est le seul moyen d'épargner le sang, il accepte ce qu'on lui propose, mais à une condition ; c'est qu'Œdipe sortira de sa prison. Etéocle y consent, quoiqu'avec répugnance. O mon père ! s'écrie Polynice,

Je n'emporterai pas du moins votre colère. «

L'ordre est donné. Œdipe arrive. Il reconnoît la voix de ses enfans, et les accable de reproches. Etéocle ne songe qu'à combattre, et Polynice qu'à obtenir le pardon de son père ; mais Œdipe est inflexible. Polynice espère le toucher en lui apprenant quel combat ils vont livrer : Œdipe remercie les Euménides qui le tourmentent de lui avoir préparé cette vengeance ; il sort après les avoir maudits, et les deux frères vont combattre.

Acte V. — Tandis que Jocaste va essayer de séparer les combattans, Antigone parvient par sa-douceur à appaiser son père. Il se repent d'avoir invoqué les dieux contre eux ; il craint d'être exaucé. Jocaste arrive ; les gardes l'ont empêché d'approcher, ses fils sont aux mains : elle n'a pu soutenir ce spectacle ; en traversant le temple, l'ombre vengeresse de Laïus, lui a apparu, et l'a glacée de terreur : son discours est interrompu par la nouvelle de l'issue du combat : Etéocle est vaincu, on l'apporte mourant ; Polynice le suit, affligé de sa victoire. Son frère ne sent que le regret de perdre le trône. Polynice lui répond en gémissant :

               Qu'a fait ta fureur et la mienne ?
Devois-tu, m'imposant un combat trop affreux,
Seconder le destin qui nous poursuit tous deux ?

Ces vers ont l'avantage, en retraçant le caractère sensible de Polynice, de montrer la fatalité présente au dénouement.

Polynice veut se réconcilier avec son frère, qui le repousse par ces vers terribles :

                           Ah ! crains de m'approcher.
Des biens-que j'ai perdus, ma haine encor me reste ....

Etéocle, trop fidèle à cet affreux sentiment, appercoit son épée à côté de lui, la saisit, feint d'être près d'expirer, attire ainsi dans ses bras son frère, et le frappe au moment où celui-ci s'avance pour recueillir son dernier soupir. Polynice tombe, et Etéocle a encore le temps de dire ce vers, qui est le dernier trait de son caractère, et qui termine l'ouvrage :

Je meurs vengé d'un frère, et je meurs encor roi.

Telle est la marche rapide de cette tragédie, qui n'auroit pas un seul moment de langueur, si l'action commençoit un peu plutôt. Mais, en dégageant son sujet de tous les ornemens étrangers, l'auteur a dû être économe de ses ressorts, et donner à la peinture des caractères, tout ce que lui accordoient les règles de l'art. Cependant, l'exposition du sujet ne remplit pas seule le premier acte de la pièce ; on a vu qu'Etéocle y faisoit connoître son ambition et sa haine. Polynice ne pouvoit paroître que dans le second acte ; et ce n'étoit qu'alors que l'amitié d'Antigone pour lui, pouvoit paroître dans tout son jour. Cette amitié, et le tableau des malheurs de Polynice remplissent bien une partie de cet acte ; à peine apperçoit-on l'effort qu'a dû faire le poëte pour que le consentement que donne Polynice à l'entrevue demandée, suffise à remplir le reste. C'étoit là que la magie du style devoit soutenir l'intérêt, et le C. Le Gouvé l'a bien senti.

Mais l'entrevue du troisième acte, quoique parfaitement écrite, doit tout son intérêt à la situation elle-même, et à l'opposition des caractères. Quoi de plus touchant en effet que de voir un frère injustement proscrit, s'efforcer, pour plaire à sa mère, d'obtenir par la douceur, un trône qu'il est sur le point de reconquérir par la force, opposer à la mauvaise foi de son frère, le langage de la justice et de la piété filiale ; et, malgré les nouveaux outrages qu'on lui prodigue, appaisant sa fureur à la voix de sa mère éplorée, acheter la paix par le sacrifice d'une partie de ses droits ; et de voir au contraire son inflexible rival repoussant toutes ses offres, ne les écouter que pour avoir le plaisir de l'insulter par ses refus ? Ces sentimens sont ménagés avec tant d'art, que, malgré la longueur de cette scène, 1e public voit avec plaisir que Polynice, prêt à sortir, est retenu par sa mère ; et, loin d'être refroidi par cette fausse sortie, il redouble d'intérêt pour tout ce qui suit.

Dans le quatrième acte, l'auteur, persuadé qu'il ne falloit pas dépouiller ce sujet de la fatalité qui en fait presque tout le mérite, n'a pas voulu, comme ses prédécesseurs, manifester la volonté des dieux par un oracle, dont le spectateur perce toujours l'obscurité ; il a employé un moyen nouveau qui sert en même temps à la marche de l'action ; c'est la mort des deux chefs frappés à-la-fois par la foudre. Ce prodige annonce que les dieux préparent eux-mêmes les évènemens ; il frappe de terreur les deux armées, et rend ainsi moins atroce la proposition d'un combat singulier, auquel Etéocle ne se résout que lorsqu'il craint d'être mal secondé par les Thébains. Le spectateur que cette proposition remplit d'horreur, passe bientôt à des sentimens plus doux, lorsqu'il entend Polynice demander la liberté de son père avant le combat ; mais la terreur rentre dans son ame avec l'idée de la fatalité, lorsqu'Œdipe vient prodiguer à ses enfans de justes malédictions. Par le tableau des tourmens auxquels ils l'ont condamné, l'auditeur est préparé au châtiment qui les attend, et trouve dans le personnage de Polynice le grand ressort de l'intérêt tragique, toujours recommandé par le grand Corneille, qui veut que les héros ne soient ni tout-à-fait criminels ni tout à-fait vertueux. Il est peu de situation plus propre à émouvoir que celle de ces deux frères, que leur père maudit au moment même où l'un des deux va se baigner dans le sang de l'autre.

On a dit que le dénouement étoit trop horrible, et qu'il falloit, par un récit, en épargner la vue au spectateur. Oserons-nous hasarder notre pensée à cet égard ? Il nous semble que dans une tragédie où pendant les premiers actes le spectateur voit sous ses yeux beaucoup d'action où les personnages principaux passent souvent, par des évènemens imprévus, de la crainte à l'espérance, ou de l'excès du bonheur à l'infortune extrême, la catastrophe qui décide de leur sort peut se passer derrière la toile, et qu'il suffit qu'elle fixe invariablement leur sort pour que le spectateur soit satisfait. Mais dans une pièce où l'auteur marche constamment vers un but unique, où le tragique des premiers actes consiste seulement dans la peinture des caractères, et dans l'attente de la catastrophe qu'ils doivent amener ; si elle ne se passe sous les yeux du spectateur, il n'y a plus de tragédie. Si Orosmane ne frappoit pas Zaïre sur la scène, le récit de sa mort laisseroit le spectateur froid et mécontent; et certes, il est pourtant non moins horrible de voir un amant adoré tuer volontairement, et sur un soupçon, la maîtresse qu'il chérit plus que lui-même, que de voir un frère mourant de la main d'un frère qu'il a toujours détesté, et voué aux furies par la fatalité et par son père même, profiter du seul moment qui lui reste pour se venger, non pas par une infâme trahison, comme dans Alfieri ; mais après lui avoir dit, Ah ! crains de m'approcher, et avoir refusé de pardonner.

C'est pourtant contre ce dénouement que quelques critiques se sont exercés. Nous pensons que l'envie a dû l'attaquer ; car si elle eût pu parvenir à faire changer ce dénouement, elle eût enlevé au C. Le Gouvé une partie de sa gloire, en privant de sa plus grande beauté, celui de ses ouvrages qui justifie le mieux sa haute réputation.

Pourroit-on lui reprocher de chercher à porter sur notre théâtre les horreurs de la scène anglaise, lui qui toujours a résisté à l'attrait des succès faciles que ce mauvais genre obtint trop long-temps parmi nous, et qui n'a cherché des modèles que parmi les maîtres qu'il s'efforce d'égaler ? Lutter contre Racine et savoir même une fois le surpasser, est-ce là suivre les traces de Shakespear ?

Je ne sais pourquoi l'on a critiqué aussi quelques parties du style de cet ouvrage. L'auteur des Souvenirs et de la Mélancolie, sait assurément faire de beaux vers; et l'on ne croira pas que lorsqu'il s'attendoit à être mis en comparaison avec Racine, il ait négligé sa poésie, lorsque dans Epicharis, et surtout dans la mort d'Abel, il a écrit avec toute l'élégance de la scène. On remarque, dit-on, quelques vers durs dans cette tragédie ; mais Racine lui-même n'a-t-il pas sacrifié quelquefois l'harmonie du vers à la justesse de l'expression ?

Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne,
Ne souffre qu'à regret qu'un autre l'entretienne.

Ces vers sont dans Andromaque.

Dans un ouvrage de longue haleine, on ne doit pas porter sa sévérité sur quelques vers ; mais lorsque des morceaux entiers sont écrits avec une grande pureté, une grande élégance, et surtout avec cette énergie qui caractérise le style tragique, lorsque des scènes entières sont dialoguées avec force, justesse et précision, on doit louer la diction du poème.

Deux citations mettront le lecteur à portée de juger si ce genre d'éloge est dû à la tragédie du C. Le Gouvé.

Acte II, scène II. Antigone pleure de joie en revoyant son frère. Tu pleures, lui dit-il.

Antigone.

            Ton exil nous coûta d'autres larmes,
Polynice. Depuis que tu quittas ces lieux,
La paix fuit de nos cœurs, le sommeil de nos yeux.
La nuit, dans ce palais, plaintives, languissantes,
Nous prolongions les cris de nos voix gémissantes.
Le jour, prenant du deuil les vêtemens obscurs,
Nous volions te chercher dans les murs, hors des murs,
Aux sources où I'Ismène épanche son eau pure ;
Nous te redemandions à toute la nature ;
Nous t'appellions longtemps ; nous te tendions les bras ;
Nous accusions les lieux qui retenoient tes pas.
Hélas ! combien de fois la nuit vînt me surprendre
Aux bords où ton adieu trop tôt se fit entendre !
J'aimois à contempler, dans un avide effroi,
Le ruisseau que tu mis entre ta sœur et toi,
La hauteur d'où ma vue, à te suivre réduite,
Dans un long horizon accompagna ta fuite,
L'arbre qui me soutint quand je ne te vis plus.

Monologue d'Etéocle, acte III.me.

(Il attend son frère.)

Pourquoi m'offrir, Jocaste, un frère que j'abhorre ?
Depuis que je l'attends, je le hais plus encore.
J'en rends grâce au Destin : ce cœur, avec ennui,
Sentiroit s'affoiblir l'horreur que j'ai pour lui.
Oui, si je le reçois, c'est qu'en cette entrevue
Ma haine jouira d'éclater à sa vue.
Que veut-il ? du pouvoir à son tour disposer ?
Que j'aurai de plaisir à le lui refuser !
II croit qu'il fléchira mon altier caractère,
Par l'effroi d'une armée, ou les pleurs d'une mère !
Je voudrois qu'à mes pieds ma cour pleurât pour lui,
Et qu'un camp plus nombreux fût son puissant appui,
Pour qu'il me vît encor, sans pitié, sans allarmes,
Braver plus de dangers, repousser plus de larmes.
Les Dieux nous ont toujours l'un contre l'autre armés.
Au milieu des forfaits en même temps formés,
On sait qu'avant de naître, une précoce haine
Fit du flanc maternel notre première arène.
Pour moi, dès le berceau prompt à le défier,
À nos futurs combats j'aimois à m'essayer.
Il sembloit que ce cœur prévit dès notre enfance,
Qu'il m'oseroit un jour disputer la puissance.....
La puissance ! combien il m'est doux d'en jouir !
Quel prince à ses genoux peut voir, sans s'éblouir,
Des milliers de sujets prodiguant leurs services,
Deviner ses désirs, adorer ses caprices,
D'un encens éternel enivrer son orgueil,
Et briguer en tremblant la faveur d'un coup-d"œil !
Voilà ce qu'un rival à m'enlever aspire !
Plutôt mourir cent fois que de quitter l'empire !
Me siéroit-il, instruit dans l'art de gouverner,
De recevoir des lois où l'on m'en vit donner ?
Il entre : son aspect redouble encor ma rage.

Nous pensons néanmoins qu'avant l'impression le C. Le Gouvé corrigera quelques vers ; et qu'alors le lecteur confirmera le jugement du public, qui a placé cette belle tragédie auprès de celles de nos grands maîtres.

Nous ne terminerons pas cet article sans donner des éloges mérités aux acteurs qui ont obtenu à la représentation de cet ouvrage, les applaudissemens du public. Le C. Talma a toujours développé un talent profond dans le monologue que nous venons de citer ; mais ce n'est qu'après plusieurs représentations qu'il est parvenu dans ce rôle à la supériorité qu'il sait toujours atteindre. Le C. Damas remplit très-bien le rôle plus facile de Polynice. Quant au C. Monvel, dire qu'il joue le rôle d'Œdipe, c'est rappeler la perfection avec laquelle il joue Œdipe chez Admète. C'est la C.e Vanhove qui accorde à la sensibilité du rôle d'Antigone, l'harmonie de son organe touchant, et de sa diction si pure et si vraie : nous félicitons le C. Le Gouvé d'avoir rendu au public le rôle de Jocaste qui étoit perdu entre les mains de l'actrice qui le remplissoit d'abord ; la C. Thenard en fait ressortir les beautés qui n'avoient pas été apperçues.

Il étoit important que les meilleurs acteurs créassent les rôles de cette pièce, afin que la tradition, ne s'en perdît pas en passant à la postérité.

P. Buhan.

(1)Voyez le premier, supra, t. IV, p. 352.

L’Esprit des journaux français et étrangers, vingt-neuvième année, tome II, brumaire an 8 [octobre 1799], p. 213-222 :

[La tragédie de Legouvé a enthousiasmé le critique, et son compte rendu est rempli de remarques positives. Il commence par rappeler le destin dramatique des deux personnages, d’Eschyle à Racine. Un Racine envers qui il se montre critique (il faut dire que sa pièce est une œuvre de jeunesse : le critique ne manque pas de signaler sa jeunesse). Legouvé a su tirer d’Euripide tout ce que le sujet pouvait fournir, et qu’il a mis en œuvre avec goût, dans un plan rempli d'intérêt et style élégant. Le compte rendu donne ensuite, acte par acte, le sujet et sa conduite. Analyse qui s’achève par un glorieux « Telle est l'ordonnance simple & belle de cette nouvelle tragédie ». Car Legouvé a réussi où Racine et Sénèque se sont trompés : il a pris soin de ne pas montrer Polynice sous un jour négatif, ce qui rend impossible tout intérêt (on ne manifeste pas d'intérêt pour un « méchant »). Il a su tracer d’Antigone un caractère doux et touchant, utile contraste avec la « haine fougueuse » d’Etéocle. Peut-être lui a -t-il donné un langage trop proche celui d’une amante, à l’acte deux : un ton plus proche de la pastorale que de la tragédie, mélange des genres peu apprécié. C’est d’autant plus ennuyé que la famille d'Œdipe peut prêter le flanc à de graves accusations (la « femme d’un tact très-délicat » pense à l’inceste, bien sûr). Mais le reste du rôle échappe à tout reproche, comme celui d'Œdipe, devenu un ressort dramatique dans la pièce (sa malédiction qu’il profère s’avère efficace). Le dénouement, « en action » a beaucoup frappé le public, qui n’est pas habitué à une telle violence montrée sur la scène, mais le critique la justifie, et voit dans les critiques qu’on a pu formuler la preuve d’une étroitesse de vue. Le rôle de Jocaste seul paraît un pu faible, et peut-être cette impression tient à l’interprétation. Il ne reste plus qu’à parler des acteurs, à qui il faut bien faire quelques reproches (Talma, parlant trop fort, et entraînant Damas dans son sillage : la tradition dit pourtant que « moins on crie & plus on produit d'effet ». L’actrice qui joue Antigone est félicitée pour la délicatesse de son interprétation. Et la conclusion s’impose : la pièce est appelée à un grand succès, et son auteur à une grande carrière.]

THÉATRE FRANÇAIS DE LA RÉPUBLIQUE.

ETÉOCLE & Polinice, tragédie en 5 actes, par Legouvé.

De toutes les traductions ou imitations d'Eschylle & d'Euripide, nulle jusqu'ici n'avoit eu l'avantage de satisfaire à ce qu'exige le goût sévère dans un des cadres les plus tragiques de l’antiquité A la haine, le combat & la mort d'Etéocle & de Polinice.

Racine, par le conseil de Molière, entreprit, à l'âge de vingt-quatre ans, de traiter ce sujet sous le titre des Frères ennemis : sa jeunesse ne lui permit pas sans doute d'apprécier encore assez la belle simplicité grecque, & se traînant mal à propos sur les pas de Rotrou, qui n'étoit qu'un imitateur de Sénèque, il compliqua son sujet, dénatura les caractères, négligea la magie des oppositions, affoiblit l'intérêt, mêla mal adroitement dans ce tableau d'incestes, de meurtres & de parricides , un froid & ridicule amour, des stances dans la bouche d'Antigone qui parloit de son amant sur le cadavre fumant de sa mère ; enfin il ne fit de la plus terrible des actions dramatiques, qu'un tableau sans couleur où quelques détails de style, & quelques beaux mouvemens ne purent balancer le vice radical de l'ordonnance & de l'ensemble.

Le C. Legouvè paroît avoir été plus heureux dans son travail : laissant avec discernement ce qui pouvoit subir des reproches dans ses modèles, se pénétrant de la belle simplicité d'Euripide, saisissant avec goût ses beautés & même celles de ses imitateurs, les développant quelquefois, y ajoutant les siennes & revêtant le tout d'un style élégant, pompeux sans enflure, & presque toujours pur, il a donné à son plan tout l'intérêt dont il est susceptible, à ses caractères le coloris qui leur étoit propre, à son dialogue l'élévation & la gradation d'effet qu'exigeoit le développement de l'action.

Etéocle a gardé le trône qu'il devoit céder à Polinice : celui-ci vient le redemander les armes à la main : voilà tout le sujet, en voici la conduite.

Au premier acte, Jocaste, effrayée de la haine naturelle de ses fils & de la guerre qui se prépare, veut engager Etéocle à tenir sa promesse envers son frère ; mais il oppose un refus altier aux instances de sa mère & de sa sœur, & ne veut pas même leur permettre d'aller voir Polinice hors des murs ; il développe ainsi toute sa haine contre son frère & son insatiable soif de régner.

Au second acte, Polinice qui sait son frère hors de la ville, s'introduit, sous l'habit d'un soldat thébain, pour voir sa mère & sa sœur avant d'affronter le destin des combats ; & dans cette entrevue touchante déploie son respect filial, son amitié pour Antigone, & ses remords sur la captivité d'Œdipe, à laquelle il a eu la foiblesse de consentir : il peint avec énergie les maux qu'il a soufferts pendant son exil, & ne veut reconquérir le trône que pour faire oublier à son père, par ses respects, le crime de son emprisonnement : enfin il va jusqu'à céder au vœu de Jocaste en promettant d'essayer une entrevue avec son frère Un hérault vient bientôt en effet demander à Etéocle un moment d'entretien pour Polinice : le roi balance, sort pour se consulter, & Jocaste le suit pour l'y déterminer.

Au troisième, Etéocle a, consenti à l'entrevue, mais pour avoir le plaisir de refuser Polinice, en face, & de jouir à son aise de son humiliation : il sent redoubler à cette idée cette haine,

Qui du flanc maternel fit leur première arêne.

Polinice paroît, expose noblement ses droits & redemande le sceptre : Etéocle répond sans détour qu'on ne l'aura qu'avec sa vie,

Qu'une fois fur trône on n'en veut plus sortir,

& qu'il vaut mieux en tomber qu'en descendre : Les prières de Jocaste, celles d'Antigone sont inutiles : Polinice, à qui sa mère retrace en vain les dangers d'un trône, si funeste au sang de Labdacus, ne peut lâchement abandonner son héritage, mais il veut bien encore en offrir la moitié : Etéocle lui répond ;

Qu'on veut posséder seul la grandeur souveraine,
Qu'un trône est trop étroit pour être partagé :

Les deux frères, plus animés l'un contre 1'autre, se jurent alors une guerre éternelle ; mais suivant leurs caractères, Polinice ne veut vaincre que pour rendre Tèbes heureuse, délivrer son père, & tarir les pleurs que le joug d'Etéocle fait verser. Etéocle au contraire veut que Thèbes entière périsse avec lui plutôt que de céder la couronne.

Au quatrième acte, on apprend à Jocaste qu'un prodige a suspendu le combat : la foudre a dévoré deux des combattans : l'Argien Capanée & le Thébain son adversaire. Cet événement a jeté l'épouvante dans les deux armées : Etéocle réfléchissant lui-même sur cet augure sinistre, craint qu'il n'ébranle la résolution & le courage de ses soldats ; il ne veut plus confier le sort de son trône qu'à lui-même : il députe vers Polinice à son tour ;Jocaste & Antigone en conçoivent un moment l'espoir de la paix ; mais il ne fait venir son frère que pour lui proposer le combat singulier : Polinice frémit d'abord de l'idée d'un fratricide direct :

Je ne vois plus en toi qu'un rival généreux,

lui dit Etéocle :

Je ne vois plus en nous que deux tigres affreux,

répond Polinice ; mais il ne peut refuser : il met cependant une condition, c'est la liberté d'Œdipe : on amène ce vieillard ; Polinice veut se jeter à ses pieds, implorer son pardon ; mais le ressentiment d'un père offensé, aigri par trois ans de souffrances injustes, en reconnoissant la voix de ses fils ingrats & dénaturés, s'exhale en imprécations : il sort en les maudissant & sans vouloir les entendre. La rage d'Etéocle s'en augmente ; le désespoir de Polinice lui rend la vie odieuse : les deux frères partent pour s'égorger & combler leurs fureurs.

Au cinquième acte, la tendre & sensible Antigone console son père, lui demande le pardon de Polinice dont elle lui atteste les remords, & l'obtient : elle demande aussi celui d'Etéocle ; l'ame paternelle s'ouvre à la voix d'une fille chérie qui lui fait seule un bonheur d'être père.

Il prie les dieux d'enchaîner sa malédiction : il n'est plus temps ; on apporte Etéocle mourant de la main de Polinice : il garde encore sa haine & son féroce amour du pouvoir, il ne songe qu'au regret de quitter le trône & d'y savoir son frère. Celui-ci ne songe au contraire qu'à se faire pardonner sa funeste victoire. Fort du pardon d'Œdipe, il veut désarmer la haine d'Etéocle ; crains de m'approcher, lui dit ce dernier ;

Des biens que j'ai perdus, ma haine encore me reste.

Polinice ne peut se refuser au mouvement qui l'entraîne à recevoir le dernier soupir de son frère : il s'approche du lit fatal ; la destinée de cette malheureuse famille s'accomplit, Polinice est percé d'un poignard en présence d'Œdipe, de Jocaste & d'Antigone, par son frère Etéocle, qui expire enfin en s'écriant :

Polinice, n'est plus & je meurs encor roi.

Telle est l'ordonnance simple & belle de cette nouvelle tragédie.

A mon avis, une des grandes fautes de Sénèque & de Racine, fut de rendre Polinice presque aussi odieux qu'Etéocle, d'ôter parlà le peu d'intérêt que lui prête du moins la justice de sa cause : l'art de rendre les opprimés intéressans est un des premiers ressorts tragiques ; Euripide l'avoit bien senti : sachons gré au C. Legouvé d'avoir rétabli cette belle opposition qui rend son second acte si touchant & tempère l'horreur naturelle du sujet.

C'est avoir bien connu son art & le cœur humain que d'avoir donné de même au rôle d'Antigone, cette intéressante douceur, cette vertu touchante qu'on a toujours attachée à ce respectable modèle de tendresse filiale : elle repose l'ame effrayée des crimes de sa famille ; sa tendresse pour Polinice fait aussi une opposition adroite avec la haine fougueuse d'Etéocle : cette situation est indiquée dans Euripide ; elle paroît même fondue dans l'ouvrage du C. Legouvé.

Peut-être l'auteur moderne a-t-il employé dans la scène du second acte & dans le caractère d'Antigone, pour peindre l'amitié fraternelle, des couleurs plus pastorales que dramatiques, plus propres à l'églogue qu'à la tragédie ; la nuance n'est peut-être pas assez distincte entre le langage d'une sœur & celui qu'auroit une amante, surtout quand, parlant du moment où elle quitta son frère, elle dit : Je revoyois avec attendrissement,

.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
Le ruisseau que tu mis entre ta sœur & toi,
L'arbre qui me soutint quand je ne te vis plus.

& dans quelques autres détails de ce genre. Il faut, disoit une femme d'un tact très-délicat & d'un esprit très-éclairé, il faut être plus sévère & plus circonspect sur le style dans la famille d'Œdipe que dans toute autre : si le langage de l'amitié n'est pas bien caractérisé, on se sent tout près d'un soupçon auquel l'exemple d'Œdipe nous prépare ; cette remarque a paru d'une finesse exquise.

Mais, à l'exception de quelques vers peut-être un peu trop mignards, si j'ose m'exprimer ainsi, tout le rôle d'Antigone est tracé par le goût pour faire une diversion heureuse : qu'elle est touchante quand elle s'écrie :

Parle-t-on de courroux au nom sacré d'un père ?

& quand sollicitant d'Œdipe le pardon de ses deux frères dont on sait qu'elle aime pourtant l'un beaucoup plus que l'autre, elle dit à son père :

Vous les avez unis tous deux dans la vengeance.
Les séparerez-vous , mon père , en la clémence ?

Le C. Legouvé a tiré un parti d'autant plus heureux de ce rôle & de celui d'Œdipe, qu'il avoit à lutter contre des modèles bien connus ; c'est une grande preuve de talent d'avoir évité le reproche de ressemblance ; c'en est une d'avoir fait du personnage d'Œdipe, un peu passif dans Euripide, un ressort dramatique de plus : la présence de ce père offensé, ses imprécations, sa malédiction imposante renchaînent en quelque sorte l'action , la renforcent & préparent le dénouement : c'est une belle idée d'avoir encore prêté à la destinée d'Œdipe le malheur d'être cause de la mort de ses fils ; & c'est une beauté dramatique du premier ordre qui appartient toute entière à l'auteur français.

C'est à lui seul qu'appartient aussi d'avoir mis le dénouement en action , & d'avoir eu l'art de
le rendre supportable en le faisant sortir de la vérité de ses caractères, & de ce précepte
d'Horace,

          Servetur ad imum
Qualis ab incœpto processerit, et sibi constet.

[Extrait de l’Art poélique, qu’on traduit au XVIIIe siècle par : « Lorsqu’un caractère est une fois annoncé, il faut qu’il soit toujours soutenu ».]

Ce dénouement terrible a jeté dans l’ame du spectateur une stupeur qui prouve son effet ; mais il est consacré, & c'est une des pusillanimités ordinaires des vues étroites & routinières de la médiocrité, de vouloir qu'on le reculât des yeux.

Le rôle qui a paru le plus foible, c'est celui de Jocaste ; peut-être les moyens de l'actrice
en ont ils fait pâlir l'effet. Si l'on se rappeloit pourtant que dans ce sujet la mère d'Œdipe doit nécessairement avoir plus de soixante ans, & être affoiblie par ses longs malheurs, on n'exigeroit peut-être ni de l'auteur ni de l'actrice que le rôle fût plus prononcé, & on sauroit gré de quelques momens de force qui lui rend l'amour maternel, quand elle veut détourner ses fils du combat ou les dégoûter du trône.

Talma, dans le rôle d'Etéocle, avoit d'abord tellement forcé sa voix que son organe en étoit désagréable : par une suite nécessaire, il avoit entraîné Damas à prendre l'unisson, & le concert de leurs cris, loin d'avoir quelque chose d'héroïque, détruisoit presque toute l'illusion : ils se sont corrigés depuis ; & quoiqu'on désirât encore plus de noblesse dans Etéocle, on ne peut que rendre justice à la belle expression que déploie Talma dans le second acte & dans le dénouement, ainsi qu'à la sensibilité de Damas. Si nos tragédiens vouloient étudier un peu les bonnes traditions, ils verroient que moins on crie & plus on produit d'effet ; que ne se modèlent-ils sur leur camarade Monvel, qui en donne un exemple si parfait dans le rôle d'Œdipe !

La citoyenne Petit a montré beaucoup de grâce & de sensibilité dans le rôle d'Antigone. On a cru remarquer que dans la scène du second acte elle a mis une nuance très - fine & sentie avec délicatesse, en disant ces mêmes vers que nous avons accusés de mignardise : en s'appuyant sur l'épaule de Polinice, elle ôte à l'œil du spectateur le soupçon que le style pourroit laisser ; cet abandon que ne se permettroit pas une amante, rappelle que c'est une sœur qui parle.

La pièce a obtenu & doit avoir long-temps un grand succès. Le C. Legouvé a justifié par-là, d'une manière prompte & positive, l’honneur récent que lui a fait l'Institut de l'admettre au nombre de ses membres.

Dans la base César : le titre complet est Etéocle et Polinice.

7 représentations du 19 octobre au 8 novembre 1799. Plus généreuse, la base La Grange de la Comédie Française indique 10 représentations en 1799 (et rien après...).

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