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Gulistan, ou le Hulla de Samarcande

Gulistan, ou le Hulla de Samarcande, opéra-comique en trois actes, livret d'Étienne et Poisson de la Chabeaussière, musique de Daleyrac, 8 vendémiaire an 14 [30 septembre 1805].

Théâtre de l’Opéra-Comique.

Titre :

Gulistan, ou le Hulla de Samarcande

Genre

opéra-comique

Nombre d'actes :

3

Vers / prose

en prose, avec des couplets en vers

Musique :

oui

Date de création :

8 vendémiaire an 14 [30 septembre 1805]

Théâtre :

Théâtre de l’Opéra-Comique

Auteur(s) des paroles :

Étienne et Poisson de la Chabeaussière

Compositeur(s) :

Daleyrac

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez M.me Masson, 1805 :

Gulistan, ou le Hulla de Samarcande, opéra-comique, en trois actes ; Représenté sur le Théâtre de l’Opéra-Comique, par les Comédiens de l’Empereur, 8 vendémiaire an 14,30 septembre 1805. Paroles de ***, Musique de M. Dalayrac, Membre de la Légion d’honneur, et de l’Académie royale de Stockholm.

Courrier des spectacles, n° 3172 du 9 vendémiaire an 14 (1er octobre 1805), p. 2 :

[La pièce transporte le spectateur en Asie, autre pays, autres coutumes, on y divorce autrement qu’on ne le fait en France, et le critique prend bien soin d’expliquer l’étrange situation des hula, ces époux temporaires qui ne servent qu’à rendre possible le remariage d’une épouse quittée. Gulistan est un homme qui a eu bien des malheurs, et il consent à jouer ce rôle de hula pour qu’un riche puisse reprendre son ancienne épouse. Occasion d’une scène étrange de ce couple qui ne peut bien sûr pas consommer le mariage fictif qu’il a contracté. Mais Gulistan s’aperçoit que celle qu’il vient d’épouser est en fait sa propre ancienne femme. Et ils retrouvent leur ancien amour. Malheureusement, il faut passer par de rudes épreuves pour faire accepter ce remariage, et Gulistan en triomphe aisément : tous les mensonges qu’il profère deviennent vérité, par la grâce d’un homme qui n’a l’air de rien, et qui est miraculeusement le fils du Roi, Roi dont Gulistan a autrefois sauvé la vie : quel miracle! Le jugement porté sur la pièce est positif : rôle de Gulistan très comique, habileté des librettistes (non nommés) à éviter tout ce qui pouvait exciter le public à la grivoiserie. Il faudrait seulement retoucher le rôle du vieil avare, second mari de la femme de Gulistan. Mais c’est la musique qui est surtout mise en valeur : « elle a réuni tous les suffrages », et on y reconnaît « dans cette composition pleine de grâce, de justesse et d’élégance » le talent du grand Dalayrac. L’interprète principal, Martin a été très applaudi aussi, malgré quelques sifflets (sans doute faut-il y reconnaître une claque hostile comme on en organise volontiers dans les théâtres du temps).

Théâtre de l’Opéra-Comique.

Gulistan.

Il ne faut pas plus disputer des usages que des goûts. Les divorces ne se font pas partout comme à Paris et à Londres ; et de même qu’un habitant de Samarcande ne s’habille pas comme un Parisien, il a aussi sa manière de prendre une femme ou de la quitter. Le Hula est, en Asie, une espèce d’homme complaisant qui, pour quelqu’argent, consent à être un mari fictif, se charge de paroître à la cérémonie des noces, de prendre des engagemens pour un tems, et de remettre ensuite la femme qu’il a épousée à celui qui l'a payé. Cette cérémonie a lieu toutes les fois qu’un homme veut épouser de nouveau la femme qu’il a renvoyée.

Le Hula a fourni le sujet d’un conte agréable qui fait partie des Mille et une Nuits ; on l’avoit essayé déjà deux ou trois fois au Théâtre, mais jusqu’à ce jour les tentatives n’avoient pas été heureuses ; le succès que vient d’obtenir le nouveau Hula prouve que la faute en étoit moins au sujet qu’aux auteurs. Gulistan est une espèce de philosophe, qui sait apprécier les événemens de la vie humaine, et composer avec les circonstances. Les révolutions de fortune sont plus communes chez les Turcs que partout ailleurs ; comme on n’est rien que par la volonté et le caprice du Prince, il arrive souvent que l’on monte de la condition la plus abjecte au rang le plus élevé, et que l’on tombe du rang le plus élevé à la condition la plus basse. Gulistan commence par occuper un poste très-distingué ; mais il a une femme qui plaît à son maître ; il refuse de la céder ; on le chasse ; il fuit avec elle ; il est pris par des corsaires ; on l’emmène, on le sépare de sa femme. Réduit à la misère, il vit comme les Lazzaroni, il se bâtit une loge dans les entre-colonnes d’un palais. Ce palais est habité par un vieil avare, riche et impitoyable, qui le fait chasser. Dans ses malheurs, il trouve un homme sensible, mais qui ne lui paroît guères plus riche que lui ; cependant cet homme lui offre sa protection. Le riche a une femme qui le déteste, dont il s’est séparé, et qu’il voudrait reprendre. Il consulte le Cadi. Un jeune homme se présente à la place du Cadi, et lui expose les difficultés du projet. Il faut qu’il trouve un homme qui épouse sa femme, qui passe une nuit avec elle, et qui fasse divorce ensuite, pour que l’ancien titulaire rentre dans ses droits Où trouver cet homme ? Le Cadi propose Gulistan, et Gulistan surpris d’abord de la métamorphose de son protecteur, accepte. Sa nouvelle épouse est voilée ; on la lui a représentée comme vieille, laide et difforme ; on a représenté aussi à la jeune femme, son mari fictif comme hideux, décrépit et méchant. Pendant la nuit ils restent assis sur des sophas fort éloignés ; enfin ils hazardent de s’adresser quelques mots ; Gulistan reconnoît sa femme ; elle reconnoît Gulistan, et ils jurent de ne plus se séparer ; mais le Hula, pour conserver son épouse, doit nommer son pere, et Gulistan est enfant du hazard ; il doit indiquer sa fortune, et il n’en a pas ; il doit désigner son domicile, et il couche à la belle étoile.

Gulistan fort embarrassé, paye de confiance et d’audace ; il se dit fils du Grand Visir ; sa fortune consiste en chameaux chargés d’or, et son domicile est le palais du Roi. S’il ment cependant, il sera empalé, mais son bon Génie le tire de tout, les chameaux arrivent ; le Visir l’adopte pour son fils, et le Roi lui donne un logement dans son palais. Par qui ces miracles sont ils opérés ? par le protecteur inconnu qui se trouve être le fils du Roi lui-même ; pourquoi le Prince prend-il tant d’intérêt à Gulistan ? parce que Gulistan a sauve autrefois ia vie à son père.

Il y a dans cet ouvrage beaucoup de scènes gaies et de mots spirituels. Le rôle de Gulistan est d’un caractère comique et très-plaisant, mais le fonds du sujet étoit difficile à traiter. Il y a des situations chatouilleuses, telles que l’entrevue nocturne du Hula avec sa femme. L’auteur du poème a évité tout ce qui pouvoit prêter aux bons-mots d’un auditoire naturellement rieur ; mais il auroit fallu éviter encore la chûte des rideaux, qui a mis plusieurs spectateurs en gaîté. Le rôle du vieil avare a besoin d’être retouché ; ses propos sont trop verbeux , et d’un genre un peu burlesque.

Quant a la musique, elle a réuni tous les suffrages ; l’air du songe est d’une composition charmante. Le duo entre Gulistan et l’étranger est d’un effet extrêmement piquant ; le choeur du premier acte est coupé avec beaucoup d’esprit et de goût, et l’on a vivement applaudi l’air : Au point du jour , etc. Il étoit difficile de ne pas reconnoître dans cette composition pleine de grâce, de justesse et d’élégance, un de nos plus habiles musiciens ; aussi les acclamations ont-elles été générales quand on a amené M. Dalayrac. El M. Martin, direz vous ? M. Martin , il a été vivement applaudi quand il a paru ; trois mille bravo ont étouffé deux ou trois coups de sifflets, et jamais il n’a chanté avec plus de perfection.

Mercure de France, tome vingt-deuxième, n° CCXXI du 13 vendémiaire an 14 (Samedi 5 Octobre 1805), p. 84-87 :

[Un compte rendu surprenant, mais ce n’est pas si rare. Il s’ouvre sur un très long développement sur les deux pièces avec un hulla qui ont précédé la pièce nouvelle. La meilleure est la première, la deuxième ne fait que gâter les qualités de la première. Et c’est bien sûr la deuxième que l’auteur de la troisième, Gulistant, a imité, en accentuant encore ses défauts : il a voulu l’allonger à trois actes au lieu d’un, et il y a ajouté force invraisemblables (après une longue comparaison, le critique avoue : je supprime beaucoup de détails incroyables et peu intéressans ». Le bilan est mitigé : si la pièce contient « plusieurs traits piquans (c’est peu, finalement), elle ne contient qu’un rôle comique, celui du Hulla, et elle emploie parfois un mot impropre (exemples à la clé). C’est la partie musicale qui l’emporte, la composition de d’Aleyrac étant jugée « unanimement gracieuse et légère ». Seule le compositeur a paru. Et l’article s’achève sur une perfidie : un seul acteur a été à la hauteur, les autres acteurs ayant été aussi médiocres que les rôles qu’ils incarnaient...]

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Gulistan , ou le Hulla de Samarcande.

C'est la troisième fois que ce sujet reparoît sur nos théâtres. La première, il fut traité par le Sage et Dorneval pour celui de la Foire, et le fut si bien que cette petite pièce se lit encore avec plaisir. Elle étincelle de tant d'esprit, de gaieté, que je ne doute pas qu'elle ne réussît complètement à la rue de Chartres, sans qu'il fût besoin d'y changer un seul mot. C'est un charmant vaudeville, et, pour ainsi dire, tout en couplets très-bien tournés. Les auteurs n'ont mis ni sensibilité , mi aventures romanesques dans leur pièce. Arlequin se charge à Bassora des fonctions du hullanisme pour quelqu'argent. On sait, ou l'on prétend savoir, que lorsqu'un sectateur de Mahomet a répudié sa femme, il ne peut la reprendre que des mains d'un autre qui l'ait épousée et répudiée aussi; et ce dernier se nomme Hulla ou Licitateur. Taher ayant renvoyé la sienne dans un moment d'humeur, s'en repent aussitôt, et veut la reconquérir par le ministère d'Arlequin. On exige qu'après la nuit il rende la belle, dont il n'aura été que l'époux honoraire, en avouant qu'il ne tient qu'à lui de la garder, et que cela n'est pas sans exemple ; il répond :

Oh! pour moi j'en rendrois dix mille;
Même je serois matinal.
Si j'étois connu dans la ville,
On me feroit Hulla bannal.

Cent sequins lui sont promis s'il tient sa parole et le secret. Je ferai plus , dit-il,

Demain matin, en diligence,
Je sortirai de Balsora.
Bien des gens quitteroient en France
Leurs femmes pour moins que cela.

Pour se désennuyer pendant la nuit du hullanisme, il demande du vin ; on lui observe que la loi le défence [sic]. « Il en sera meilleur , dit-il. » Malgré sa promesse , il entre par la fenêtre chez sa femme qu'il trouve fort à son gré, se montre à la croisée en bonnet de nuit, et donne des transes mortelles au véritable époux. On le fait descendre en lui montrant un flacon, et en lui jurant qu'on le laissera remonter. Tandis qu'il boit le vin de l'étrier, comme il l'appelle, un ami de Taher, déguisé en lieutenant du cadi, le surprend en contravention à la loi du prophète, et feint de vouloir l'arrêter. Le mari achète sa grâce en exigeant qu'il parte sur l'heure avec les cent sequins ; le drôle y répugne un peu, et demande qu'on lui laisse prendre son audience de congé. Il voudroit faire ses adieux. On l'en dispense. Il sort en disant :

Comme j'ai de la conscience,
Je voudrois gagner mon argent.

La pièce finit par des couplets dont le refrein est :

Maris de France,
En votre absence
Vous avez aussi vos Hullas.

Dominique et Romagnesi, qui n'avoient point le talent de le Sage et de son coopérateur, firent, douze ans après eux, un Arlequin Hulla pour les Italiens ; c'est-à dire qu'ils gâtèrent le premier par un roman sans vraisemblance. Ils supposent qu'Arlequin retrouve sa maîtresse dans la femme près de laquelle il joue le rôle de Hulla ; elle est reconnue pour une fille du cadi, et reste à son amant. Cette comédie est en prose. Il y a seulement à la fin quelques couplets, parmi lesquels on n'en trouve qu'un d'assez bon ; encore l'idée en est-elle prise en partie de la pièce qu'ils ont imitée.

Quand des Hullas en ce pays
            Sont établis,
            C'est aux maris
Qu'ils doivent cette préférence ;
Ailleurs on ne suit point ces lois :
C'est par les femmes que le choix
            S'en fait en France.

L'Auteur de Gulistan a préféré cette dernière intrigue qui est la plus mauvaise. Il est vrai que l'autre lui eût difficilement fourni trois actes ; mais il eût mieux valu se borner à en faire un bon ; et d'ailleurs de ses trois, il y en a bien la moitié de vide. Il a peut-être pensé qu’il lui étoit plus facile de joûter contre Dominique et Rogmanesi, que contre le Sage et Dorneval, et qu'il n'étoit ni prudent , ni raisonnable de refaire une jolie pièce.

Au reste, il a beauroup ajouté à l'invraisemblance romamesque du second des Hullas.

Gulistan, ancien bouffon et favori d'un roi asiatique, lui a sauvé la vie, et a été chassé de sa cour ; il ne lui reste que sa guitare et le souvenir de sa maîtresse. Le fils du monarque, instruit du bienfait, lui destine une autre récompense. Il se déguise presqu'en mendiant, Pour servir les amours d'un sujet si injustement disgrâcié.

Taher, riche négociant, a répudié une femme qu'il venoit de prendre, parce que, comme la Marianne de Voltaire, elle se refuse au devoir conjugal. Il fait part de son repentir au prince déguisé. Le remède se présente de lui-même. « Vous pouvez, lui dit le prince, choisir le Hulla, et partout le mari ne jouit pas du même avantage. » On a vu que cette idée appartenoit à Dominique ou à son associé. « Prenez, ajoute le prince, un de ces misérables qui se prêtent à tout pour un peu d'or. — Je ne serai en peine que du choix ; il y a partout de ces misérables-là. » Le prince fait préférer Gullistan, et assure le mari qu'il peut dormir d'un sommeil tranquille. A quoi celui-ci répart qu'il souhaite que le Hulla en fasse autant. Taher fait croire à ce dernier que sa femme est vieille, et laide par conséquent ; et à sa femme Dilara, que le Hulla est décrépit. L'un et l'autre ayant une passion dans le cœur, l'épreuve de la nuit ne paroît pas devoir être dangereuse. Aussi est-elle fort décente. Les deux personnages se tiennent assis aux deux extrémités opposées de la scène. Gulistan chante, pour abréger les ennuis d'un si triste tête à tête. Dilara trouve que sa voix n'est pas si cassée, se doute qu'on l'a trompée sur son compte, et témoigne à, Gulistan sa surprise de ce qu'il ne lui parle pas. « Je sais, madame, le respect qu'on doit à votre âge. » Elle se lève en fureur. — « Comment, à mon âge ! » Ils se reconnoissent ; Taher arrive avec des flambeaux ; le prince le suit presqu'aussitôt, ayant quitté son déguisement, et, le Hulla reste l'époux de la belle Dilara. Je supprime beaucoup de détails incroyables et pen intéressans.

Il y a plusieurs traits piquans répandus dans cette pièce : le principal rôle , celui du Hulla, est comique ; le dialogue en est facile et naturel. Cependant le mot propre ne s'y trouve pas toujours. Le prince dit, par exemple, à Gullistan qu'il va lui prouver l'excès de son zèle. Il est clair qu'il a voulu dire la vivacité.

On a été assez étonné d'entendre appeler les poètes de l'Asie des troubadours, et Gulistan , favori, d'un prince du pays des Hullas, demander ce que c'est qu'un Hulla.

Les romances et les ariettes en géneral sont très-agréables, et doivent suffire pour faire la fortune de cet opéra.

Quant à la musique, son succès n'a point été douteux. Elle a été jugée unanimement gracieuse et légère. Les Auteurs ont été demandés. On a nommé le musicien, M. d'Aleyrac. L'auteur des paroles n'a pas voulu se faire connoître. La voix de Martin n'a jamais eu plus d'éclat ni d'agrément , et son jeu a été ce qu'il devoit être. Son rôle est le seul de la pièce qui soit plaisant ; les autres ne sont que médiocres, et ont été médiocrement rendus.

L’Esprit des journaux français et étrangers, an XIV, tome II (brumaire an XIV, octobre 1805), p. 267-272 :

[Compte rendu fleuve : des anecdotes en tout genre autour de la pièce, de Martin qui a été chahuté suite à son extinction de voix (le siffleur malveillant a failli être jeté hors du théâtre !), des informations sur les hullas (et même une bonne question : existent-ils vraiment, ou est-ce une invention des auteurs de théâtre ?), un très long résumé de l'œuvre où rien n’est épargné au lecteur, un retour sur les pièces antérieures mettant en scène des hullas, avec comparaison avec la pièce nouvelle, de l’ironie sur les invraisemblances (une obsession des critiques du temps, la vraisemblance). Et aussi un jugement sur la pièce (plutôt positif), sur les interprètes (le critique approuve les rondeurs d’une actrice, parce qu’elle est conforme ainsi au goût supposé des Turcs, et il regrette l’absence d’un autre), sur la musique de Daleyrac qui n’a pas soulevé l’enthousiasme du critique. Finalement il y a eu des sifflets à la fin, mais le compositeur a été fortement applaudi, et l’auteur du livret est resté anonyme, signe d’une « prudente modestie (le livret ne serait pas très bon ?).]

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation de Gulistan , ou le Hulla de Samarcande.

Pour cette fois, l'attente n'a point été trompée : Gulistan est arrivé sans encombre au théâtre en dépit des enchanteurs. Au lever de la toile, on a vu Martin-Gulistan étendu sur un banc de pierre, où il dormait au bruit flatteur des applaudissemens redoublés ; mais à son réveil, au moment même où il disait, en se relevant , un peu de repos m'a fait grand bien, un malin sifflet a voulu faire entendre que le repos de Martin n'avait pas fait de bien à tout le monde. Le siffleur était probablement un de ceux qui s'étaient donné le plus de mouvement à la porte le jour de l'extinction de voix : il s'est vengé du repos de Martin, en homme qui se souvenait d'avoir été bien fatigué ; mais on n'a point approuvé cette rancune : la vengeance doit être oubliée quand l'instant de la jouissance arrive. Peu s'en est fallu que l'amateur vindicatif n'ait été renvoyé à cette même porte où, quelques jours auparavant, il s'était long-temps morfondu ; mais il a représenté au parterre que toutes les issues étant obstruées par la foule, il ne pouvait obtempérer à l'ordre qui le mettait à la porte. La multitude des juges s'opposait elle-même à l'exécution de son arrêt ; le coupable est resté dedans faute de pouvoir sortir. Martin, vengé par le public, s'est incliné en signe de reconnaissance, et il a commencé à chanter. Le charme de sa voix a rétabli l'harmonie dans l'assemblée ; tous les ressentimens ont fait place à l'admiration, et les auditeurs sont convenus qu'ils n'avaient rien perdu pour attendre.

Gulistan est un conte, non pas des Mille et une Nuits, mais des Mille et un Jours. Le héros, dans le conte, s'appelle Couloufe, et dans la pièce, Gulistan : on a conservé à l'héroïne le nom de Dilara, parce qu'il est doux et harmonieux Les contes orientaux sont mieux placés à l'Opéra-Comique que les romans anglais : ce théâtre est le pays des riantes illusions, et non des vapeurs noires. Couloufe, dans le conte, a moins de délicatesse et plus de naturel ; Gulistan, dans la pièce, est un sage, un amant fidèle. L'un et l'autre, après avoir brillé à la cour, sont tombés dans la misère ; ils ont tout perdu, jusqu'à leur maîtresse ; mais il reste à Gulistan son amour, dont il se repaît, ce qui ne l'empêche pas de désirer une nourriture plus succulente.

Jadis favori et bouffon du roi, Gulistan, disgracié, erre de ville en ville comme un troubadour, chantant des romances. Le roi, qui l'a chassé injustement, n'existe plus ; son fils lui a succédé. Gulistan a écrit au nouveau prince, auquel il a sauvé la vie pendant sa faveur, et n'en a point reçu de réponse ; il s'en console par des chansons, et vit à Samarcande comme un Diogène, non dans un tonneau , mais dans un trou au coin d'un palais.

Il se présente cependant un protecteur qui l'accable de belles promesses ; mais le protecteur paraît aussi gueux que le protégé, et n'inspire pas une grande confiance. Il faut se défier des apparences ; ce protecteur, qui a l'air d'un aventurier, se trouve être envoyé par le roi pour remplacer le cadi qui est absent, et il commence à effectuer ses promesses, en procurant à son ami Gulistan l'emploi de hulla.

Qu'est-ce qu'un hulla ? Je ne suis pas assez instruit du code matrimonial des mahométans pour savoir s'il y a chez eux des hullas, ailleurs que dans les contes. On dit qu'un époux qui a répudié sa femme dans un moment d'humeur, ne peut la reprendre qu'elle n'ait préalablement épousé un autre homme, et passé au moins une nuit avec ce mari intermédiaire, auquel on donne le nom de hulla. On choisit ordinairement, pour cette cérémonie, un vagabond, un misérable qui préfère l'argent à tout ; le drôle, bien payé, répudie sa femme le lendemain au point du jour, et va chercher ailleurs une bonne fortune du même genre.

Il y a donc deux cents sequins à gagner pour Gulistan ; par où l'on voit combien les hullas de l'Asie sont plus heureux que les nôtres, car on leur donne de l'argent pour passer la nuit avec la femme de leur prochain ; et les nôtres, au contraire, pour le même service, en donnent beaucoup. Taher, homme riche, a répudié une femme qu'il venait d'épouser, parce que, sans égard pour le droit du mariage, elle refusait de se rendre à ses désirs : c'était bien là le cas de ne point la reprendre ; car l'entremise d'un hulla devenant nécessaire, il était très-probable qu'elle ne lui reviendrait pas telle qu'elle était avant la répudiation. Cette invraisemblance fâcheuse est un sacrifice que l'auteur a été obligé de faire, pour conserver Dilara intacte au fidèle Gulistan. Il est vrai que Taher fait tout son possible pour éviter le malheur qui le menace ; il fait accroire au hulla que sa femme est vieille et laide ; il prend ses mesures pour lui dérober la vue de Dilara : vaines précautions, si Gulistan n'était pas un modèle du parfait amour et un prodige de fidélité.

On se doute bien que la scène piquante doit être le solo du hulla avec son épouse : ils sont sans lumière, chacun dans un fauteuil, séparés l'un de l'autre par toute la largeur du théâtre. Dilara tremble, Gulistan chante, et la nuit se passerait tranquillement, si le hulla ne s'avisait pas de parler du respect dû à l'âge de sa femme. A cet outrage qu'une femme ne pardonne point, Dilara se lève ; Gulistan s'approche ; les époux s'apperçoivent ; la reconnaissance se fait. O providence ! Dilara est cette maîtresse, seul bien que regrette Gulistan ; et Gulistan est cet amant pour lequel Dilara a refusé le devoir conjugal à Taher.

Jusqu'ici, l'auteur n'a fait que rajeûnir et allonger une ancienne comédie en un acte de Dominique et Romagnesi, jouée au Théâtre italien en 1728, sous le titre d'Arlequin Hulla. Le dialogue en est très vif très-enjoué, très mordant, quelquefois un peu libre : ce genre de comique ne déplaisait pas à la bonne compagnie dans la jeunesse de Louis XV. Le sujet est mieux exposé, le nœud mieux formé que dans le nouvel opéra-comique, parce que c'était encore la mode de s'occuper du fonds d'un ouvrage dramatique ; la scène du tête-à-tête des deux époux me paraît aussi plus plaisante et plus ingénieuse. Arlequin est aussi fidèle que Gulistan , et comme il n'est pas aussi bon chanteur, il prend le parti de dormir, ce qu'il est beaucoup plus naturel de faire pendant la nuit quand on n'est pas éveillé par l'amour. La femme est beaucoup moins tremblante et moins sotte que Dilara, sans être moins fidelle. La stupidité de son hulla la désole ; elle entame la conversation ; elle réveille par des traits piquans cet époux assoupi : on voit dans ses discours qu'une femme est toujours bien-aise qu'on lui propose même ce qu'elle a dessein de refuser. La suite de l'entretien amène le récit des aventures de l'un et de l'autre, et ce récit conduit à la reconnaissance.

Les auteurs d'Arlequin Hulla, qui ne voulaient faire qu'un acte, après avoir suivi jusque-là le conte des Mille et un Jours, l'abandonnent tout-à-coup, et fabriquent, à leur manière, un dénouement qui n'est pas très-heureux ; car le hulla ne voulant pas répudier sa femme, comme il l'avait promis, est conduit au cadi, qui est sur le point de lui faire donner la bastonnade, lorsqu'il reconnaît sa fille dans la femme d'Arlequin, et confirme son mariage. L'auteur de l'opéra-comique voulant faire trois actes , ne s'est point écarté du conte. Gulistan, après avoir reconnu sa chère Dilara, refuse de s'en séparer ; Taher est furieux : le cadi arrive, et représente au hulla que pour garder sa femme, il est obligé par la loi de lui fournir un logement, une dot, un état. Gulistan, dans l'ivresse de son bonheur, ne doute de rien ; quoique sans aveu et sans asyle, il déclare au magistrat qu'il est fils du grand-visir, qu'il logera sa femme dans le palais du roi, et qu'il va écrire à son père de lui envoyer des dromadaires chargés d'or et de marchandises précieuses. Ces extravagances lui font gagner du temps ; mais le temps s'écoule et la réflexion vient. Le malheureux Gulistan, en proie aux plus cruelles inquiétudes, est sur le point de perdre sa maîtresse et la vie. Quel est son étonnement, quand il voit arriver les précieux dromadaires, quand un officier du palais lui apporte une lettre de son père prétendu !

On demandera sans doute qui envoie ces dromadaires ? De quelle part vient cette lettre ? Cela est peut-être un peu plus prévu dans la pièce que dans l’extrait : cet excès de bonheur lui arrive de la part de ce protecteur si mesquin qu'il avait dédaigné, et qui depuis s'était changé en cadi. Ce protecteur n'est autre chose que le jeune roi qui, dans le dessein de témoigner à Gulistan sa reconnaissance, a voulu d'abord juger s'il était digne de ses bienfaits, et se donner à lui-même la comédie Tout cela est emprunté du conte ; mais l'auteur l'a mis en scène avec art et intelligence, en homme qui entend le théâtre. Il y a quelques longueurs dans le dialogue ; l'action est trop délayée ; l'ouvrage aurait besoin d'être resserré ; l'ensemble en est agréable et amusant. Il ne faut pas non plus trop chicaner sur ses plaisirs, et un opéra-comique n'est pas destiné à marquer dans la littérature. Il y a du spectacle, des marches, des cérémonies musulmanes, des chœurs, et sur-tout de brillans costumes. Les sociétaires de Feydeau se sont mis en dépense ; ils n'ont rien épargné pour plaire au public, lequel est trop généreux sans doute pour ne pas les indemniser, par sa présence, des frais qu'ils ont faits pour l'attirer.

Martin est très-plaisant comme acteur, et ne laisse rien à désirer comme chanteur. Mme. Pingenet représente Dilara avec beaucoup de grace, et, dans ce rôle, son embonpoint est dans toutes les convenances orientales. Je ne connais pas trop le goût des Tartares Usbechs, mais je sais que les Turcs n'aiment pas les femmes élancées et sveltes. Chénard joue Taher un peu trop en vieillard, ce qui est contraire à l'esprit du rôle. Gavaudau est chargé du personnage du roi, et la manière dont il l'a joué est une preuve de son zèle et de son courage. Il était malade, et s'il n'eût écouté que la nature, la pièce était une seconde fois suspendue. Quel éclat ! Quel scandale ! Quel discrédit pour le théâtre ! L'intrépide Gavaudan a déclaré, qu'en dépit de la fièvre, il jouerait mort ou vif, et il a tenu parole.

Parmi les acteurs qui, depuis l'ouverture de ce théâtre, se sont empressés de se montrer au public, on regrette de ne pas voir encore Lesage, bon musicien, bon comédien, et dont le jeu est d'une naïveté si piquante : il n'eût pas eu moins de courage que Gavaudan, si la maladie dont il est affligé dans ce moment n'attaquait pas directement l'organe de la parole. Le zèle le plus ardent ne peut rien contre un obstacle de cette nature, il faut espérer qu'il aura bientôt rompu les liens qui le retiennent malgré lui dans l'inaction.

La musique de Gulistan est de M. Dalayrac, connu par une foule de jolis ouvrages. Parmi les morceaux agréables, on a distingué deux romances et le récit d'un songe : la facture porte un caractère de naturel et de simplicité qui est d'un excellent goût. Les accompagnemens n'y sont ni chargés, ni bruyans ; le chant est facile, et la plupart des motifs des morceaux d'ensemble sont heureux et d'une expression juste : on désirerait en quelques endroits que l'auteur eût su s'arrêter. Martin n'a pas nui sans doute au succès de la musique : il a chanté avec sagesse, et ses broderies employées à propos ont paru orner le chant sans l'offusquer. On lui a fait répéter un couplet d'une de ses romances, et l'on a vu avec plaisir qu'il en variait les agrémens. Mais indépendamment du talent du chanteur, cette nouvelle composition de M. Dalayrac a son mérite particulier, et n'est point au dessous de la réputation qu'il s'est acquise dans son art.

On ne peut dissimuler que plusieurs sifflets se sont mêlés aux cris de ceux qui demandaient les auteurs. Nonobstant cette opposition d'une très-petite minorité, Gavaudan s'est avancé sur le théâtre, et a d'abord fait connaître l'auteur de la musiqu , dont le nom a été accueilli avec de grands applaudissemens et de fortes injonctions de comparaître. Quand le nomenclateur en est venu à l'auteur des paroles, il a déclaré que celui-la désirait garder l'anonyme, et l'on a respecté cette prudente modestie.

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, 10e année, 1805, tome VI, p. 202-203 :

[La première moitié du compte rendu est consacré à faire le point sur la question des hullas, à la fois sur le plan de la civilisation mahométane et au théâtre, qui s’est emparé du sujet à plusieurs reprises : le sujet n’est pas neuf. La deuxième moitié raconte ensuite l’intrigue, avant de porter un jugement. La pièce a réussi, Martin (un des grands chanteurs de l’Opéra-Comique) a bien chanté, et la musique, due à Daleyrac, n’a que des qualités ( elle est « chantante, légère, et partout digne de son auteur ») : la pièce lui doit une bonne part de son succès.]

THÉATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE.

Gulistan, ou le Hulla de Samarcande.

Les Mahométans avoient un usage assez bizarre, qui étoit de ne pouvoir reprendre la femme qu'ils avoient répudiée, à moins qu'elle n'eût passé dans les bras d'un autre époux, qui l'eût répudiée à son tour. Cet usage, établi pour prévenir des séparations trop peu motivées, ne devint bientôt plus qu'illusoire, comme, chez nous le divorce par incompatibilité d'humeur. On trouve partout des moyens d'éluder les lois gênantes : et comme on fait tout pour de l'argent, on trouva des misérables qui se chargeoient, pour-une légère somme, d'épouser les femmes répudiées et de les rendre le lendemain à l'époux qui les regrettoit. Ces gens s'appelèrent des Hullas. Cette singularité sembla propre à la scène, quoique la seule situation comique qui en résultoit, fût un peu graveleuse. LESAGE et DORNEVAI. puisèrent dans les Contes arabes un sujet qu'ils arrangèrent pour le théâtre,de la Foire, sous le titre d’Arlequin Hulla. Leur pièce étoit fort gaie. Elle eut beaucoup de succès. DOMINIQUE et ROMAGNESI l'imitèrent pour le théâtre Italien : on l’a refaite, il y a quelques années ; pour le Vaudeville, et enfin elle a été r'habillée tout récemment pour l'Opéra-comique.

Gulistan,:favori et bouffon d'un roi d'Asie, est disgracié, quoiqu'il ait sauvé la vie à ce prince. Il erre au hasard, chantant ses amours et ses malheurs, et surtout regrettant sa maîtresse, -lorsqu'on vient lui proposer de servir de hulla pour une femme qui ne vouloit rien accorder à un vieux mari qui l'a répudiée et qui voudroit la reprendre. Gulistan accepte : on lui dit, pour lui ôter toute curiosité, que cette femme est laide, tandis qu'on fait croire à la femme que le hulla est fort vieux. On les laisse ensemble, et sans lumière : Gulistan chante, la femme trouve sa voix jolie ; elle lui parle, ils se reconnoissent. C’étoit précisément sa maîtresse. Il ne veut plus la rendre. Le vieux mari le somme de sa parole ; mais le fils du roi qui, sous un travestissement, a mené toute cette intrigue, se fait reconnoitre, et rend à Gulistan sa maîtresse et la faveur qu'il avoit perdue.

Cette pièce a réussi. Martin s'est surpassé dans le rôle de Gulistan. La musique de Daleyrac est chantante, légère, et partout digne de son auteur. Elle n'a pas peu contribué au succès.

D’après Nicole Wild et David Charlton, Théâtre de l'Opéra-Comique Paris : répertoire 1762-1972, p. 273, le livret est de Charles-Guillaume Etienne et Auguste Poisson de La Chabeaussière, la musique de Nicolas Dalayrac. Créée le 30 septembre 1805, la pièce a été jouée jusqu’en 1809. Le 10 août 1844, elle a été reprise avec une nouvelle instrumentation d’Adolphe Adam; et avec deux airs supplémentaires, dont un tiré de Gulnate, ou l’Esclave persane.

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