La Paix dans la Manche

La Paix dans la Manche, divertissement en un acte, à l'occasion de la paix avec l'Angleterre, de Jean-Étienne Despréaux, 22 vendémiaire an 10 [14 octobre 1801].

Théâtre du Vaudeville

De façon régulière, les divers critiques attribuent la pièce à plusieurs auteurs. Mais c’est le nom de Jean-Étienne Despréaux qui est proposé. Sans doute faut-il ajouer les mêmes auteurs que pour Enfin nous y voilà, joué au même théâtre quelques mois auparavant : Barré, Radet, Desfontaines, Demautort, Despréaux, Mercier-Dupaty et Laujon.

Almanach des Muses 1803

Le 1er octobre, des préliminaires de paix ont été signés entre la France et l’Angleterre.

Courrier des spectacles, n° 1688 du 23 vendémiaire an 10 [15 octobre 1801], p. 2 :

[Le compte rendu de ce qui devrait être un cri d’enthousiasme pour la paix est plutôt réticent : la pièce ne vaut pas grand chose, et le public a réagi bien mollement à la première représentation, si bien que la salle a été elle aussi très paisible. L’intrigue est en effet plutôt simpliste, et le critique n’a rien à en dire, ce qui l’amène à multiplier les citations de couplets. La pièce n’est sans doute pour les auteurs qu’une « bagatelle », dont le succès provient de « l’à-propos et l’intention » qui ont masqué la faiblesse de la pièce. Ils n’ont d’ailleurs pas souhaité être nommés.]

Théâtre du Vaudeville.

La Paix dans la Manche.

Puissions-nous voir tous les esprits
S’accorder si bien dans la salle,
Que du Parterre au Paradis
        La paix soit générale.

Ainsi finissoit le couplet d’annonce. Le public ne demandoit pas mieux que d’être en paix ; aussi ne l’a-t-il troublée que pour applaudir plusieurs couplets agréablement tournés, et pour rire de quelques pointes et calembourgs qui se rencontrent dans ce petit ouvrage, qui d’ailleurs, n'offre rien de bien neuf.

Un jeune officier anglais, qui étant prisonnier de guerre à Saint-Valéry, a aimé passionément Agathe, quitte pendant une nuit la flotte anglaise, et débarque dans le voisinage de la maison où repose sa maîtresse :

Air : . . . . . . .

Au moment propice (dit-il) où la nuit
De son ombre couvroit la flotte,
Dans mon canot j’entre sans bruit,
Je pars sans voile et sans pilote ;
Et bientôt loin de nos vaisseaux
Plein d’espoir vers ce bord je vole ;
L’Amour me guidoit sur les eaux,
Mon cœur me servoit de boussole.

Il est déguisé en matelot, ayant eu soin de laisser son uniforme d’officier dans le canot qui l’a apporté. Cet uniforme est découvert par des habitans : on cherche, on trouve le valet, puis le maître, on veut les conduire en prison ; le canon gronde, on annonce la paix, et l’Officier anglais épouse Agathe.

Les auteurs ont sans doute attaché peu de prix à cette bagatelle, dont l’à-propos et l’intention ont dû déguiser la foiblesse aux yeux du public. On les a demandés, et ils ne se sont pas fait nommer.

Voici un des couplets qui méritoient le plus d’être applaudis :

Air : Mais, ma Mère, est ce que j'sais ça ?

Si l’Anglais chez une belle
Veut esprit, grâce et gaité,
Si le Français veut chez elle
Raison , douceur et bonté,
Entre voisins on s’arrange,
Et, grâce au traité nouveau,
Pour faire ce doux échange
On n’aura qu’à passer l’eau.

F. J. B. P. G***.

Journal de Paris, n° 24 du 24 vendémiaire an 10 [16 octobre 1801], p. 143 :

[La première question à éclaircir, c'est de savoir si la pièce a eu du succès. Le critique choisit de ne pas choisir : oui d'après les applaudissements, non parce qu'on n'a pas nommé les auteurs. Deuxième question, sa qualité. Elle n'est qu'un canevas fait à la hâte, avec de bons couplets et des scènes décousues. Les acteurs savent à peine leur rôle. Le sujet est ensuite détaillé. Pas très original, une histoire sentimentale entre un Anglais prisonnier en France et une charmante Française. Quelques incidents viennent enrichir ce fonds assez mince, et les jeunes gens finissent par pouvoir s'unir, grâce à la paix. La fin de l'article est composée d'une série de couplets « parmi les couplets qui ont fait le plus de sensation ». Si les auteurs ne sont pas nommés, l'actrice qui joue la jeune Française l'est de façon élogieuse.]

Vaudeville.

La Paix dans la Manche. Ce calembourg en titre & le sujet qu'il indique avoient attiré avant-hier au Vaudeville une grande affluence de spectateurs. La pièce a-t-elle eu du succès ? Oui, car on l'a souvent applaudie. Mais ce succès a-t-il été complet ? Non, car les auteurs n'ont pas été nommés. Au fait, l'ouvrage est-il bon ? Est-ce qu'on appelle cela un ouvrage ? C'est un petit canevas adopté, brodé & joué à la hâte : il offre de charmans couplets, mais les scènes sont décousues, & les acteurs, forcés de balbutier ce qu'ils savent à peine, en détruisent eux mêmes tout l'ensemble ; au surplus, voici le sujet : Belton, jeune officier anglais, qui a été long-temps prisonnier à S. Valery, y a fait une petite connoissance ; rendu à sa patrie, mais toujours prisonnier d'Agathe, qui n'est point tentée de l'échanger, il a l'imprudence de revenir la nuit sous les fenêtres de cette jolie française, pour lui chanter des madrigaux. Un signal d'alarme se fait alors entendre. L'uniforme de Belton a été trouvé dans un canot près du port, & tout le peuple de S.-Valery crie à la trahison. Le matelot anglais qui avoit suivi son officier, est arrêté & interrogé par les habitans; considéré comme espion, il va être pendu ; mais Belton paroît & réclame pour lui-même cet avantage. Surprise générale, tumulte, cacophonie ; Agathe s'élance au milieu de la multitude & prend fièrement la défense de son amant. On sent bien que c'est de l'héroïsme en pure perte ; mais par bonheur le canon de la paix retentit dans le port, & le premier bienfait de cette paix si désirée est l'union conjugale de la française à son anglais.

Parmi les couplets qui ont fait le plus de sensation, nous avons remarqué les suivans.

Il s'agit de donner un nom à un bâtiment armé en course.

Air......

Mais on est en balance
Pour le nom le plus beau ;
Le nom, mieux qu'on ne pense,
Fait voguer le vaisseau.
Si vous voulez qu'il parte
Et marche avec honneur,
Nommons-le Bonaparte,
Il reviendra vainqueur.

Boidouillet, ci-devant armateur, & poltron comme s'il n'étoit pas français, raconte ses aventures.

      Air de la pipe de tabac.

Savez-vous par quelle aventure,
Je n'ai pas fait fortune encor?
D'un vaisseau je fis la capture,
Et je le croyois chargé d'or ;
Jugez un peu de ma surprise,
En m'élançant sur le tillac ;
Je m'apperçois que cette prise
N'est qu'une prise de tabac.

(Cette prise de tbac ayant fait éternuer très-violemment un mauvais plaisant du parterre, il s'est élevé un grand brouhaha dans toute la salle.

On fait endosser au matelot le costume de son capitaine, & l'habit se trouve trop étroit.

      Air de l'officier de fortune.

Depuis dix ans, combien de choses
Lui donnent raison sur ce point ;
J'ai vu bien des métamorphoses,
Et surtout en fait d'embonpoint 
Quelques-uns ont fait maigre chère,
Mais d'autres un peu mieux nourris,
Sont devenus depuis la guerre,
Trop gros pour leurs anciens habits.

Voici un des meilleurs couplets de la dernière scène.

      Air : Mais, ma mère, est-c'que j'fais ça ?

Si l'Anglais chez une belle,
Veut esprit, grâce, gaîté ;
Si le Français veut chez elle,
Raison, douceur& bonté;
Entre voisins on s'arrange,
Et, grâce au traité nouveau,
Pour faire ce doux échange,
On n'aura qu'à passer l'eau.

M.me Henry joue avec beaucoup de grâces & de sensibilité, le rôle d'Agathe.

La Décade philosophique, littéraire et politique, an X, premier trimestre, n° 5, du 20 Brumaire p. 306-308 :

[Ce qui domine dans ce compte rendu, c’est la déception : la pièce aurait dû susciter « la joie publique », elle n’est pas au même niveau que Enfin nous y voilà, qui l’a précédée, et qui avait montré un rajeunissement bienvenu dans « l'expression de la reconnaissance et de l'admiration ». Devant un si grand événement, la paix avec l’Angleterre, le critique s’excuse de sembler manquer d’enthousiasme. Il présente l’intrigue comme presque dramatique, seulement égayée par un valet et un niais (les grandes ressources du comique au théâtre). Quelques éléments de comique, mais aussi des « éloges […] trop directs », un certain manque de finesse et de grâce. La ronde finale contient un couplet que le critique cite comme étant « le meilleur ». Les auteurs n’ont pas été demandés, mais il n’est pas difficile de les identifier : «  nos aimables dîneurs du Vaudeville ».]

Théâtre du Vaudeville.

La Paix dans la Manche.

LA joie publique dispose naturellement à l'indulgence, mais il est pourtant difficile de se dissimuler qu'il vaudrait mieux se taire que d'être continuellement au-dessous de son sujet. Les auteurs chantans avaient eu le talent de rajeunir l'expression de la reconnaissance et de l'admiration, dans la petite pièce intitulée : Enfin nous y voilà, faite au sujet de la paix continentale ; dans cette dernière , ils ont été fort inférieurs. L'envie bien pardonnable que le théâtre du Vaudeville témoigne d'être toujours le premier à signaler son zèle et son allégresse sur les événemens heureux, lui ôte le tems et la faculté de soigner ses compositions ; et puis, nous ne cesserons de le répéter, il est un certain degré de gloire et de grandeur auquel les témoignages ordinaires de joie et de reconnaissance ne peuvent plus suffire ; c'est le point où nous nous trouvons, et c'est ce que ne calculent pas assez tous ceux qui s'étonnent de cette froideur apparente avec laquelle nous accueillons le bienfait le plus signalé. C'est qu'à peine peut-on encore y croire, c'est que la joie même se trouve mêlée d'un certain respect qui arrête son élan, c'est que le bonheur est une sorte d'extase beaucoup moins bruyante, mais beaucoup plus profonde que les transports du plaisir. On craint, en voulant s'exprimer, de rester au-dessous de ce qu'on éprouve, et l'on se tait. Revenons à la pièce.

Un jeune Anglais, prisonnier naguères à Saint-Valeri, Belten, était devenu sensible aux charmes d'Agathe, fille d'un maître constructeur, et la douce Agathe n'avait pu se défendre d'aimer l'ennemi de la France, qui n'était pas le sien.L'échange a séparé les deux amans ; mais Belten se trouvant sur la flotte d'observation, n'a pu résister au desir de revoir sa maîtresse : il se déguise en matelot et s'introduit dans le port ; par étourderie sans doute, il laisse son uniforme dans son canot. Il est en conséquence découvert et accusé d'espionnage ; sa délicatesse ne voulant pas laisser soupçonner le motif de son déguisement, l'expose à subir la loi de rigueur, quand Agathe, aussi généreuse que lui, accourt, par l'aveu de la correspondance amoureuse, lui sauver au moins l'honneur ; mais le canon de la paix vient encore plus efficacement à son secours, et le père d'Agathe ne fait aucune difficulté de l'unir à sa fille. Pour prévenir le reproche de précipitation, il annonce qu'il est bien aise de faire ce mariage aussi vîte que Bonaparte fait la paix. Cette intrigue, qui friserait un peu le drame, est égayée par un valet anglais qui, n'étant pas amoureux, trouve la démarche de son maître imprudente ; et par une espèce de niais, dont on peut juger le genre et le ton par ce couplet :

Savez-vous par quelle aventure
Je n'ai pas fait fortune encor ?
D'un vaisseau j'avais fait capture,
Et je le croyais chargé d'or.
Or, jugez quelle est ma surprise,
Lorsque montant sur le tillac,
Je m'aperçois que cette prise,
N'est qu'une prise de tabac.

Un des spectateurs, qui avait trouvé que la première prise était assez désagréable, mais piqué sans doute qu'on lui en fît prendre une seconde, en répétant la pointe, a manifesté son opinion par un grand éternuement, plus ingénieux peut-être que le couplet lui-même.

En général les éloges ont paru trop directs ; la louange est le mets le plus délicat à servir, et nous avons perdu ce tact de finesse et de grace qui nous rendaient à cet égard le peuple le plus aimable et le plus spirituel. Cependant on a trouvé généralement la ronde qui termine l'ouvrage, d'un genre agréable, fin et léger. En voici, je crois, le meilleur couplet :

Si l'Anglais chez une belle,
Veut esprit, grace et gaité ;
Si le Français veut chez elle
Raison , douceur et bonté ;
Entre voisins on s'arrange,
Et grace au traité nouveau,
Pour faire ce double échange,
On n'aura qu'à passer l'eau.

On voit qu'au mérite d'être bien tourné, ce couplet joint l'avantage de présenter un cadre heureux qui en fera faire beaucoup d'autres, et c'est un des cachets caractéristiques du bon vaudeville. Les auteurs n'ont point été demandés, mais pour peu qu'on soit exercé, à ce théâtre, on reconnaît les huit ou dix touches de nos aimables dîneurs du Vaudeville.

L. C.

Paris pendant l'année 1801, volume XXXIII (Londres, 1801), n° CCXXXIX (31 octobre 1801), p. 368-372 :

[A nouveau l’idée que le nouveau vaudeville ne vaut pas le précédent, sur la paix sur le continent...]

THÉÂTRE DU VAUDEVILLE.

La Paix dans la Manche.

Le génie de nos chansonniers ne suit pas la même progression que les événemens : il rétrograde, tandis que le bonheur public avance. La paix sur le Continent avait produit Enfin nous y voilà, petite pièce assez jolie : la pacification des mers, encore plus importante & plus difficile, n'a fait éclore qu'un bien faible canevas ; le cadet est fort inférieur à l'aîné, quoiqu'il ait vu le jour sous de plus brillans auspices. Les talens sont journaliers ; les armes l'étaient aussi, avant que le premier consul eût trouvé le secret de fixer la fortune.

Boileau se désolait de ne pouvoir élever sa muse au niveau de la grandeur de Louis XIV ; il ne voyait dans la gloire de nos armes que la honte de ses vers ; plaintes ingénieuses qui étaient elles-mêmes des éloges très-délicats. A quels artifices n'avait-il pas même recours pour déguiser la louange : C'est un mets qui a grand besoin d'assaisonnement ; on le sert aujourd'hui presque tout cru. Nos poètes ne doivent pas oublier qu'une pièce sur la paix doit, comme une autre, offrir une intrigue ingénieuse ; il ne faut pas que le mérite du sujet leur fasse négliger le fond. L'allégresse publique rend les spectateurs plus indulgens, mais elle ne dispense pas les auteurs d'avoir de l'invention.

Le couplet d'annonce a beaucoup réussi, quoiqu'à mon avis l'idée en soit triviale & mesquine :

Nous allons célébrer ce soir,
Après une si longue guerre,
Le calme qu'enfin l'on va voir
Rétabli par mer & par terre ;
Puissent de même les esprits,
S'accorder si bien dans la salle,
Que du parterre au paradis
    La paix soit générale.

La paix du parterre avec les auteurs est souvent nuisible à la république des lettres. Je voudrais qu'on cessât de remplir les couplets d'annonce de vœux souvent fort inutiles ; une fadeur est un mauvais début pour un ouvrage qui promet de l'esprit.

Le théâtre représente le port de St. Valéry ; il n'est pas encore jour. Agathe, fille d'un maître charpentier, ouvre une petite fenêtre, & fait confidence aux étoiles de sa passion pour Belton, jeune prisonnier Anglais, échangé depuis quelque tems ; personne ne lui répond, & son père l'appelle : elle referme donc sa petite fenêtre. Belton, déguisé en matelot, vient à son tour faire sa complainte. Se trouvant sur un des vaisseaux de la flotte d'observation stationnée devant le port, il n'a pu résister au désir de revoir sa maîtresse ; il est descendu sur le rivage avec son domestique, qui est très-mécontent d'une pareille imprudence, & par quelques naïvetés égaie la langueur du style des amans. L'entrevue de Belton & Agathe doit être passionnée ; mais au Vaudeville la passion a toujours beaucoup d'esprit. L'officier Anglais prouve à sa maîtresse qu'il a l'imagination galante & poétique.

Au moment propice où la nuit
De son ombre couvre la flotte,
Dans mon canot j'entre sans bruit ;
Je pars sans voile & sans pilote :
Et bientôt, loin de nos vaisseaux,
Plein d'espoir, vers ce bord je vole ;
L'amour me guidait sur les eaux,
Mon cœur me servait de boussole.

Ce ne sont là que des gasconnades amoureuses. Il ne fallait ni pilote, ni boussole pour ce voyage, puisque la flotte Anglaise est devant le port. Agathe ne devrait pas être contente d'un faiseur de galimathias & de phrases ; mais ce qui la rend moins difficile, c'est qu'elle se mêle aussi de calembourgs. & de pointes ; elle fait assaut d'esprit contre Belton, & lorsque le jeune officier lui dit spirituellement qu'après avoir été échangé, il est toujours resté prisonnier d'Agathe, elle répond, en montrant son cœur, là, vous ne serez jamais échangé. Il importe à l'histoire de l'esprit humain, qu'on sache que ces galanteries précieuses sont d'un goût presque général, & toujours très-applaudies.

Cette ingénieuse conversation est troublée par de grands cris. Le malheureux canot a été trouvé sur le rivage avec un uniforme d'officier. On cherche partout les Anglais, qu'on suppose être descendus. Agathe fait cacher son amant ; elle pourrait aussi cacher le domestique, maïs il faut qu'il soit pris pour allonger la pièce ; on lui essaie l'uniforme trouvé dans le canot ; il est beaucoup trop étroit ; mais le généreux domestique, pour sauver son maître, prétend que cet habit est à lui.

Cet habit va bien en effet,
Et si, ne vous déplaise,
Je n'y suis pas trop à mon aise,
Si j'ai l'air un peu contrefait,
    C'est qu'à Londre il fut fait
    A la mode Française.

Au moment où l'on veut le mener en prison, comme espion, le maître, qui ne veut pas être effacé par son domestique en générosité, se montre & se livre lui-même. Cet héroïsme ne les sauverait ni l'un ni l'autre ; mais le canon se fait entendre ; on annonce la paix ; Belton recouvre sa liberté, pour la perdre plus agréablement, en épousant Agathe ; car maître Gervais se pique de marier sa fille aussi vite que Bonaparte fait la paix.

Pour jeter quelque comique dans cette intrigue galante, on s'est servi d'un niais. J'observe que depuis quelque tems les niais jouent un grand rôle au Vaudeville ; il me semble que les auteurs laissent échapper involontairement assez de niaiseries dans leurs pièces, sans y placer un personnage qui en dise d'office. Ce niais est un habitant de Saint-Valéry, qui se promene sur le rivage avec un parapluie, & qui prend sa lorgnette quand les autres prennent les armes. Il prétend avoir été jadis corsaire, & voici ce qui l'a dégoûté du métier :

Savez-vous par quelle aventure
Je n'ai pas fait fortune encor ?
D'un vaisseau j'avais fait capture,
£t je le croyais chargé d'or ;
Jugez quelle fut ma surprise,
Lorsque montant sur le tillac,
Je m'apperçois que cette prise
N'est qu'une prise de tabac.

Si cette prise de tabac n'a pas fait la fortune du corsajre, elle a presque fait celle de la pièce ; grands éclats de rire ; grands applaudissemens ; bis, bis, l'acteur répète, & au moment même où le calembourg de la prise de tabac se présente, un homme de beaucoup de cervelle, qui probablement était enrhumé du cerveau, éternue de toutes ses forces ; il est le seul dans l'assemblée qui ait vivement senti tout le piquant de ce trait d'esprit ; l'effet le plus naturel d'une prise de tabac est de faire éternuer.

On a redemandé à plus juste titre un autre couplet ; l'éloge qu'il renferme pouvait être plus fin, mais non pas mieux mérité. Un des charpentiers qui travaillent dans le port, dit qu'on va lancer à la mer un vaisseau :

Nous sommes tous en balance
Pour trouver un nom qui soit beau,
Un beau nom plus qu'on ne pense
Fait bien voguer un vaisseau.

Gervais.

Ami, voulez-vous qu'il parte,
Et qu'il vogue avec honneur ?
Qu'on le nomme Bonaparte,
Il retournera vainqueur.

Le divertissement & la ronde qui terminent la pièce valent mieux que la pièce elle-même ; on y trouve du naturel & de la gaieté. La plaisanterie triviale & bouffonne sur les maris a cependant besoin d'indulgence ; on prétend que pour eux le traité le plus intéressant,

C'est la paix avec le Croissant,

c'est-à-dire avec la Turquie, qui a pour emblème un croissant. La paix est un tems de carnaval où tout passe. Plusieurs couplets de la ronde sont ingénieux, bien tournés, quelquefois même délicats, tels que celui-ci.

Si l'Anglais chez une belle,
Veut esprit, grâce & gaîté ;
Si le Français veut chez elle,
Saison, douceur & bonté ;
Entre voisins on s'arrange,
Et grâce au traité nouveau,
Pour faire ce double échange
On n'aura qu'à passer l'eau.

Ce couplet donne trop d'avantage aux Anglaises, mais je crois que les Françaises ne sont pas assez philosophes pour être mécontentes de leur lot.

Le dernier couplet, où le Vaudeville paraît s'occuper peut-être un peu trop de ses petits intérêts, a reçu du public l'accueil le plus favorable :

Quand l'allégresse publique
Met le Vaudeville en train ;
Habitans de l'Amérique,
Et du faubourg Saint-Germain ;
Habitans de l'Angleterre,
Et du faubourg Saint-Marceau,
Pour peupler notre parterre,
Vous n'aurez qu'à passer l'eau.

Il y a dans cet ouvrage beaucoup trop de couplets & pas assez d'action. On annonce au Théâtre de la République la reprise de l'Anglais à Bordeaux, sans doute pour remettre sous les yeux des auteurs, un modèle charmant de la manière dont il faut célébrer les événemens publics.

L’Anglais à Bordeaux est une comédie de Charles-Simon Favart (1763).

La Biographie universelle, ancienne et moderne de Louis-Gabriel Michaud, Volume 62, p. 409, fait de la pièce une œuvre de Jean-Étienne Despréaux.

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