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Le Passé, le Présent, l'Avenir

Le Passé, le Présent, l'Avenir, trois comédies chacune en un acte et en vers, de Picard.

Reçue au Théâtre de la Nation le 30 juillet 1791, non représentée.

Almanach des Muses 1793

Le passé, c'étoit l'ancien régime ; le présent, c'est tout le contraire ; l'avenir, c'est le bonheur universel.

Voilà ce qui fournit à l'auteur trois petits sujets de comédies, dont le style et la gaîeté font le principal mérite.

Deux charmans dialogues insérés dans l'Almanach des Muses de 1792, font partie de ces comédies assez peu susceptibles d'être mises au théâtre.

Le texte du premier de ces textes annoncé par l'Almanach des Muses, intitulé le Club des amis des privilèges, a été repris dans l'Esprit des journaux de janvier 1793, p. 341-345 :

LE CLUB DES AMIS DES PRIVILEGES.

Le président.

Vénérables prélats, illustres chevaliers,
Nobles dames, abbés, integres conseillers,
Vous tous qui m'écoutez, je ne viens pas vous peindre
Nos maux présens & ceux que nous avons à craindre :
Vous les connoissez tous. Deux ans déja passés,
Les esclaves se sont contre nous courroucés ;
Nous avons vu la France, autrefois si soumise,
Ebranler à la fois & le trône & l'église,
Astreindre à des devoirs ses prêtres & son roi.
Que n'avons-nous pas fait pour ramener la foi ?
Rappelez-vous, messieurs, nos chefs vers les frontieres,
Appellant à grands cris les forces étrangeres,
Les protestations de tous les parlemens,
Des vrais & seuls prélats les pieux mandemens,
Leurs sermons fraternels, leurs lettres pastorales,
Leur conduite à la cour, & leurs saintes cabales ;
Le ciel a fait toujours échouer nos projets :
Mais, sans me rebuter de nos mauvais succès,
En vous voyant ici, je sens l'espoir renaître :
Le jour de la vengeance est arrivé peut-être.
De ce club entre nous gardons bien le secret ;
Nos ennemis bientôt en sentiront l'effet,
Sans voir d'où part le coup qui les frappe & les blesse,
Employons tour-a-tour & la force & l'adresse :
Ne précipitons rien, ramenons par degrés
Les biens que nous pleurons. Les esprits égarés
Reconnoîtront bientôt que, grace à nos ancêtres,
Nous sommes ici-bas faits pour être leurs maitres.
Oui, mes amis, bientôt , & j'aime à m'en flatter,
On verra de nouveau les grands se disputer
L'honneur d'être à la cour les favoris des princes ;
Les intendans iront régner dans les provinces ;
Les parlemens, qui vont incessamment rentrer,
Seront assez prudens pour tout enregistrer ;
Les prélats de retour, dans chaque diocese,
Pourront bénir, prêcher, ordonner à leur aise,
Et pour récompenser notre soumission,
Le saint-pere levant son interdiction,
Remettra les François au nombre des fideles,
Et nous affurera les palmes éternelles.

Un conseiller.

Comme l'a très bien dit monsieur le président,
Procédons par degrés. Le mal le plus urgent
Est sans doute, messieurs, le défaut de justice.
Il est donc à propos d'abord qu'on rétablisse
Les tribunaux, sur-tout les cours de parlement
Les procés, dira-t-on, finissent cependant ;
Tandis qu'on assoupit les uns dės leur naissance,
D'autres sont assez bien jugés à l'audience.
Sans la forme, messieurs, qu'importe l'équité ?
Ces jugemens sont tous frappés de nullité.

Un abbé.

Mais la religion est d'une autre importance :
Le mal presse ; songez qu'en bonne conscience,
On se doit aujourd'hui priver des sacremens ;
Baptême, mariage, ordres, enterremens,
Tout est nul de la part de ces prêtres coupables,
Mangeant les revenus des pasteurs véritables.
Ils font pieux, ils ont du zele, des vertus,
Dit-on : le beau mérite ! en sont-ils moins intrus ?
De la religion que l'amour nous enflamme ;
Oubliez vos procès, & songez à votre ame.
Rendez-nous nos couvens, nos riches prieurés,
Nos évêchés sur-tout, & puis vous songerez
Ensuite à prononcer des jugemens en forme.

Un marquis.

Mais tout cela , messieurs, demande un tems énorme,
En attendant qu'on ait église & tribunaux,
Si l'on rétablissoit quelques droits féodaux ?

Le conseiller.

Ah ! monsieur le marquis, c'étoient des injustices ;
Nous serons obligés à quelques sacrifices ;
Et, puisqu'avec le peuple il faudra composer,
Pour obtenir le reste , il y faut renoncer :
Moi, j'en fais de bon cœur la cession entiere.

Le marquis.

Parbleu, je le crois bien : vous n'aviez point de terre,
Allez, petit robin, la féodalité
Des grands seigneurs terriens est la propriété ;
Cette propriété qui vient de nos ancêtres,
Valoit mieux que la vôtre & que celle des prêtres.

L'abbé & d'autres prêtres s'écriant :

Ah !

Le Président.

Si vous disputez, disputez donc plus bas.

L'abbé.

Nous contester nos droits ! mais vous n'y pensez pas !
Quelle propriété plus sainte & mieux acquise
Que celle de nos biens ! biens qui, grace à l'église,
Plus spécialement au ciel appartenoient,
Et que de pere en fils les prêtres possédoient.

Le marquis.

A rétablir nos droits le Parlement s'oppose,
Et sur le même ton, le clergé prend la chose !
Et moi, je vous soutiens que l'on a fait fort bien
De supprimer des corps qui n'étoient bons à rien,
Etablis seulement pour juger nos affaires,
Qu'ils ne pouvoient juger qu'avec leurs secrétaires ;
Que les moines d'ailleurs étoient tous fainéans,
Les prélats débauchés, les docteurs ignorans,
Nous scandalisant tous de leurs mœurs dissolues ;
Aux dépens des curés à portions congrues.

L'abbé.

Et moi, je vous soutiens que l'on a fort bien fait
De supprimer votre ordre. Est-il juste, en effet,
Que graces au hasard d'une illustre noiffance,
Un lâche ou bien un sot soit maréchal de France ?
Et nous faut-il enfin laisser battre aujourd'hui,
Parce que son aïeul, qui valoit mieux que lui,
Contre nos ennemis eut jadis la victoire ?

Le conseiller.

Oui, vous avez raison; & monsieur peut bien croire,
Qu'il ne plaidera plus près d'aucun tribunal,
Pour la perception d'aucun droit féodal.

Le Président.

Il faut donc rétablir...

L'abbé.

Le clergé.

Le marquis.

       La noblesse.

Le conseiller.

Les parlemens.

Un noble.

   Non pas, Messieurs, le droit d'aînesse.

Un commis.

La gabelle.

Le président.

      Un moment, Messieurs ! accordons-nous.

L'abbé.

Vous étiez des frippons.

Le conseiller.

     Et vous donc , qu'étiez-vous ?

Le marquis, aux nobles qui l'entourent.

Mes amis, secondez l'ardeur qui me transporte ;
Quand la raison se tait, que la force l'emporte ;
Ne délibérons plus, & sur ces gaillards-là,
Tombons à coup de sabre.

Un noble raisonnable, qui se trouve-là on ne sait comment.

                                           Holà, Messieurs, holà !
Calmez-vous. Si le peuple est quelquefois extrême,
Convenez qu'à présent vous agissez de même.
Je sais qu'on ne doit point insulter aux vaincus ;
Mais vous prouvez très-bien que vous viviez d'abus :
Soyez en paix, avant de nous faire la guerre
Voulez-vous écouter un avis salutaire ?
Tenez, restez-en-là; conformez-vous au tems,
Et cessez d'apprêter à rire à vos dépens.

Par M. Picard.                    

Le second texte, le Pauvre diable, en 1820, a été repris dans l'Esprit des journaux de janvier 1792, p. 313-316

LE PAUVRE DIABLE, en, 1820.

Le pauvre diable.

Monsieur, par charité ! donnez-moi quelque chose.

Un voyageur.

Un mendiant ! ô ciel ! à quelle étrange cause
Doit-on ce phénomene? & quel fâcheux destin
Peut te réduire encore à mendier ton pain?

Le pauvre diable.

Hélas! je fus valet, contrebandier, corsaire,
Garde-chasse, commis, abbé, filou, faussaire  ;
Et j'ai fait mon chemin, je suis à l'hôpital.
Un jour, je m'avisai d'entreprendre un journal,
Et faisant circuler mes feuilles mensongeres,
J'étois heureux, pendant les troubles nécessaires
Qu'après soi l'anarchie un moment entraîna :
Bientôt mes abonnés me planterent tous-là ;
Il me fallut chercher un autre train de vie.
La chicane à mon ame aux remords endurcie,
Offroit encore un champ où l'on pouvoit glaner ;
Sur du papier timbré j'appris à griffonner,
Et d'huissier exploitant je pris une patente.
Tout alloit bien; usant de la grace étonnante
Que je reçus du ciel pour de pareils emplois,
Je me formois dans l'art de souffler les exploits :
Mais insensiblement tous mes cliens partirent :
De tous ceux qui jadis au palais s'enrichirent,
Instruisant, commentant ou jugeant les procès,
Il ne reste aujourd'hui que les juges de paix.

Le voyageur.

Quels font ces magistrats ?

Le pauvre diable.

                                             Des lâches, de faux freres,
Sans mémoires de frais qui jugent les affaires.
On se livroit alors à la fureur du jeu ;
De cette passion je rendis graces à Dieu,
Et prenant pour moitié femme accorte & jolie,
Je donnai bal, souper, & tins académie
De biribi, brelan, trictrac & pharaon.
Vous savez qu'il faut être au jeu dupe ou fripon:
J'étois fripon, Monsieur, & je dupois les autres ;
Mais lasse de vider ses poches dans les nôtres,
La dupe s'éloigna ; mon souper fut désert.
C'est bien pis aujourd'hui ; cartes, jeux, tapis vert,
Sont des mots inconnus ; je vois toute la France
Qui, pour se réformer, rentre dans l'ignorance ;
De l'amour des beaux arts on n'est plus possédé :
Je suis le seul qui sache escamoter un dé.
Il faut donc derechef exercer mon génie ;
Quoique foible & poltron, payant d'effronterie,
Je me fais le prévôt d'un maître férailleur,
Et je deviens expert en fait de point d'honneur.
Le bon tems ! chaque jour, pour une bagatelle,
A Vincenne, à Boulogne, on portoit sa querelle :
On n'en mouroit jamais, on se blesoit un peu ;
On faisoit admirer la grace de son jeu ;
Puis, un embrassement terminant la partie,
Chacun rentrait chez soi plein de gloire & de vie,
Et revenoit chez nous essayer nos fleurets.
Mais la philosophie a fait tant de progrès,
Qu'aux François d'aujourd'hui l'escrime est inconnue.
Comment vivre, Monsieur ? personne ne se tue.

Le voyageur.

Comment, plus de procès, plus de duels, de jeux !

Suis-je en France ?

Le pauvre diable.

                               Oui, Monsieur, ces changemens affreux
Ne la tendent, hélas ! que trop méconnoissable.
Ce n'est pas tout ; cherchant dans mon sort misérable,
Quelque honnête métier qui pût durer toujours,
Je me fis par réforme, enfin, courtier d'amours.
Quoiqu'en ce noble état j'eusse trop de confreres,
Je conduisois encor joliment mes affaires,
Et j'attirois à moi la fleur des amateurs :
Mais voilà tout-à-coup l'esprit des bonnes mœurs
Qui vient mal-à-propos saisir toutes les ames ;
Et nous ne voyons plus par-tout qu'honnêtes femmes.

Le voyageur.

Ah ! c'est fort, par exemple.

Le pauvre diable.

                                                          Oui, c'est fort étonnant,
J'en conviens avec vous; le fait est vrai pourtant.
Tendre & fidelle épouse, & sur-tout bonne mere,
Croiriez-vous qu'aujourd'hui chaque femme n'est fiere
Que d'aimer son mari, de nourrir ses enfans ;
Que les maris sont tous empressés, complaisans ?
Tout le monde est instruit, tout le monde sait vivre :
On boit modérément; jamais on ne s'enivre :
On croit servir le ciel en aimant son prochain :
Le Juif mange du porc, & le Turc boit du vin :
Aux moindres fonctions c'est le peuple qui nomme ;
Son choix tombe toujours sur le plus honnête homme.
Le commerce & les arts sont en activité;
Ils ne connoissent plus cette inégalité
De l'excès des richeffes à l'excès d'indigence ;
Tout l'univers, hors moi, se trouve dans l'aisance ;
Plus de grands à flatter ; plus de banqueroutiers ;
Chacun paie avec soin ses moindres créanciers ;
L'homme dans son ami jamais ne trouve un traître ;
C'est l'âge d'or enfin que nous voyons renaître,

Le voyageur.

Pourquoi, s'il est ainsi, tant pleurer aujourd'hui ?

Le pauvre diable.

Eh! Monsieur, je vivois des sottises d'autrui.

Par M. Picard.                    

Théâtre républicain posthume et inédit de L. B. Picard (Paris, 1832), p. 19-27 :

[Picard n'a pas réussi à faire jouer sa trilogie, et il en garde apparemment un certain dépit. Il s'en explique dans ces préfaces successives.]

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

— Comment! vous allez faire une préface ?

— Il le faut bien : si je n'en fais pas, comment voulez-vous qu'on sache que cette pièce a été reçue, apprise, répétée au théâtre de la Nation, et tout à coup abandonnée par je ne sais quel motif ; que je l'ai présentée depuis à tous les théâtres, et que nul n'a voulu la jouer, uniquement parce qu'elle est trop constitutionnelle ?

— Et pourquoi voulez-vous qu'on sache tout cela ? Si la pièce est bonne, ce n'est pas votre préface qui lui fera trouver des lecteurs ; si elle est mauvaise, votre préface n'empêchera pas que tous vos exemplaires ne restent chez votre libraire.

— Savez-vous que ce que vous dites-là est assez bien pensé ?... Ma foi! vous avez raison : point de préface, et commençons par la comédie.

PRÉFACE.

Voici une comédie qui sort entièrement de mon genre ; mais à l'époque où je la composai je n'avais pas encore de genre spécial. Je crains bien depuis d'avoir trop souvent jeté mes pièces dans le même moule, d'y avoir affecté les mêmes défauts et de m'être répété. C'est pour cela que des critiques distingués m'ont reproché de paraphraser sans cesse l'idée première des Marionnettes et des Ricochets : ces reproches sont justes, je l'avoue ; mais le théâtre doit être l'image de la vie, et la vie, qu'est-ce autre chose qu'une suite de ricochets qui se croisent et se dérangent au milieu des marionnettes humaines ? Il y a long-temps que l'on a dit que chacun de nous se mouvait par un fil invisible que tient le hasard. Ricochets heureux ou malheureux, gais ou tristes, marionnettes de la ville et de la cour, marionnettes de tréteaux et d'opéra, marionnettes politiques, civiles, bourgeoises et littéraires, je défie de trouver au monde un événement ou un homme qu'on ne puisse ranger dans une de ces deux grandes divisions philosophiques et comiques à la fois. Le Passé, le Présent et l'Avenir ne ressemblent donc à aucune de mes autres productions par la création, le plan, les caractères et même le style. Dans cet ouvrage je ne prétendais m'astreindre à aucune règle, et je bravai singulièrement la poétique d'Aristote pour ce qui regarde les unités de temps, de lieu et d'action. Lorsque je me rappelle la date de cette comédie, qui fut reçue au Théâtre-Français le 30 juillet 1791, je suis presque fier d'avoir hasardé une innovation que d'autres s'attribuent par brevet d'invention aujourd'hui. Il est vrai que ma comédie favorite, qui ne fut représentée que sur un théâtre de société et ensuite sur un théâtre des boulevards, est à peu près oubliée depuis trente-sept ans ; mais elle ne mérite pas cet oubli, et mes amis qui la connaissent partagent la bonne opinion que j'en ai. On m'a plusieurs fois sollicité de l'imprimer dans mes œuvres : je m'y suis refusé à cause de la couleur trop tranchée des idées républicaines. Chaque chose en son temps. Cette comédie, ou plutôt ces trois comédies en une, me paraissent le type de beaucoup de pièces dites à époques, dans lesquelles on voit les personnages se retrouver dans des positions différentes ; j'ai moi-même essayé cette sorte de pièce dans les Éphémères, et le parterre ne s'est pas effarouché en voyant mes héros

Enfans au premier acte et barbons au dernier.

Il est vrai que j'avais eu recours à une fiction qui rend moins choquante la durée supposée de la pièce : mes personnages ne vieillissent que dans un rêve. Malgré ces précautions, que j'ai cru indispensables, je pense qu'une œuvre dramatique où chaque entr'acte serait censé contenir un intervalle de plusieurs années peut intéresser et piquer la curiosité. Il ne faut pas être exclusif au théâtre, et j'ai remarqué qu'une enfreinte aux règles établies n'était pas un obstacle à des succès de vogue et d'estime.

J'ai regretté beaucoup que cette comédie fût écartée de la scène française. Il y eut alors une guerre de foyer entre les comédiens qui voulaient la monter et ceux qui s'y opposaient : ces derniers l'emportèrent, et je me décidai à la faire imprimer pour éprouver le jugement du public. Aussitôt qu'elle parut, plusieurs directeurs offrirent de la représenter : ils en furent empêchés par les frais considérables qu'eût nécessités la mise en scène ; et d'ailleurs en ce temps-là les opinions n'étaient pas long-temps à la hauteur des circonstances. Enfin le succès littéraire de ma comédie me dédommagea des contrariétés qu'elle m'avait causées, et les journaux qui en rendirent compte lors de sa publication m'accordèrent d'unanimes éloges que j'acceptai en partie.

En effet, la pièce est originale dans sa forme ; elle est écrite avec plus de soin que je ne fais ordinairement, et elle renferme une foule de beaux vers qu'on retient comme maximes. Deux fragmens qu'on en inséra dans l'Almanach des Muses, sous les titres du Club des Amis du privilége et du Pauvre Diable en 1820, furent généralement goûtés. Mon ami Andrieux m'a dit en confidence que je n'avais plus cette versification forte et élégante.

C'est la première comédie que je préfère aux deux autres : elle a une exposition, un nœud, et un dénouement, puisque l'on sait ce qui arrive à tous les personnages sans prévoir ce qui leur arrivera. J'ai, il me semble, emprunté quelques traits à cet acte dans la Prise de Toulon. L'intrigue en est bien conduite, excepté un défaut d'habitude du théâtre qu'on reconnaît à l'imparfaite connaissance des entrées et des sorties ; de là ces nombreux monologues, que j'ai évités depuis ou su rendre plaisans.

Les caractères sont tous satisfaisans, vrais et comiques. J'avais cherché à faire des esquisses d'après nature, et ce qui s'était passé dans ma jeunesse me fournissait des modèles : mon archevêque, qui a des bonnes fortunes sous la mître et tend à gouverner en devenant l'ami du prince, reste peut-être au-dessous de la vérité : la cour de Louis XV en eût fourni cent pour un, et le chancelier Maupeou aurait reconnu sa bassesse ; le marquis n'a-t-il pas un faux air du comte Jean Dubarri le roué ? mon Dulis rappelle Marmontel, Beaumarchais et tant d'autres écrivains courageux qui furent persécutés par lettres de cachet.

Il y a des scènes bien faites que je ne suis pas capable de refaire : pendant la république, l'auteur puisait sa verve autour de lui ; on respirait l'enthousiasme. Le jeune abbé, qui a étudié la morale dans l'Évangile et les livres des philosophes, est un contraste à l'archevêque, si vicieux et si intolérant ; Deschamps est un valet de l'aristocratie, vendant l'honneur de sa sœur aux plaisirs de son maître, changeant de métier sans changer de mœurs, plus vil encore dans la valetaille du journalisme, et finissant par la mendicité après avoir traversé les plus honteuses conditions. Je me suis souvenu de mon Deschamps dans le Gilblas de la Révolution.

Le second acte est assez dramatique, et je comptais beaucoup sur mon Club des Amis du privilége, qui existait réellement à Paris : la contre-révolution était en permanence, et c'est à elle qu'on doit tant de sang répandu. Le langage que j'ai fait tenir à mes aristocrates n'est pas de mon invention : je l'ai recueilli textuellement des brochures qu'on semait sous le manteau.

Le troisième acte ne me plaît pas autant que les deux autres, parce qu'il est forcé et invraisemblable. Le congrès de tous les peuples qui le termine est ridicule ; en un mot la déclamation règne dans cette comédie ; et la difficulté m'excuse de n'avoir pas fait mieux : Mercier avait avant moi écrit l'An deux mil deux cent quarante ; on a essayé beaucoup de livres imaginaires où l'on devance l'avenir, et toujours on a été froid, exagéré et ennuyeux. Comment prendre goût à ce qu'on ne verra probablement jamais ? Néanmoins mon sauvage, quoique calqué sur l'Ingénu de Voltaire, n'était pas sans nouveauté au théâtre ; Dulis, misanthrope, est une excellente satire du présent ; le capucin est une plaisante réminiscence du passé ; enfin, la situation de tous les personnages est heureusement imaginée.

'apprécie particulièrement le récit de Deschamps, récit qui est versifié énergiquement et contient plusieurs sujets de comédies ; je ne connais rien de moi plus académiquement écrit : je donnerais volontiers pour ce morceau la moitié de la pièce, et mon grand-lama qui n'est autre que le pape si spirituellement raillé dans une épître d'Andrieux.

L'Esprit des journaux français et étrangers, vingt-deuxième année, tome II (février 1793), p. 44-53 :

[Cet article reprend presque à l’identique l’article paru dans le Mercure Français, n° 24 du 16 juin 1792, p. 64-74, avec des différences mineures dans l’emploi des majuscules ou la ponctuation, et une différence moins innocente : le Mercure Français nommait les généraux (considérés comme des) traîtres La Fayette et Lukner, quand la version de l’Esprit des journaux se contente de dire « les généraux ». Long examen de la pièce de Picard, avec une constante insistance sur le lien entre la pièce et les acquis de la Révolution.]

LE PASSÉ, LE PRÉSENT, L'AVENIR, comédies , chacune en un acte & en vers, reçues au théatre de la nation le 30 juillet 1791 ; par L. B. Picard.

Quæ sint, quæ fuerint, quæ mox ventura trahuntur.

Virg..

Prix 30 s. A Paris, à l'imprimerie du Postillon, rue basse du rempart de la Magdeleine, N°. 12 ; chez Fievée , imprimeur-libraire, rue Serpente ; chez Mlle. Sulan, libraire, au Palais-Royal ; au bureau du Journal du soir, rue de Chartres ; & chez tous les marchands de nouveautés.

Cet ouvrage est le coup d'essai d'un jeune homme qui annonce des dispositions naturelles, & dont les fautes sont celles de l'inexpérience dans un art très-difficile : elles méritent donc quelque excuse, & les dispositions méritent quelque encouragement.

Son objet a été de présenter trois actions différentes dans trois actes isolés, mais où il fait revenir les mêmes acteurs à des époques plus ou moins éloignées, & de montrer dans ces trois actions ce que nous étions avant la révolution, ce que nous sommes, & ce que nous serons. On voit que ce cadre n'est pas dans les formes ordinaires ; mais ce n'est pas le seul de ce genre, & ce ne seroit pas un grand inconvénient, si d'ailleurs il étoit bien rempli. Un défaut plus réel , c'est de faire de l'avenir un sujet dramatique. On sait que cette peinture est nécessairement trop arbitraire, & que, déterminée par l'imagination de l'auteur, elle peut fort bien ne pas se trouver d'accord avec les idées du spectateur, ni avec la raison des bons juges. Cette partie de l'ouvrage de M. Picard est aussi la plus défectueuse dans l'exécution. Celle du premier acte étoit facile, & le fond n'en étoit que trop riche pour un seul acte : c'est le tableau des abus du despotisme.

Un M. Dunoir, riche bourgeois, veut donner sa fille en mariage, sans qu'on sache trop pourquoi, à un abbé sans fortune, précepteur du neveu d'un archevêque. Il veut lui faire quitter le petit collet pour ce mariage, assez extraordinaire dans l'ancien régime, & qui devoit en conséquence être beaucoup plus motivé qu'il ne l'est. Mad. Dunoir, qui a d'autres vues que son mari, destine sa fille au marquis Duribar, frere de ce même archevêque, & assez accrédité à la cour pour prétendre au ministere, d'ailleurs homme aussi dépravé qu'il est possible. La fille, de son côté, a fait un autre choix ; c'est un jeune auteur, nommé Dulis, qui n'a pour toute fortune que son mérite & son talent. Le marquis imagine un expédient fort simple pour écarter ce rival ; c'est de l'envoyer à la Bastille par lettre-de cachet ; & cela lui est d'autant plus aisé, que sa sœur vient d'être déclarée maîtresse du roi. Il s'en félicite avec son frere l'archevêque ; l'un s'attend à être nommé ministre au premier moment ; l'autre compte sur la feuille des bénéfices.

Le Marquis.

Ah ! çà, mon cher prélat, ne perdons pas de tems,
Et prenons entre nous quelques arrangemens.
Comment nous comporter quand nous serons ministres ?

L'archevêque.

Bon ! écarter du roi tous présages sinistres,
Epargner au sultan le fardeau de régner,
Ne lui laisser de soin que celui de signer ;
Nous reposer, tandis que force secrétaires,
Payés bien cher, feront bien ou mal les affaires ;
Avoir de beaux-esprits honnêtement gagés,
Faire des espions de tous nos protégés,
Aimer, jouer & boire en l'honneur de la France,
Nous montrer un moment à nos jours d'audience,
Promettre à tout le monde &tenir à bien peu,
Tout cela, dans le fond, mon frere, n'est qu'un jeu.

C'étoit en effet un jeu, mais que le peuple payoit un peu cher. Il y a dans ce morceau de la facilité, & ce qui suit est assez gai.

Le Marquis.

A merveille; mais moi, je suis noyé de dettes.

L'archevêque.

Je le suis comme vous ; mais réflexions faites,
Je ne les payerai pas ; chargeons nos héritiers
Du soin de s'arranger avec nos créanciers.

L’archevêque sort pour aller répéter le rôle de Colin, qu'il doit jouer le soir avec Mme. Dunoir. Ce trait ne manque pas de vérité. Nous avons eu un prédicateur du roi, l'abbé de Boismont, qui jouoit la comédie avec distinction dans son château du Landin, & un garde-des-sceaux qui excelloit dans les Crispin.

Survient un garde-chasse du marquis, qui amene un paysan, arrêté pour avoir tiré sur les lapins de Monseigneur. Ce paysan se trouve le pere de Deschamps, valet-de-chambre du marquis & son agent dans les grandes occasions, comme on va le voir. Il demande à son maître la grace de son pere ; mais le maître est inflexible dès qu'il s'agit de lapins. Deschamps, qui le connoît assez. pour le prendre par son foible, court chercher sa sœur, une fort jolie paysanne, & la présente au marquis : celui-ci, en la voyant, ne trouve plus le pere si coupable, & lui fait grace, quoique l'honnête paysan n'en veuille pas à ce prix, & reproche à Deschamps son infamie. Mais Deschamps, aussi corrompu que son maître, entraîne de force son pere, de concert avec les deux gardes-chasse. La petite paysanne refuse les offres de Monseigneur, & se retire. Mais le marquis a recours à son fidele Deschamps. Il lui dit :

Tu n'es pas scrupuleux, toi ?

Deschamps.

                                         Fi donc, Monseigneur !
A la petite, à moi , vous faites trop d'honneur.
Je me suis bien défait de mes façons groffieres ;
J'ai des gens comme il faut adopté les manieres ;
Tout le monde, à Paris, se conduit comme moi.
Je fais pour Monseigneur ce qu'il fait pour 1e roi.
Je suis au fait.

Ce dernier trait est fort, &, de valet à maître, pourroit s'appeller une insolence, si l'on pouvoit traiter ses complices d'insolens. Aussi le marquis s'en garde bien, & trouve même Deschamps fort aimable, pourvu qu'il parvienne à conduire la paysanne revêche à la petite maison de Monseigneur. Deschamps s'en charge avec joie ; mais on apprend un moment après que Dulis s'est rencontré fort à propos sur la route, au moment où Deschamps enlevoit sa sœur de force dans une voiture du marquis. Dulis est tombé à grands coups de fouet sur le ravisseur, qui vient conter la déconvenue au marquis, occupé dans le même moment avec un gripart, son procureur, son bailli, son juge fiscal : il le chargeoit de faire tomber le billet noir de la milice à Lucas, jeune paysan aimé de la sœur de Deschamps ; car cet homme ne manque pas de moyens d'éconduire ses rivaux. Cependant, comme celui dont il s'est servi contre la paysanne n'a pas réussi, il chasse Deschamps pour avoir été si mal-adroir. M. & Mme. Dunoir, instruits de cette horrible aventure, se réunissent pour rompre avec le marquis. Mais un exempt arrive d'un côté pour arrêter Dulis, & de l'autre un courrier apporte au marquis la nouvelle des premiers effets du crédit de sa sœur : il est nommé ministre, & son frere a la feuille. Dulis s'en va coucher à la Bastille, l'abbé précepteur, qui a voulu faire des leçons de morale à I'archevêque, est envoyé pour deux ans au séminaire, & l'archevêque & le marquis s'en vont régner.

II y a dans ce canevas des intentions comiques & dramatiques qui ne pouvoient pas être remplies dans un seul acte, & cette disproportion est une premiere faute qui en a entraînée d'autres.

Dans l'intervalle de ce premier acte, qui s'appelle le tems passé, au second qui s'appelle tems présent, la révolution a eu lieu ; ce qui suppose un laps de tems assez considérable, car l'aventure de cette maîtresse du roi & de ses freres n'est sûrement pas applicable au regne de Louis XVI.

Les choses, comme on peut se l'imaginer, sont bien changées. La fille de Dunoir, pour tirer son amant de prison & son pere de l'exil, avoit consenti à épouser le marquis, ce qui n'est nullement vraisemblable : comment supposer qu'un ministre tout-puissant ait épousé la fille d'un bourgeois, amoureuse d'un autre ? Au reste, ce mariage n'a pas été heureux : le marquis n'a rien tenu de. ce qu'il avoit promis. Dulis, devenu libre, est allé on ne sait où ; le marquis est séparé de sa femme;  il a pris la fuite au moment de la révolution ; .il est revenu pour échapper à l'imposition triple ; il est ruiné à-.peu-près, & demeure par grace chez son beau-pere, qui lui a accordé un logement dans sa maison. Deschamps s'est fait journaliste aristocrate, quoiqu'il pense, dit-il, tout le contraire au fond de l'ame ; mais il a voulu s'enrichir. Il conte tout ce qu'on vient d'entendre à Lafleur, nouveau valet du .marquis. Leur dialogue est plaisant, & mérite d'être cité.

Lafleur

Quoi! Deschamps journaliste! à peine sais-tu lire.

(Ce n'est assurément pas le seul à qui l'on puisse saire cette observation.)

Deschamps.

Tu dis vrai ; cependant je fais métier d'écrire.
J'ai huit mille abonnés.

Lafleur

Et tes principes sont ?....

Deschamps.

Aristocrates.

Lafleur

Bien; mais ne crains-tu pas ?

Deschamps.

                                                                     Non:
La loi nous garantit des sureurs populaires.

Cela est juste ; mais la loi ne devroit pas garantir du carcan ceux qui violent la loi ; & c'est la violer bien formellement que de prêcher la révolte contre toutes les autorités constituées, que d'appeller ouvertement les François au massacre, au pillage, à l'incendie, que de dresser des listes de proscriptions, de désigner, de nommer pour victimes les représentans de la nation, les généraux, les ministres, les magistrats, &c. ; tout cela s'est fait mille fois, & n'a pas encore été puni une seule. François, quand saurez-vous que la punition des méchans est la sauve-garde de la liberté ? Souvenez-vous de ce peuple qui a mis sur les portes de la prison publique, Libertas. Vouloir gouverner sans punir, c'est vouloir faire la guerre sans se servir de ses armes. Continuons.

Et le peuple d'ailleurs à nous ne songe gueree.
II est quelques momens de tribulation ;
Mais tout cela se borne à des coups de bâton.
Du reste, de l'esprit des autres je profite ;
Sans y mettre du mien, ma feuille a du mérite.
D'un ci-devant marquis je reçois un couplet,
Un bon mot d'un abbé ; .contre certain décret,
L'un fait un calembour, l'autre une parodie :
Chacun, pour m'enrichir, épuise son génie.
Ce qu'on m'envoie au fond n'est pas bien merveilleux,
Et si je m'en mêlais, je ferois beaucoup mieux.
Je paye un pauvre auteur qui prend beaucoup de peine,
Pour refondre le tout, &. moi je me promene ;
Je dîne chez les grands, j'ai le cabriolet,
Les femmes que je veux, & le petit jockey.
Je poursuis vivement un certain monastere,
Que j'obtiendrai malgré la chaleur de l'enchere.
Je joue à tous les jeux, je gagne énormément ;
On me paye en écus, & je vends mon argent.

Le marquis, correspondant de Coblentz, tient dans la maison de M. Dunoir, absent depuis deux jours, des assemblées d'émigrés, pendant la nuit. Il se propose aussi d'amener à Coblentz Henriette, la seconde fille de M. Dunoir, qu'il veut faire épouser à son neveu. Assemblée d'émigrés qui finissent par s'injurier tous, les nobles ne voulant point des parlemens, les parlemens ne voulant point du clergé, &c. : cette scene, bien imaginée pour le fond, mais qui pouyoit être plus piquante dans l'exécution, a été imprimée dans la chronique & ailleurs(1). Cet abbé, que nous avons vu au premier acte, relégué dans un séminaire par l'archevêque, & qui est devenu curé constitutionnel, n'en est pas moins -amoureux d'Henriette ; mais il attend le divorce comme bien d'autres. Il évente & déjoue les projets du marquis sur elle ; il met en fuite l'assemblée qu'il a découverte.

     Les projets de l'aristocratie

(Leur dit Henriette)

Ne sont bons aujourd'hui qu'à mettre en comédie.

Rien n'est plus vrai, pourvu qu'on n'empêche pas nos amés & féaux les géneraux [dans la version originale du Mercure Français, on trouve, à la place du mot « généraux » les noms de « La Fayette & Luckner »] de battre les Autrichiens. Sans les factieux, les aristocrates ne seroient que ridicules : mais aussi les factieux les servent si bien !

Au troisieme acte, nous sommes dans l'avenir :

L.'espace est. vaste; aussi s'y promene-t-il bien.

Metrom,

Cet avenir ne sauroit se supposer fort éloigné, car nous retrouvons les mêmes acteur s; &
c'est ce qui auroit dû avertir l'auteur de ne pas aller si vîte dans son avenir. Voltaire a dit, dans un de ses accès de gaîté folâtre :

J'ai souhaité cent fois, dans ma verte jeunesse,
De voir notre saint-pere, au sortir de la messe,
Avec le grand Lama dansant un cotillon.

L'auteur, qui apparemment a pris cela au sérieux, comme auroit pu faire Anacharsis Klootz, ne manque pas de faire arriver ici le grand Lama, que ses sujets du Tibet ont chassé, & à qui la. France fait mille écus de pension : il y joint le Mogol & le Sophi, qui viennent voir à Paris la fédération de l'univers. Comme l'auteur a su quelquefois mettre de la vérité dans ses peintures, il faut lui dire sérieusement qu'il doit ôter de sa piece, s'il veut la faire jouer, ces caricatures grotesques. Il est fort douteux que dans plusieurs. siecles on sache seulement au Mogol, en Perse & au Tibet ce que c'est que notre révolution ; & d'ailleurs, qu'avons nous besoin du Tibet & du Lama ? Soyons bien chez nous, & les autres deviendront, avec le tems, ce qu'ils pourront. S'occuper du sort de l'univers, c'est s'occuper peu de sa patrie, & l'on ne sert point sa patrie par des rêves.

( Mercure françois.)

La base César ne connaît pas la trilogie Le Passé, le Présent, l'Avenir. Elle ne signale que le Passé, le présent et le futur, un vaudeville d'auteur inconnu, qui n'a connu qu'une représentation le 25 avril 1791 au Théâtre des Délassements comiques. Ce n'est pas la pièce de Picard.

(1)Voyez le journal de Janvier, page 341.

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