Le Pauvre riche ou la Séparation de biens

Le Pauvre riche ou la Séparation de biens, comédie en trois actes et en prose, d'Étienne et Gaugiran-Nanteuil, reçue au théâtre Louvois en vendémiaire an 12 (septembre 1803).

Non représentée. Publiée en 1847)

Léon Thiessé dans son ouvrage intitulé Œuvres de C. G. Etienne : Essai biographique et littéraire (Paris, 1853), p. xxx, indique que la pièce a été d'abord écrite en cinq actes, puis réduite à trois actes. C'est cette version en trois actes qu'on trouve dans les Œuvres de C. G. Etienne, tome deuxième (Paris, 1817), p. 10-83, précédée d'une notice p. 3-9. Elle fait partie des œuvres inédites d'Étienne et Gaugiran-Nanteuil. La notice tente d'expliquer pourquoi la pièce, pourtant reçue, et même répétée, n'a jamais été jouée. Après avoir écarté l'hypothèse d'une intervention du pouvoir ou d'une volonté des auteurs pour suggérer qu'elle a été victime de la crainte de Picard de la voir concurrencer son Duhautcours. Après ce que l'auteur de la rubrique appelle une « analyse rapide », qui raconte l'intrigue avec passablement de détails, il passe de la question à l'affirmation : l'examen rapide la pièce de Picard montre que la crainte que semble avoir éprouvé Picard n'est pas fondée, la confrontation des deux pièces aurait fourni « un sujet de comparaison ». La lecture du texte de la pièce permettra d'en faire apparaître la qualité.

Léon Thiessé fait preuve d'un moindre optimiste que l'auteur de la notice des Œuvres de C. G. Etienne

NOTICE SUR LE PAUVRE RICHE.

Cette comédie n'a jamais été représentée ni publiée. S'il est permis ou même possible de présumer le jugement du parterre, nous pensons qu'elle aurait réussi. Nous en avons pour garants son mérite réel, et le suffrage d'un excellent juge, de Picard, qui l'admit avec empressement au théâtre Louvois, dont il était le directeur. La pièce fut apprise, arriva jusqu'aux honneurs d'une répétition générale et de l'affiche, et rentra subitement dans les cartons. Elle n'eut cependant rien à démêler avec la politique, et elle respire la plus saine morale. Aussi l'autorité lui donna-t-elle sans difficulté un certificat de bons principes et de bonnes mœurs. Le manuscrit officiel que nous avons sous les yeux a subi tous les examens sans la moindre rature ; il est à la fois muni de l'approbation de M. de Rémusat, préfet du palais, surintendant des théâtres, et du visa souverain de M. Dubois, préfet de police. Cependant, malgré le suffrage du directeur, la bonne volonté des comédiens, le passe-port des deux préfets, la pièce fut arrêtée au moment de paraître devant le public. Pourquoi donc cette suppression soudaine ? Assurément elle ne vint pas des auteurs... Il est rare que les auteurs refusent d'être joués; et ici ils devaient, sans vanité, espérer un succès. Ce caprice ne vint-il pas du directeur, qui s'était refroidi pour la pièce par une petite raison personnelle, par une faiblesse d'amour-propre, dont les meilleurs caractères, les plus nobles esprits ne se défendent pas toujours ? Picard avait fait M. Duhautcours ; et l'analyse rapide du Pauvre Riche indiquera peut-être le vrai motif de l'ajournement indéfini de la comédie de MM. Étienne et Nanteuil.

Germon mène grand train et joyeuse vie ; il a table ouverte, et bal chez lui toutes les semaines ; il entretient des maîtresses auxquelles il båtit de petits temples, comme les grands seigneurs d'autrefois, Germon est un négociant qui, suivant un procédé fort commun à cette époque, et qui n'est pas encore tout à fait passé de mode aujourd'hui, a fait faillite pour faire fortune. Germon a le cœur droit au fond ; mais il est faible, aime le luxe et les plaisirs ; il est entraîné par l'exemple, séduit par les conseils d'un intrigant, qui l'aide à se ruiner et le pousse à tous les désordres, et même au déshonneur.

Germon cependant est marié, il est père de famille; mais de bonnes pensions l'ont débarrassé de ses enfants : quant à sa femme, bonne et honnête ménagère, il l'a reléguée à la campagne, où elle soigne un père vieux et malade. Il est libre, et tout entier aux délices de Paris, livré aux inspirations du chevalier d'industrie, de l'aigrefin de bon ton dont il a fait son ami.

Germon n'envoie pas d'argent à sa femme, ne paye point la pension de ses enfants ; mais il donne des fêtes galantes, pleines de magnificence, en l'honneur d'une jeune beauté, mademoiselle Florestina, nouvellement débarquée à Paris, que les perfides conseils de ce faquin de Couranville vont perdre, comme ils ont déjà corrompu Germon. Un incident dérange un peu l'ordonnance de la fête d'aujourd'hui : c'est l'arrivée de madame Germon et de son père, honnête fermier, plein de bon sens, que le bal et les folies de Germon ne divertiront guère.

Cette arrivée inattendue est un coup de théâtre pour tous les personnages. Le beau-père, entrant dans des appartements dorés, ne peut croire que son gendre soit ruiné ; il s'imagine encore que le luxe est le signe de la richesse. Germon est placé entre le bon fermier qui le félicite de sa prospérité, et le fils d'un créancier qui lui demande de l'argent. On sent l'embarras dramatique de la situation.

Germon est riche pour l'un, pauvre pour l'autre. Il se sert habilement de Pauline pour se délivrer des questions du beau-père : le fils du créancier est un niais de province qui vient faire son éducation à Paris ; Germon le livre aux mains de Couranville, dont le pauvre sot sera le plastron et la dupe.

Au lieu d'argent, Couranville lui donne une leçon des ridicules du jour, des belles manières de Paris. Ce sera le mystifié de la soirée. Quelle bonne fortune ! On sait que les mystifications sont un plaisir né sous le Directoire ; l'habile comédien Dugazon, et un amateur non moins plaisant que lui, le sieur Musson, excellaient dans ce genre de divertissement peu charitable; mais

Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs.

L'aristocratie républicaine, militaire, financière, avait ces messieurs pour leurs mystifications, comme on a aujourd'hui Levassor ou Achard pour leurs lazzis et leurs chansonnettes. Le grand monde s'ennuie tout seul ; il faut qu'on l'amuse. Le farceur Musson est mort bien tristement, écrasé sur la place du Palais-Royal, au sortir d'une joyeuse soirée.

Notre provincial de Montdidier ne court pas seulement après les vingt mille francs que son père a prêtés à Germon ; il cherche une sœur qui s'est un peu égarée dans Paris. Heureux s'il la retrouve encore à temps !

La fin de ce premier acte a de la chaleur. Le bonhomme Garnier et sa fille, instruits de l'état des affaires de Germon, se réunissent pour lui sauver l'honneur. Une lettre les informe de la fête que ce grand seigneur de bourse donne à Florestina dans sa petite maison du Boulevard-Neuf, aujourd'hui le brillant boulevard des Capucines. Ils se croient naturellement invités, l'un chez son gendre, l'autre chez son mari, et partent pour lui faire une agréable surprise.

Le second acte commence par une scène fort plaisante entre Couranville et son nouvel élève de Montdidier, qui a déjà payé sa bienvenue aux tailleurs, parfumeurs, bijoutiers de la capitale. Couranville s'amuse à ses dépens en attendant la fête. Cette scène de mystification est pleine de verve et de gaieté : voici la leçon de bon ton et de belles manières que le faquin débite au campagnard ébahi :

« Je ne désespère pas de faire de vous un homme à la mode. – Il faut faire trop de dépense. – Point du tout... de la dépense d'esprit. – Quand on en a... – Et même quand on n'en a pas... – On fait des pointes, des rébus, des calembours ; on immole les uns, on mystifie les autres, on persifle les vieux, on affiche les femmes, on parle de ce qu'on sait, de ce qu'on ne sait pas; on raconte, on chante, on ment, on médit, on tranche sur tout, on parle bien haut : si quelqu'un vous pousse un bon raisonnement, on lui répond par un entrechat, et l'on passe pour l'homme le plus aimable de Paris. Ainsi, mon ami, il faut commencer par prendre un professeur de danse. »

Ce dernier trait est charmant,

Florestina vient prendre possession du temple que l'Amour lui a bâti moyennant 100,000 écus pris à de pauvres créanciers : elle admire le lit romain, la tente arabe, les dessus de porte grecs, et toutes les galantes surprises du magnifique Germon. Aujourd'hui c'est le gothique ou le Louis XV que nous falsifions... Le style du mauvais goût est changé... voilà tout.

Pauline, forte de ses droits d'épouse, secondée par son père, frappe un coup décisif au milieu de cette fête. Un huissier vient saisir le lit romain, la tente arabe, le meuble doré, les vases étrusques, et la maison même ; le temple de l'Amour n'est pas sacré pour les recors. Toute cette brillante cohue d'intrigants, de fripons, de parasites et de coquettes, se dissipe au milieu d'une sentence du tribunal de commerce qui interrompt la walse et la gavotte.

Pauline a voulu sauver son mari malgré lui-même. Elle emploie l'argent de la saisie à payer ses dettes d'honneur : et, par une délicatesse très-habile, elle les paye au nom de son mari, pour qu'il en ait tout le mérite. Une scène touchante explique cette noble conduite. Elle lui a rendu l'honneur ; il lui rend son amour, et redevient en même temps honnête homme et bon mari.

Le rôle de la femme de Germon est intéressant et digne : le beau-père, honnête campagnard, raisonnant juste, agissant avec franchise et fermeté, parlant de même, est naturel et vrai.

Couranville, cet écornifleur corrompu et corrupteur, qui n'a d'autre sentiment que celui de l'intérêt et des plaisirs, représente fidèlement ce qu'on est convenu d'appeler les mœurs du Directoire. Ce personnage serait encore le bienvenu dans beaucoup de salons du jour ; et ses principes ont survécu à toutes les révolutions. Les auteurs comiques peuvent être sûrs que ces personnages-là ne vieilliront jamais.

Cette comédie devait avoir pour interprètes les meilleurs acteurs de Louvois. Le directeur lui-même, Picard, s'était chargé du personnage simple et franc du bonhomme Garnier ; le jeune et brillant Clozel représentait le fat à la mode. Mademoiselle Delille (Pauline) avait une bonne diction, un maintien digne et gracieux ; ces qualités suppléaient aux charmes dont la nature l'avait médiocrement pourvue. Le rôle de la jeune Florestina devait être rempli par mademoiselle Adeline, qui, depuis, s'est fait un nom au théâtre des Variétés, par la beauté plus que par le talent. Elle conserva l'emploi des coquettes, qui lui convenait assez bien, jusqu'à près de cinquante ans. Le héros de la pièce, Germon, était joué par Devigny, acteur de mérite que le Théâtre-Français réclama bientôt. Devigny manquait, il est vrai, de netteté dans l'organe, de charme dans le débit ; son jeu était saccadé, et parfois un peu forcé; mais il avait de la verve, une intelligence pénétrante, un regard expressif, une pantomime vive et d'un effet puissant. Il était surtout applaudi dans M. Musard, jolie comédie de Picard; dans Bonnard de l'École des vieillards [comédie de Casimir Delavigne, 1824], qu'il joua d'origine avec un vrai talent ; et dans Harpagon, l'un des rôles les plus beaux, les plus difficiles et les plus fatigants de l'emploi des grimes. C'est aussi l'Avare qu'il choisit pour sa représentation de retraite, où il recueillit les regrets unanimes des connaisseurs. Il mourut peu de temps après, en 1829. On voit que la pièce de M. Étienne était confiée à des acteurs capables de la faire valoir.

Maintenant, un mot de la comédie de Picard. Duhautcours, représenté à Louvois en 1801, deux ans avant que le Pauvre Riche ait été composé, obtint un brillant succès. Le sujet est tiré du scandale de ces banqueroutes arrangées, de ces fraudes légales qui enrichissent le débiteur aux dépens du créancier ruiné et bafoué. Les extravagances du luxe, les séductions des plaisirs et du monde entraient naturellement dans cette peinture. Les mœurs contemporaines fournissent les principaux traits.

On voit quels rapports nécessaires existent entre les deux pièces.

Ainsi, le caractère de Durville, négociant téméraire, dissipé, mais plus faible que vraiment coupable, ressemble un peu à Germon. Duhautcours et Couranville sont deux contemporains, deux hommes du Directoire, n'ayant d'autre morale que celle du succès et du plaisir ; mais, s'il nous est permis de le dire, Couranville, fat à la mode, mystificateur impertinent, homme de salon, mêlant les ridicules aux saillies, est plus gai, plus comique que Duhautcours, pilier de bourse, parlant sans cesse d'affaires et d'agiotage. Cet entrepreneur de banqueroutes a une couleur de cour d'assises qui glace le rire et révolte parfois.

Mais si Picard a craint que le succès du Pauvre Riche ne fit tort à celui de Duhautcours, il s'est préoccupé d'une crainte frivole. La scène principale de sa pièce, l'assemblée de créanciers, est une peinture pleine de force et de vérité qui la recommandera toujours à l'estime des connaisseurs. Des détails de mœurs, l'observation des vices contemporains, le goût du luxe et de l'agiotage, pouvaient être reproduits sous un autre aspect, dans un autre cadre, sans rien ôter au mérite et à l'effet du premier tableau. Il y avait dans la représentation des deux ouvrages, qui se touchent par quelques côtés, un sujet de comparaison qui eût amusé le public en ajoutant à la gloire des auteurs rivaux. Ce qu'il y a de singulier, c'est que Picard a refait lui-même son Duhautcours dans l’Agiotage, l'une de ses dernières et de ses meilleures comédies, et qui a pris une place légitime au répertoire du Théâtre-Français.

Mais si le Pauvre Riche n'a pas joui des bravos du parterre, le suffrage du lecteur l'en dédommagera. Le jugement réfléchi, silencieux du cabinet, les loisirs studieux et calmes du coin du feu, sont toujours favorables aux ouvrages d'un esprit fin et d'un sentiment délicat. A ce compte, la pièce de MM. Étienne et Nanteuil ne perdra rien à la petite disgrâce du théâtre Louvois.

A. F. (Alphonse Picard)          

L'Agiotage, ou le Métier à la mode, comédie en cinq actes et en prose, de Picard et Empis, a été créée en 1826.

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