Pierre le Grand (Carrion de Nisas)

Pierre le Grand, tragédie en cinq actes, de Carrion de Nisas, 29 floréal an 12 [19 mai 1804].

Théâtre Français de la République

Titre :

Pierre-le-Grand

Genre

tragédie

Nombre d'actes :

5

Vers ou prose ,

en vers

Musique :

non

Date de création :

29 floréal an 12 (19 mai 1804)

Théâtre :

Théâtre-Français

Auteur(s) des paroles :

Carrion de Nisas

Almanach des Muses 1805

Pierre le Grand a exilé son fils Alexis, et répudie Eudoxie, mère de ce jeune prince ; il a épousé secrètement Catherine, et se propose de la couronner. Alexis se révolte ; son père lui pardonne. Mais Alexis, rebelle une seconde fois, porte sa tête sur un échafaud.

Deux représentations très-tumultueuses. La voix des acteurs étouffés constamment par le bruit des sifflets. On avait prévenu l'auteur qu'il aurait à lutter contre une cabale ; il a voulu la réduire au silence en la dénonçant d'avance au public, et les lettres qu'il a insérées dans les journaux n'ont pas été vues d'un bon œil. D'autres circonstances encore ont, dit-on, contribué à la chûte de sa pièce. Est-ce le secret des gens du monde ? est-ce le secret de la comédie ? nous ne sommes pas dans la confidence.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, Baudouin, imprimeur de l'Institut, prairial an 12 :

Pierre le Grand, tragédie en cinq actes, par M. Carrion-Nisas ; Représentée pour la première fois au Théâtre d ela République, le 29 floréal an xii.

Le texte de la pièce est précédé d'une préface, p. I-VII :

[Texte tout à fait intéressant sur les cabales au théâtre...]

Cette tragédie était faite depuis cinq ans ; il y en avait quatre qu'elle était reçue au Théâtre Français : ce seul fait répond à beaucoup d'impertinentes allégations.

On a essayé de la jouer le 29 floréal dernier.

Jamais on ne vit un tel tumulte : les journaux, un seul excepté(1), ont fait une peinture fidèle de ces dégoûtantes bacchanales.

Quatre ou cinq cents amateurs qui n'avaient pu trouver place dans l'enceinte de la salle ou dans les couloirs, sifflaient, hurlaient, trépignaient dans la rue ; et quoiqu'à coup sûr ils n'entendissent rien, on les entendait jusqu'à la barrière des Sergens.

J'avais été averti à l'avance de ces projets et de cette burlesque conspiration.

Je crus à propos d'en donner l'éveil au public et d'en traiter les auteurs (ou du moins les instrumens) avec le mépris qu'ils méritaient.

Je pense que l'événement a justifié ma précaution.

Cependant elle fut blâmée, même par des personnes amies.

Quelques-unes d'elles me firent connaître d'une manière obligeante leur étonnement de ce qu'ayant montré beaucoup de modération dans plusieurs occasions, même récentes, je m'étais laissé aller à tant de vivacité dans celle-ci.

Cette remarque serait en ma faveur.

Il en résulterait que je distingue assez bien les circonstances où la gravité de la matière commande la réserve et la circonspection, et celles où la frivolité de l'objet (de celui du moins qui sert de prétexte) permet des attaques plus vives et plus piquantes.

Il y a plus : une circonstance n'était pas sans gravité dans cette ridicule querelle.

Il faut avouer que le public lui-même a d'étranges momens de distraction ou d'injustice.

On a jeté les hauts cris au sujet de quelques plaisanteries dirigées à l'avance contre quelques perturbateurs, et à peine a-t-on fait attention à une accusation de guet-à-pens colportée dans tous les établissemens d'éducation de Paris contre un citoyen qui, en. la dénonçant, prévenait que la preuve en était chez le magistrat(2).

Quoi qu'il en soit, et pour revenir au côté le moins sérieux de l'affaire,

Les perturbateurs et les malveillans dont j'étais menacé se partagent en deux classes, les malins, et les enragés.

Les malins ont l'air de siffler pour quelque chose. Quand leur tactique réussit, les bonnes gens sont ébranlés et croient trouver en effet mille défauts dans l'ouvrage ; ils reviennent lentement et avec peine de leur prévention.

Les enragés, au contraire, sifflent, huent, hurlent à tort et à travers, n'écoutent rien et ne laissent rien écouter ; ils révoltent les hommes impartiaux, et ne font aucun tort à l'ouvrage : aux yeux des plus éclairés, leur fureur aveugle est un hommage pour l'auteur.

C'est ainsi à peu près, si l'on peut comparer les grandes choses aux petites, que tant qu'on eut l'air d'entendre les accusés au tribunal révolutionnaire, les hommes simples crurent qu'on les jugeait encore.

Quand on ne les entendit plus, il fut manifeste qu'on les assassinait ; et cet excès d'oppression, en ouvrant les yeux les plus fascinés, hâta le retour de la justice.

Il m'importait donc que ce fût le parti des enragés, et non pas celui des malins, qui l'emportât à la représentation de ma pièce, puisque je ne pouvais espérer ni bienveillance ni silence.

Avant mes lettres, je courais fortune que les malins eussent le dessus.

Mes lettres ayant excité la bile des autres, il en est résulté le train et le déchaînement que chacun a pu voir , et, dans l'opinion, un commencement de révolution fort salutaire.

II y a long-temps que le parterre du Théâtre Français et celui des principaux théâtres de Paris sont infectés d'une engeance incommode de calembourdiers, de quolibetiers, de faiseurs de mauvais lazzis, et enfin de tapageurs et de brise-bancs, qui perdent l'art, excèdent les artistes, étouffent les écrivains, et fatiguent le public au point d'en éloigner la plus saine partie.

Tout le monde soupirait depuis long-temps après le moment de voir rétablir un peu d'ordre dans les Spectacles ; toute bonne police introduit, jusque dans les jeux publics, une sage discipline.

Quelques-préjugés de prétendue liberté (car la véritable n'a rien à démêler avec cette question) résistaient encore. Tantôt on trouvait un prétexte au désordre et au tapage dans les défauts d'une pièce, dans ceux d'un acteur, ou dans telle autre cause qui n'avait rien de commun avec la véritable, laquelle n'est autre chose qu'un reste impur de l'esprit de licence et de faction qui, chassé de par-tout et n'ayant plus d'autre asile, faute de clubs, s'exerce dans les théâtres.

Pour rendre cette vérité palpable, il fallait un excès de désordre ; il fallait que les perturbateurs offrissent l'exemple d'un insigne et grossier scandale.

Ils m'ont servi au-delà de mes espérances(3).

Ils n'ont point eu de prétexte, car ils n'ont éprouvé aucune résistance.

Je n'avais garde, n'en déplaise à un journaliste dont je n'ai pas reconnu la douceur(4) ordinaire, je n'avais garde de me composer ce qu'on appelle une cabale d'auteur pour soutenir ma pièce; la moindre chiquenaude donnée en mon nom aurait été travestie en assassinat prémédité : les bruits qu'on avait fait courir m'imposaient la loi politique de laisser faire tout le vacarme à mes adversaires. Dans tous les cas, que faire des oreilles d'un siffletier ? Pas plus que Ménechme du nez d'un marguillier. Il était bien plus sage de les laisser, sans opposition, provoquer eux-mêmes les mesures; que tout le monde invoque aujourd'hui et qui menacent la gent siffletière en masse de mourir de la rage-mue. Eux-mêmes se seront mis, selon une expression triviale, mais assez bien placée ici, la corde au cou, et leur aveugle passion les aura menés à leur perte, effet ordinaire de toutes les passions furieuses.

Quos perdere vult Jupiter dementat.....

Ma pièce, dira-t-on, ne s'en est pas mieux trouvéeé Qu'importe si les hommes de lettres qui viendront après moi s'en trouvent bien ?

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .Défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le profit d'autrui ?

La Fontaine.

Ma pièce est intacte; on va la lire, on va la juger pour la première fois.

Sans doute elle a des défauts, et beaucoup : mais dans quelle proportion est le nombre ou la gravité de ces défauts avec le traitement que l'ouvrage a éprouvé ? Voilà la question qui est soumise au lecteur.

J'attends son jugement avec autant de respect que j'en ai peu pour celui que la folle cohue ameutée contre moi le 29 floréal et le premier prairial a eu la prétention de faire adopter au public.

Je ne veux point finir sans remercier les artistes qui jouaient dans ma pièce. J'ai beaucoup à me louer de leur zèle, de leur patience, de tous leurs procédés, et sur-tout je les plains d'être obligés par état de ménager de vains caprices dont il est si doux de rire.

(1) Le Courrier des Spectacles.

(2) Voyez les journaux, notamment celui de Paris, des derniers jours de floréal.

(3) Le premier prairial une vingtaine de jeunes gens ont été repris de police et mis en prison : j'ai desiré que mes représentations fussent suspendues, afin de donner à ces jeunes gens égarés, dont plusieurs, par eux-mêmes et par leurs familles, méritent beaucoup d'égards , le temps de connaître et de détester les véritables instigateurs de tout ce désordre.

(4)Le Publiciste.

Courrier des spectacles, n° 2640 du 30 floréal an 12 [20 mai 1804], p. 2-3 :

[La pièce a connu une chute « des plus complettes », et le critique, qui ne craint pas d’expliquer le mauvais accueil qu’elle a reçu par la provocation que constituaient trois lettres publiées par l’auteur, décrit une première représentation pleine de bruit et de fureur. Si on a applaudi « quelques beaux vers », on en a sifflé beaucoup d’autres remplis « d’expressions hasardées, même triviales ». Le désordre a commencé dès le premier acte et n’a fait que croitre, les acteurs se montrant incapables de satisfaire les désirs du public. C’est que la pièce est mauvaise pour le critique . pas d’intérêt, presque pas d’action, d’interminables tirades. Il était impossible de « suivre la marche de l’ouvrage », dont le critique donne la distribution, avant de se lancer dans une analyse qu’il n’arrivera pas à terminer, faute d’avoir entendu le dénouement. Une fois de plus, la pièce tourne autour de Pierre le Grand, personnage récurrent des pièces du temps, et de son fils qu’il a exilé et qui tente de se venger. L’intrigue est bien compliquée, et plonge le spectateurs dans la complexité de la politique russe, faite de disgrâces et de réhabilitations, sur lesquelles se greffe bien entendu une intrigue amoureuse, celle qui unit Pierre et Catherine. Bien sûr impossible de savoir la fin, il faudra lire la pièce pour savoir. La fin du compte rendu est consacré à citer quelques vers qui ont suscité une vive réaction du public, auxquels, par compensation, le critique oppose des vers « que nous nous félicitons d’avoir retenus ». Pas possible de parler des interprètes : ils ont déjà eu bien du mérite à réussir à « s’être rappellé leurs rôles ».]

Théâtre de la République.

Première représentation de Pierre-le-Grand.

La chûte de la pièce est des plus complettes, s’est écrié un des spectateurs, et tous les autres d’applaudir.

Le mauvais soldat se plaint de la discipline militaire, l’acteur paresseux murmure contre les réglemens, le méchant auteur redoute les sifflets, c’est une remarque qui se rencontre si généralement juste, que le soldat, l’acteur et l’auteur peuvent être jugés, pour peu qu’on les écoute déraisonner, chacun en parlant de la digne importance que la prudence a cru devoir opposer à leurs dangereux écarts.

On nous a vus nous élever contre les sifflets qui se font entendre avant la représentation, et en effet jusqu’à ce jour, rien ne sembloit pouvoir les justifier, mais les trois lettres que M. Carion-Nisas a publiées contenoient une provocation si extraordinaire, qu’on ne doit pas s’étonner du vacarme horrible qui se fit entendre hier à la première représentation de sa tragédie. On a applaudi loyalement quelques beaux vers qui se trouvent épars dans l’ouvrage, mais on a sifflé sévèrement grand nombre d’expressions hazardées, même triviales.

Les sifflets ont commencé dès le premier acte, le bruit a augmenté au second , et il paroissoit être au plus haut degré au troisième, une seule scène ayant été sifflée pendant une demi heure. Que dirons-nous du quatrieme, qui a duré peut-être une heure ? Il est vrai que les principaux acteurs étoient assis, et vraisemblablement ils se trouvoient bien dans cette position. A la fin, TaIma l’a quittée pour venir demander s’il falloit continuer, beaucoup de voix ont crié non. Sans doute il en a entendu qui avoient dit oui, car la scène et l’acte ont été achevés au milieu des sifflets. Le cinquième acte même a commencé ; mais soit que la poitrine de Monvel n’ait pas pu lutter contre les cris réitérés : A bas la toile, soit que se rappelant l’ancien usage du théâtre, il ait reconnu que le publie doit être respecté, il s’est retiré, et les applaudissemens ont succédé de toutes les parties de la salle aux sifflets trop long-tems bravés :

Le secret est d’abord de plaire et de toucher ;
Inventez des ressorts qui puissent m'attacher.

L’auteur de la tragédie nouvelle a entièrement négligé ce point essentiel de l’art. Son ouvrage ne présente pas le moindre intérêt ; il est entièrement dénué d’action. M. Carion-Nisas ne sait ni faire agir, ni faire parler ses personnages ; son dialogue est diffus Quand une scène est commencée, il semble ne pouvoir plus le finir. Il en est de même lorsqu’un de ses personnages parle : on pourroit compter nombre de couplets de 6o à 80 vers, Un bon tiers du premier acte est dans la bouche de Monvel.

Au milieu du bruit continuel qui a accompagné cette représentation, il a été de toute impossibilité de suivre la marche de l’ouvrage ; ce seroit donc en vain que nous entreprendrions d’en donner un analyse détaillée ; les principaux personnages sont,

Pierre-le Grand,

Talma,

Alexis

Damas,

Menzikoff,

Després,

Lefort,

Baptiste,

Catherine,

Mad. Talma,

Le Patriarche,

Monvel.

La scène se passe à Moscow. Pierre- le Grand a exilé son fils Alexis, et fait mettre dans un cloître Eudoxie, mère de ce jeune prince. Celui-ci ne respirant que le désir de se venger de Menzicoff et uu Gênois Lefort qu’il suppose être cause de sa disgrâce, arrive à Moscow à l’instant où les Boyards mécontents de la sévérité de Pierre-le-Grand, et le croyant tombé au pouvoir des Turcs, désirent revoir le jeune prince pour lui conférer l’empire. Il est donc reçu avec 1es plus vifs transports ; et tous les Boyards, ainsi que le chef de la religion dont il promet de relever les autels, jurent de le défendre contre le Czar s’il revient dans ses états. Alexis que l’outrage fait à sa mère anime contre son pere et son souverain, donne ordre qu’on aille délivrer Eudoxie et qu’on la lui amène. Heureusement elle ne paroît pas ; mais bientôt Menzicoff et Lefort précèdent le Czar et annoncent son arrivée. Enfermé pur les Turcs sur les bords de la rivière de Pruth, il ne leur est échappé que par l’adresse de Catherine qui a gagné le Visir à force de présens. Le Czar voulant témoigner sa reconnoissauce à cette paysanne de la Livonie qu’il a épousée secrètement, se propose de la couronner. Il consent à pardonner à son fils, mais il veut qu’il s’éloigne et qu’il aille aussi combattre les rebelles avec Menzicoff. Le Prince a une fort longue conversation avec son père pour lui prouver que les rebelles ont raison, mais enfin il feint de céder ; son père lui rend ses bonnes graces et Alexis s’éloigne.

Le couronnement a lieu; Alexis se présente au moment qu’on s’y attend le moins . . . Ici ie bruit augmente au point que nous n’avons plus rien entendu. Plusieurs vers ont prêté aux dispositions hostiles des spectateurs. Cet hémistiche : J’entends gronder la foudre, a été le signal d’une longue bordée de sifflets. Ce vers :

Si tôt qu’à son oreille en parviendra le bruit.

a donné lieu à une application, et le bruit a été fort long. Parmi les vers détachés qui ont été le plus sifflés, nous citerons les suivans :

                                         Je le hais, je le crains,
Mais le mésestimer n’est pas en ma puissance.
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
Des hommes et des Dieux, du ciel et de la terre,
Qu'importe le destin qui la fit naître aux fers ?
Si son esprit est fait pour régir l'univers.

Pour prouver l’impartialité dont nous faisons profession, nous citerons les vers suivans que nous nous félicitons d’avoir retenus :

                                  Et l’œil des délateurs
Va lire les regrets jusques au fond des cœurs.

Le Czar, en parlant du temps où il travailloit comme ouvrier charpentier à Saardam :

                                  Cette main.    .    .
A fait crier la scie et gémir la coignée.

Ou ne peut point par1er du jeu des acteurs dans une pareille représentation ; c’est avoir eu une grande présence d’esprit que de s’être rappellé leurs rôles.

La Décade philosophique, littéraire et politique, an XII, IIIe trimestre, n° 25 (10 prairial), p. 435-437 :

[Le plus important, c’est de décrire et d’expliquer cette chute mémorable, dans laquelle l’attitude de l’auteur n’est pas sans responsabilité. La première représentation s’était mal passée, la seconde n’a apporté aucune amélioration, malgré la tentative désespérée de l’auteur de faire appel aux forces de l’ordre. Il est difficile de juger une pièce dans de telles conditions, mais le critique pense pouvoir affirmer que la pièce ne peut obtenir de succès, d’abord parce qu’elle montre « un fils méditant l'assassinat de son père », ce qui est « un de ces objets révoltans qu'on peut à peine offrir à l'oreille, mais jamais aux yeux » : critère moral. D’autre part, son style « a paru fort inégal ». Et les éloges de certains journalistes n’ont pas contribué à faire réussir la pièce. Le dernier paragraphe incite clairement l’auteur à faire autre chose que du théâtre...]

Théâtre Français , rue de la Loi.

Pierre le Grand, tragédie en cinq actes.

Le sort cruel réservé aux ouvrages nouveaux qui paraissent sur ce théâtre, justifierait presque les comédiens français du peu d'empressement qu'ils paraissent mettre à les produire sur la scène.

Jamais chûte n'avait peut-être encore porté le caractère de celle que le public a fait subir, deux représentations de suite, à l'auteur de Pierre le Grand. Jamais aussi ne provoqua-t-on plus imprudemment sa sévérité déjà si disposée à s'exercer sans motif, en se nommant d'avance, en accusant avec indiscrétion et légèreté tels ou tels individus, de haine contre ses principes politiques, en les désignant ainsi à la surveillance de l'autorité répressive. M. Carrion de Nisas s'était fait beaucoup d'ennemis directs et indirects et peut-être avait révolté l'opinion même des indifférens. Un chef-d'œuvre du premier mérite aurait à peine réussi â vaincre les préventions défavorables et l'espèce d'animosité que sa levée de bouclier avait fait naître contre lui.

Il était jusqu'ici convenu que lorsque les détracteurs d'un ouvrage étaient parvenus à le faire tomber complètement à la première représentation, les amis et les partisans le relevaient à la seconde avec autant d'éclat que la chute en avait eu d'abord, et qu'ainsi le jugement réel du public impartial ne pouvait se distinguer qu'à la troisième.

Mais pour cette fois , à en juger par la persévérante unanimité des sifflets, il paraîtrait ou que les amis de l'auteur n'ont pu trouver une seule place dans la salle, ou que le cri de leur conscience leur a imposé un silence rigoureux.

A la seconde épreuve, l'auteur a préféré d'en appeler des sifflets aux officiers de police. D'abord un peu déconcertés par une menace imprévue et par quelques voies de fait, les siffleurs ont changé de batterie. Mais bientôt reprenant toute leur énergie, ils ont en quelque sorte mis la police elle-même dans l'impossibilité d'engager le combat, en conciliant par une retraite absolue le respect de l'autorité et l'indépendance de l'opinion.

Dire qu'à travers ce tumulte orageux on puisse asseoir un jugement bien exact et bien sain de la tragédie, ce serait une grande témérité. Cependant on peut conjecturer que la pièce, tranquillement écoutée, n'aurait jamais obtenu de succès bien réel. On a pu voir qu'elle péchait essentiellement par la liaison dramatique, par le vide d'une action froide, par des licences un peu trop fortes contre la vérité historique, comme des anachronismes, par exemple, enfin par une affectation un peu trop marquée à relever le caractère du Czar aux dépens de celui d'Alexis.

M. Carrion de Nisas permettra de lui faire observer qu'un fils méditant l'assassinat de son père, et dont la présence même ne le désarme pas, est un de ces objets révoltans qu'on peut à peine offrir à l'oreille, mais jamais aux yeux ; qu'il ne faudrait pas le mettre en scène fût-il vrai, encore moins l'inventer, et qu'un crime contre lequel les législateurs grecs n'avaient osé faire de loi parce qu'ils le regardaient comme impossible et qu'ils auraient eu honte de le prévoir, ne doit pas s'exposer sur la scène française.

On a remarqué avec beaucoup de justesse que Pierre le Grand envoyant son fils à la mort et disant pour s'en consoler qu'il veut être le père de ses sujets, n'offrait pas à ceux-ci une paternité très-rassurante.

Quant au style, il a paru fort inégal, quelquefois énergique et serré, quelquefois incorrect et diffus : d'ailleurs quelques beaux vers, quelques tirades passablement écrites ne suffisent pas pour assurer le succès d'une pièce.

Enfin pour rendre le désastre de l'ouvrage complet, il ne lui manquait plus que l'injure d'être loué par certains journalistes ; et il l'a essuyée.

Je ne crois pas que M. Carrion soit tenté de poursuivre une lutte de vive force avec le public pour le contraindre à rétracter son arrêt. J'ose croire qu'il s'est déjà repenti d'avoir été la cause, indirecte sans doute, de quelques mesures de rigueur qui tournent toujours au détriment de qui les provoque ; je suis sûr également qu'il serait au désespoir de rappeler le tems où les haines de parti s'attribuaient réciproquement tout ce qui pouvait leur arriver de contrariant, et se désignaient mutuellement à la vengeance du parti vainqueur. Cette manière d'agir, de penser et de s'exprimer, est trop éloignée de nous, trop étrangère sur-tout à la personne de M. Carrion de Nisas et au caractère dont il est revêtu.                    L. C.

Le Nouvel Esprit des journaux français et étrangers, tome dixième, messidor an XII [juin 1804], p. 268-271 :

[La première de Pierre-le-Grand a été très agitée, au point qu’elle n’a pu être achevée, et l’essentiel du compte rendu est consacré à expliquer ce très vif mouvement d’humeur du public (de tout le public, et pas seulement du parterre) dans un théâtre habituellement plus paisible. Bien sûr, faire jouer une pièce, c’est s’exposer à l’humeur du public, et quand le nom de l’auteur est connu d‘avance (ce qui est contraire à l’usage) et qu’il se montre trop sûr de soi, le risque est augmenté. C’est la première cause des déboires de la pièce, l’auteur ayant fait campagne pour sa pièce dans la presse : le public a sifflé d’emblée, avant d’avoir entendu, et le critique plaide pour des sifflets moins rapides, qu’on sache au moins ce qu’on siffle. Deuxième cause des sifflets, la qualité de la pièce, qui « n’est pas une bonne tragédie » : « cet ouvrage est dénué d'action, de situations dramatiques », il se compose de trop de discours, et si certains vers sont beaux, beaucoup d’autres sont « d'un ridicule complet par leur tour forcé ou la nouveauté des expressions ». Le compte rendu évoque enfin rapidement une autre cause possible de la chute de la pièce, une cabale, car si tout le théâtre a sifflé, du parterre aux loges, il ne peut pas ne pas glisser un mot sur les cabales, en précisant que « rien n'est plus méprisable ». Manière de suggérer que les écoliers du parterre n’étaient peut-être pas là par hasard.]

THÉATRE FRANÇAIS.

Pierre-le-Grand, tragédie.

Si le parterre ne portait pas quelquefois jusqu'à la licence le droit de siffler les pièces qu'il trouve mauvaises, on pourrait dire qu'en aucun lieu de la terre la liberté d'opinion n'existe plus entière, plus indépendante de toute espèce de considération, qu'au milieu de cette réunion souvent si tumultueuse. En effet, l'auteur d'un plat ouvrage, fût-il revêtu des plus éminentes dignités, serait sifflé tout comme un autre, parce qu'aucune dignité ne confère le pouvoir de faire trouver bon ce qui ne l'est pas. Lorsqu'on met une œuvre en lumière, on se soumet, par le fait même, au jugement du public, et si ce jugement n'est pas favorable, rien ne vous dispense de le subir. Ainsi quand il se nomme d'avance, quand il fait parade de quelque crédit dont le hasard ou son mérite le font jouir d'ailleurs, quand il semble menacer publiquement de faire châtier ceux qui ne l'applaudiront pas, non-seulement un auteur se charge d'un ridicule ineffaçable, mais encore, loin de détourner le coup qui le menace, il l'assure davantage, et il doit s'attendre que les plus petits défauts de sa pièce donneront lieu à un concert déchirant de murmures et de sifflets. Aura-t-il mérité sa mésaventure ? Oui, jusqu'à un certain point, quand même, sous quelques rapports, son ouvrage serait digne d'estime : il ne devait pas ignorer qu'en général la présomption déplaît, que le public ne la pardonne pas et qu'il est très-mal-adroit d'en montrer à ceux des suffrages desquels dépend notre destinée.

Si M. Carion de Nisas eût fait ces réflexions, sans doute il se fût abstenu d'écrire les lettres qu'il a fait imprimer dans le Journal de Paris, avant la représentation de sa tragédie de Pierre le-Grand.

S'il n'eût blessé aucun amour-propre, excité l'effervescence d'aucune jeune imagination, provoqué aucune vengeance, la chûte complette de cette tragédie n'eût peut-être pas eu lieu. Montmorency, son coup d'essai, n'était pas un titre assez imposant pour faire excuser le ton tranchant de l'auteur.

Il faut dire aussi que le parterre a outré la vengeance ; il a sifflé dès le commencement, et souvent sans écouter. Il serait bien temps qu'il consentît enfin à n'improuver que ce qu'il a entendu : celui d'autrefois ne faisait pas grace d'un vers à l'auteur, d'un contre-sens à l'acteur ; mais c'est parce qu'il avait bien entendu ce vers et bien senti ce contre-sens, qu'il les condamnait, et encore le faisait-il modérément : il suffisait quelquefois d'un froid silence à un endroit saillant, pour avertir l'auteur ou l'acteur qu'il s'était trompé.

Le fait est que la tragédie de Pierre-le-Grand n'est pas une bonne tragédie. Vous y voyez le prince Alexis conspirer contre son père, recevoir sa grace et conspirer encore. Comme la fin n'a pas été entendue, parce que l'on a baissé le rideau avant le dénouement, nous ignorons si cet incorrigible fils est puni : on peut le présumer.

En général, cet ouvrage est dénué d'action, de situations dramatiques ; c'est un composé d'éternels discours, et le Pierre-le-Grand de M. Carion de Nisas n'a aucune ressemblance avec celui de l'histoire. Comme dans Montmorency, parmi de beaux vers on en trouve beaucoup d'un ridicule complet par leur tour forcé ou la nouveauté des expressions. On pense bien que le parterre qui avait à se plaindre de l'auteur, n'en a pas laissé échapper un seul, et que ces vers étranges ont particulièrement causé le charivari, lequel eût dû être moins bruyant aux 4e. et 5e. actes, qui renferment de grandes beautés, et où Talma a été superbe.

Nous devons dire que parmi les siffleurs nous avons distingué autant d'hommes faits que d'écoliers, et que toutes les loges ont été les complices du parterre pour siffler ; mais nous devons ajouter que rien n'est plus méprisable que les cabales, qui tuent toujours le talent.

L'Ambigu, ou variétés littéraires et politiques, Volume 6 (Londres, 1804), n° XLVI (10 Juillet 1804), p. 18-25 :

[La lecture de la tragédie, dont Carrion de Nisas, l’auteur, attendait beaucoup, donne l’occasion d’une critique pointilleuse et sévère, qui n’a pas dû faire très plaisir à l’auteur...]

PIERRE-LE-GRAND, Tragédie en cinq Actes, par M. Carrion-Nisas.

La lecture de Pierre-le-Grand a changé très-peu de chose à l’idée qu’en avait donné la représentation ; elle a seulement laissé voir quelques beautés de détails, et aussi quelques, défauts que le tumulte avait dérobés. L’auteur a fait de l’évêque Gléboff un misérable bien plus odieux que Mathan ; un scélérat plus vil que Narcisse. Ce pontife conspire d’abord contre son maître, le croyant déterminé à supprimer, comme trop dangereuse, la . dignité de patriarche à laquelle aspire son ambition. Mais le Czar la lui confere, en déclarant que c’est une exception qui n’aura lieu que pour lui. Peu après il le charge d’assembler un concile, pour juger le Prince Alexis. Le cafard, se voyant patriarche, est ébranlé. Il se demande, en sortant : que feras-tu, Gléboff ? Quand il reparaît, il a pris son parti. Satisfait de son élévation. il annonce qu’il devient à ce prix l’appui du diadème. Mais la premiere femme du Czar, Eudoxie, pouvait révéler le secret de sa conspiration ; il la fait expédier par un assassin, dont il se débarrasse aussi, pour que son secret ne transpire pas, et dresse contre Alexis, son complice, un arrêt tel que Pierre l’attend, c’est à dire un arrêt de mort, parce que son salut, à lui, veut la perte ou du pere ou du fils, et qu’il importe peu lequel régnera,

Pourvu que des autels l’éclat soit rehaussé.

Il apprend que sa fourbe est découverte ; qu’Ivan a tout révélé à l’instant de sa mort. Alors il change de plan. Il fait croire à Alexis que c’est le Czar qui a tué Eudoxie, et engage Pierre à se transporter au concile, où il se propose de l’assassiner. Pierre s’approche du lieu de la séance, après avoir dispersé sa garde et presque seul, dans un moment où une conjuration vient d’éclater, et où l’on combat encore, Alexis, s’adressant à l’ombre de sa mere :

Je vais venger ta mort par un coup plus affreux.

et de peur que son pere n’échappe à ce coup effectivement très-affreux, il dit aux peres du concile :

                                     Si cette main s’égare,
Revenez sur mon corps immoler le barbare.

et à Gléboff : Levez les mains au ciel, cher Gléboff. Alexis ne balance pas un moment, n’a pas un remords, et traite d’odieux esclave Menzikoff, dont l'audace l’arrête. Après qu’Alexis a refusé sa grâce, à laquelle on ne mettait d'autre condition qu’un serment de fidélité, il est entraîné au supplice, dont son pere a signé l’arrêt en sa présence, et il prononce en sortant cette effroyable imprécation :

Tyran, si mon supplice est prêt avant le tien
Assouvis ta fureur : ton sang suivra le mien 
Oui, je rejoins ma. mere, et tous deux à Dieu même
Nous demandons pour toi la mort et l’anathème.

Le Czar lui avait cependant appris que ce n’était pas lui, mais le détestable Gléboff qui avait fait périr sa mere. Il est vrai qu’elle avait encore à se plaindre de sa répudiation, mais était-ce assez pour appeler sur la tête du monarque, la mort et l'anathème ?

Il paraît que l’auteur a le projet de faire continuer les représentations de sa piece. Nous doutons qu'on puisse tolérer la cafarderie du patriarche, et la démence parricide d’Alexis, qui veut tuer son pere pour le punir d’avoir introduit des arts utiles dans ses états. Il fallait tâcher d'intéresser pour le pere sans faire du fils un fou atroce.

Il est heureux pour l’auteur qu’on n’ait pas remarqué Catherine se cachant derriere le fauteuil du Czar : qu’on n’ait pas entendu le Prince disant :

                  Vous m'abandonnez tous !
Toi-méme Catherine. . . . . . . . . . . .

et Catherine répondant (en se montrant) :

                    Elle est auprès de vous.

Nous croyons que ce trait de comédie eût excité la gaîté du parterre ; ce qui est plus fâcheux que les sifflets.

L'auteur a réclamé,justement contre les, citations inexactes de trois ou quatre vers de sa tragédie ; mais l'impression a donné la triste certitude qu’on n’avait pas eu tort de trouver dans le style de cette piece, en général, beaucoup d’inégalités,-peu de correction, et rarement le ton de la tragédie. Nous en citerons plusieurs preuves, etÎ nous les prendrons quelquefois dans des vers qu’on appelle à prétention.

Remplace un maître injuste; et viens prendre ton rang,
S’il est mort sur sa tombe, et s’il vit dans son sang.

C'est tout au plus si cela est intelligible. Prendre un rang dans le sang est, certes, une phrase bien étrange.

A leurs mains, à leurs yeux je me suis échappé.

Je me suis échappé à leurs mains est une inadvertance grammaticale. On dit: J’ai échappé à leurs mains, ou je me suis échappé de leurs mains.

Fonder un regne est encore une expression inexacte, ambitieuse. On fonde un royaume, non pas un regne.

                             Que j’aime, cher Lefort,
Pour un Prince si grand ce fidele transport :

Fidele est une épithéte qui affaiblit le substantif qu’elle accompagne. Ailleurs on trouve encore un dévouement fidele. Dans un autre endroit, sa froide pensée.

A quel excès honteux ne s’est pas emporté
Des murmures, des cris le délire effronté !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Là, la.ruse du Czar.demande avec ardeur
Tout haut l’heureux succès, et tout bas le malheur.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
De leurs hideux exploits le cours impétueux.

Les cris et les murmures du parterre avaient justement réprouvé ces vers peu harmonieux, et remplis de termes impropres :

Demain son Czar lui rend toute sa liberté,

est bien. dur. Il y en a un très-grand nombre de ce genre. . Un plus grand nombre encore de faibles et de trop prosaiques.

                                        Je tiens de Lefort
Qu’aujourd'hui, dans ces murs, va paraître mon pere.

Je tiens de Lefort est d'un style de gazette. Voici qui est bien pire.

Loi trop digne en effet du code des Tartares ;
L’horreur des étrangers est le sceau des barbares.

Cela est absolument inintelligible pour nous.

Dans ces âpres climats qui fixa mon séjour ?
Est-ce le vain éclat dont le Czar me decore?

Qui, en ce sens, ne.peut se dire que des personnes et non des choses. Qui, au lieu de quelle chose, de quoi, de qu’est-ce qui, est une mauvaise locution de:quelques provinces, où l’on dit de qui; lorsqu’on veut dire de quoi vous plaignez-vous ?

                                   Et ce cri d’âge en âge
De nos tristes enfants deviendra l’héritage.

Le cri du peuple qui devient un héritage, forme une image incohérente. Phedre dit, en parlant de son nom, de la réputation qu’elle laissera :

Pour mes tristes enfants, quel affreux héritage !

On dirait très-bien aussi, la haine du peuple deviendra leur héritage ; mais ce mot ne peut s’allier avec celui de cri.

Quelquefois l’auteur peche, non-seulement par le style, mais par un défaut de justesse, de convenance, par l’exagération des idées ; comme lorsqu’il dit deux fois de suite du Czar : Il est mort ou vainqueur. On sait que Pierre survécut à plusieurs de ses défaites, et que l’héroïsme ne consiste pas à se tuer quand on éprouve un revers.

Je n’aime pas que Ménzikoff recommande au fils du Czar, comme à un petit garçon, plus de docilité, de soins, de complaisance envers son pere. Ce qui me semble bien déplacé, c’est la rodomontade de Lefort. Alexis allait lui adresser la parole, et n’avait encore pu prononcer que ces deux mots : Pour vous. . . . . lorsque Lefort l’interrompt mal. honnêtement :

Prince, arrêtez, vous n’êtes point mon maître.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je pourrai quelque jour périr votre victime ;
A vivre sous vos lois rien ne peut m’obliger.
Estimez ma franchise.

Ce langage est d’un matamore. Lefort a coupé la parole au fils de son maître pour le braver avant de savoir ce qu’il allait lui dire. Il ne semble pas convenable non plus qu’un homme, quel qu’il soit, avertisse et ordonne en quelque sorte de l'estimer.

C’était aussi un défaut de convenance de la part de Menzikoff, en parlant au Czar, après lui avoir dit qu’il lui devait tout, de mettre la chose en doute, en ajoutant :

Si Menzikoff peut-être est. votre heureux ouvrage.

Pierre, à son tour, parle en capitan, lorsqu’il prétend que sa flotte est

              Des vents et des ondes maîtresse.

On n’a jamais connu de telle flotte.

On pourrait citer plus d’un exemple de cette enflure :

PIERRE (à son épouse).

Le trône à vos vertus est un prix mérité.

CATHERINE. '

C’est trop, seigneur. . . .

PIERRE.

                                Sortez de cette erreur profonde ;
Le ciel vous fit pour moi, comme pour moi le monde.

Voilà encore une interruption avant que l’interlocuteur ait pu faire connaître sa pensée. Il est clair que l’erreur profonde de Catherine, qui n’a pu s’expliquer, est là pour la rime, et que ce n’est pas à Pierre qu’il peut convenir de dire qu’il est fait pour le monde.

Catherine aussi interrompt le patriarche, sans lui donner le temps de s’expliquer, et répond à ce qu’il n’a pas dit, ni peut-être pensé ; elle lui promet son estime, s’il veut faire ses efforts pour sauver Alexis :

GLÉBOFF.

Ce langage, madame. . . .

CATHERINE.

                             En seriez-vous surpris?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Si de tels sentimens vous pouvaient étonner,
C'est à vous de rougir, à. moi de m’indigner.

La grammaire. exigerait peuvent, au lieu de pouvaient. Gléboff, après cette belle tirade, répond qu'il ne s'étonne point de ce langage, qu’il l'admire : c’est ce que Catherirœ aurait su, si elle avait voulu le laisser finir sa phrase; Ces interruptions, dont le but est de fournir à un interlocuteur le prétexte de débiter quelque couplet brillant, sont un défaut d’art trop visible, et trop commun dans beaucoup de drames modernes.

Il s’en faut beaucoup que nous ayons cité tout ce qui nous a paru reprehensible dans cette piece : même dans ce qu'elle a de mieux écrit, il se trouve des incorrections qui supposent, ou que l'auteur n’a pas consulté quelques amis, ou qu'il n’en a pas trouvé de sinceres. Je donnerai pour exemple une des tirades les plus vigoureuses du drame : il parle du Russe :

Toujours prêt à porter sa brutale insolence
De l’extrême esclavage à l’extrême licence,
On le verrait en foule, à [d']indignes hasards,
Du premier imposteur suivre les étendards,
Encenser ce qu'il hait, briser ce qu’il adore,
Détester ses fureurs, s'y replonger encore,
Et menacer toujours, si ce bras irrité
N'eût mis un frein terrible à leur férocité.

Quoiqu’on substitue très-bien le singulier au pluriel, je ne sais si le Russe qui court en foule n'a pas quelque chose. de trop discordant. Je.doute que suivre des étendards à des hasards soit soit une expression éléga,te, ou même correcte. Se replonger dans des fureurs n'est peut-être pas plus exact. Leur férocité est une distraction ; il fallait sa férocité. Bras secourable eût mieux rendu la pensée de l'auteur, que bras irrité. Du reste, le dernier vers est beau ; celui-ci l'est encore davantage :

J’eusse été plus cruel, étant moins rigoureux.

Dans la même scene (la 5e du 3e acte), il se trouve des morceaux entiers qui n’ont point de taches, et qui ont de la verve :

Mon siecle en vain s’oppose à sa félicité ;
J'en appelle sans crainte à la postérité ;
Elle est l’espoir d’un roi dont la gloire est l’idole,
Au sein des durs travaux cet espoir le console ;
Et loin dans l’avenir, au vulgaire caché,
Lui montre le seul bien dont son cœur soit touché,
Le seul qu’il obtiendra. . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On le menace au trône, on l’invoque au tombeau,
C’est pour toi que des arts s’allume le flambeau.
Suis cet astre propice, et marche à. sa lumière.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Change avec l’univers, qui change autour de toi.

Beaucoup d’autres vers, que nous pourrions rapporter encore, prouvent que l’auteur a quelquefois de l’élévation dans les pensées, de l’énergie et de la noblesse dans l’expression ; mais son style manque trop souvent d’harmonie, de correction et d’élégance. Les deux premiers actes de sa piece sont trop vides ; il y a de l’intérêt dans le 3e et le 4e : dans le dernier, beaucoup de mouvement, de fracas, des invraisemblances, et une froide atrocité. Sans de grands changements, nous ne pensons pas qu’elle puisse réussir devant un tribunal impartial et attentif. Au reste, une bonne tragédie est une œuvre si prodigieusement difficile, que celui même qui ne réussit qu’à faire quelques bonnes scenes, a droit encore à l’estime : il serait donc injuste d’en refuser à l'auteur de Pierre le Grand. Et toutefois, si cette production est; comme il le dit, le nec plus ultrà de ses forces, nous craignons qu’il n’obtienne jamais que de médiocres succès dans la carriere dramatique.

D’après la base La Grange de la Comédie Française, la pièce de Carrion, marquis de Nisas, fut créée le 19 mai 1804 et a connu 2 représentations.

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