Le Susceptible

Le Susceptible, comédie en un acte et en prose, de Picard ; 5 nivose an 13 [26 décembre 1804].

Théâtre de l'Impératrice.

Titre :

Susceptible (le)

Genre

comédie

Nombre d'actes :

1

Vers / prose

prose

Musique :

non

Date de création :

5 nivôse an 13 [26 décembre 1804]

Théâtre :

Théâtre de l’Impératrice

Auteur(s) des paroles :

L. B. Picard

Almanach des Muses 1806.

Le susceptible consent à unir sa fille avec un jeune homme qu'elle aime ; mais le père de celui-ci, homme brusque et rond, exerce à chaque instant l'humeur ombrageuse du susceptible. Ils sont près de se brouiller ; cependant les amans se conduisent avec tant d'adresse et de ménagemens, qu'ils parviennent à maintenir entre eux la bonne intelligence, et à les faire consentir à leur bonheur.

Peu d'intérêt, peu de comique ; mais un dialogue piquant et rapide. Demi-succès.

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Xhrouet et chez Mme. Masson, an xiii (1805):

Le Susceptible, comédie en un acte, en prose, par L. B. Picard; Représentée, pour la première fois, sur le Théâtre de S. M. l’Impératrice, rue de Louvois, le 5 nivôse an 13.

Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre.

La Fontaine.

La pièce est précédée, dans le Théâtre de L. B. Picard, tome quatrième (Paris, 1812), p. 407-411, d’une préface de l’auteur, où il s’agit de justifier les choix faits par lui dans une pièce qui n’a pas connu le succès :

Je crois que le caractère est vrai, bien développé, bien entouré. Un homme brusque, franc, et presque grossier ; un autre, ne doutant de rien, toujours sûr de réussir, toujours content de lui-même et des autres ; sa femme assez intrigante, sans gêne, et gênant tout le monde ; un valet louche ; voilà, je crois, de quoi bien faire ressortir toutes les nuances de la susceptibilité. Si vous montrez ensuite le susceptible se tourmentant lui-même, et tourmentant son ami, sa fille et son gendre futur, il me semble que vous aurez indiqué tous les dangers d'un pareil caractère. C'est, ce que j'ai fait, et cependant la pièce n'eut qu'un très-médiocre succès. C'est que ce caractère, en même temps qu'il est vrai, est plus souvent triste que comique. On peut rire dans la société de quelques traits de susceptibilité. Rassemblez-les sur un même homme, mettez cet homme au théâtre, et on sera plutôt tenté de le plaindre que d'en rire. Le susceptible, comme le musard, peut être un homme de mérite, un honnête homme, un bon homme. Je vais plus loin. Souvent il n'est susceptible que par suite d'une excessive sensibilité. On s'amuse de la faiblesse du musard, on s'afflige de celle du susceptible. Il est malheureux, et il rend malheureux tous ceux qui lui sont attachés. C'est ce que je sentis en composant la pièce. Cependant comme il y a, je crois, de la vérité et quelques jolies scènes, peut-être mon Susceptible réussira-t-il plus à la lecture qu'à la représentation.

On m'a souvent reproché, comme je l'ai déjà dit, de ne mettre en scène que des bourgeois. Ici surtout le professeur du lycée d'Amiens et son ami le médecin indignèrent vivement je ne sais quel journaliste. Pourquoi fait-on ce reproche à Dancourt comme à moi, et ne le fait-on jamais à Molière dont presque tous les personnages ont des mœurs très-bourgeoises. C'est, je crois, parce que Molière n'indique que fort rarement la qualité, la profession de ses principaux personnages, tandis que dans les pièces de Dancourt et dans les miennes on voit toujours des financiers, des hommes de robe ou des marchands. Par-là nous rapetissons nos tableaux ; Molière agrandit les siens. Arnolphe, Orgon, Chrysale et tant d'autres sont représentés comme des chefs de famille, comme des maîtres de maison. Quelle profession ont-ils exercée ? en ont-ils jamais exercé une ? on n'en sait rien, et leurs mœurs et leurs ridicules peuvent s'appliquer à toutes les classes de la société. Il faut dire pourtant qu'aujourd'hui nous voyons bien moins que du temps de Molière de ces bourgeois aisés, sans état, et vivant de leur bien. Tout le monde s'occupe ou veut avoir l'air de s'occuper. On court à la fortune, chacun veut être plus riche que ne le fut son père, et puis on veut être quelque chose. Il y avait bien de l'ambition dans toutes les têtes du temps de Molière ; mais elle était bornée pour chacun par son rang dans la société. Le grand seigneur tendait à devenir ministre ou maréchal de France. Le bourgeois visait à devenir marguillier de sa paroisse, syndic de sa communauté, échevin ou quartinier,

La scène qui fait le dénoûment du Susceptible me paraît une bonne scène. C'est, je crois, une heureuse idée de présenter un homme susceptible et un homme bourru, finissant par s'entendre, grâce à leurs enfants. La fille du susceptible veille à ce que son père ne s'offense pas des discours du bourru, et le fils de celui-ci veille à ce que son père ne choque pas trop vivement le père de sa maîtresse.

On m'a reproché le caractère et les scènes de Bourval, comme rappelant le caractère et les scènes de Lisimon avec le comte de Tufière dans le Glorieux. La critique est juste ; mais avouons que dans une comédie intitulée le Susceptible, l'idée de donner pour opposition au principal caractère un homme brusque et franc jusqu'à l'impolitesse était naturelle et nécessaire. Ceci me conduit à parler des rôles d'opposition. J'ai lu quelque part que Molière, poussé par le génie comique, n'avait pas pensé à présenter des oppositions à son caractère principal, que ces oppositions lui étaient venues pour ainsi dire de force. Soit  : mais ce que notre grand auteur, objet de désespoir et d'admiration pour tous ceux qui feront des comédies, a dû à la seule inspiration de son génie; les autres peuvent chercher à l'acquérir par le travail et la réflexion. Je l'ai déjà dit, et tout notre théâtre le prouve, pour bien développer un caractère, il faut le mettre en opposition perpétuelle avec tout ce qui l'entoure, avec sa situation, avec les événements, avec ses passions, et parmi ces oppositions, celle qui résulte du contraste des caractères me paraît une des meilleures. Si le caractère principal est bien choisi, il est à présumer que le caractère d'opposition viendra naturellement se présenter. Si cependant il ne se présente pas, il n'est pas défendu de le chercher. Il faut que ce caractère ne soit ni forcé, ni invraisemblable, ni mal amené. Dans le Glorieux, le rôle de Lisimon vient à merveille. Il est tout naturel qu'un homme de qualité, pauvre et glorieux, recherche l'alliance d'un financier, et que ce financier recherche l'alliance de l'homme de qualité. Celui de Philinte ne me paraît ni aussi bien amené, ni aussi bien fait. Je trouve de l'exagération dans sa modestie et dans sa timidité, et c'est un singulier hasard que le Glorieux se trouve avoir précisément pour rival un homme d'un caractère diamétralement opposé au sien. Quand le caractère d'opposition ne vient pas naturellement et par la seule force de l'intrigue faire contraste avec le principal caractère, comme le fils dans l'Avare, comme Clitandre et Henriette dans les Femmes Savantes, je crois qu'il faut l'appliquer à un père, à un oncle, à un personnage exerçant une autorité, ou un droit d'amitié sur un ou plusieurs des personnages principaux. Tels sont les frères de Molière dans beaucoup de ses comédies, et Baliveau dans la Métromanie. Souvent alors le caractère d'opposition se confond avec celui de l'homme raisonnable, qu'en style de théâtre on appelle le raisonneur ; mais souvent aussi ces deux caractères se divisent en plusieurs personnages. Je crois que lorsque le caractère principal est odieux, il est bon de donner au même personnage le caractère d'opposition et celui de l'homme raisonnable, comme a fait Molière dans le rôle de Cléante du Tartufe. On peut les diviser, quand le caractère principal n'exclut ni l'honneur ni la bonté. Dans les Femmes Savantes Clitandre et Henriette sont des caractères d'opposition. Ariste est l'homme raisonnable.

Ces règles, si toutefois ce que je viens d'écrire mérite d'être nommé ainsi, n'étaient point connues des premiers maîtres de l'art ; ils ne se les sont point prescrites ; mais leur génie les leur a fait deviner. C'est d'après leurs ouvrages que leurs successeurs ont réduit l'art en principes et en ont donné les préceptes. C'est à nous à profiter des inventions des premiers artistes, et des préceptes donnés par leurs successeurs. Le premier peintre n'avait pas appris à dessiner.

Courrier des spectacles, n° 2864 du 6 nivôse an 13 [27 décembre 1804], p. 2 :

[Le critique a vu un « grand succès » (d’autres critiques seront plus sévères) pour une pièce dont le fonds est plutot faible, et qui semble valoir surtout par la faconde de son auteur, et aussi interprète.]

Le Susceptible, qu’on a joué hier au théâtre de l’Impératrice, a eu un grand succès. La pièce est de M. Picard, qui a été demandé et s’est rendu aux invitations du public. Le fonds de l’ouvrage est néanmoins un peu foible, et le sujet n’étoit pas susceptible d’un grand intérêt ; mais il y a de la vivacité dans le dialogue, des traits d'esprit, et de ces saillies heureuses qui distinguent les productions de l’auteur. M. Picard a d’ailleurs animé cette représentation par la gaîté de son jeu, et M. Vigny avoit pris parfaitement l’esprit et le caractère de son rôle.

Courrier des spectacles, n° 2864 du 6 nivôse an 13 [27 décembre 1804], p. 2 :

[Le critique a vu un « grand succès » (d’autres critiques seront plus sévères) pour une pièce dont le fonds est plutôt faible, et qui semble valoir surtout par la faconde de son auteur, et aussi interprète.]

Le Susceptible, qu’on a joué hier au théâtre de l’Impératrice, a eu un grand succès. La pièce est de M. Picard, qui a été demandé et s’est rendu aux invitations du public. Le fonds de l’ouvrage est néanmoins un peu foible, et le sujet n’étoit pas susceptible d’un grand intérêt ; mais il y a de la vivacité dans le dialogue, des traits d'esprit, et de ces saillies heureuses qui distinguent les productions de l’auteur. M. Picard a d’ailleurs animé cette représentation par la gaîté de son jeu, et M. Vigny avoit pris parfaitement l’esprit et le caractère de son rôle.

Courrier des spectacles, n° 2866 du 8 nivôse an 13 [29 décembre 1804], p. 2-3 :

[Après le bref article du 6 nivôse, un long article, qu’on peut lire, si on est soupçonneux comme une justification d’un jugement un peu hâtif. Il ne s’agit pas de dire que la pièce de Picard est sans défaut, ou sans intérêt, il s’agit dans un premier temps d’expliquer comment un auteur aussi réputé a pu commettre une aussi petite chose. Dans un premier temps, et i y est consacré, il s’agit de minorer l’erreur de l’auteur d’avoir choisi un tel sujet, la susceptibilité. L’erreur c’est d’avoir choisi un caractère trop peu important pour faire une pièce : on est dans la miniature, dans l’observation au microscope. Mais la faute aussi aux grands prédécesseurs, qui ont mis en scène tous les grands caractères, qui « ont fait moisson complète dans le cœur humain, et n’ont laissé que quelques épis à leurs successeurs ». Le critique fait sa démonstration en parlant de pièces ayant médiocrement réussi, parce qu’elles montrent des travers trop peu marquants, des petitesses d'esprit, qui suscitent plus la pitié que le rire. Pour réussir une pièce avec « ces petits moyens », il faudrait produire une intrigue plus forte, en mettant en scène un homme important, grand ou homme d'État, dont la suscpetibilité permettrait d’obtenir des effets dramatiques. Mais avec des bourgeois ! Un professeur de province « qui veut marier sa fille à un marchand de drap » ! Le critique s’affirme incapable de « prendre un grand plaisir à ces choses-là ». Il arrive enfin à l’analyse de la pièce, deuxième partie de son article. Il montre une intrigue réduite aux petites susceptibilités d’un professeur d‘Amiens que tout ce qui lui arrive irrite au plus haut point : tout ce qui lui arrive est une attaque contre lui par des gens malveillants. Il voit des ennemis chez tous ceux qui l’entourent, ne fait confiance à personne. Mais la fin de la pièce dénoue tout : il souhaitait un poste à Paris, il l’obtient contre celui qu’il voyait comme un rival et marie sa fille comme il l’avait souhaité. Conclusion de cette analyse : « Ce jeu de petites passions, de tracasseries mesquines, n’étoit pas susceptible de produire un grand intérêt », et l’auteur a bien vu qu’il fallait se limiter à un acte et profiter de son aptitude à écrire un dialogue « vit et animé » et à construire des personnages aux caractères en fort contraste. Mais, et c’est le troisième temps de l’article, le critique suggère comment l’auteur aurait pu obtenir un succès plus fort que celui qu’il a obtenu (car il persiste à insister sur le succès que la pièce a connu). Il fallait prendre comme personnage un de ceux qui dans la société « ont le plus d'amour-propre », un de ceux « dont la susceptibilité semble le caractère privilégié et distinctif », à savoir « les hommes-de-lettres et les artistes, tous gens incapables de supporter la moindre réserve sur leur talent. Le critique prend l’exemple d’un auteur de tragédie, incapable de supporter qu’on ne le compare pas aux plu grands. Une citation légèrement arrangée de la satire 9 de Boileau met sur le même plan susceptibilité littéraire et hostilité envers le souverain. Et la conclusion est bien simple : au lieu d’un professeur de province, il fallait que Picard choisisse le héros de sa pièce « dans cette classe d’hommes ». Sa pièce n’est pas une de ses meilleures pièces, mais elle n’est pas indigue : comme une esquisse de quelqu’un qui a su faire d ebons dessins.]

Théâtre de l’Impératrice.

Le Susceptible ; deuxième représentation.

Toutes les passions, tous les defauts ne sont pas également susceptibles d’être mis sur la scène, il faut qu’ils soient féconds en effets comiques ou en situations intéressantes. Un homme qui se choque de tout, qu'un mot effarouche, que 1’omission d’un égard, d’une politesse met aux champs, qui croit perpétuellement que tout ce qui l'entoure, parens amis, valets, étrangers sont prêts à le railler ou le désobliger ; ce personnage offre au poëte quelques traits à saisir, mais c’est un caractère très-subordonné dont les teintes sont foibles et de peu d’effet.

Nos poëtes veulent pénétrer trop avant dans le cœur humain ; ils s’arment du microscope pour y découvrir les plus foibles mouvemens, interroger les libres les plus imperceptibles. Quels résultats esperent-ils de leurs efforts ? Ces miniatures fixeront à peine l’attention du spectateur : il faut dans un salon d’exposition des tableaux qui frappent les yeux de tout le monde, et qu’on puisse voir à une certaine distance. On se lasse d’avoir toujours la loupe à la main pour considérer les objets dont on est entouré. Nos grands poëtes ont profité de leur droit d’ainesse ; ils ont fait moisson complette dans le cœur humain, et n’ont laissé que quelques épis à leurs successeurs.

Pourquoi des pièces telles que M. Tatillon, M. Girouette, les Questionneurs, n’ont-elles qu’un succès médiocre ? c’est qu’elles ne présentent qu’un intérêt médiocre ; que les travers dont on se mocquc sont de fort peu d’importance pour la société ; qu’ils tiennent à la petitesse d’esprit, et que la petitesse d’esprit est plutôt pitoyable que comique.

Quand on est réduit à ces petits moyens, il faut chercher des ressources dans le secret de l’art. Il faut fortifier la fable, afin -que le spectateur trouve du côté de l’intrigue ce qui manque du côté du caractère. Il faut faire l’application de ces petits défauts à quelques circonstances importantes, car alors leurs résultats acquièrent plus de force et de couleur. Qu’un grand, un homme d’état soit susceptible, que cette foiblessc d’esprit s’applique à des objets qui présentent par eux-mêmes de l’intérêt, alors il sera possible de tirer quelques effets dramatiques de la susceptibilité. Mais vous choisissez vos personnages dans une classe bourgeoise, vous me parlez d’intérêt de collège, vous me montrez un maître ès-arts du collège d’Amiens ; qui veut marier sa fille à un marchand de drap ; je ne puis, je vous avoue, prendre un grand plaisir à ces choses-là : pour entendre ceci, il faut donner une idée du Susceptible, de M. Picard.

Un M. Dubuisson, professeur d’Amiens, se rend à Paris avec une double intention, la première de marier sa fille avec le jeune Courval, fils d’un honnête marchand de drap ; la seconde d’obtenir une place de professeur dans un des Lycées de la capitale. Il descend chez un médecin de ses amis nommé Urbain, et lui recommande ses intérêts ; mais à peine est il arrivé qu’un Normand et sa femme, gens fort peu connus du médecin, viennent sans façon s’établir chez lui, et usent de sa maison comme si elle leur appartenoit. Urbain, qui croit pouvoir parler à Dubuisson avec liberté et franchise, s'explique nettement sur l’indiscrétion de ses nouveaux hôtes Dubuisson croit que son ami veut lui donner indirectement une leçon, et se dispose à quitter le logement que son ami lui a offert de si bon cœur, pour le laisser à des importuns. Il se formalise ensuite de ce qu’il n’a pas reçu par écrit des invitations sur lesquelles il comptoit. Il se fâche de ce que M. Courval n’est point venu en habit paré lui présenter ses hommages et lui demander en cérémonie la main de sa fille. Il se tourmente à l’aspect d’un valet qui a les yeux louches, parce qu’il croit qu’on le regarde de travers, il se choque de l’impolitesse et du ton brusque de Courval qui, à la première entrevue, lui dit, sans penser à l’offenser, qu'il est assez riche pour ne pas regarder de si près à la dot de sa bru ; il prend pour une insulte cette franchise agreste, et se dispose à rompre le mariage.

Ses soupçons, ses inquiétudes s’accroissent bien davantage, quand il apprend que les deux aventuriers qui sont venus loger citez Urbain sollicitent pour eux-mêmes la place qu’il demande, et que son ami les accompagne pour appuyer leurs démarches. Que de sujets de chagrin ! que de motifs pour exciter sa susceptibilité ! Heureusement Urbain, fidèle à l’amitié, n’a parlé que pour Dubuisson. Le compétiteur a été écarté ; les intrigans partent ; M. Courval consent au mariage de sou fils avec Mlle. Dubuisson, et tout le monde finit par être satisfait.

Ce jeu de petites passions, de tracasseries mesquines, n’étoit pas susceptible de produire un grand intérêt, et l’auteur, en homme habile, a senti qu’il ne falloit pas les prolonger. La pièce est renfermée dans un acte, et comme le dialogue est vif et animé, qu’il étincelle souvent de saillies, que le caractère de Courrai contraste bien avec celui de Dubuisson, cette petite pièce a eu du succès, mais il me semble qu’elle pouvoit en avoir davantage. Il y a dans la société quelques hommes dont la susceptibilité semble le caractère privilégié et distinctif ; ce sont ceux qui ont le plus d’amour-propre, tels que les hommes-de-lettres et les artistes. Un poëte, un peintre, un chanteur se croient les premiers hommes de l’univers ; ils ne trouvent jamais assez d’encens dans l’Arabie ni de palmes dans l’Idumée pour célébrer leurs talens. La moindre contrariété les irrite, la moindre censure excite dans leur cerveau des transports singuliers ; ils observent tout ce qui les entoure, ils voyeut partout des conspirations contre leur génie ; ils ont fait une tragédie, et l’on n’a point dit qu’elle égaloi celles de Corneille, de Racine et de Voltaire ; on en a critiqué le plan, les personnages, les incidens, le style ; alors tout est renversé dans l’univers poétique ; le censeur n’est plus qu’un méchant, un traître, un ennemi même de l’état :

Qui n’aime point Cotin n'estime point son roi,
Et n’a, suivant Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.

C’étoit peut-être dans cette classe d hommes plutôt que dans l’école secondaire d’Amiens, que l’auteur du Susceptible devoit chercher son modèle ; néanmoins ce petit ouvrage n’est point sans mérite ; il ne tiendra pas le premier rang parmi les compositions de M. Picard, mais il pourra s’y montrer sans désavantage, comme une simple esquisse se trouve parmi de bons dessins.

Mercure de France, littéraire et politique, tome dix-neuvième, n° CLXXXII, du 8 Nivôse an 13, (Samedi 29 Décembre 1804), p. 86-90 :

[Avant de parler vraiment de la pièce, le critique s’interroge sur la pertinence du sujet : c’est bien un caractère réel, moins prononcé que les grands caractères de la comédie, mais qu’un auteur talentueux peut exploiter pour produire une pièce comique. Picard n’y est parvenu (les applaudissements que sa pièce a recueillis sont attribués à des « gagistes ») parce que « sa fable est mal conduite, l'intrigue faible et traînante ». Pour le critique, Picard a commis l’erreur de choisir pour susceptible un un homme instruit, un professeur de lycée, alors que « les esprits susceptibles sont communément bornés ». Il nous donne ensuite le résumé de l’intrigue, pour lui insuffisante : il aurait fallu placer son personnage « dans un plus grand embarras ». On ne croit pas que le mariage de sa fille soit compromis par son caractère. Confronté au père de son futur gendre, il paraît plus ridicule que dangereux pour les desseins de sa fille. C’est pour le critique la source de l’ennui que produit la pièce. Il cite une série des traits comiques de la pièce, avant de conclure que « les détails de cette pièce sont dignes de l'auteur, mais n'ont pas l'ensemble » : il suffirait de refaire la pièce... Les interprètes sont jugés bons dans l’ensemble.]

Théâtre de l'Impératrice. (Rue de Louvois.)

Le Susceptible, comédie en un acte et en prose, de Picard.

Le caractère de l'homme susceptible n'a pas sans doute des traits aussi prononcés, aussi frappans que celui de l'Avare, ou de l'Hypocrite, du Glorieux, ou du Flatteur, etc. Ce n'en est pas moins un caractère très-réel, très-commun, très-fâcheux ; un défaut qui, poussé à un certain degré, fait le malheur de celui qui en est atteint et de tout ce qui l'environne. Le drame qui le combat a donc un but moral, et même plus moral qu'un grand nombre de ceux de Molière. Le Susceptible est une personne facile à blesser, et qui s'offense mal à propos. Il me semble que ce défaut peut, comme un autre, faire le fond d'une comédie non-seulement morale, mais amusante. Il n'en est pas qui ne puisse, lorsqu'il est peint d'une manière pittoresque, produire de l'effet au théâtre. Presque tous les sujets sont bons quand c'est le talent qui les met en œuvre. C'est un architecte qui bâtit pour ainsi dire sans fondemens et sans matériaux, ou qui sait les créer. Si le Lutrin était à faire, s'imaginerait-on qu'une querelle frivole pour un pupitre pût devenir le cadre d'un chef-d'œuvre ? Avant que le Misantrope eût paru, aurait-on deviné le parti qu'on a tiré d'un sujet si austère ? On a dit que la susceptibilité était un défaut triste. La misantropie n'est pas gaie non plus. Si Picard n'a pas réussi (car on compte pour rien les applaudissemens des gagistes), c'est que sa fable est mal conduite, l'intrigue faible et traînante ; c'est que souvent son Susceptible n'est que raisonnable, et qu'on lui donne trop de motifs plausibles de se tenir pour offensé : les traits d'une vraie susceptibilité ont été généralement sentis et applaudis ; malheureusement il y en avait trop peu, et ils n'étaient pas tous bien choisis ou bien amenés.

Les esprits susceptibles sont communément bornés. A chaque pas on rencontre de ces gens épineux et chagrins, qui croient toujours qu'on n'a pas pour eux assez d'égards, qu'on s'occupe d'eux lors même qu'on y songe le moins, qu'on veut les railler, enfin qui prennent tout dans un mauvais sens ; cependant comme cette faiblesse se compose de divers élémens, et en partie d'un excès d'amour-propre, on la rencontre quelquefois dans des hommes qui d'ailleurs ne manquent pas de mérite. C'est une exception, et je ne sais pourquoi Picard a préféré d'affubler de ce ridicule le personnage de sa pièce le plus instruit, un homme de lettres, du moins un professeur de lycée.

M. Dupuis a une chaire à Amiens ; il est venu en chercher une autre à Paris, où il amène sa fille qu'il y veut marier à un jeune homme nommé Bourval, dont il a soigné l'éducation. Les futurs époux se connaissent, s'aiment et se conviennent. Le professeur est descendu chez un médecin de ses amis qui sollicite pour lui. Il fait savoir son arrivée à MM. Bourval père et fils, ne croyant pas qu'il soit de sa dignité de les aller voir. Deux fâcheux, Fierville, fat de province, et sa femme, se disant parens du médecin, arrivent de Rouen, viennent tomber sur les bras du docteur dont ils se disent parens, s'installent sans cérémonie et sans y être invités, dans sa maison et à sa table. Fierville, quoique fort à son aise, veut aussi professer à Paris. Sa femme babillarde, commère, presque effrontée, entraîne le médecin chez le ministre, où elle veut qu'il demande pour son mari la place désirée par Dupuis. Elle ne lui donne pas le temps de répondre, de s'expliquer, de lui apprendre qu'il sollicite pour un autre ; ce qui choque étrangement la vraisemblance. Ils partent, et le médecin, au lieu de parler pour son parent, ne parle que pour son ami, à qui. la chaire est accordée. Ce n'est là qu'une espèce d'épisode. L'intérêt principal (si intérêt il y a) roule suc le mariage projeté. Le seul obstacle qu'il puisse souffrir ne peut naître que de l'incompatibilité d'humeur entre les deux beaux-pères. L'un est aussi franc et même aussi brusque que l'autre est susceptible. A la première entrevue, et presqu'au premier mot, M. Dupuis se formalise sans raison. On se sépare avec un peu d'humeur. Mais M. Bourval, très-bon homme au fond, ne tarde pas à revenir, et voulant raccommoder les choses, les brouille plus que jamais, en disant qu'il a eu tort de se fâcher, qu'il auroit dû rire. La petite personne, Marion, qui veut qu'on la marie, se jette pour ainsi dire entre les combattans : comme ils ne sont pas très-animés, ils se laissent séparer, apaiser, et on se marie.

Le principal défaut de cette pièce, c'est qu'elle n'est pas assez fortement intriguée. Il auroit fallu que le travers du Susceptible l'eût jeté, sinon dans un embarras personnel, du moins dans un plus grand embarras. Il eût été convenable de le peindre comme un excellent père, uniquement occupé du bonheur d'une fille unique, et que ce bonheur eût été essentiellement compromis par sa faute : mais à peine conçoit-on une très-petite inquiétude sur le mariage de cette jeune personne. M. Bourval est un vrai bourru bienfaisant, qui ne fait guère que rire des incartades du professeur. C'est-là, je crois, ce qui est une cause que la pièce languit sans intérêt, et qu'on la trouve trop longue, quoiqu'elle n'ait qu'un acte, que le dialogue en soit aisé, naturel et semé de quelques traits d'un bon genre, d'un vrai comique. Tel est celui que j'ai cité du bourru qui auroit dû rire au lieu de se fâcher ; naïveté qui met le Susceptible hors de lui, et devait produire cet effet. Telle est encore cette étourderie du même personnage : « Mon fils m'a dit que vous étiez, susceptible... » Puis l'explication de la fin : « Je suis brusque, vous êtes susceptible : non, non, non, pas susceptible, exigeant ; non, pas exigeant, je veux dire délicat. »

Dans une scène où les deux amans s'entretiennent, tandis que le Susceptible écrit : « Vous parlez de moi ! s'écrie-t-il- — Non, en vérité, nous n'y pensons même pas. — En effet, je n'en vaux pas la peine. » Sa fille lui reprochant avec douceur qu'il donne à tout une mauvaise interprétation : « C'est que j'entends, moi, plutôt ce qu'on veut dire que ce qu'on dit. » Mot excellent dans la bouche du Susceptible. On a trouvé trop trivial celui-ci du Bourru : « Quand on vous touche, vous criez qu'on vous égratigne. » C'est peut-être là un excès de délicatesse. On a fort applaudi à cet autre du même personnage, adressé au Susceptible : « Vous êtes moins riche que moi, ce n'est pas votre faute ; je suis moins instruit que vous, c'est la mienne. »

On peut dire, à mon avis, que les détails de cette pièce sont dignes de l'auteur, mais n'ont pas l'ensemble : elle mérite d'être vue, quoiqu'elle demande à être refaite. Vigny, Picard et Clauzel, y sont très-bons. Armand y a un rôle de cinq ou six mots, dont il fait une caricature extrêmement bouffonne. Ceux des deux femmes sont peu intéressans. Mlle Adeline néanmoins montre dans le sien, suivant son usage, un naturel et une ingénuité qui font le plus grand plaisir.

Le Nouvel Esprit des journaux français et étrangers, tome V, pluviôse an XIII [janvier 1805], p. 285-287 :

[D’emblée, le critique souligne le peu d’importance d’une pièce dont le sujet porte non sur un véritable caractère, mais un simple défaut «  plus à plaindre peut-être qu'à tourner en ridicule ». Il va jusqu’à affirmer « qu'il serait presque barbare de faire rire à ses dépens ». L’auteur a cependant pu montrer ce susceptible sans le rendre « trop odieux », grâce à « quelques apperçus fins ». « L'action n'a rien de bien saillant par elle-même. ». Le critique la ramène à une affaire de mariage entre la fille du susceptible et le fils d’un négociant lui même ombrageux (Picard le dit « bourru). Bien sûr, les deux enfants arrivent à régler le différent. La pièce a connu le succès, mais elle n’ajoute qu’« un petit fleuron à la couronne dramatique de Picard ».]

THÉATRE DE L'IMPÉRATRICE.

Le Susceptible, en un acte et en prose.

La pièce intitulée le Susceptible n'est et ne pouvait être qu'une bluette en un acte. La susceptibilité, qui n'est que l'exagération de la délicatesse et de la sensibilité, est bien un défaut sans contredit, mais un défaut plus à plaindre peut-être qu'à tourner en ridicule ; il rend celui qui s'en trouve atteint si malheureux, qu'il serait presque barbare de faire rire à ses dépens ; il est donc très-difficile de rendre ce caractère là comique. La susceptibilité n'est pas même, à la rigueur, un caractère particulier : ce n'est, à vrai dire, qu'une nuance de la défiance, de la jalousie, de l'orgueil, de l'exigeance [sic] ; mais par le secours des oppositions et des incidens, on peut parvenir à présenter quelques apperçus fins, qui fassent sourire et qui laissent appercevoir combien un homme susceptible peut se tourmenter lui-même et déplaire à ses meilleurs amis. C'est ce que l'auteur a fait avec adresse et d'autant plus de talent peut-être, qu'il fallait éviter avec soin de rendre son principal personnage trop odieux.

L'action n'a rien de bien saillant par elle-même. L'homme susceptible aime beaucoup sa fille ; il consent à la marier avec celui qu'elle aime, fils d'un loyal négociant, mais dont les formes brusques et cavalières, la franchise presque brutale sont bien capables d'alarmer la susceptibilité ombrageuse. Il s'agit. de rapprocher ces deux caractères, que leur première entrevue a presque brouillés, et ce sont les deux amans qui se chargent de ce soin si essentiel à leur bonheur. On conçoit que dans cette position la scène où chacun d'eux s'occupe respectivement à prévenir une nouvelle rupture, en interprétant les sentimens de leur pêre, en donnant à leurs véritables intentions les formes qui peuvent corriger ce que leur caractère a de repoussant, présente une situation neuve et que l'auteur a tracée avec tout le talent qu'elle exigeait. Des incidens épisodiques qui servent à développer le caractère de l'homme susceptible font de cet ouvrage, sinon une comédie bien prononcée, bien fortement ourdie, du moins des scènes agréables où se manifeste un vrai talent d'observateur, et que raniment encore un dialogue piquant et rapide. C'est aussi là. sans doute, ce qui en a déterminé le succès, qui vient ajouter encore un petit fleuron à la couronne dramatique de Picard. Le public l'a demandé et lui a témoigné de nouveau le plaisir de le voir par de nombreux applaudissemens.

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