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Saül

Saül, oratorio mis en action, paroles de Morel de Chédeville, Deschamps et Després, musique de plusieurs grands maîtres (Haydn, Mozart, Cimarosa, Haendel, Paesiello, Gossec, Philidor), arrangée par Lachnitz et Kalkbrenner. 16 germinal an11 [6 avril 1803].

Théâtre de la République et des Arts (théâtre de l’Opéra)

Titre :

Saül

Genre

oratorio mis en action

Nombre d'actes :

3 parties

Vers ou prose ,

vers

Musique :

oui

Date de création :

6 avril 1803

Théâtre :

Théâtre de la République et des Arts (Opéra)

Auteur(s) des paroles :

Morel, Deschamps, Després

Compositeur(s) :

Haydn, Mozart, Cimarosa, Haendel, Paesiello, Gossec, Philidor ; arrangements de Lachnith et Kalbrenner

Almanach des Muses 1804

Sujet tiré des livres saints. Quelques scènes dans lesquelles on a parodié des airs, trio, chœurs, etc. de Cimarosa, Paësiello, Mozart, et plusieurs autres compositeurs. Du succès.

Courrier des spectacles, n° 2223 du 17 germinal an 11 [7 avril 1803], p. 2 :

Théâtre de l'Opéra.

L’Oratorio de Saül a été entendu hier avec autant d’intérêt que de plaisir.

Nous indiquerons plus en détail dans le prochain numéro les morceaux qui ont fait le plus de sensation.

B * * *          

Courrier des spectacles, n° 2224 du 18 germinal an 11 [8 avril 1803], p. 2 :

[L'oratorio Saül est une large production collective : trois auteurs pour le texte, appuyé sur les libres de la Bible, et deux arrangeurs pour les morceaux empruntés à six compositeurs italiens, allemands, et même français. Cet oratorio est de plus mis « en action », ce qui le fait devenir une sorte d'opéra. L'ensemble des participants à cette mise en espace est félicitée : les arrangeurs de la musique, qui « ont donné en cette occasion une nouvelle preuve de leur goût » comme les auteurs du poëme, qui a « assez de suite » et » assez d'intérêt » pour devenir un véritable spectacle. Le critique choisit de montrer le lien entre les épisodes de l'intrigue et les morceaux choisis pour les accompagner. Il fait ainsi défiler divers moments où la musique bien servie par des interprètes remarquables a suscité l'enthousiasme du public. On voit défiler les grands compositeurs du temps, un seul étant signalé comme très ancien (la musique de Händel, vieille d'un siècle environ, est vue comme une « antiquité »). La fin de l'oratorio utilise le décor d'un opéra repris à partir de 1797, l'Alceste de Gluck. Après avoir énuméré neuf morceaux, il ne reste plus qu'à signaler le travail du chorégraphe « qui a composé et dirigé tous les accessoires du nouvel Oratorio »

Théâtre de l'Opéra.

Saül, oratorio.

L’idée ingénieuse de mettre l’oratorio de Saül en action a été couronnée d’un entier succès : c’est en quelque sorte un opéra nouveau monté avec magnificence, et cela huit jours après la première représentation de Proserpine. Que faut-il admirer ici davantage ou de l'activité de ceux qui dirigent ce brillant établissement , ou du zèle des artistes pour en augmenter de plus en plus la splendeur ? MM. Lacnith et Kalbrenner qui s’étoient chargés de rassembler les morceaux de musique pour les adapter au poëme, ont donné en cette occasion une nouvelle preuve de leur goût

Ce poëme qui a été pour ainsi dire improvisé par MM. Morel , Deschamps et Desprez avoit cependant assez de suite et présentoit assez d'intérêt pour être susceptible de tout le mouvement de la scene et de tous les détails accessoires d'un grand spectacle : aussi rien n’est-il épargné pour la pompe théâtrale.

Tous les morceaux de musique ont fait généralement plaisir, mais plusieurs ont excité un enthousiasme prolongé.

Saül goûte un moment de repos, mais les remords l’éveillent ; il invoque Dieu pour trouver la fin de son tourment. Ce rôle est rendu par M. Chéron avec beaucoup d’énergie. La musique de Paësiello est pleine de chaleur. Bientôt l’orchestre exprime un bruit sourd et qui inspire l’effroi : au fond des appartemens de Saül l’ombre de Samuel paroit sur des nuages ; Saül l’interroge ; elle lui montre écrits en lettres de feu ces mots : Ton heure approche et ton règne est passé. Aux cris que Saül exhale dans son désespoir plusieurs Israélites accourent et cherchent à calmer ses esprits ; i1s amènent avec eux David, qui .unit à leur voix les accords de sa harpe. On annonce l’approche des Philistins ; à la tête desquels est Goliath ; David, quoique simple pasteur, offre de conduire les Israélites à une victoire certaine ; et les soldats entonnent à leur départ un chant guerrier.

Lays remplit le rôle de David. Le premier morceau qu’il chante est l'un des plus pathétiques du Carmen seculare de Philidor ; mais où il a paru supérieur, c’est dans le chant délicieux de la finale, à ces paroles remplies de sentiment :

Si nos aieux tranquilles
Sous sa puissante main,
Ont vu les eaux dociles
Leur ouvrir un chemin,
S’il a daigné lui-même
Les nourir aux deserts,
Dois-tu, peuple qu’il aime,
Dois-tu craindre des l'ers 1

Il n y a pas de mélodie comparable à celle de cette composition de Mozart ; en l'écoutant il est impossible de se défendre d'une sorte d'émotion douce que les accens de Lays augmentent encore, et l'ame ne sort de cet etat que pour éprouver la plus vive sensation pendant un chœur guerrier du plus grand effet qui termine la première partie. Cette musique est si belle et si bien exécutée, que les applaudissemens se prolongent, même après que les acteurs ont quitté la scène.

Saül exprime l’envie qui dévore son ame en apprenant que David a triomphé de Goliath : les chefs des Israélites essayent envain de le calmer ; c'est le motif d'un trio choisi dans Haydn et dont le caractère convient bien à la situation.

David paroit ensuite ; le peuple l’entoure et chante ses louanges ; les troupes victorieuses le précèdent. Ici une marche de Mozart sur laquelle on a fait un chœur qui a été extrêmement goûté, la pompe triomphale et la disposition des personnages qui couvrent la scene forment un superbe coup d’œil.

David et le peuple expriment leur reconnoissance envers l’Eternel. La musique de ce morceau est majestueuse ; la composition peut en être citée comme premier modèle en ce genre ; et pour la beauté des basses elle ne le cède à rien de ce qu’on a fait depuis, malgré son antiquité, car elle date d’un siècle à-peu-près. Elle est du célèbre Handel. Un contraste singulier varie bientôt la jouissance , mais ne l’affoiblit pas ; la sévere harmonie de Handel est remplacée par la mélodie brillante de Paësiello ; un air où ce compositeur a déployé toutes les richesses de son art est confié à la voix ravissante de Mlle Armand. Cette cantatrice a excité une vive admiration. Jamais peut-être ses moyens n’ont autant brillé. Des sons soutenus avec une justesse étonnante, et dans les cordes les plus hautes comme dans le médium, de l’aisance et de la correction dans les difficultés, de l’expression dans le cours entier du morceau, voilà le talisman à la faveur duquel elle a ravi tous les spectateurs.

Saül fait redouter sa fureur à tous ceux qui l’approchent ; une flèche dirigée contre David est lancée du palais du roi. David craint d’exciter l’envie et veut se bannir ; mais de nouveaux malheurs vont fondre sur Israël, et le Pontife annonce que les Philistins menacent d’enlever l'Arche-Sainte. Le peuple entoure ce dépôt sacré, on invoque pour sa conservation le Dieu d’Israël... Eh pouvoit-on trouver une situation plus belle pour placer la musique savante et religieuse de l’O salutaris par Gossec ? L'exécution de ce trio a fait le plus grand plaisir. MM. Nourit, Roland et Derivis ont. obtenu les applaudissemens les mieux mérités, M Nourit sur-tout a fait supérieurement ressortir la qualité très-rare d’une voix aussi belle et aussi sonore sur des notes que beaucoup de hautes-contres ne donnent que par des moyens pour ainsi dire artificiels.

Le reste de 1'action présente le spectacle le plus imposant. David est encore une fois vainqueur. Les Lévites lui annoncent que Dieu a fait choix de lui pour commander le peuple d'Israël. L’Arche-Sainte est placée sur un arc de triomphe (c’est la belle décoration du troisième acte d'Alceste) et tout retentit de chants de gloire et d’hymnes à l’Eternel.

On a placé ici pour finale le chœur qui termine la seconde partie de l’Oratorio, la Création du monde. On sait quelle sensation a toujours faite cette harmonieuse composition ; à l'effet qu'il produit on a joint celui d'un mouvement de scène simple et majestueux, dont la disposition fait honneur au talent de M. Milon, qui a composé et dirigé tous les accessoires du nouvel Oratorio.

B * * *          

Magasin encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts, VIIIe année (an XI, 1803), tome sixième, p. 125-127 :

Saül, Oratorio mis en action.

Il y a deux ans pour la première fois qu’on a introduit en France la mode des oratorio, en usage depuis long-temps en Italie et en Allemagne. Ces espèces de concerts sont peu du goût des Français; qui ne sont pas, en général, grands amateurs de musique, malgré le bon ton, qui veut qu’au moins on le paroisse. Aussi la salle étoit pleine pour entendre l'oratorio d’Haydn, quoiqu’on eût doublé le prix des places ; mais la plupart des auditeurs bâilloient et ne restoient pas jusqu'à la fin du concert. On a imaginé pour réveiller la curiosité de mettre en action un oratorio ; c'est-à-dire qu'on a pris un sujet de l'histoire sacrée, auquel ona adapté de la musique choisie parmi les ouvrages des plus grands maîtres, sur des vers parodiés de Racine et de J. B. Rousseau. C'est se qu'a annoncé dans son programme l'administration de l'opéra. Les premières représentations de cet oratorio ont eu lieu les 16, 17 et 18 germinal, jours de la semaine sainte, pendant lesquels se donnoit autrefois le concert spirituel. On peut croire qu'il se rejouera encore, même lorsque le temps sera passé. Le choix du sujet est assez heureux, en ce que les auteurs chargés d'arranger l'oratorio ont pu profiter de quatre tragédies sacrées intitulées Saül. On le voit dans l'oratorio, tourmenté par ses remords, averti par l'ombre de Samuel du destin qui l'attend, calmé pendant quelques instans par les sons mélodieux de la harpe de David, jaloux ensuite de ce jeune héros qui a défait Goliath, et lui lançant une flèche de son palais. Tourmenté par ses remords il fuit dans les déserts, où il rencontre encore David, et le conjure d elui donner la mort. Cette proposition fait horreur à David, qui lui conseille de périr plutôt en roi à la tête de son armée. Les Philistins veulent venger la mort de Goliath, les lévites et tout le peuple d'Israël se réfugient autour de l'arche sainte ; on vient leur annoncer la mort de Saül et la victoire de David qui est célébrée par des chants d'allégresse.

Bien des opéra ont moins d’action et d'intérêt que celui-ci. La musique d'Haydn, de Mozard, dg Cimarosa, de Handel, de Paesiello, de Gossec y ajoutent un charme inexprimable. La pompe du spectacle et des décorations complètent ce spectacle superbe. Quant à l'exécution, Chéron, dans le rôle de Saül, et Lays dans celui de David, ne laissent rien à désirer. On a remarqué un trio de Gossec, chanté par MM. Rolland, Derivis et Nourrit, avec une pureté étonnante ; et un air de Paesiello, dans lequel M.lle Armand a vaincu les plus grandes difficultés. Les paroles de cet oratorio ont été arrangées par messieurs Morel, Deschamps et Desprez.

Geoffroy, Cours de littérature dramatique, seconde édition, tome cinquième (1825), p. 247-253 :

[Geoffroy n'aimait ni la musique, ni la modernité, et il le fait savoir dans ce compte rendu de l'oratorio. L'article reproduit dans son Cours de littérature dramatique date de l'an 11.]

SAÜL.

Lorsque le culte catholique, qui réellement est celui des neuf dixièmes du peuple français, était reconnu par la loi culte public et national, les spectacles étaient interrompus pendant trois semaines vers le temps de Pâques, par égard pour la sainteté des fêtes que l'Église romaine célèbre à cette époque : mais, par une de ces contradictions bizarres qui ne sont que trop ordinaires dans l'ordre social, les spectacles du boulevard et de la foire, les plus indécens et les plus dangereux pour les mœurs, restaient ouverts une semaine de plus ; les comédiens des grands théâtres allaient pendant ce temps-là distraire la province de ses occupations religieuses, et troubler, par leur art profane, les plus augustes mystères : le salut des provinces était moins cher au gouvernement que celui de la capitale, quoiqu'en général il y eût beaucoup moins de piété dans la capitale que dans les provinces.

Pour tenir lieu de spectacles, on avait établi un concert soi-disant spirituel, quoiqu'il n'eût rien de spirituel que des motets que les maîtres de chapelle y faisaient souvent exécuter : du reste, on y chantait des morceaux d'opéra et des ariettes italiennes très-profanes, et même, dans toute la signification du terme, très-peu spirituelles. Cet établissement avait de grands avantages : il ouvrait aux virtuoses étrangers et nationaux une espèce de lice ; il fournissait aux compositeurs les moyens d'étaler leurs productions devant le public ; c'était, pour ainsi dire, une espèce d'exposition des talens et des ouvrages de musique, qui durait trois semaines. L'interruption même des autres spectacles, abstraction faite de tout motif religieux, était un bien. Ce temps était employé à la réparation des salles, à tous les changemens, embellissemens et améliorations nécessaires ; il prévenait la satiété qui résulte à la longue de l'usage continu des choses les plus agréables : d'ailleurs, ce concert, situé au palais des Tuileries, se présentait comme un lieu de repos et un rendez-vous commode aux promeneurs de Longchamps, qui venaient s'y délasser, par les charmes de la musique, des fatigues de la course.

Aujourd'hui la loi ne ferme plus les théâtres ; mais les acteurs de la scène française regardent comme un devoir de bienséance d'interrompre leurs spectacles pendant les trois jours consacrés aux promenades de Longchamps : le théâtre des Arts, se portant héritier du concert spirituel, prétend le remplacer par des oratorio, espèce d'opéras religieux usités en Italie, et dont le sujet est ordinairement puisé dans l'histoire sainte : ces ouvrages ne sont pas plus dramatiques que les opéras profanes du même pays ; tout y est sacrifié à la musique ; ce ne sont que des concerts, sans action et sans intérêt.

A cet égard, l'oratorio français de Saül ressemble parfaitement aux oratorio italiens : ce n'est pas que l'histoire de ce premier roi des Hébreux ne soit pathétique et terrible : Saül réprouvé de Dieu, Saül luttant, avec la rage du désespoir, contre l'irrévocable arrêt qui le condamne, est un personnage qui a quelque ressemblance avec ces héros du théâtre grec, poursuivis par le destin, entraînés à leur perte par l'inexorable courroux des dieux. Le désastre de ce monarque infortuné est propre à inspirer la terreur des vengeances célestes. Nous avons plusieurs tragédies de Saül, parmi lesquelles on distingue celle de du Ryer : cet ouvrage, faible d'invention, a des détails écrits avec vigueur. Nadal a perfectionné l'ébauche de du Ryer : sa tragédie n'est pas chaude de couleur ; mais le dessin et la composition ne sont pas sans mérite : elle dut son succès à une situation vraiment tragique, qui produisit un effet terrible.

Saül, furieux et désespéré, prend la résolution d'aller consulter sur sa destinée la fameuse magicienne d'Endor : il se présente devant elle sous l'habit d'un simple soldat ; la sorcière, qui ne l'est pas assez pour reconnaître le roi, lui fait un accueil très-brutal ; elle se répand en invectives contre les crimes et la tyrannie de Saül ; elle annonce tous les fléaux prêts à fondre sur sa tête, sans se douter que c'est au roi lui-même que ses prédictions s'adressent. Saül, à qui chaque parole de l'infernale prêtresse enfonce un poignard dans le cœur, insiste pour qu'elle évoque l'ombre du prophète Samuel ; c'est de sa bouche que ce malheureux prince veut entendre son arrêt : alors la voix de Samuel s'élève du sein de la terre, et révèle à la magicienne que c'est le roi qui vient de l'interroger. Cette femme, épouvantée, s'écrie :

Mais que m'apprend sa voix, en montant jusqu'à moi ?
Ah ! dieux ! je suis perdue, et vous êtes le roi !

On s'attend à chaque instant à voir paraître le spectre de Samuël ; cependant il ne paraît pas, et n'en est que plus effrayant, parce qu'il frappe l'imagination, mère des terreurs paniques.

Les auteurs de l'oratorio n'ont pas eu la prétention de composer une tragédie ; ils n'ont voulu qu'ourdir un canevas pour recevoir de la musique. L'action est divisée en trois parties ; dans la première, Saül, en proie aux plus cruelles inquiétudes, invoque Samuël, dont le fantôme lui apparaît, et lui fait lire sa sentence, gravée en lettres de feu :

Ton heure approche, et ton règne est passé.

A cet aspect, le roi tombe dans la plus profonde mélancolie : son fils Jonathas et sa fille Mérob essaient en vain de le consoler : le jeune David, avec son luth, ne réussit pas mieux.

Dans la seconde partie, on chante la victoire de David sur le géant Goliath : le cœur du roi est dévoré d'une noire jalousie, et le jeune vainqueur, pour ne pas aigrir les tourmens de l'injuste Saül, va cacher sa gloire dans le désert d'Hébron.

La troisième partie nous présente Saül vaincu, désespéré ; bientôt on vient annoncer sa mort : on tremble pour l'arche sainte ; mais le bras de David repousse le Philistin victorieux et le met en fuite à son tour. L'oratorio est terminé par un chœur du peuple hébreu, qui exprime sa joie et sa reconnaissance : l'apparition de Samuël et la décoration qui représente le sanctuaire de l'arche, sont les deux seuls objets dont le public ait paru frappé : du reste, tout le mérite de cette action est dans la musique.

On a choisi et adapté aux différentes situations des airs et des morceaux d'ensemble des plus fameux compositeurs des écoles italienne, allemande et française. Le final de la première partie qui est de Mozart, le trio de Gossec, O salutaris hostia, et le dernier chœur, dont l'auteur n'est pas annoncé sur le programme, sont les morceaux qui ont fait la plus grande sensation : on a distingué aussi un air de Paësiello, chanté par Lays, qui joue le rôle de David. Un air de bravoure du même compositeur a été singulièrement applaudi, grâce à la voix délicieuse de mademoiselle Armand.

Il ne manque à cette cantatrice, pour avoir une vogue prodigieuse, que d'être Italienne ou Allemande ; son organe est un des plus beaux et des plus brillans qu'il y ait en Europe ; mais elle est Française : donc, suivant la logique de quelques enthousiastes, elle ne peut avoir ni l'accent, ni la sensibilité, ni l'expression et le goût, qui sont des plantes étrangères à notre sol. Cependant Garat est Français, et il vaut à lui seul deux Italiens et un Allemand : Lays est Français, et même chante à la manière française, sans soupirs, sans hoquets, sans langueur amoureuse et passionnée ; et, qui pis est, il lui arrive quelquefois de chanter comme un chantre de paroisse.

Cimarosa est dans la liste des compositeurs qu'on a mis à contribution ; mais, pour son honneur, il eût mieux valu ne pas le nommer. On a pris aussi un chœur de Hindel, compositeur anglais qu'il faut laisser dans son pays. L'air que chante David pour calmer l'agitation de Saül, n'est pas trop mal choisi; car il est soporifique : on le dit de Philidor. J'ignore si les fabricateurs de ce pasticcio ont toujours été dirigés par un goût sévère et impartial; mais il me semble que Leo et Durante pouvaient leur fournir, en musique religieuse, des morceaux d'un plus grand caractère : je crois qu'ils ont très-imprudemment rappelé dans leur avant-propos cet adage :

Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux.

Il faut avoir la certitude d'être amusant pour s'appuyer d'un pareil principe : il me semble qu'à l'Opéra cette maxime doit être condamnée, comme dangereuse à l'état, et subversive de la constitution : c'est véritablement une doctrine révolutionnaire ; car si l'on veut que l'Opéra cesse d'être ennuyeux, il faut le renverser de fond en comble pour le reconstruire sur de nouvelles bases : il est encore plus de l'essence de l'Opéra d'être ennuyeux, que de la monarchie d'être despotique. Ce que je vois de mieux dans la composition de cet oratorio, c'est l'idée de former un ouvrage lyrique de morceaux choisis dans les partitions des plus grands maîtres : le génie musical devient aujourd'hui si rare, qu'il faudrait laisser un peu reposer les compositeurs, et former la musique de nos opéras nouveaux des débris des anciens. Pourquoi souffrir que tant de richesses soient enfouies à jamais ? Pourquoi ne pas ressusciter les chefs-d'œuvre de mélodie qu'a produits l'ancienne école ? C'est là qu'on trouverait des airs touchans et sublimes, des duo, des trio admirables : il y en a pour tous les genres, pour toutes les situations ; le difficile serait de bien choisir sans prévention, sans partialité, avec un sentiment juste et vrai. Quand on a tant de bonne musique de faite, et quand cette musique est ignorée et comme non avenue, pourquoi se casser la tête pour en composer de mauvaise ? Pergolèse, Jomelli, Galuppi, Vinci, Porpora, etc., etc., seraient aujourd'hui plus nouveaux que nos compositeurs les plus modernes, dont les gentillesses sont déjà épuisées. (10 germinal an 11.)

Journal de l’Empire, 15-16 avril 1811, p. 1-2 :

[A l’occasion de la reprise de Saül, l’oratorio arrangé par Lachnitz et Kalkbrenner, créé en 1803, article vengeur, dû à Geoffroy, qui n’est pas un bon appréciateur de la musique en général, et de la musique allemande en particulier. Article tout à fait intéressant : nationalisme étroit, conception de la musique, description d’une représentation, il y a beaucoup à glaner dans ce compte rendu; qui ne rend pas compte de l'œuvre représentée... La critique de Geoffroy n’a pas empêché la poursuite de la carrière de l’oratorio, qui a finalement été joué chaque année de 1803 à 1817, avec une seule exception, 1816...]

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

Deux Allemands, dont le nom ne laisse aucun doute sur leur patrie, MM. Lachnitz et Kalbrenner. ont été chargés du choix des morceaux qui composent cet oratorio : il ne faut pas se demander si l’école allemande y domine, et si l’harmonie en est bruyante. Les deux musiciens ne se sont peut-être pas montrés des hommes fort éclairés ; mais ils ont fait preuve d’un grand zèle pour l'honneur de l’Allemagne : c'est dommage que le goùt et les lumières s'associent difficilement avec l'impartiatité et la droiture. Je suis bien convaincu que les deux ouvriers qui ont rassemblé les matériaux de l'oratorio de Saül étoient de la meilleure foi du monde ; !es morceaux les plus lourds et les plus ennuyeux de leur composition ne pouvaient manquer de leur paroître des chefs-d'œuvre puisque c’étoient des fruits du terroir allemand. D'autres compositeurs, doués d'un sentiment plus vif et plus délicat n'a'troient peut-être pas fait un meilleur choix, faute de conscience ; il ne faut donc pas s'attendre qu'on puisse jamais profiter de cette ressource des pasticcios, qui seroit si utile pour ressusciter excellente musique morte depuis long-temps.

Un homme impartial est encore plus difficile à trouver qu'un bon musicien ; plus même on avance dans la civilisation, plus la franchise et la loyauté s'altèrent ; à mesure que les esprits se raffinent, et que les mœurs se relâchent, les ames s'affoiblissent : au sortir de la barbarie, les caractères ont plus de ressort et de vigueur. Sacrifier à la vérité et à la justice son parti et son école est un héroïsme des vieux âges, absolument passé de mode ; à plus forte raison, sacrifier au devoir et à la conscience ses passions et ses intérêts est-il regarde comme un effort au-dessus de l'humanité et même comme une duperie  On n'en a point vu d'exemple dans le siècle où les gens de lettres étoient philosophes ; mais dans le siècle précédent, où ils ne savoient encore qu'être honnêtes gens, ces traits subîmes sont assez communs : je vois Chapelain, poète gothique, chargé de présenter à Colbert la liste des gens de lettres dignes des bienfaits du roi, y placer au premier rang le satirique Boileau. Qu'eût fait de mieux l'auteur de la Pucelle s'il eût été grand poète ! Cette magnanimité est au-dessus du meilleur poème épique, s'il est vrai que la vertu t'emporte sur les talens et que de bonnes actions valent mieux que de bons vers.

Je vois Boileau faire rétablir la pension de Corneille au risque de perdre la sienne, quoiqu'il aimât peu Corneille, rival de son ami Racine ; je vois Pélisson et Lafontaine défendre et plaindre le malheureux Fouquet, et braver la faveur de l'heureux Colbert. Les écrivains de cette époque ont brillé par leur caractère autant que par leurs talens. Virgile dit que la vertu est plus belle dans un beau corps : elle est plus bette encore dans un beau génie. Mais me violà bien loin de l’opéra et de la musique.

Les constructeurs de l’oratorio de Saül n'ont pu se dispenser d’y admettre un morceau de l'école française ; cette complaisance a déconcerté leurs projets patriotiques, car le trio français de Gossec, exécuté sans accompagnement, écrase tous les grands morceaux de l’école allemande, soutenus de tous [sic] le fracas d'un orchestre immense : c'est le seul qu'on écoute avec un respect religieux. Quel affront pour l’harmonie instrumentale ! quelle preuve éclatante que ce n'est pas avec du bruit qu'on produit de l’effet. J’ai remarqué, non sans quelque scandale, que dans la plus grande partie de l’oratorio de Saül, les spectateurs se mettoient fort à leur aise et prenoient des manières trop italiennes. On faisoit la conversation dans les loges, on rioit, on n’écoutoit pas, tandis que les chanteurs crioient tout du haut de leur tête, et que les violons jouoient à tour de bras. Si cette irrévérence se changeoit en habitude, il y auroit une révolution musicale ; les amateurs si patiens, si soumis, si résignés à tout, même au récitatif, se révolteroient contre l’ennui, le plus ancien dieu de l’Opéra : on n’aurait d'attention que pour de la musique d’élite ; il resteroit à savoir si cette musique qu'on voudroit bien entendre seroit l’élite de la musique.

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