Le Tasse

Le Tasse, tragédie / drame historique en cinq actes et en vers, de Cécile, 4 thermidor an 11 [23 juillet 1803].

Théâtre Français de la République

Titre :

Le Tasse

Genre

tragédie, puis drame historique

Nombre d'actes :

5

Vers / prose

vers

Musique :

non

Date de création :

4 thermidor an 11 [23 juillet 1803]

Théâtre :

Théâtre Français de la République

Auteur(s) des paroles :

Cicile (ou Cécile)

Almanach des Muses 1804

Le Tasse, comblé des bienfaits d'Alphonse, duc de Ferrare, ose aimer Léonore, sœur de son souverain, et le duc ne pouvant se persuader qu'un poète illustre est au moins l'égal de ces hommes qui, comme l'a dit La Harpe :

Dans leur berceau trouvant des diadèmes,
Ont été dispensés d'être grands par eux-mêmes.

fait enfermer l'amant téméraire dans un couvent. La main de la princesse est promise au jeune duc de Mantoue. Celui-ci, ignorant la véritable cause des malheurs du Tasse, sollicite vivement sa grace, et l'obtient. Le poète va recouvrer sa liberté ; mais son emprisonnement, mais la nouvelle de l'hymen de la princesse ont troublé sa raison. Il s'imagine qu'elle n'est plus, il ne cesse de la pleurer aux pieds d'un tombeau où il la croit enfermée. Un religieux, d'onr la pitié veilla toujours sur lui, espérant que la présence de Léonore pourra le rendre à lui-même, lui amène la princesse. Le Tasse la voit, il est détrompé, la raison lui revient. Mais Monsini, amant secret de Léonore, pénètre dans le couvent, surprend les amans, et ordonne aux soldats qui le suivent de se saisir du Tasse. Celui-ci invoque son titre de chevalier, appelle Monsini en duel, et le tue. La mort de Monsini rallume la colère d'Alphonse ; cependant le jeune duc de Mantoue n'écoute que sa générosité, fait taire son amour, et devient le protecteur de son rival. Alphonse lui accorde la vie du Tasse, mais à condition que son hymen avec Léonore se terminera dans la journée. Cette condition va être remplie, lorsque le jeune duc déclare à Alphonse que, loin de vouloir contraindre les vœux de la princesse, il renonce à sa main, et cède tous ses droits à celui qu'elle aime. Alphonse souscrit au bonheur des deux amans. Bienveillance inutile ! le Tasse a succombé à sa douleur : on le rapporte mourant, et il expire dans les bras de sa maîtresse.

Sujet difficile à traiter. Quelques beaux vers. Peu d'intérêt. Des inconvenances. Des rôles supérieurement rendus. Demi-succès.

Journal de Paris, n° 306 du 6 thermidor an 11 [25 juillet 1803], p. 1957-1959 :

[Comme toutes les pièces représentées sur le Théâtre Français, Le Tasse a droit à un grand article très complet, accompagné de plus d’une lettre signée Ximenez (probablement le marquis Augustin-Louis de Ximénez, poète et auteur dramatique dans les années 1740-1760). Il y a beaucoup à tirer de ces deux documents. La pièce dont il est rendu compte a visiblement été l’objet d’un accueil contrasté, entre applaudissements et sifflets.]

Théâtre Français.

Le Tasse, drame historique & en vers.

Demi-succès.

Ce fut à la cour du duc de Ferrare, son protecteur, que Torquato Tasso, dit le Tasse, publia sa Jérusalem délivrée. Ce poëte, né aussi sensible, & avec un esprit aussi chevaleresque que les héros de son poëme, conçut pour Éléonore, sœur du duc, une passion irrésistible, dont la princesse ne parut nullement choquée. Ayant confié le secret de ses amours à un ami qui le trahit, il se battit contre cet indiscret, & contre trois autres spadassins, assez lâches pour joindre leurs épées à celle de son adversaire ; mais, nouveau Tancrède, il se défendit avec tant de valeur, qu’il blessa à mort deux de ces scélérats, & donna le temps d'arriver aux personnes qui accouraient pour le débarrasser. Cependant le duc, instruit du sujet de cette querelle, & offensé qu'on ait osé lever les yeux sur sa sœur, ordonna l’arrestation du Tasse, & le fit renfermer dans une prison, où l'esprit de ce grand homme s'étant aigri par le malheur, parut tourner à la folie ; il ne fut libre que 20 ans après, époque à laquelle on se préparoit dans Rome à lui décerner les honneurs du triomphe ; il passa presque subitement de l'excès du malheur au plus haut degré de sa gloire, & il mourut la veille du jour destiné à la cérémonie.

L'auteur du drame ne s’est pas très-scrupuleusement conformé au fait historique. Il repérésente Éléonore comme excessivement amoureuse du Tasse ; il suppose que le jeune duc de Mantoue, sur le point d'épouser cette princesse, demande & obtient la liberté du poète ; que le Tasse, à qui l'on porte la nouvelle de ce bienfait, a tout-à-fait perdu la raison, & refuse de quitter l'hôpital des fous ; le père Onulphre, chef de cette maison, &. chaud protecteur de l'illustre malade, va trouver la princesse & la détermine à visiter son amant ; elle se rend clandestinement à l’hôpital ; le Tasse, en la voyant, fait & dit toutes sortes d’extravagances, ni plus ni moins que Nina retrouvant Germeuil. Eléonore s’abandonne elle-même à toute sa passion, & l’entrevue finit par la complète guérison du fou. Cependant un traître, nommé Concini, s’avise aussi d’être éperduement amoureux de la princesse ; il a épié toutes ses démarches, & l’a suivie jusque dans la prison du Tasse ; là, tout entier à sa jalousie, il fait des menaces terribles aux deux amans. La princesse, qui n'a pas le défaut d’être honteuse, lui dit à l’instant son fait avec beaucoup de présence d’esprit ; le Tasse, moins patient, exhale son courroux en bruyantes inventives. Bref, le traître se trouvant avoir un moment de courage, propose un duel à son rival, qui accepte la partie avec transport, & qui, en un tour de main, s’est bientôt défait du fâcheux. Mais, nouveau malheur, il y a des lois contre les duellistes, & elles portent peine de mort ; le duc de Ferrare, informé du combat, veut qu’aussitôt on apprête le supplice du réfractaire ; le duc de Mantoue intercède de nouveau pour son protégé, quoiqu'il le sache son rival, & son rival aimé. Il mourra, ou vous épouserez ma fille, répond le père d’Eléonore à ce généreux protecteur. La condition est un peu dure, même tant soit peu ridicule, vu la situation ; mais il s’agit de sauver un grand homme, & au risque d’être.... ou plutôt de n’être pas heureux en ménage, le prince consent au sacrifice. On ordonne les apprêts de la noce. Le Tasse désespéré, court çi & là dans l'église où doivent se rendre les futurs conjoints, & sans égard pour le père Onulphre, il se propose de faire un coup de sa tête. La noce arrive : Onulphre entraîne le Tasse dans une sacristie. Le duc de Mantoue, sur le point de prononcer le serment conjugal, fait un retour très-prudent sur lui-même, & s’esquiche le plus honnêtement possible ; il plaide de nouveau la cause du condamné, & va jusqu’à demander l’union des deux amans. Le duc de Ferrare, attendri , prononce enfin la grâce du Tasse, & lui permet d'aller à Rome recevoir les honneurs du triomphe ; mais on annonce que le malheureux poète succombe à sa douleur, & il vient mourir fur le théâtre.

Il seroit très-facile de critiquer bien longuement, bien méthodiquement la conception de cette ci-devant tragédie, mais qu’elle critique en diroit plus contre elle que le simple narré de l'intrigue ? Qui n’a pas senti en lisant cette analyse que la cure subite & miraculeuse du pauvre fou doit paraître elle-même une extravagance indigne de la scène ; que le père Onulphre se chargeant du rôle d'entremetteur entre la sœur de son souverain & un simple particulier, compromet ignominieusement sa robe ; que la princesse Eléonore courant la nuit après son amant, puis le tutoyant sans façon se comporte comme une fille déhontée & mérite plus que le Tasse de demeurer à l'hôpital. Que le duc de Ferrare avec sa colère, ses pardons & son mezzo termine n’est qu’un Cassandre doré sur tranche, & qu’enfin le plus beau personnage de la pièce, c'est-à-dire celui du duc de Mantoue a, jusque dans sa générosité, quelque chose de forcé & de ridicule.

Le style de l’ouvrage, quoique très-incorrect en certains endroits, n’est pas dépourvu de beautés. Il a quelquefois du mouvement & de la chaleur ; quelquefois même il s'élève jusqu’au ton sublime, mais l’auteur est sujet aux réminiscences, on voit qu'il a souvent lu Tancrède, Vendôme, Polyeucte , &c., & qu'il se les rappelle trop exactement. Ce vers, par exemple :

Et je mettrai ma joie à vous désespérer.

N’est-il pas une imitation frappante des suivans:

Et si les horreurs du sort qui nous accable,
De quelque joie encore ma fureur est capable.
Je la mettrai perfide à vous désespérer.

(Adelaïde du Guesclin.)

En général, cette pièce ressemble à ces amplifications de collèges, dans lesquelles on ne se fait aucun scrupule de mettre Virgile ou Ovide à contribution, pour dire d’un ton bien emphatique les choses les plus simplss du monde ; & nous osons presque en conclure que l’auteur du Tasse est ou a été un excellent écolier de réthorique, ce qui n’est pas un petit honneur.

Lafond a très-bien joué le rôle du poëte, il y a déployé une chaleur extraordinaire. S.t-Prix a fait admirer une très-belle diction dans celui du père Onulphre ; on ne peut lui reprocher que d’avoir trop multiplié les attouchemens dans les scènes avec son malade. Damas joue avec feu le personnage du duc de Mantoue & ne pèche peut-être que par excès d’ardeur ; enfin, M.lle Fleury est très-convenablement placée dans le rôle d’Eléonore, dont elle fait supporter les défauts.

Parmi les vers qu’une prononciation vicieuse a fait paroître ridicules, nous avons remarque le suivant :

Je cherche ce qui put-me causer tant d’alarmes.

Lafond, en marquant un peu trop la césure, a donné lieu à de mauvaises plaisanteries ; de pareilles négligences suffisent quelquefois pour faire tomber une pièce, & l’on se rappelera long temps cette actrice de 1’Opéra qui, ayant à chanter :

Vous me cherchiez partout,

eut le malheur de tousser au milieu du vers, & d’en faire ainsi la séparation ; elle eut beau s’avancer ensuite vers le public pour lui dire : « Excusez, ma toux, » le remède parut pire que le mal, & la représentation ne fut pas achevée.

L'auteur du Tasse a été demandé & nommé, c’est le C.n Sicille ou Cecile, auteur de la tragédie de Geneviève de Brabant, qui obtint beaucoup de succès, il y a quelques années, au théâtre de l’Odéon.

Lettre de Ximenez publiée le même jour dans le Journal de Paris :

Aux Auteurs du Journal.

Samedi au soir, 4 thermidor,

Je ne vis jamais de représentations plus orageuses ; &, tout accoutumé que je suis aux révolutions de la scène, j’ai eu peine à discerner si les battoirs 1 l’ont emporté sur les sifflets.

L'auteur a été demandé, il n'a point paru ; mais il a été nommé par l’acteur chéri qui s’étoit chargé du rôle du Talle.

Voilà les faits dans toute leur pureté.

Maintenant, si j’osois devancer 1’opinion qui me paroît encore vacillante, je me permettrais d'insinuer que cet ouvrage a des beautés qui peuvent en faire pardonner les défauts.

Le style, quoiqu’inégal, ressemble un peu à celui du poète qu'on fait parler. Boileau ne préféroit pas le clinquant du Tasse à l’or de Virgile : mais il ajoute, comme pour corriger l'âpreté de son jugement,

« Il (le Tasse) n’eût point de son livre illustré l’Italie,
Si son sage héros, toujours en oraison,
N’eût fait que mettre enfin Satan à la raison.
Et si Renaud, Argant, Tancrède & sa maîtresse,
N’ussent de son sujet égayé la tristesse. »

M de Voltaire dit aussi :

      « Que ne tolère-t-on pas,
Pour Armide & pour Herminie ? »

Revenons à la pièce nouvelle. C’est une idée fort ingénieuse, ce me semble, que de nous présenter le Tasse privé de sa raison & la recouvrant au son de de la voix de Léonore. Le délire même du Tasse, quoiqu’assez long, a je ne sais quelle odeur de poésie antique, il respire, à la fois, le charme de la mélancolie & le caractèrc de la passion.

Le Tasse s'apercevant que la raison l’avoit abandonné, devient le plus intéressant des personnages que la fable & l'histoire puissent nous offrir. Le ressort est inventé, il ne faut plus que le mettre en œuvre pour nous attacher fortement. Je ne sais si cette tragédie, réduite en trois actes, ne seroit pas comptée parmi celles dont Boileau disoit :

« Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages,
Où tout Paris en foule apporte ses suffrages,
Et qui toujours plus beaux, plus ils sont regardés,
Soient au bout de vingt ans encore redemandés. »

Il y a bien quelques objections à faire contre les rôles de Léonore, d’Alphonse & de Mancini; mais le Tasse &. l’auteur qui le représente sont bien dignes de louanges. Ximenez.

1 J’emploie à regret ce mot néologique ; mais il m’a paru nécessaire pour exprimer la manœuvre que les applaudisseurs opposent aux sifflets. Cette tactique n’est guères en usage que depuis sept ou huit moi».

Journal des débats et des décrets, 6 thermidor an 11 [25 juillet 1803], p. 4 :

[Premier article sur le Tasse, sous forme d’une attaque en règle contre tous les aspects de la pièce, à l’exception du style, dont il est peu question. La pièce était attendue par des gens plutôt malveillants, et elle a pourtant eu un certain succès, marqué au moins par le fait que l’auteur a été nommé, un honneur que le critique pense avoir été accordé contre le gré de l’auteur, en raison des sifflets qui ont accompagné la pièce. Rien ne trouve grâce aux yeux du critique, le sujet étant à ses yeux scandaleux, « plus digne des Petites-Maisons que du Théâtre Français ». la principale condamnation porte sur le contenu jugé immoral de la pièce, accusée d’être une attaque contre tous les principes de la société, la hiérarchie sociale comme la religion. Elle est le produit de la perversion que la philosophie du XVIIIe siècle a introduite, elle est aussi le signe d’une incroyable décadence.]

Théâtre Français de la République.

Le Tasse et Léonore.

Le ridicule avoit précédé l’apparition du Tasse sur la scène française : une foule de quolibets sur le nom du héros, sur son état, sur sa maladie amoureuse et poétique, annonçoient dans le public une grande disposition à se donner la comédie ; le Tasse a été déconcerté ; il a rougi de porter le nom de tragédie, et s’est réduit à l’humble dénomination de drame historique ; semblable à ces aventuriers qui s’annonçoient autrefois dans le monde sous les titres pompeux de comtes et de marquis, mais que la honte forçoit bientôt à reprendre les noms de Pierre et de Gros-Jean.

Ce pendant en dépit des railleurs, des bons mots et de tous les présages les plus sinistres, la pièce a été achevée, et même souvent applaudie avec transport, des lieux-communs en vers plus communs encore, sur les arts, sur le génie, sur la calomnie, qui s’attache aux grands hommes ; quelques traits de frénésie et de rage, embellis d’un accent bien passionné, ont été accueillis comme des inventions sublimes, comme des prodiges d’un art créateur : jamais ouvrage n’a lutté plus long-temps contre le comique et l’extravagance du sujet ; jamais les sifflets n’ont trouvé une plus opiniâtre résistance ; cette artillerie volante n’a pu entamer l’armée ennemie qu’à la fin de la bataille : il est vrai qu’alors les décharges sont devenues vives et fréquentes ; mais elles n’ont pu empêcher que l’auteur n’ait été nommé, sans doute contre son gré, et en son absence ; car un homme de lettres se respecte toujours trop pour consentir que son nom soit prostitué aux sifflets.

Un poète devenu fou d’amour pour une princesse, est un sujet plus digne des Petites-Maisons que du Théâtre Français ; il y a dans les passions un certain excès qui dégénère en farce, et rien n’est plus voisin de la boufonnerie outrée que le pathétique outré. On ne peut trop s’élever contre l’irrévérence sacrilège de nos auteurs dramatiques, et surtout contre leur inconséquence, qui, sous prétexte d’honorer les personnages célèbres, va chercher dans leur vie privée les actions les plus honteuses, étale sur la scène les misères de leur humanité, pour les opposer à l’espèce de divinité qu’ils ont acquise par leurs écrits : c’est assez que l’histoire nous eût révélé les foiblesses et les infirmités du Tasse : pourquoi la poésie les expose-t-elle en plein théâtre ? Le poëme de la Jérusalem est estimable ; les amours du poète sont extravagans et ridicules.

La nature lui avoit vendu bien cher son talent, en le lui faisant payer de sa raison ; à la folie poétique qu’on décore du nom de génie, il joignit la folie physique, maladie honteuse et déplorable : on dit qu’il conçut une passion violente pour Léonore, sœur du duc de Ferrare ; c’est sur cette anecdote incertaine, que M. Cicile a bâti son roman dramatique. Ce qui est bien certain, c’est que le duc fit mettre en prison le poète, soit pour punir une pareille témérité, soit pour se venger de quelques libertés échappées à la muse du Tasse : les enfans d’Apollon ne sont pas toujours de bons courtisans : la disgrace de voltaire à la cour de Berlin, en est la preuve : le duc est traité de tyran par l’auteur de la pièce : mais si la folle passion du Tasse avoit éclaté, le duc n’étoit qu’un prince sage en éloignant de sa sœur la séduction, et de sa cour le scandale : les poètes ne trouvent rien de si beau, de si sublime, et même de si vertueux que l’amour ; les souverains qui respectent les mœurs, le regardent avec raison comme la source des plus grands désordres ; l’exil d’Ovide fait honneur à Auguste.

Voyons ce que M. Cicile a tiré d’un si malheureux sujet : il suppose que le Tasse est enfermé dans un couvent, et que Léonore est sur le point de se marier au prince de Mantoue : la nouvelle de ce mariage a rendu le prisonnier complètement fou : dans son délire, il s’imagine que sa maîtresse est morte ; il la pleure sans cesse aux pieds du tombeau d’une jeune princesse enterrée dans l’église du couvent, et qu’il croit être celui de Léonore : cet incident est d'autant plus fâcheux pour lui, que le duc, à l’occasion du mariage de sa sœur, vient d’accorder la liberté du Tasse, aux prières du duc de Mantoue. Le père gardien, confident discret d’une intrigue galante, vient prier Léonore de se transporter au couvent pour prouver à son amant qu’elle n’est pas morte, et lui rendre la raison par sa présence : la démarche du père gardien est très-indécente ; mais c’est un religieux de théâtre, et par conséquent très-philosophe, très-ami des passions, et d’une morale tout-à-fait large. La princesse de Ferrare brave les bienséances ave cun courage encore plus philosophique, lorsqu’à la veille de son mariage ave cun prince, elle na la nuit dans un couvent d’hommes voir son malheureux poète, sous prétexte d ele guérir de sa folie. Une femme de ce rang qui foule aux pieds l’honneur de son sexe, et s’expose à l’infamie, même pour un acte de bienfaisance, est toujours méprisable aux yeux de l’honnête homme, quelque sublime qu’elle puisse paroître aux yeux du philosophe ; car le premier devoir, la première vertu d’une femme, est la pudeur.

Cependant la cure du prisonnier réussit : l’amour est un Esculape ua théâtre ; nous avons des exemples de ses guérisons miraculeuses, dans le Délire, dans Nina ; il n’en est pas moins vrai que l'amour est plus propre à ôter qu’à rendre la raison : malheureusement pour le médecin, il est surpris dans sa visite charitable par Monsni, ministre du duc, ennemi du Tasse, et secrètement amoureux de Léonore : il accable de reproches le malade et son docteur : mais le Tasse, devenu déjà assez raisonnable pou commettre une de ces folies convenues dans la société, propose un cartel à Monsini ; Monsini, plus fou que lui, l’accepte ; et le ministre est tué par le poète ; c’est à-peu-près la seule situation de la pièce où l’on aperçoive un germe d’intérêt percer au travers des extravagances : tout le reste n’est qu’un amas de folies ennuyeuses.

Il s’en faut de beaucoup que cette guérison du Tasse soit historique, puisque le marquis Manso di Villa, cité par Voltaire, rapporte comme un fait certain, que le Tasse lui-même prétendoit avoir été guéri par le secour de la Sainte-Vierge et Sainte-Scholastique, qui lui apparurent. Voilà une apparition qui confond toutes les idées libérales ; et si le Tasse a réellement prétendu avoir recouvré la raison par un pareil moyen, il n’y a point de philosophe qui ne soit prêt à signer qu’il avoit la plus mauvaise espèce de folie, et la plus incurable ; si le rapport du marquis historien, se trouvoit être véritable, je crois que l’auteur de la pièce auroit regret à toutes les déclamations où il prodigue au Tasse les noms de grand homme, de génie sublime, la gloire de son siècle et l’admiration de la postérité.

Le duc de Ferrare veut punir sa sœur et venger son ministre : le prince de Mantous défend les deux coupables, parce que le Tasse est son rival : il rompt en visière au duc, quoiqu’il soit dans sa cour et dans sa capitale : enfin le bon duc, par accommodement, et pour expier le sinistre prodige d’un guerrier tué par un poète, ordonne à sa sœur, pour pénitence, d’épouser le prince. Comment peut-on être à-la-fois si magnanime et si bas, si généreux et si plat ? Le prince de Mantoue se tient fort honoré d’être choisi pour l’instrument de cette singulière punition ; il supplie la princesse de vouloir bien se contenter de lui au défaut du Tasse : voilà ce qui s’appelle n amant soumis et débonnaire ; cependant, pour plus grande sûreté, il veut éloigner son rival, en l’envoyant se faire couronner à Rome. Mais le Tasse, rebelle aux vœux du prince et aux remontrances du père gardien, se moque de la couronne, et veut rester à Ferrare pour persécuter son infidelle, et troubler son funeste hyménée : il la trouve seule dans la chapelle où doivent se faire les noces, et c’est là qu’il l’accable à son aise de tous les éclats de sa fureur jalouse ; peu s’en faut qu’il ne soit surpris par le duc et le prince qui viennent avec toute la cour, pour commencer la cérémonie nuptiale : il faut que le père gardien entraîne ce fou dans la sacristie.

Au moment de dire oui, la mariée pâlit ; il falloit un indice aussi visible pour que le bon prince de Mantoue soupçonnât que ce n’étoit pas tout-à-fait de son plein gré que Léonor l’épousoit : il est ennemi de toute violence, et opine le premier qu’il faut marier les deux amans : le duc paroît scandalisé qu’on lui propose pour beau-frère un pauvre poète en démence. Le prince lui prouve qu’il ne peut pas choisir un plus noble parti pour sa sœur : il plaide ne faveur des mésalliances contre les préjugés : belle matière à motions dans un club anarchique.

Le Tasse étoit à la vérité d’une très-bonne maison, mais tombée depuis long-temps dans l’oubli et dans la misère ; son père, d’après Voltaire lui-même, étoit un domestique aux gages d’un petit prince de Salerne, et par-dessus le marché, c’étoit aussi un poète ; son fils avoit été lui-même domestique du duc de Ferrare : il n’avoir pour tout titre et pour toute fortune que ses vers : il est bien étrange qu'un prince de Mantoue trouve cet apanage très-suffisant pour épouser la princesse de Ferrare ; comment peut-on faire parler un prince italien du seizième siècle comme un clubiste du dix-huitième ? Le grand Frédéric, tout philosophe qu’il étoit eût haussé les épaules si on lui eût proposé de donner une de ses parentes en pariage à Voltaire, qui cependant, du côté de la fortune, étoit un grand seigneur en comparaison du Tasse.

Qui le croiroit, le duc imbécille, constamment dégradé dans ce drame, par ses irrésolutions et par sa foiblesse, cède à l’éloquence du prince et s’écrie :

Qu’on appelle le Tasse.

Mais c’est en vain qu’on l’appelle :

      Hélas ! hélas !
Le Tasse n’arrive pas.

On ne voit que le père gardien, qui vient annoncer que le Tasse est bien fâché, mais qu’il ne peut paroître, attendu qu’il expire de douleur et d’amour. Le moment où il faut se marier, est un mauvais moment pour expirer d’amour ; cependant afin de se procurer le plaisir de mourir en bonne compagnie, l’agonisant se fait apporter sur la scène, et après quelques mots lugubres, il rend le dernier soupir, tandis que la princesse est à genoux devant son fauteuil : pour cette fois, sa médecine est en défaut.

Il est peu honorable pour notre siècle, qu’on représente sur le premier théâtre de l’univers ces tristes farces, où l’on ne trouve ni conduite, ni raison, ni convenances ; où tout est délire, excès, carricatures ; ce qu’on y remarque de plus dangereux, et qui est véritablement le cachet de l’esprit actuel, c’est le mélange indécent et risible du sacré et du profane ; on y parle sans cesse de Dieu ; c’est Dieu lui-même qui allume les passions les plus insensées ; le Tasse après avoir égorgé son rival en duel, prétend que c’est Dieu qui l’a puni ; Léonore, dans ses démarches les plus coupables, parle sans cesse de sa vertu ; à l’entendre, c’est un ange, lors même qu’elle s’avilit par les plus grossières foiblesses de l’humanité : on sait que les amans se font une religion de leur folie ; et J.-J. Rousseau, sur-tout, a mis à la mode cette idolâtrie platonique ; mais une dévotion si ridicule choque toutes les bienséances au théâtre : il me semble entendre Tartufe faire ses déclarations d’amour dans le style de Marie à la coque ; ou plutôt je crois lire un poète follement idolâtre, et payen dans un sujet religieux, qui mêle Jupiter avec Dieu, Platon avec le Diable, Vénus avec la Vierge, et les nymphes de la fable avec les saintes du Paradis : l’esprit du théâtre est essentiellement incompatible avec celui de la religion, la religion condamne les passions déréglées ; le théâtre les consacre et les déifie.

Mlle Fleury, chargée du rôle de Léonore, a prodigieusement affadi et fatigué les spectateurs pat ses éternelles jérémiades, par ses accens langoureux, lamentables et monotones. Lafond a déployé son talent dans quelques traits de vraie passion, qu’il a rendus avec beaucoup de chaleur et d’énergie ; mais la folie ne lui sied pas : elle le défigure sans le rendre terrible ; il n’étoit pas dans son genre ; peut-être faut-il le féliciter de son peu d’aptitude pour ce qui est extravagant et hors de la nature. Damas a couvert de son art, autant qu’il étoit possible, les vices de son rôle ; il jouoit le prince de Mantoue, et il avoit besoin de toute la magie de son jeu pour fasciner les yeux du public, et transformer en héros généreux et magnanime, un amant niais et imbécille, qui croit que les rester d’un poète sont encore assez bons pour lui.

Je n’ai pas dissimulé les énormes défauts d’un pareil ouvrage ; j’ai dû, même les relever avec un peu de force, puisqu'on a pris tant de peine pour les faire applaudir ; mais je n’ai nul dessein d’affliger l’ateur : il n’y a ici ni calomnie, ni satyre ; c’est la vérité pure énoncée avec courage : je pense même qu’il n’étoit guères possible de tirer un bon parti d’un sujet si ingrat, et si peu théâtral. J’ai distingué quelques endroits qui semblent déceler la verve tragique, e tpromettre à l’auteur des succès honorables, quand son talent s’exercera sur une matière plus convenable et plus heureuse.

Journal des débats et des décrets, 7 thermidor an 11 [26 juillet 1803], p. 4 :

Nota. Dans le feuilleton d’hier, article le Tasse et Léonore, colonne 6, ligne 14, on lit : Le Prince de Mantoue défend les deux coupables, parce que le Tasse est son rival ; lisez : Le Prince de Mantoue défend les deux coupables, quoiqu’il sache que le Tasse est son rival

Journal des débats et des décrets, 8 thermidor an 11 [27 juillet 1803], p. 2-4 :

[Une très belle exécution en règle de la pièce, dont rien ne peut être sauvé, ni l’intrigue, ni les personnages, ni même les interprètes (mais ils ont l’excuse de la faiblesse de la pièce). On voit clairement les présupposés idéologiques du critique, hostile aux idées révolutionnaires comme à l’héritage des philosophes du siècle précédent. Très clairement, il souligne le déclin de la société.]

Théâtre Français de la République.

Le Tasse et Léonore.

(Seconde représentation.)

Une mauvaise tragédie qu'on siffle ce n'est rien ; on peut même dire que c'est un bien, puisque c'est un acte de justice  :mais une mauvaise tragédie qu’on applaudit, c'est un grand mal : le Tasse a été plus heureux que sage à sa seconde apparition sur la scène, au lieu d'être hué comme un fou, il a été fêté comme un grand homme : son triomphe même ne portoit aucun signe de cabale : les spectateurs de bonne foi paroissoient admirer pieusement les sottises qu'on leur débitoit.

Depuis la chute éclatante d’Isule et Orovèse, le goût a fait sans doute de grands progrès ; le moment de la justice et de la gloire est arrivé pour M. le Mercier ; le succès du Barde italien semble garantir celui du Druide gaulois. Assurément Orovèse: n'est pas plus fou, plus ridiculement amoureux que le Tasse, et la dévote Isule n'est pas plus extravagante et plus insipide que Léonore la dévergondée.

Lorsque dans une tragédie l’art seul est violé, quand on n’y trouve que de mauvais vers ; des platitudes et du-galimatias, bagatelle ; on peut en rire ; mais quand elle choque toutes les bienséances, quand elle canonise les passions les plus honteuses quand elle est pleine d’idées fausses et de sophismes perturbateurs de l'ordre, les applaudissemens qu'on lui prodigue corrompent l’esprit public ; ils outragent la morale autant que le goût, deux objets liés ensemble plus intimement qu'on ne pense : les mauvaises mœurs, comme le mauvais goût, sont le résultat d'un esprit et d'un cœur dépravé.

Que le duc de Ferrare soit présenté dans la pièce comme un automate qu'on fait mouvoir à droite et à gauche, ce n'est qu'un ridicule en littérature ; en politique, c'est même un exemple utile des maux que peut entraîner la foiblesse du souverain ; mais qu'on travestisse le prince de Mantoue en déclamateur bannal, en aboyeur du coin ; qu'on le fasse pérorer comme un sophiste, et agir comme un sot, c’est un inconvénient grave, quand les impertinences qu’on lui prête sont de nature à flatter et à tromper le vulgaire.

La première scène est une thèse que soutient le prince philosophe contre le premier ministre de la cour de Ferrare : il s'agit de prouver que les grands poètes sont égaux ou même supérieurs aux héros qu'ils chantent, et par conséquent que le Tasse vaut autant et peut-être mieux que le duc de Ferrare : c'est le duc de Ferrure lui-même qui préside à la thèse ; il a l'air de n'y rien entendre : c'est ce qui pouvoit lui arriver de plus heureux et beaucoup de présidens de thèses publiques ont eu ce bonheur-là.

Que les poètes se vantent dans leurs épopées et s'égalent même aux dieux, c'est une vanité reçue que l'on excuse en faveur de l'enthousiasme : mais jamais dans le cabinet d’un souverain, pareille question fût-elle débattue entre un prince et un ministre ; n'est-ce pas là tout-à-la-fois le comble du ridicule et de l’impudence ? Egaler les poètes aux héros, c'est égaler les paroles aux actions, les vertus aux talens, les grands faiseurs aux grands diseurs : les qualités éminentes qui forment les grands hommes sont d'un ordre bien supérieur à celles qui forment les bons écrivains ; elles intéressent bien plus la société et l'humanité. Le courage, la patience, la pénétration, l'activité, la profondeur, la générosité, annoncent toujours une âme élevée : l'esprit et le talent se trouvent quelquefois dans les cœurs les plus bas et les plus vils ; nous avons vu d'assez bons orateurs, d'assez bons poètes qui n'en étoient pas moins personnellement les plus méprisables de tous les hommes et les personnages les plus ridicules aux yeux de la raison.

Le héros peut se passer des poètes ; Alexandre et Jules Céssr n'en sont pas moins illustres pour n'avoir point été chantés par les Troubadours de leur temps ; mais les poètes ne peuvent se passer des héris : quelle énorme distance entre 1e grand Henry et l'auteur de la Henriade ! Les vertus et le génie des grands hommes influent sur le sort du monde ; les vers des meilleurs poètes ne servent qu'à l'amusement de quelques oisifs ; trop souvent ils amollissent les mœurs, égarent et corrompent leur siècle. Si on élève si haut les poètes, bientôt les peintres, les sculpteurs et même les musiciens marcheront de pair avec les conquérans, avec les chefs des nations ; un croque-sol ne le cédera point à un empereur romain : quel bouleversement de toutes les idées saines, de toutes les convenances sociales •

Ce fanatisme risible et dangereux s'est établi depuis qu'un orgueil extravagant a précipité une secte de conspirateurs littéraires dans des systèmes funestes à l'humanité ; depuis que de vains discoureurs et de faux savans ont prétendu gouverner l'univers et nous donner pour des constitutions immuables les rêves creux de leurs petites cervelles ; c'est à cette époque que les poètes ont prétendu s'asseoir à côté des héros ; mais cette prétention doit s'évanouir, aujourd'hui sur-tout, où nous avons un héros comparable à tous les grands hommes anciens et modernes, tandis que nous n’avons pas un poète capable de le chanter.

Ce qui est fort curieux, c'est que cette thèse sur la noblesse et l’importance des auteurs, laquelle fait l'ouverture de la tragédie, en fait aussi la clôture ; la discussion continue an dernier acte : le prince de Mantoue bat le duc de Ferrare, très-mauvais dialecticien : la conclusion est que le Tasse, poète à moitié fou, est un très-digne beau-frère et même un très-digne successeur du duc de Ferrare : en effet si l'on en juge par le caractère de ce duc dans la pièce, ils pourroient bien être pour le gouvernement des affaires aussi fous l'un que l'autre.

II faut convenir que M. Cicile a prodigieusement dégradé la philosophie libérale et la générosité du prince de Mantoue lorsqu’il lui prête l'ignoble dessein d'épouser une femme notée et diffamée à la cour par sa folle passion pour un autre homme si fort au-dessous d'elle : je ne conçois pas comment la délicatesse du public n'a pas été révoltée d'une pareille bassesse ; un artisan, un villageois auroit sur cet article plus de scrupules que le prince : mais les philosophes sont au-dessus de ces minuties : le philosophe Trissotin, dans les Femmes savantes, n'est point arrêté par la déclaration très-précise que lui fait Henriette de son amour pour un autre :

Un tel discours n'a rien dont je sois attéré :
A tous événemens le sage est préparé ;
Guéri par la raison des foiblesses vulgaires,
Il se met an-dessus de ces sortes d'affaires.

Ainsi pense, ainsi fait le prince Trissotin de Mantoue : il y a même apparence qu'après son mariage avec Léonore, il se propose d'appeler à sa cour le grand Tasse, pour être l’ami du prince et le consolateur de la princesse : toute sa conduite, dans la pièce, prouve qu'il est capable d’une pareille générosité.

Quant au père gardien de l'hôpital des fous, dont le poète a jugé à propos de faire un Mercure, ce bon religieux ne peut pas être appelé l'ami du prince, quoiqu'il en fasse les fonctions, car le Tasse est un triste prince ; mais il est ici l'ami de la princesse.

Comment expliquer dans les spectateurs cet oubli profond, ce mépris des bienséances qui leur fait applaudir presque comme des vertus des bassesses déshonorantes ? Ce renversement de la morale est essentiellement le grand œuvre de la nouvelle doctrine : ériger le vice en vertu, c'est à quoi tendent les modernes, systèmes : voilà les suites inévitable de l'esprit faux et des idées fausses que l'on puise dans une mauvaise éducation : depuis trente ans, tous les jeunes gens font leurs études dans les écrits de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau ; ces deux écrivains ne sont propres qu'à remplir la tête de chimères et le cœur de passions funestes.

N'est-ce pas insulter à la crédulité publique, que de mettre un pompeux galimatias de sentiment et de vertu dans la bouche d'une fille abandonnée, qui va la nuit avec un moine pour voir son amant enfermé aux Petites-Maisons ? La princesse seroit bien digne d'y rester : le ministre Monsini a bien raison de se moquer d'elle quand elle lui parle de sa vertu au moment où il la surprend dans une telle équipée. On a fait un scélérat de ce ministre, parce que le besoin du poète l'exigeait ; mais par malheur, ce scélérat est le seul homme sensé de la- pièce, le seul qui raisonne bien ; j'en excepte cependant la haute extravagance avec laquelle il accepte le cartel d’un fou ; mais on ne savoit plus que faire de ce Monsini, il fallait bien le faire tuer, pour ériger le poète en preux chevalier.

Mlle Flenry est toujours également fade, languissante et monotone dans le rôle de Léonore : Saint-Prix, dans celui du père Gardien a le ton piteux, froid et misérable : Lafond n'est bon que dans quelques situations, où la folie est du moins excnsée par la passion ; mais lorsque le Tasse est sorti de prison et qu'il s'obstine à tourmenter Léonore qu'il ne peut épouser, que ce n'est. plus qu'un enragé, qui n'a rien de commun avec le sentiment ; et son costume lui donne l’air d’un échappé de Bicêtre ; Lekain lui-même eût échoué dans un si mauvais rôle ! Le parterre a demandé de nouveau l'auteur ; il a demanda aussi Lafond et Damas, lesquels par une galanterie digne des plus courtois chevaliers ont amené avec eux Mlle Fleury confuse d'un honneur qu'elle avoit si peu mérité.

Je sais fâché de voir 1e Théâtre Français se rapprocher du boulevard par les situations, les idées et le style : Le Tasse eût été un excellent mélodrame à la porte Saint-Martin ; mais sur la scène nationale il insulte les mânes de Corneille et de Racine ; pour bien écrire il faut savoir penser, et sur-tout pour composer un ouvrage aussi difficile qu'une tragédie, il faut avoir une grande provision de sentiment nobles, d'idées justes et saines ; il faut connoître le cœur humain, et savoir donner à chaque caractère les traits qui lui sont propres : je ne vois dans ce croquis infirme que les rêves d'un malade ; s'il s'établit une fois une connivence secrète entre les spectateurs et les acteurs, entre les juges et les parties, si l'ignorance du parterre se met de niveau avec la médiocrité des poètes, tout est perdu par cet équilibre : quoique tous les personnages de la pièce nouvelle soient des fous, si son succès se soutient, on pourra dire que les plus grands fous ne sont pas sur la scène.

La Décade philosophique, littéraire et politique, an xi, IVme trimestre, n° 34, 10 fructidor, p. 436-437 :

[Article repris dans le Nouvel Esprit des journaux français et étrangers, tome premier, vendémiaire an XII [septembre 1803], p. 227-229.

La pièce met en scène un épisode de la vie du grand poète. Le critique considère qu’on ne peut trouver dans ce sujet «  aucune conception tragique ni dramatique, aucun intérêt possible » en raison de la folie du Tasse. Le style de la pièce a été vivement critiqué, mais le compte rendu signale qu’elle comporte tout de « quelques morceaux bien faits, écrits avec élégance et même avec chaleur ». La fin de l’article est consacrée à l’opinion de Geoffroy, qui a l’idée étrange de considérer que la sanction dont le Tasse est victime est juste, parce qu’« un prince avait le droit divin de se croire déshonoré par l'alliance d'un homme de génie ». Le critique multiplie les exemples pour mettre à bas une telle opinion.]

Théâtre Français, rue de la Loi.

Le Tasse , drame en cinq actes, en vers.

Tout le monde connaît l'anecdote historique des malheurs du Tasse, victime d'une passion malheureuse pour Eléonore, fille du duc de Ferrare, passion qui lui coûta la raison et la vie, et à nous peut-être la perte de quelques excellens ouvrages.

Le C. Cicile a cru que le tableau du malheur d'un grand homme ferait naître l'attendrissement : il n'a pas réfléchi que l'aliénation totale de l'esprit remet par malheur le talent même au niveau de la sottise ; que du moment où la limite physique presqu'insensible qui sépare peut-être l'exaltation du génie de la perte de la raison est franchie, le grand homme n'est plus ; que, surtout après vingt ans, il est invraisemblable de faire cesser ce délire comme par magie ; qu'il est affreux de ne faire sortir le Tasse de son premier état d'aberration que pour le rendre presqu'enragé, et le faire mourir dans cet état déplorable. Il n'y a sous ce rapport aucune conception tragique ni dramatique, aucun intérêt possible.

Le style n'est pas aussi mauvais que la plupart des censeurs l'ont assure. On y trouve des négligences, d'autant plus impardonnables à la vérité, qu'on ne saurait avoir pour excuse la précipitation de la publicité ; mais on n'a pas assez rendu justice à quelques morceaux bien faits, écrits avec élégance et même avec chaleur.

L'opinion la plus vraiment curieuse que ce drame ait fait émettre à ses censeurs, c'est celle de l'Hypercritique qui, dans sa sainte rage contre les poètes et la poésie, a consacré un feuilleton tout entier à prouver qu'un prince avait le droit divin de se croire déshonoré par l'alliance d'un homme de génie, et qu'il serait souverainement indécent qu'un grand poëte se crût l'égal d'un héros, et notez bien qu'il désigne le héros de manière à faire bien entendre qu'il parle d'un héros guerrier et conquérant : comme si le talent dévastateur d'un Gengis ou d'un Alexandre, ou d'un Attila, par exemple, pouvait contribuer au bonheur du monde avec autant d'efficacité que le talent de l'homme instruit et pacifique qui l'éclaire ou le console ; comme si Achille ne devait pas toute sa gloire à Homère, et Alexandre la sienne a Quinte-Curce ; comme si nous n'admirions pas encore plus le génie de César par la lecture de ses Commentaires que par l'éclat de son épée.

La basse et vile adulation oserait-elle espérer de faire sa cour au génie en dépréciant le génie ? Pourquoi ces parallèles maladroits ? celui qui ose les faire ne connaît ni celui qu'il veut flatter, ni ceux qu'il veut inutilement abaisser ; leur langue lui est étrangère, de quel droit veut-il la parler ? Le génie et le talent savent rendre un hommage légitime, mais sans bassesse ; il en est plus flatteur et mieux assaisonné. Le poète enflâme le héros, et le héros embrase le poète. Le grand Condé pleurait aux vers du grand Corneille, et Condé avait le bon esprit de se croire plus grand lorsque Corneille le chantait.... Mais revenons aux spectacles et ne rappelons pas un misérable paradoxe que l'indignation seule pouvait craindre de ne pas voir assez tôt oublié.

L'Hypercritique, c'est bien sûr l'illustre Geoffroy, qui s'était attaqué avec un certain acharnement à la pièce de Cicile : il a consacré à la pièce trois feuilletons, les 25, 26 et 27 juillet...

Mercure de France, littéraire et politique, tome quatorzième (an XII), n° CXXII (6 Brumaire an 12, samedi 29 octobre 1803), p. 271-275:

Théâtre Français.

Le Tasse, avec des changemens,

Drame historique, en cinq actes et en vers, par M. Cicile.

Le lieu de la naissance du Tasse fut enveloppé d’une obscurité presqu’égale à celle qui couvre encore le berceau d’Homère(1). Comme Ovide, il encourut, dit-on, la disgrâce du prince par un amour indiscret. Enfin, comme Voltaire, il est mort dans les bras de la gloire, au moment où on allait le couronner au Capitole. On voit que sa vie pourrait fournir la matière d'un roman ; on en a fait un drame, ce qui est à-peu-près la même chose.

Alfonse , duc de Ferrare , a fait enfermer le Tasse , qui avait osé porter ses vœux jusqu'à Léonore, sœur de son souverain, et même s'en faire aimer. La jalousie de Mancini, premier ministre d'Alfonse, et rival secret du Tasse, n'a pas peu contribué à son emprisonnement. Le prince de Mantoue, qui vient épouser Léonore, et qu'on s'est bien gardé d'instruire des causes de la réclusion du poète, demande instamment sa liberté, et l'obtient, au grand regret de Mancini. Alfonse lui-même ne cède que malgré lui, mais il n'a pu résister à la logique pressante et à l'éloquence du princ , qui a été aussi fort goûtée du parterre, lorsque, voulant prouver que le poète est au moins l'égal du héros, il s'écrie :

Et leurs noms réunis dans la postérité,
S'élèvent l'un par l'autre à l'immortalité.

Ce lieu commun a fait fortune, et l'on a également applaudi les vers suivans :

Ne connaissez-vous pas, trop long-temps impunie,
Les poisons que répand l'affreuse calomnie ?
Son trait persécuteur et dans l'ombre caché,
Sur les pas du grand homme est toujours attaché.

On a paru vivement sentir la beauté de cette inversion, et le mérite de la métaphore si neuve d'un trait qui s'attache sur des pas.

Au deuxième acte, tandis que Léonore, toujours éprise du.Tasse, exprime son horreur pour l'hymen qui-se prépare, le père gardien de l'Hôpital des fous vient lui apprendre la folie de son amant ; il vous croit morte, dit-il; il s'imagine voir votre tombeau dans le mausolée d'une jeune princesse, qui a voulu reposer dam cet hospice fondé par ses aïeux. Il m'a fait ]a confidence de son amour et du vôtre ; j'ai l'ame trop sensible pour vous en faire un crime,

Et malheur au cœur dur qui, du pied des autels,
Exige des vertus au-dessus des mortels.

Le résultat de cette entrevue est de déterminer la princesse à se rendre de nuit à l'hospice qui renferme son amant, pour essayer, par sa présence, à lui rendre la raison. La morale commode du père gardien et la décence de son rôle, lui ont concilié la bienveillance des spectateurs, et, à plusieurs reprises, il a été couvert de bravos.

La scène change et représente un cloître et un tombeau, auprès duquel le Tasse est couché.

.    .    .    .    .    .    .    Immobile, étendu,
Avec le mausolée il parait confondu.

Au reste, sa folie lui inspire d'assez, mauvais vers; il s'écrie :

O funeste présent que celui d'un cœur tendre !
L'amour qu'elle inspirait vint enfin la surprendre.
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
A son aspect sacré la terre était plus belle,
Et déjà dans les cieux on croyait l'adorer.

Léonore , guidée par le moine, interrompt enfin ce galimatias, et le Tasse, en touchant sa main, recouvre la raison. Cette situation ne seroit pas dépourvue d'intérêt, si elle n'était pas si invraisemblable et si contraire à toutes les lois de la bienséance.

Mancini vient les surprendre ; son premier mouvement est de faire mettre son rival aux fers, et il finit, on ne sait pas pourquoi, par accepter un combat singulier que le Tasse lui propose. Ce combat rappelle trop celui de Fayel et de Coucy, et est bien moins vraisemblable. Fayel est chevalier, et se bat contre son égal ; mais un italien jaloux, et tel qu'on dépeint Mancini, ne doit pas remettre au sort des armes une vengeance dont il peut assurer l'effet sans courir aucun risque. Il est inutile de dire que le ministre succombe. Son vainqueur n'a d'autre moyen de se dérober au courroux d'Alfonse, que de se jeter dans les bras du duc de Mautoue ; et ce généreux rival, quoiqu'instruit de la passion de Léonore, n'hésite pas à demander la grâce de son amant. Alfonse , qui est bon prince, depuis sur-tout qu'il n'est plus mené par son ministre, cède à sa prière; mais il persiste à vouloir lui faire épouser sa sœur. Le duc, dont la passion est beaucoup refroidie, ne se sent plus assez de courage pour achever cet hymen ; il renonce à Léonore, et cet effort magnanime détermine le Tasse à l'imiter. Ce nouveau dénouement, assez semblable à celui de Bérénice, est sans doute bien moins ridicule que le premier où Alfonse faisait la folie de consentir au mariage de sa sœur avec le Tasse, et où le poète, au moment d'épouser sa maîtresse, venait s’évanouir et mourir sur la scène. Mais, en faisant disparaître une partie des absurdités de sa pièce, l'auteur n'a pu corriger le vice radical d'un sujet mal choisi, et d'un plan encore plus mal conçu. Ces défauts, joints à la faiblesse et à l'incorrection de son style, et sur-tout à l'inconvenance des discours qu'il met dans la bouche de ses personnages, nous prouvent jusqu'à l'évidence qu'il n'est pas né pour la carrière tragique.

Nous devons cependant dire que cette pièce a été applaudie autant qu'elle pouvait l'être, vu le petit nombre des spectateurs. A la vivacité des applaudissemens, on aurait dit que l'auteur ne comptait parmi eux que des amis. C'est la seconde fois qu'il esquive la chute ; et il est probable qu'il en sera encore quitte, au bout de deux ou trois représentations, pour mourir incognito et sans bruit, malgré la chaleur du débit de Damas dans le rôle du duc de Mantoue, et le vrai talent avec lequel Lafond rend la folie amoureuse du Tasse.

Dans la rubrique nécrologique qu’il consacre à Cicile (ou Cécile), le Nouvel Almanach des Muses pour l’an grégorien 1811 (dixième année de la collection), p. 242-243,présente ainsi la pièce :

Le Tasse, tragédie en cinq actes et en vers, représentée sur le Théâtre-Français le 4 thermidor an XI. Cet ouvrage n'ayant pas réussi, l'auteur le reproduisit quelque tems après, avec des changemens sous le titre de drame historique. Cette pièce n'est pas imprimée ; on en trouve l'analyse dans le Mercure du 6 brumaire an XII.

Malgré ses nouveaux efforts pour perfectionner son ouvrage, M. Cécile ne put obtenir les suffrages du public. Le chagrin qu'il eut lui dérangea le cerveau ; et l'auteur qui avait voulu peindre la folie du Tasse, fut lui-même attaqué de cette maladie, et mourut à Charenton en 1804.

(1) L’opinion la plus généralement reçue est que le Tasse naquit en 1544 à Sorrento, petite ville à dix-huit milles de Naples; que la critique injuste que fit de son poëme la célèbre Académie della Crusca, lui fut sensible au point de faire dégénérer en folie une maladie de bile à laquelle il était sujet depuis son enfance; et que, sorti des prisons de Ferrare, où sa folie et peut-être quelqu’autre cause l’avait fait renfermer, il vint mourir à Rome en 1595, avant l’âge où Milton composa son Paradis perdu.

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