Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.
Amour.
Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 67-71 :
AMOUR. Cette passion est devenue, sur-tout parmi les Modernes, l'ame de tous les Théâtres, Tragédies, Comédies, Opéra ; elle s'est emparée de tout. Voyons par quels degrés elle y est parvenue, & examinons-la successivement dans la Tragédie , la Comédie & la Tragédie Lyrique.
Les Anciens n’ont presque pas mis d'Amour dans leurs Tragédies. Phèdre est presque la seule Piéce de l'antiquité, où l'Amour joue un grand rôle, & soit vraiment Théâtral. Dans Alceste, il est plutôt un devoir qu'une passion. Les Grecs ne se sont jamais avisés de faire entrer l'Amour dans des sujets aussi terribles qu'Edipe, Electre, Iphigénie en Tauride ; de plus, ils n'avoient point de Comédiennes. Les rôles de femmes étoient joués par des hommes masqués, & il semble que l'Amour eût été ridicule dans leur bouche.
Chez les Romains , il n'occupa guères que la Scène Comique. Il est étonnant que la Didon de Virgile n'ait point appris aux Poëtes combien l'Amour pourroit devenir terrible & théâtral. Peut-être l’étoit-il dans la Médée d'Ovide, si l'on en juge par son grand succès, & sur-tout par la maniere dont il a traité cette passion dans plusieurs endroits des Métamorphoses. L'Episode de Myrrha & de Cynire, est un modèle que Racine a imité dans Phèdre, & sur-tout dans la confidence de Phèdre à Enone. Le peu d'amour qui se trouve dans les Piéces de Sénéque, est froid & déclamateur. Le Cid Espagnol fut la premiere Piéce parmi les Modernes , où l'Amour fut digne de la Scène Tragique. C'est là que Corneille apprit le grand Art de l'opposer au devoir, & créa un nouveau genre de Tragédie. Mais ce grand homme ayant depuis contracté l'habitude de le faire entrer dans des intrigues peu Dramatiques, où même il ne tenoit que le second rang, il devint languissant & froid. Enfin Racine parut, & Hermione, Roxane & Phèdre apprirent à l'Europe comment il falloit traiter l Amour.
Les grands effets qu'il produisit au Théâtre firent croire qu'une Piéce ne pouvoit s'y soutenir sans lui. On le fit entrer dans des sujets où il étoit absolument étranger. Corneille, dans ses discours sur l'Art Dramatique, recommande de ne donner à l'Amour que la seconde place, & de céder la premiere aux autres passions. Fontenelle, intéressé à étendre les principes de son oncle, fit de cet usage un précepte dans sa Poétique. Racine n’avoit rien écrit : on crut Fontenelle appuyé du grand nom de son oncle. Dès-lors, l'on ne vit plus sur la Scène Tragique que de fades Romans dialogués ; & des Auteurs qui sembloient n'avoir pas besoin de cette ressource, le firent entrer dans des sujets où il étoit absolument étranger. Enfin M. de Voltaire, après avoir, malgré lui, payé le tribut au goût de son siécle dans Edipe, fit voir dans Zaïre, Alzire, Adélaïde, &c. que l'Amour au Théâtre doit être terrible, passîonné, accompagné de remords ; qu'il doit sur-tout avoir la premiere place. II faut, ou que l'Amour conduise aux malheurs & aux crimes pour faire voir combien il est dangereux, ou que la vertu en triomphe pour montrer qu'il n'est pas invincible. Sans cela , ce n'est plus qu'un amour d'Eglogue ou de Comédie.
Si vous êtes forcé de ne lui donner que la seconde place, alors imitez Racine dans l'art difficile de le rendre intéressant par des développemens délicats du cœur humain , par des nuances fines, & fur-tout par un style correct & soutenu.
Pour que l'Amour soit intéressant, il faut que le Spectateur le suppose au comble, que ce sentiment subsiste depuis long-tems, qu'il ne soit pas né devant lui, comme dans les Piéces de la Grange-Chancel & de quelques autres, où des Princesses deviennent amoureuses, pour avoir vu le Héros un moment. II faut que l'on n'aime pas une femme uniquement pour sa beauté.
On a remarqué qu'on ne s'intéresse jamais sur la Scène, à un Amant qu'on est sûr qui fera rebuté. Pourquoi Oreste intéresse t-il dans Andromaque ? C'est que Racine a eu le grand art de faire espérer qu'Oreste seroit aimé. Un Amant toujours rebuté par sa Maîtresse, l’est toujours par le Spectateur, à moins qu'il ne respire la fureur de la vengeance.
On ne s'intéresse jamais non-plus aux Amans fidèles sans succès & sans espoir, qui, comme Antiochus dans Bérénice, disent :
Je pars fidèle encor quand je n'espere plus.
C'étoit une idée, prise dans la galanterie ridicule du quinzieme & du seizieme siécle. Voyez Galanterie.
II y a des Personnages qu'il ne faut jamais représenter amoureux ; les grands hommes, comme Alexandre, César, Scipion, Caton, Cicéron, parce que c'est les avilir ; & les méchans hommes, parce que l'amour, dans une ame féroce, ne peut jamais être qu'une passion grossière qui révolte au lieu de toucher, à moins qu'un tel caractère ne soit attendri & change par une passion qui le subjugue.
Si vous introduisez un Ambitieux qui soit obligé de parler d'amour , qu'il en parle conformément à son caractère : voyez Ambition : qu'il fasse servir même l’Amour à ses desseins, comme Assur ; Catilina, dans Rome Sauvée. Sur-tout qu'il ne vienne point parler de son amour, après qu'il vient de commettre quelque crime, moins par amour que par ambition. Si un Oreste fait un si grand effet quand il revient devant Hermione après avoir assassiné Pyrrhus par ses ordres, c'est qu'il a été aveuglé par l'amour, & qu'il va être déchiré de remords.
Que la passion du Héros paroisse dans tous ses discours & dans toutes ses actions ; mais qu'il ne soit jamais discoureur d'amour, comme dans les Piéces du grand Corneille & de son frere.
Une Scène d'Amans contents, doit passer fort vîte ; & une Scène d'Amans malheureux qui appuient sur toutes les circonstances de leur malheur, peut être assez longue, sans ennuyer. La curiosité n'a plus rien à faire avec des gens heureux ; elle les abandonne, à moins qu'elle n'ait lieu de prévoir qu'ils retomberont bientôt dans le malheur. Alors ce contraste diversifie très-agréablement le Spectacle qu'on offre à l'esprit & les passions qui agitent le cœur.
[Malgré le renvoi en cours d’article, il n’y a pas d’article Galanterie dans le Dictionnaire dramatique.]
Références :
Pièces :
Guillen de Castro, les Jeunesses du Cid (dont Corneille s’est inspiré).
Corneille, le Cid.
Euripide, Iphigénie en Tauride.
La Grange-Chancel (François-Joseph de, 1677-1758) (les princesses tombent amoureuses à la seule vue du Héros).
Ovide, Médae (pièce perdue).
Racine, Andromaque (Hermione).
Racine, Bajazet (Roxane).
Racine, Bérénice (Antiochus amant rebuté, et qui ne suscite pas l’intérêt).
Racine Phèdre.
Sénèque (peu d’amour dans ses pièces).
Sophocle, Electre.
Sophocle, Œdipe roi et Œdipe à Colone.
Voltaire, Adélaïde du Guesclin.
Voltaire, Alzire.
Voltaire, Œdipe.
Voltaire, Rome sauvée
Voltaire, Sémiramis (1748).
Voltaire, Zaïre.
Critique littéraire :
Corneille, Discours sur l’art dramatique (l’amour doit être à la seconde place).
Fontenelle, Réflexions sur la Poétique (qui reprend l’opinion de Corneille sur la place de l’amour dans la tragédie).
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