Délibérations

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Délibérations.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 348-352 :

DÉLIBÉRATIONS. On entend ici par le mot de Délibérations, non pas ces incertitudes où se livre un Personnage combattu par les divers mouvemens de sa passion, comme le Monologue, où Rodrigue balance entre son amour & son devoir ; celui où Emilie délibere entre le péril où elle expose Cinna ; la Scène où Auguste est incertain de ce qu'il doit faire dans la derniere Conjuration dont son Favori s'étoit rendu le Chef, &c. Ce sont des combats du cœur , les discours y sont impétueux, animés ; tout y porte le caractère théâtral ; & ils sont l'ame de la Tragédie. Voyez Combats du cœur.

On parle ici de ces Délibérations sur une question importance qui intéresse le sort d'un Empire, ou même de l'humanité : telle est celle d'Auguste, lorsqu'il veut quitter l'Empire. Telle est celle où Ptolomée examine s'il doit recevoir Pompée ou lui donner la mort. On peut citer encore la Scène où Mithridate propose à ses enfans le dessein d'aller porter la guerre en Italie : celle où Mahomet propose à Zopire de le servir dans ses desseins s'il veut recevoir ses enfans. Quoique dans ces deux dernieres Piéces le principal Personnage soit décidé sur le parti qu'il doit prendre, cependant il éprouve de si grandes contradictions du Personnage avec qui il est en Scène, qu'on peut regarder ces morceaux comme de vraies Délibérations.

Observons que ces Scènes sont dangereuses au Théâtre, & qu'il ne faut les y mettre qu'avec beaucoup de précautions.

La premiere condition est que le sujet soit grand, illustre & extraordinaire. Il faut ensuite que le motif d'une Délibération, mise sur la Scène, soit pressant & nécessaire.

II faut que les raisonnemens répondent à la grandeur du sujet.

II ne faut jamais attendre que le Théâtre soit dans la chaleur & l'activité de l'intrigue, pour faire ces Délibérations, parce qu’elles la rallentissent & en étouffent les beautés. Le second Acte, ou tout au plus le commencement du troisième, paroissent en être la place naturelle. II y en a cependant qui ouvrent la Scène ; telle est celle de Brutus, où l'on examine s'il faut recevoir ou non l' Ambassadeur de Tarquin : mais cette Délibération n'étant pas en elle-même d'une extrême importance, & n'occupant pas la Scène entiere, ne conclut rien contre la régle que nous venons d'établir. Celle d'Auguste est au second Acte ; celle de Mahomet au second Acte ; celle de Mithridate au commencement du troisième.

Mais la condition la plus nécessaire, c'est que la Délibération même soit tellement attachée au sujet, & ceux qui donnent conseil, si fort intéressés en ce qu'ils proposent, que les Spectateurs brûlent d'envie d'en connoître les sentimens. II faut, de plus, que le parti qu'on prendra ait de l'influence sur tout le reste de la Piéce.

La Délibération d'Auguste remplit toutes ces conditions : elle est importante ; elle intéresse tout l'Univers connu. Elle saisit le Spectateur informé de la haine d'Emilie, de l'amour de Cinna, de la conspiration faite contre l'Empereur. On veut savoir ce que diront Cinna & Maxime, quel parti ils prendront : ils deviennent des Acteurs intéressans ; & quand on voit ces deux traîtres chargés de nouveaux bienfaits de l'Empereur, l'incertitude du Spectateur & l'intérêt redoublent encore. Il n'en est pas de même de celle de Pompée ; elle n'est pas nécessaire à l'action. Ptolomée pouvoit délibérer en son cabinet s'il recevroit Pompée, ou s'il lui donneroit la mort, & rentrer en apprenant au Spectateur le parti qu'il avoit pris.

Racine a bien senti la nécessité de lier ces sortes de Scènes à l'action. Il commence par préparer avec soin la proposition dé Mithridate. A peine le Héros est-il arrivé, qu'il dit un mot de son projet à ses enfans :

Tout vaincu que je suis & voisin du naufrage,
Je médite un dessein digne de mon courage ;
Vous en serez tantôt instruits plus amplement.

Ecoutons ce grand homme lui même. « Cette entreprise (de descendre en Italie) fut en partie cause de sa mort, qui est l’action de ma Tragédie. J'ai encore lié ce dessein de plus près à mon sujet. Je m'en suis servi pour faire connoître à Mithridate les secrets sentimens de ses deux fils. »

On ne peut prendre trop de précaution pour ne rien mettre sur le Théâtre qui ne soit très-nécessaire, & les plus belles Scènes sont en danger d'ennuyer, du moment qu'on peut les séparer de l’action, & qu'elles l'interrompent au lieu de la conduire vers sa fin.

C'est ce qu'on peut reprocher à la belle Scène de l’entrevue de Sertorius & de Pompée, qui ne produit rien dans la Piéce. Si elle faisoit naître, dit M. de Voltaire, la conspiration, ou quelqu'intrigue intéressante & terrible, elle eût été une beauté tragique ; au lieu qu'elle n'est qu'une beauté de Dialogue.

Celle de Brutus est intéressante, en ce qu'elle a de l'effet sur le reste de la Piéce. C'est Brutus même, qui veut qu'on reçoive l'Ambassadeur de Tarquin, & qui, par-là, prépare la séduction & la mort de son fils.

Celle de Mahomet est de la plus grande importance : elle sert à développer les projets d'un ambitieux qui veut donner de nouvelles loix & une nouvelle Religion à l'Univers. Elle est d'ailleurs intimement liée à l'action. Zopire, en refusant la proposition de Mahomet, l'irrite par sa fermeté & le met dans le cas d'écouter l'avis d'Omar, qui lui conseille de faire périr Zopire par Séide ; & de plus, prépare la reconnoissance, en apprenant à Zopire, que ses enfans vivent encore.

On cite encore, dans Corneille, la Délibération où Attila examine s'il doit se joindre aux François pour achever d'accabler l'Empire Romain, ou défendre l'Empire Romain contre les François. Cette Scène est encore une beauté de Dialogue, plutôt qu'une beauté dramatique : mais son plus grand défaut est d'être dans une Piéce dépourvue d'intérêt.

Le Poëte, dans les Délibérations, doit chercher à se ménager de grands tableaux, tels qu'on en voit dans la Scène de Mahomet & de Zopire. Ils doivent être suivis, s'il est possible, d'un Dialogue vif & preste, pour réveiller le Spectateur, qui a prêté une longue attention aux projets du principal Personnage.

Références :

Pièces :

Corneille, Attila, acte 3, scène 1 : Attila doit-il sauver l’Empire romain, ou l’accabler ? Plus une beauté de dialogue qu’une beauté dramatique (et elle est dans une pièce « dépourvue d’intérêt).

Corneille, Cinna, acte 4, scène 2 (monologue d’Auguste) ; la délibération d’Auguste se demandant s’il va quitter le pouvoir est un exemple de délibération sur un sujet capital. Elle redouble l’intérêt.

Corneille, la Mort de Pompée, acte 1, scène 1 :Ptolomée se demande s’il doit recevoir Pompée ou le tuer. Bel exemple de délibération. N’étant pas nécessaire à l’action, elle peut se situer à l’acte 1.

Corneille, Sertorius, acte 3, scène 1 : l’entrevue de Sertorius et de Pompée est une très belle scène, mais elle ne produit rien dans la pièce.

Racine, Mithridate, acte 3, scène 1 : Mithridate propose à ses enfants de porter la guerre en Italie. Bel exemple de délibération. Cette délibération a été préparée à l’acte 2, scène 2 (vers 431 : « Je médite un dessein digne de mon courage »). Racine souligne lui-même le caractère nécessaire de cette délibération, qui instruit Mithridate des desseins de ses fils.

Voltaire, Brutus, acte 1, scène 1 : faut-il recevoir ou non l’ambassadeur de Tarquin ? Cette délibération, qui n’est pas d’une extrême importance, se trouve à l’acte 1, ce qui n’est pas habituel, les délibérations se trouvant plutôt à l’acte 2 ou au début de 3). Elle a pourtant un effet sur l’intrigue (elle prépare la mort du fils de Brutus).

Voltaire, le Fanatisme ou Mahomet le prophète, acte 2 scène 5 : Mahomet propose à Zopire de lui rendre ses enfants s’il collabore à l’action de Mahomet. Délibération importante : le refus de Zopire contribue à durcir le caractère de Mahomet.

Critique littéraire :

Racine commente la délibération de Mithridate avec ses fils dans la préface à la pièce.

Voltaire, dans ses Commentaires sur Corneille, affirme que l’entrevue de Sertorius et de Pompée (dans Sertorius) serait une beauté tragique si elle débouchait sur une action importante, mais comme elle ne produit rien dans la pièce, elle n’est qu’une beauté de dialogue.

Ajouter un commentaire

Anti-spam