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La Double épreuve, ou la Boiteuse et la borgne

La Double épreuve, ou la Boiteuse et la borgne, comédie en 3 actes en prose (par M. de Cubières-Palmézeaux). (Paris, Variétés du Palais-Royal, 1788 et 1789.)

La pièce figure dans les Œuvres dramatiques de Cubières-Palmézeaux, tome 3, où elle est précédée d'une préface où l'auteur dit que cette Double épreuve, dont Cubières-Palmézeaux dit dans la préface qui précède la pièce qu'elle « n'est autre chose que l'Epreuve Singulière, ou la Jambe de bois, publiée en 1786 dans le second volume de mon Théâtre moral » représentée le 16 décembre 1788 sur le théâtre des Variétés du Palais-Royal (les Variétés-Amusantes). Cette représentation, la seule que connaisse la base César, aurait été suivie d'une soixantaine d'autres représentations, grâce aux corrections apportées à la pièce par Dorfeuille, le directeur du théâtre.

La version imprimée dans les Œuvres dramatiques comporterait de nombreux changements différents de ceux de Dorfeuille. Cubières-Palmézeaux la résume ainsi (p. 148 :

La scène se passait à Londres, je la mets à Lyon. Mes acteurs étaient anglais, ils sont français par conséquent ; le sujet de cette bagatelle est un fait anecdotique assez connu. C'est un amant qui, pour plaire à sa maîtresse qu'il croit boiteuse, veut se faire couper une jambe. C'est à un anglais que j'avais attribué ce dévoûment héroïque ; mais, en y réfléchissant, j'ai cru qu'un Français bien amoureux pouvait en être susceptible. Il y a à Lyon un artiste d'un très-grand mérite, nommé M. Jambon, ce citoyen vertueux fait avec tant d'adresse des mains, des bras, des yeux et même des jambes artificielles, que ses ouvrages merveilleux égalent presque les créations de la nature. Je l'ai introduit dans ma pièce, non pas sous son propre nom, j'aurais craint de blesser sa modestie, mais sous celui de Giamboni qui lui ressemble beaucoup ; et pour dépayser encore plus le spectateur ou le lecteur, j'ai fait de cet artiste un docteur italien. M. Jambon est un ami de l'humanité à qui j'ai cru devoir rendre ce faible hommage, et c'est lui en partie qui est cause que j'ai transporté ma scène à Lyon.

En l'an 11, l'Epreuve singulière,ou la Jambe de bois a donné lieu à une polémique, « une petite querelle », entre l'auteur et J.-A. Jacquelin, que Cubières-Palmézeaux accuse de plagiat. Il s'agit d'une comédie vaudeville en un acte et en prose, l'Amour à l'anglaise, de Jacquelin et Rougemont. La polémique a pris la forme d'un échange de lettres entre Cubières-Palmézeaux et Jacquelin, d'abord dans les colonnes du Courrier des spectacles puis dans des lettres privées.

Première lettre, acressée au Courrier des spectacles qui la publie le 1.er prairial an 11 [21 mai 1803] :

Au Courier des Spectacles.

MESSIEURS,

J'ai publié en 1786 un ouvrage en deux volumes in-8., intitulé : Théâtre moral, ou Pièces dramatiques nouvelles. On trouve dans le second volume de cette collection une Comédie en trois actes, en prose, intitulée : l'Épreuve Singulière, ou la Jambe de bois, qui, du tems que messieurs Gaillard et Dorfeuille étaient directeurs du Théâtre de Variétés, y éprouva une chûte bien marquée. Il a paru depuis une comédie de M. Beraud, sous le titre de l’Extravagante ou la Boiteuse, qui est absolument calquée sur mon Épreuve Singulière. Je n'ai point fait de réclamation à ce sujet, parce que j'attache fort peu de prix à mes bagatelles dramatiques. Cependant il vient de paraître une troisième pièce intitulée : l'Amour à l'anglaise, comédie vaudeville en un acte en prose, de messieurs Jacquelin et Rougemont, qui ressemble encore plus que la Boiteuse, à mon Épreuve Singulière, et peut-être aurais-je tort de ne pas remercier ces messieurs de m'avoir emprunté non-seulement leur sujet, mais la plupart de leurs scènes et même de leurs expressions. Graces à leur talent pour embellir les idées d'autrui, ils m'ont fait obtenir sur le théâtre des Jeunes Élèves, de la rue de Thionville, un succès qui ne m'a rien coûté et auquel je n'aurais pas dû m'attendre. Ils ont semé dans leur pièce quelques arriettes et vaudevilles qui, à la vérité ne m'appartiennent pas, mais presque tout le reste m'appartient, la scène entr'autres du chirurgien avec le milord, et je les prie d'agréer dans cette lettre le témoignage de ma reconnaissance.

30 floreal, an Il.

Salut et estime

C. PALMÉZEAUX.

Deuxième lettre (réponse de Jacquelin à la lettre parue dans le Courrier des spectacles du jour) :

Au citoyen Palmézeaux,

Paris, 1.er prairial, an 11.          

C'est moi qui suis coupable, c'est moi qui proposai au citoyen Rougemont de faire l’Amour à l'anglaise ; vous ne tenez pas, dites-vous, à vos bagatelles dramatiques, quoique votre lettre semble prouver le contraire, je le crois ; lorsqu'on s'affiche pour être le zoile de Boileau, on ne peut avoir le désir de passer pour poète ; moi qui n'ai pas votre force d'esprit, je ne veux point passer pour plagiaire.

Le vaste champ de l'anecdote, comme celui de l'histoire, appartient à tout le monde ; je lisais, il y a quelque temps, les Délassemens de l'homme sensible, ou les Epreuves du Sentiment de Darnaud, je ne me rappelle pas bien lequel ouvrage : je trouvai dans son Amant anglais un sujet que je crus favorable à la scène et presque de circonstance dans l'état de situation présent : je le traitai ; à vingt-six ans on ne date pas de loin dans la connaissance du théâtre : vous avez fait, dites-vous, une Extravagante amoureuse aux Variétés, je l'ignorais, j'en jure devant Apollon qui, déjà se rit de mes sermens  ; ce que je savais, c'est que tout novissime vous aviez fait une Extravagance littéraire au Marais, lorsqu'on vole il faut tuer, a-t-on dit : si vous aviez lu ou vu la Phèdre de Racine, vous ne l'auriez pas refaite ; si j'avais lu ou vu votre Extravagance, je n'aurais pas entrepris mon ouvrage ; le vôtre est tombé (de votre aveu), tant pis pour vous, le mien a réussi (de votre aveu) tant mieux pour moi ; du reste, citoyen Palmézeaux, c'est moi qui vous ai la plus grande obligation de ce que vous voulez bien entretenir le public d'un petit ouvrage dont on parlait fort peu, peut-être cela engagera-t-il les directeurs des départemens à le monter.

Je suis bien aise aussi de saisir cette occasion de remercier les Jeunes Elèves qui ont joué ce Vaudeville d'une manière étonnante, et surtout St.-Edme, ainsi que mon ami Piccini qui a fait la charmante musique du rondeau de ce faible ouvrage. Si vous en avez encore quelqu'un qui soit tombé, dites-le moi, j'essayerai de le refaire, mais du moins ce sera avec connaissance de cause.

N'ayant pas le temps de voir mon collaborateur Rougemont, je vous écris, à mon nom, qui fut et sera toujours.

J.-A. JACQUELIN.

Troisième lettre (réponse de Cubières-Palmézeaux) :

A M. JACQUELIN.

Il y a deux jours, Monsieur, que j'ai écrit au Rédacteur du Courier des Spectacles pour vous remercier, ainsi que monsieur Rougemont, votre collaborateur, de ce que vous aviez puisé dans ma comédie intitulée : l'Épreuve Singulière, le sujet de votre Vaudeville en un acte, intitulé : l'Amour à l'anglaise. C'est le Rédacteur du Courier des Spectacles que j'ai rendu le dépositaire, non de mes plaintes, mais de ma reconnaissance. Je vous ai fait des complimens, et vous m'adressez des injures. Permettez que je vous remercie de nouveau, je craignais d'avoir tort en vous rappellant l'extrême ressemblance qui règne entre l'Épreuve Singulière et l'Amour à l'anglaise. Vous me prouvez que j'ai eu raison ; car vous n'ignorez pas le mot fameux de Lucien, Jupiter, tu te faches, donc tu as tort ; et je suis d'autant plus satisfait du triomphe que vous m'accordez par votre lettre peu civile, que j'aurais peut-être avoué ma défaite, si vous m'eussiez combattu avec les armes de la politesse et de la bonne foi.

Vous dites que vous êtes jeune, je le vois par vos expressions. Je ne le suis plus moi, dont bien me fâche. Ainsi, l'âge et l'expérience me donnent le droit de vous éclairer sur quelques reproches que vous me faites, qui sont fort étrangers à nos débats et qui naissent vraisemblablement ou de vos préventions à mou égard, ou de la vivacité de votre jeunesse; vous me dites que je suis le zoile de Boileau, ce qui certes n'a aucun rapport à l’Epreuve Singulière : et par-là vous faites allusion à mon ouvrage sur l'influence de Boileau en littérature ; mais l'avez-vous lu cet ouvrage, et si vous l'avez lu, ne trouverez-vous pas qu'il y a un pleonasme dans votre inculpation ? Boileau a dit du mal de tout le monde, et vous m'accusez d'avoir dit du mal de Boileau ? Comment, je vous prie, peut-on être le zoile d'un zoile ? lorsqu'autrefois Bavius et Mœvius critiquèrent méchamment les beaux vers du Cigne de Mantoue, ils passèrent, avec raison, pour des zoiles ; mais lorsque Voltaire fustigea si gaiement l'abbé Desfontaines dans le pauvre Diable, et lorsque J.-B. Rousseau se mocqua de Gacon dans ses épigrammes, s’avisa-t-on de les comparer au misérable censeur de l'immortel Homère ? C'est par haine pour la satire que j'ai écrit contre le plus grand de nos satiriques, et doit-on passer pour un zoile lorsqu'on cherche à venger les hommes que ce satirique a dénigrés ? Ils sont rares les vengeurs des grands hommes, ils sont communs les petits hommes qui se plaisent à les insulter. Il n'a existé qu’un Virgile, les Bavius et les Mœvius pullulent.

S'il n'y avait que de l'impolitesse dans la lettre que vous m'adressez cavalièrement et sans me connaître, mon triomphe serait incomplet ; mais, graces à vous, il n'y manque rien, puisque vous ajoutez la mauvaise foi à l'impolitesse, c'est me servir au-delà de mes vœux, et de nouveau je vous remercie. J'ai dit dans ma lettre à M. Lepan que j'étais l'auteur de l'Épreuve Singulière, et que M. Béraud l’était de l'Extravagante ou la Boiteuse. Vous ne parlez point de l'Épreuve Singulière, qui est de moi, et vous m'attribuez bravement l'Extravagante, qui est de M. Béraud. Certes, M. Jacquelin, si ce n'est pas là une étourderie de votre âge, il faut convenir que c'est une malice bien mal-adroite ; mais il fallait que le mot d’Extravagant ou d'Extravagante tombåt sous votre plume pour avoir le plaisir de me l'appliquer, et il fallait bien me prouver que je n'avais pas le sens commun, à moi qui avais loué votre talent pour embellir les idées d'autrui. N'auriez-vous pu le prouver, monsieur, sans vous faire tant de tort à vous-même, et faut-il que ce soit vous qui vous découronnjez, quand ma main libérale a tressé tant de guirlandes pour votre front ? Je suis un extravagant, je l'avoue, de vous avoir loué, je dois le croire, puisque vous le dites, et c'est encore ici une marque de ma déférence pour votre personne, que je vous prie de me pardonner.

Vous voudriez bien peut-être que je vous traitasse comme vous m'avez traité ; mais je sens trop le prix des avantages que vous m'avez donnés pour vouloir en rien perdre, je me respecte trop moi-même pour cesser de vous respecter.

Je suis extravagant peut-être d'avoir fait une tragédie d'Hyppolite après Euripide, puisque suis resté fort au-dessous d'Euripide ; mais je serais bien plus extravagant encore, si, comme vous le dites, j'avais voulu refaire la Phèdre de Racine. Vous donnez encore ici dans une erreur que j'aime à croire involontaire et que je me garderai bien de vous reprocher; les moyens que vous m'offrez de vous réfuter sont si nombreux que je montrerais peu de délicatesse à les employer tous, n'ayant cherché qu'à me défendre, ne croyez pas que je cherche à vous attaquer ; je voulais n'être que juste, vous me forcez à être généreux.

Comment se fait-il, cependant, qu’une pareille erreur vous soit échappée ? Vous avez beau dire qu'à vingt-six ans on ne date pas de loin dans la connaissance du théâtre ; ce même Racine dont vous parlez, avait fait Andromaque à vingt-six ans, et quand on a fait au même âge l'Amour à l'Anglaise, on ne doit pas se rabaisser autant que vous le faites. Un succès aux Jeunes Elèves, succès que vous faites sonner fort haut, ne suppose-t-il pas en vous des connaissances préliminaires de l'art dramatique et la lecture des anciens tragiques grecs, au moins dans quelques traductions modernes ? Eh bien! monsieur, supposons que vous ayez lu Euripide, vous avez dû у voir que j'ai suivi son Hyppolite pas à pas, et que j'ai évité dans mon imitation tout ce qui pouvait ressembler à la Phèdre de Racine.

Supposons que je n'aie jamais lu ni vu représenter la Phèdre de ce même Racine (cette seconde supposition est sans doute aussi peu vraisemblable que la première.) Croyez-vous que dans cette seconde supposition je n'aurais pas pu faire ma tragédie d'Hyppolite ? Est-ce refaire la pièce d'un auteur que de puiser dans la même source que lui ? Est-ce lutter avec Encelade que de se battre avec Tiphon ou Mimas ? Tiphon ou Mimas sont-ils les mêmes qu’Encelade ? je vous entends me dire que je suis un Pigmée et que mon raisonnement ne vaut rien. Hélas ! Monsieur, je le sais trop. C'est par ironie que vous m'attribuez une force d'esprit que je n'ai point. Répondez-moi cependant, monsieur Jacquelin ! lorsque Voltaire a fait un Œdipe, qu'il a puisé dans Sophocle, l'a-t-on accusé d'avoir refait l’Œdipe de Corneille ? Et lorsque Racine lui-même a composé sa tragédie de Phèdre, qu'il a puisée partie dans Euripide et partie dans Sénèque, l'a-t-on accusé d'avoir refait l'Hyppolite de Robert Garnier ? J'aurais trop à dire si je voulais ici approfondir et pousser plus loin mon apologie ; j'aime mieux, par égard pour votre gloire, me laisser croire coupable que de me démontrer innocent.

Je rougirais toutes fois de n'avoir eu aucun tort avec vous, et je vais en avouer un qu'un éternel silence aurait enveloppé, si votre lettre eût été plus polie. Je vous ai trompé, Monsieur, lorsque je vous ai dit que mon Épreuve Singulière avait éprouvé une chute bien marquée au théâtre des Variétés du Palais-Royal. La première représentation de l'Épreuve Singulière a été orageuse à la vérité ; on m'a sifflé, on m'a applaudi; et d'applaudissemens en applaudissemens, de sifflets en sifflets, je suis arrivé jusqu'au moment où l'on baisse la toile et où les spectateurs se retirent ; ma pièce a été achevée enfin à travers beaucoup de brouhahas, qui n'ont guère permis de l'entendre. Mais elle s'est relevée le lendemain ; mais le surlendemain elle a été écoutée en silence ; et graces au jeu des acteurs et à l'indulgence d'un public plus calme et plus attentif, elle a eu soixante représentation de suite. Vous en paraissez étonné, consultez les registres du théâtre des Variétés, et pardonnez-moi d'avoir tendu un piége à votre modestie. Elle a singulièrement brillé dans cette phrase de votre lettre : votre ouvrage est tombé, tant pis pour vous. Le mien a réussi, tant mieux pour moi. Il règne dans cette phrase une amenité qui prouve la bonté de votre cœur et la sublimité de votre génie.

Ne vous désolez point trop, cependant, de ce que j'arrache le doux bandeau qui vous couvrait les yeux, j'ai encore malheureusement pour moi beaucoup de pièces à faire représenter, et comme je ne suis plus guère dans l'âge des succès, si elles tombent, vous vous mettrez deux à les retoucher, c'est la proposition que vous me faites, et c'est la proposition qu'accepte avec reconnaissance celui qui fut, qui est et qui sera toujours votre très-humble et très-obéissant serviteur,

C. PALMÉZEAUX.

Paris, 3 prairial, an 11.

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