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La Mort de Molière

La Mort de Molière, pièce en trois actes et en vers, de Michel Cubières-Palmézeaux, 19 novembre 1789.

Théâtre Français.

Titre :

Mort de Molière (la)

Genre

pièce

Nombre d'actes :

3

Vers / prose ?

en vers

Musique :

non

Date de création :

19 novembre 1789

Théâtre :

Théâtre Français

Auteur(s) des paroles :

Michel Cubières-Palmézeaux

Sur la page de titre de la brochure, à Londres, et se trouve à Paris, chez Knapen et chez Bailly, 1788 :

La Mort de Moliere, pièce en trois actes, en vers, Reçue à la Comédie Française, le 31 janvier 1788.

Le texte de la pièce est précédé d’une très abondante préface, p. I à XVI :

[Il y a bien sûr beaucoup à retenir des propos de l’auteur : il examine longuement la pièce qu’il a écrite, mais aussi celle dont il s’est inspiré, et il porte sur l’écriture théâtrale un regard qui ne peut que nous instruire de la manière dont on écrit en son temps : le rapport avec les maîtres, la vérité historique, à la fois proclamée, et mise à mal, le respect des convenances, etc. Il insiste particulièrement sur le rôle moral du théâtre, et de l’intérêt que présente dans ce cas la vie des grands hommes, dont il y a tant de leçons à tirer.]

PRÉFACE.

Le Moliere d'Italie, M. Charles Goldoni est Auteur d'une Comédie sur Moliere même, et cette pièce qui porte le nom de son héros, a été représentée à Turin en 1751. M. Mercier l'a traduite ou plutôt imitée, l'a fait imprimer sous le même titre en 1776, et les Comédiens Français ont joué sur leur Théâtre, en 1787, une imitation en quatre Actes de cette imitation en cinq, sous le tire de la Maison de Moliere. J'appelle cette dernière une imitation, parce qu'ils ont transposé et abregé plusieurs scènes du Moliere de M. Mercier. J'étais à la première représentation de cette Maison de Moliere, dont les trois premiers Actes réussirent parfaitement, et dont le quatrième n'aurait pas eu moins de succès, si les Comédiens n'avaient pas intercalé une représentation du Tartuffe entre le troisième et le dernier Acte de la pièce nouvelle. C'est par un noble zèle pour la gloire du créateur de la scène comique, qu'ils ont risqué cette innovation, et mon dessein n'est pas de les en blâmer. Cependant une représentation de neuf Actes parut trop longue aux spectateurs, et la Maison de Moliere, jouée depuis avec une pièce d'une moindre étendue, s'est soutenue sur le Théâtre. Je l'ai vue plus d'une fois, et toujours avec plaisir, et cette pièce m'a donné l'idée de celle que j'ose présenter au Public. Dès que Moliere m'eut apparu lui-même sur une scène où, jusqu'à ce moment, j'avois admiré ses chefs-d'œuvre, dès que j'eus entendu parler celui qui a si bien fait parler les divers personnages éclos de son imagination féconde, je pris les pinceaux, à mon tour, et sans dire, comme Le Corrége, et moi aussi, je suis Peintre, j'essayai néanmoins d'ajouter quelques traits à une image que j'adore.

Il fallait, pour y réussir, trouver dans la vie de Moliere une époque qui fût favorable à mon dessein. M. Goldoni avait déjà pris la plus intéressante, celle où l'Auteur du Tartuffe, pressé entre deux Puissances également redoutables ; l'autorité de son Roi et la haine des hypocrites triompha de la seconde, en lui opposant la première, et il ne me restait plus qu'à glaner dans un champ où la moisson était déjà faite ; que dis-je ? Il me restoit à relire la vie de Moliere par Grimarest et les mémoires du temps ; je me remets donc à lire les mémoires du temps, et Grimarest qui, méprisé par quelques Auteurs, a pourtant été la source où ont puisé ces Auteurs mêmes, qui, ami et contemporain de Baron, paraît avoir écrit sous sa dictée, et après avoir relu, je n'ai pas de peine à me convaincre que l'événement qui causa la mort de Moliere est celui de sa vie qui lui fait le plus d'honneur.

Tout le monde connaît cet événement, et il est inutile que je le raconte. Mais que ne puis-je graver dans tous les cœurs les belles paroles que répondit Moliere à sa femme et à Baron, lorsqu'ils le conjurèrent, les larmes aux yeux, de ne point jouer dans son Malade imaginaire, et de prendre du repos pour se remettre de ses fatigues ! Les voici telles que Grimarest les rapporte. « Comment voulez-vous que je fasse » leur dit-il ? « Il y a cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que leurs journées pour vivre, que feront-ils, si l'on ne joue pas ? Je me reprocherais d'avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument ».

Qu'on songe à la circonstance où il les prononça ces paroles admirables, et l'on conviendra qu'elles le rendent digne de tous les hommages. Que ne suis-je né avec son talent, pour les consacrer dans une pièce aussi admirable que les siennes, et que ne puis-je du moins les faire écrire en lettres d'or sur la porte de tous les cabinets où les Administrateurs des états travaillent en silence pour le bonheur des peuples ! J'ai été forcé de les altérer, et je les ai par conséquent affaiblies dans ma pièce ; mais une Comédie n'est point un récit historique ni une vie à la manière de Plutarque, et l'Auteur dramatique est souvent obligé de plier les vérités pour donner à son ouvrage plus de vraisemblance.

Ces belles paroles, cependant, achevèrent de mettre le feu dans mon imagination déjà prête à s'enflammer. Je travaillai, nuit et jour, pour ne point la laisser éteindre, et quand ma pièce fut achevée, je courus la lire à des connaisseurs dont le jugement n'est point suspect. Quelques-uns me dirent que j'avais un peu trop altéré les faits historiques, et que ma Comédie avait presque l'air d'un Roman dialogué. Il ne me sera pas difficile de leur répondre. On sait, pour ne parler d'abord que de l'intrigue de ma Comédie, on sait, dis-je, que Moliere lut, un jour, sous son propre nom, une pièce de son camarade Brecour à sa bonne servante Laforêt, et que cette fille, guidée par un instinct qui ne la trompait jamais, dit que cette pièce était trop mauvaise, pour avoir été composée par son maître. J'ai appliqué cette anecdote à Chapelle, ami de Moliere, parce que Chapelle m'a paru un personnage plus intéressant à mettre au théâtre que Brecour, et de pareils changements doivent être permis, puisque, sans rien changer au fond, ils rendent les formes plus vraisemblables. Chapelle d'ailleurs, si l'on excepte son voyage qu'il a composé avec Bachaumont, n'a guères fait que des vers assez médiocres, et s'il faut en croire(1) l'estimable Commentateur de Moliere, celui-ci, étant pressé par Louis XIV pour la Comédie des Fâcheux, pria Chapelle de l'aider, et Chapelle y consentant lui apporta, quelques jours après, une scène détestable.

On sait que Baron fût l'élève de Moliere, que Moliere eut une fille de la fille de la Bejart, et n'ai-je pas pu supposer que Baron en était amoureux, et que Moliere voulut les unir, sans rien avancer d'impossible ou d'extraordinaire. On sait le trait de bienfaisance de Moliere envers le Comédien Mondorge. M. de Voltaire l'a cité dans la vie qu'il a faite de Moliere, et qu'il destinait à une édition des Œuvres de ce grand homme. Je n'ai fait que rapprocher ce trait de l'époque de la mort de Moliere, à laquelle il fut antérieur, et si je blesse la chronologie, je ne crois pas offenser la raison.

Grimarest est mon garant pour la haine que Baron inspirait à la Moliere. On sait ce qu'il raconte a ce sujet ; il dit, en parlant de celle-ci, qu'elle ne fut pas plutôt Mademoiselle de Moliere, qu'elle crut être au rang d'une Duchesse. Et pourra-t-on d'après cela blâmer la hauteur et l'orgueil que j'ai donnés à la Moliere ? Quant aux autres personnages que j'introduis dans ma Comédie, on sait que le Docteur Mauvilain fut toujours l'ami de Moliere, et Montausier son admirateur, et j'ai pu amener dans sa maison Montausier et le Docteur Mauvilain. L'hypocrite Pirlon y vient sans doute pour apprendre, sur la mort de Moliere, quelques détails dont sa haine et son esprit de vengeance puissent tirer quelqu'avantage. Ce personnage d'ailleurs m'a paru si dramatique et si plaisant dans la maison de Moliere, que les Auteurs de cette pièce m'ont donné l'exemple de l'employer, et je ne pense pas qu'on fasse mal de suivre de bons exemples.

Que n'ai-je pu aussi les imiter dans mon dénouement ! Quelques personnes eussent désiré que je fisse expirer Moliere sur le Théàtre ; mais outre que cette fin aurait altéré la vérité, puisqu'il mourut dans son lit et dans sa maison, n'aurait-on pas eu le droit, si j'avais suivi leur conseil, de comparer ma pièce au monstre d'Horace ; et ne trouverait-on pas ridicule et tout-à-fait hors des règles et de l'usage un Ouvrage dramatique, qui, commençant d'une manière assez comique, eût fini si tragiquement ? Ma Pièce a déjà assez de défauts, et je n'ai pas voulu qu'on pût lui reprocher une disparate aussi choquante.

Mais c'est trop entretenir mes Lecteurs d'une bagatelle qui ne mérite, ni les honneurs ni les frais d'une dissertation. Parlons plutôt de la Maison de Moliere, qui m'a, comme je l'ai dit, donné l'idée de ma Comédie, et qui, à tous égards, lui est si supérieure. Quelques dames de l'extrêmement bonne compagnie m'ont assuré que cette Pièce les avait ennuyées à périr; que c'était un Ouvrage qui n'avait pas le sens commun, et qu'elles donneraient leurs loges à leurs femmes chaque fois qu'on la jouerait. Quelques Messieurs d'un très-bon ton ont été de l'avis de ces dames ; et moi, j'ai toujours été et je serai toujours de l'avis du public qui, dans les trois premiers Actes, a vivement partagé les alarmes que cause à un grand homme la défense inattendue de mettre au Théâtre son chef-d'œuvre ; de ce public qui s'est plu à voir ce grand homme dans l'intérieur de son domestique, et, pour ainsi dire en deshabillé ; qui a tressailli, qui a pleuré de joie avec ce grand homme, lorsque la Thorilliere vient lui annoncer que Louis XIV a levé les obstacles qui suspendaient la représentation de l'Imposteur. Et quel spectacle est plus touchant et plus noble, en effet, que de voir le génie aux prises avec ce qu'il y a de plus redoutable sur la terre ; un despote qui veut être obéi et l'envie qui le persécute ? Croit on que l'intrigue de nos jolies petites Comédies, telles que la Feinte par amour, la Surprise de l'amour, Amour pour Amour, et tant d'autres, soient d'une plus grande importance ? Croit-on que la Coquette corrigée, la Coquette fixée et toutes les Coquettes du monde doivent plus exciter l'admiration et remuer plus fortement le cœur que le tableau vrai et naturel d'un caractère vertueux, et que le sort d'un sublime drame, fait pour éclairer et corriger les humains, n'intéresse pas davantage que le mariage d'un fat avec une petite maîtresse, le récit d'une anecdote de ruelle ou le dénouement d'un imbroglio tissu par des valets ?

Je vais plus loin : une vieille tradition nous a appris que Boileau, interrogé par Louis XIV, qui voulait savoir quel était le plus grand homme de son siècle, répondit sans hésiter: Moliere. Et moi, j'ai osé me dire souvent que Moliere était encore le personnage le plus théâtral qu'on ait jamais transporté sur la scène française, et je ne doute point qu'on ne réussisse chaque fois qu'on l'y peindra avec vérité. Les vertus de Moliere sont connues depuis long-temps. Il étoit bon père, époux sensible, ami généreux, citoyen bienfaisant: sa vie a été pure comme le serait celle d'une de ces créatures privilégiées qui descendrait du Ciel et viendrait commencer et achever sur la terre les courtes et déplorables révolutions de la vie humaine. C'est beaucoup pour plaire sans doute; mais peut être ce n'est pas tout. Il résulte de tout ce qu'on a écrit sur ce grand homme et de ce qu'il a écrit lui-même, que ses passions étaient extrêmes. On sait que celle de l'amour a fait le tourment de sa vie, et n'est-ce pas celle de la gloire, qui, poussée au dernier dégré, a soutenu son courage au milieu de toutes les contrariétés que ses ennemis lui ont fait éprouver ? Grimarest et la tradition nous apprennent que sa franchise tenait de la brusquerie, qu'il était né avec un tempéramment [sic] bilieux, quoique mélancolique, que son humeur allait souvent jusqu’à la colère; et ce n'est pas sans raison qu'on a cru que le Misanthrope était Moliere lui-même, et qu'il s'était peint dans le sublime rôle d'Alceste.

Qu'on lise ses chefs-d'œuvre avec attention, et l'on verra que cette humeur qui le dominait, il l'a donnée à presque tous ses personnages. Ce Misantrope que je viens de citer est en colère depuis le premier vers de son rôle jusqu'au dernier ; il rudoie, il gronde, il brusque tout le monde.

« Laissez-moi-là, vous dis-je, et courez vous cacher ».

Quelle véhémence et quelle âpreté dans ce début ! Celui du Tartuffe est dans le même genre. La vieille Madame Pernelle ne semble se ranimer que pour se plaindre de toute sa famille, que pour la gourmander, si je puis me servir de ce terme, et donner à chacun son paquet, comme l'a si bien dit Moliere lui-même dans une autre pièce : son courroux va même jusqu'à lâcher des jurements, tels que jour de Dieu ! morbleu; termes toujours déplacés dans la bouche d'une femme, mais placés avec grace dans cette première scène. Le vieux Gorgibus ne parle pas avec plus de douceur dans les Précieuses ridicules. Le Chrysale des Femmes Savantes se laisse aller au même emportement, et la passion d'Arnolphe, autrement M. de la Souche, est si vive, qu'Orosmane, que le brûlant Orosmane ne me paraît pas plus amoureux de Zaïre que cet Arnolphe ne l'est de la naïve Agnès. On pourrait dire de La Fontaine qu'il avait dans ses Fables sa propre simplicité, et de Moliere qu'il eut l'impétuosité des principaux personnages de ses Comédies. On sait même qu'il poussait cette impétuosité jusqu'à la minutie. Si par hasard on lui dérangeait les moindres choses dans son cabinet, s'il ne les trouvait pas toutes dans l'ordre où il les avoit laissées, si on changeait un livre de place, on dit qu'aussitôt il entrait en fureur, qu'elle durait des semaines entières, et que même il cessait de travailler. Je ne doute point que la plupart de ces personnages, toujours hors d'eux-mêmes, n'aient fait le succès de ses belles Comédies ; et peut-être ne serait il pas difficile d'en donner la raison. Outre qu'un personnage qui a de l'humeur, est presque toujours passionné, et qu'une passion quelconque exhale un feu qui vivifie, qui anime et qui subjugue les plus froids spectateurs; j'ai souvent observé qu'on était porté à rire des gens qui se mettaient en colère, et si l'on veut en avoir un exemple, qu'on se rappelle la fameuse scène de MM. Piron, Collé et Gallet chez le Commissaire Lafosse. Après avoir été conduits chez lui par le guet, qui les avait trouvés se disputant dans la rue, le Clerc du Commissaire les interroge d'abord avec gravité ; ils répondent de même; mais ils disent des choses si plaisantes, que la gravité du Juge se change en fureur, et alors le rire des trois accusés devient inextinguible, que dis-je ? Il gagne toute l'assemblée, et finit par élargir scandaleusement la bouche des alguasils qui les ont arrêtés. Ce ne sont pas toujours de bons mots ou des reparties vives et heureuses qui excitent la gaieté. Les Comédies étincelantes de traits d'esprit et de saillies ingénieuses, telles que le Méchant et quelques autres font sourire, mais elles n'épanouissent point la rate ; mais elles ne font point circuler la joie universellement. La véritable gaieté ou plutôt le vis comica résulte du choc de deux passions opposées qui se combattent et qui toutes deux ont tort. Je m'explique : lorsque deux hommes sensés ou qui au moins devraient l'être, se fâchent et s'injurient, ils descendent pour ainsi dire, de la hauteur de leur raison. L'homme alors redevient enfant, et charmés intérieurement de voir qu'il se dégrade et qu'il perd ses plus beaux avantages, les spectateurs s'en moquent, et la malice humaine les porte à manifester la pitié dérisoire qu'il inspire, et le plaisir secret qu'il fait naître. Il n'y a que la déraison bien prouvée qui excite le rire, et les passions poussées à l'extrême font-elles autre chose que déraisonner? Moliere enfin était un homme passionné. Il a prouvé par ses Comédies que ces caractères réussissoient toujours au Théâtre ; et doit-on être surpris qu'il y ait beaucoup réussi lui-même, lorsque MM. Goldoni et Mercier nous ont offert le véritable original de toutes ces différentes copies ?

Cet original aurait produit de bien plus grands effets, si ces MM. avaient choisi une époque plus avancée dans sa vie, s'ils l'eussent pris, par exemple, un an ou deux après son mariage, s'ils eussent peint cet amour véhément et toujours contrarié que sa femme lui inspira, les querelles qu'il excita, les brouilleries et les raccommodements dont il fut cause. Quelle pièce admirable ne ferait-on pas en effet de Moliere, jaloux de sa femme, de Moliere amoureux ? Une femme de théâtre peut se conserver pure au milieu de la corruption; mais elle est exposée à toutes les attaques, et qu'elle y succombe ou non, quel effroi ne doit point causer à un mari la foule des adorateurs qui l'environnent, et quel parti ne tirerait-on pas du plus passionné, du plus emporté de tous, de Moliere toujours placé entre sa jalousie naturelle et une épouse coquette ? Cette jalousie a d'abord frappé mon esprit comme le trait le plus apparent du caractère de Moliere, et j'ai voulu en faire usage ; mais j'ai senti en y réfléchissant, qu'une pareille tâche serait au-dessus de mes forces, et je laisse à d'autres le soin de la remplir.

Quoique le domaine de Thalie ne soit point épuisé pour l'homme de génie, malgré toutes les moissons qu'on y a faites, quoique des palmes nouvelles y croissent sans cesse, et y reverdissent pour lui sur des palmes déjà cueillies, on ne peut se dissimuler néanmoins que les principaux caractères ont déjà été traités, et qu'il ne reste plus guères à manier que des caractères secondaires. Pourquoi donc ne suivrait-on pas une carrière déjà ouverte avec succès par quelques Littérateurs célèbres ? Pourquoi, au défaut des caractères, ne mettrait-on pas sur la scène française les grands hommes de tous les Etats, qui, depuis environ douze siècles, ont illustré la Nation ? Nos Rois vertueux, par exemple, nos vaillants Généraux, nos Ministres habiles et nos Auteurs immortels ? Henri IV nous a déjà charmés par sa noble loyauté, sa simplicité auguste et sa touchante sensibilité. Nos larmes coulent chaque fois que nous le voyons chez le paysan Michaut, essuyer furtivement les siennes, aux éloges qu'on fait du meilleur des Princes. M. Pilhes, dans le Bienfait anonyme, nous a fait adorer la bienfaisance de Montesquieu, et nous avons ri lorsqu'une main habile a levé à nos yeux le rideau qui couvrait l'intérieur de la maison de Moliere. Ne nous reste-t-il pas encore une foule de Citoyens et de Souverains fameux, dont la grande ombre ne demande qu'à être évoquée, et que nous pouvons faire mouvoir et agir sur notre Théâtre? Charles V, Louis XII et Louis XIV y seraient-ils déplacés?

Croit-on que, si l'on y voyait le modeste Catinat attendre deux heures et demie dans l'antichambre d'un Commis, et que, si on l'entendait, lorsque le protecteur subalterne, le reconnoissant, lui balbutie des excuses, répondre, sans se fâcher, ces belles paroles ; « ce n'est pas ma personne que vous avez tort de laisser dans votre antichambre; c'est un Officier, quel qu'il soit : ils sont tous également au service du Roi, et vous êtes payé pour leur répondre ». Croit-on même que, si on pouvait l'y surprendre jouant aux quilles avec ses soldats le jour de sa première victoire : croit-on, dis-je, que la peinture d'un pareil caractère n'enchanterait pas autant que celle d'un Marquis imaginaire qui trompe cinq ou six femmes à la fois, et s'applaudit de ses conquêtes ? Croit-on que le mot si connu de Turenne, et quand même ç'eût été George, fallait-il frapper si fort ? Ne feroit pas autant rire que les proverbes de Moliere ? Et si on entendait le bon La Fontaine, dépouillé de tout, dire naïvement à son ami qui lui offre un asyle, j'y allais, croit-on que ces mots prononcés par des Acteurs intelligents et sensibles, n'exciteraient pas en nous la plus vive admiration et ne contribueraient pas à nous rendre meilleurs ? Pelisson, sacrifiant son honneur pour sauver l'honneur de son ami, Fénélon instruisant son royal élève; J. J. Rousseau confessant noblement ses fautes, ne valent-ils pas les Valere, les Clitandre, les Damis et mille autres personnages éclos du cerveau des Poëtes et qui n'ont jamais eu d'existence réelle que dans quelques cercles où on les choisit, pour leur donner l'expression et la physionomie qui leur manquent ?

Mais dira-t-on peut-être, il faudrait, en mettant ces grands Ecrivains sur la scène, donner à chacun le style de leurs Ouvrages : il faudrait leur prêter le langage qu'ils ont parlé dans leurs écrits, et il n'est pas facile d'imiter le faire des Rousseau, des Fénélon, des Pelisson, des La Fontaine, et toujours, comme dit si ingénieusement celui-ci, toujours on serait trahi par quelque bout d'oreille. L'objection est spécieuse, et l'on doit peu s'en embarrasser. Les Gens de Lettres les plus renommés ont parlé aussi simplement que les autres hommes, et ce n'est pas le style de leurs écrits qu'il faudrait imiter, mais celui de leur conversation. Le roitelet n'est pas obligé d'avoir le vol de l'aigle ; mais le roitelet a sa manière de voler, et il ne doit pas vouloir plus qu'il ne peut faire. S'il fait au contraire tout ce qu'il peut, on lui saura gré de ses efforts. Il y a grande apparence que les Dieux avaient un langage infiniment plus sublime que les mortels, et lorsqu'Homere se rend l'interprête de Jupiter, de Junon, de Vénus, etc. Il ne les fait point parler en vers plus harmonieux, plus corrects ou plus relevés qu'Agamemnon, Ajax, Hector et Achille; que dis-je ? Si on introduisait Racine dans une Comédie, et qu'on lui prêtât les images pompeuses et les tours ambitieux du récit de Théramène, on ferait sifler un versificateur qui ne doit jamais l'être, et rien ne pourrait faire excuser un si ridicule contre-sens. Que celui donc qui mettra nos grands Auteurs sur le Théâtre, se contente de les peindre comme ils étaient : voilà l'important, et qu'il n'emprunte point une palette étrangère. Il arrivera de-là que la scène françoise, rivale du paisible Elisée, nous offrira ce qu'il y eut de plus grand et de plus vertueux sur la terre, et nous y verrons bientôt errer ces morts immortels dont les traits ne nous sont transmis que dans des gravures insipides ou des bustes inanimés. On sera peut-être surpris que j'aye ajouté au titre de ma Pièce la date de sa réception à la Comédie Française. J'ai eu plus d'une raison pour agir ainsi : la Comédie Française ne pouvait point refuser une Pièce en l'honneur de Moliere, une espèce d'apothéose de ce grand homme, sans manquer au respect dont tous ses membres sont pénétrés pour lui. Aussi n'en est il pas un qui ne l'ait reçue avec des marques du plus vif intérêt; pas un qui ne m'ait donné des conseils pour la rendre meilleure, et pour ne point leur faire de vains compliments, j'ai mis en tête qu'ils l'avaient reçue. Pouvais-je mieux leur témoigner ma reconnaissance.

Ayant sçu d'ailleurs que quelques Littérateurs estimables devaient traiter le même sujet que moi, et ne pouvant avoir sur eux que le mérite de l'antériorité, j'ai fait imprimer mon Ouvrage pour prendre date, et pour m'assurer les seuls droits qu'on ne saurait me disputer.

Mercure de France, tome CXXXVII, n° 24 du samedi 13 juin 1789, p. 67-80 :

[Article fort long, à l’occasion de la publication de la pièce. L’auteur y suit avec précision le déroulement de l’intrigue, en faisant des commentaires sur ce qu’il juge réussi, et sur ce qui lui semble manqué. On y trouve un grand nombre d’informations intéressantes sur la vision qu’on a en 1789 de Molière (le moraliste, le philosophe), sur sa vie familiale (sa femme, au caractère bien trempé, ses servantes), sur sa conception de la comédie (dans la description de laquelle le mot « nature » revient souvent »), sur ses relations avec les auteurs de son temps (il joue avc eux le rôle de critique littéraire) et les acteurs de sa troupe (dont il se soucie au plus haut point). Il y apparaît comme obsédé par la nécessité de faire vivre sa troupe, jusqu’à ne prendre aucune précaution pour se préserver. Certains éléments de l’intrigue ne respectent pas la vérité historique. Ainsi, Chapelle est mis à la place de l’obscur Brécourt. Cette substitution paraît légitime à l’auteur de l’article, puisque l’auteur de la pièce « a cessé d’être vrai pour être vraisemblable, & il a bien fait ». Autre entorse à l’historie, la présence d’une fille de Molière nommée Isabelle, et qui est de l’invention de l’auteur. Cette introduction de ce personnage ne fait l’objet d’aucun commentaire. Mais elle est indispensable pour introduire la nécessaire intrigue sentimentale (les parents de la jeune Isabelle se disputant sur le choix d’un mari pour leur fille), consubstantielle à la comédie, bien que la pièce, de l’aveu même de l’auteur de l’article, échappe à la classification habituelle des genres. La pièce finit par devenir une comédie de Molière (et les allusions aux œuvres du grand dramaturge sont nombreuses, sans qu’on sache toujours si les personnages de fiction (Tartuffe cité dans un extrait de la pièce, une connaissance du couple Molière, ou le personnage d’une certaine comédie ?). Le style n’est pas caractérisé dans l’article, mais de nombreuses citations permettent de s’en faire une idée, mais sans qu’on sache ce qu’on nous invite à en penser). Par contre, la fin de l’article s’attache à montrer combien la fin de la pièce paraît choquante. Il est évident que le dénouement, en quelque sorte annoncé dans le titre, et renvoyant à un événement dont tout le monde connaît les circonstances, est maladroit dans la pièce. Il fait intervenir un personnage douteux, le fameux Pirlon déjà présent dans une autre pièce consacrée à Molière, la Maison de Molière, de Mercier (jouée en 1787). Pour le critique, il ne fallait pas faire intervenir ce Pirlon, mais montrer dans la situation tout ce qu’il y a de fort et de touchant : il s’agit ni plus ni moins de donner à cette mort de Molière toute sa signification morale. Cette fin aurait peut-être empêché l’apparition de la pièce sur un théâtre, mais « un bon Ouvrage n'a pas besoin du secours des Comédiens du Roi, pour se faite lire & pour produire un grand effet, sur-tout quand il présente un but moral & philosophique très-prononcé ». Propos qui peut étonner dans ce qui est tout de même le compte rendu d’une pièce de théâtre. Mais la comparaison avec le sort de la pièce de La Harpe, Mélanie, elle aussi interdite de scène (elle ne sera jouée qu’un an plus tard), met bien en lumière la difficulté d’être joué dans un monde où la liberté d’expression n’existe pas.]

La Mort de Molière, Pièce en 3 Actes & en vers, reçue à la Comédie Françoise le 31 Janvier 1788. A Londres ; & se trouve à Paris, chez Knapen & fils, Libr. Impr. rue Saint-André-des-Arcs, en face du Pont St-Michcl ; & Bailly, Lib. rue St-Honoré, Barrière des Sergens.

Ce seroit être injuste que de juger cet Ouvrage dans toute la rigueur des principes de l'Art dramatique. Ce n'est point une Comédie, ce n'est point un Drame, ce n'est point une Pièce d'intrigue, ni une Pièce épisodique, ni un Ouvrage de caractère ; c'est un composé de nuances relatives à chacun de tous ces genres, où il y a du talent & de l'intérêt. Les représentations de la Maison de Molière ont échauffé l'imagination de l'Auteur, & il a voulu brûler aussi un grain d'encens aux pieds de la Statue du premier Poëte comique du Monde. M. Goldoni, & après lui M. Mercier (1), ayant saisi la circonstance la plus intéressante de la vie de Molière, pour la porter au Théatre (nous voulons parler de celle où la protection d'un grand Roi le fit triompher des cabales ténébreuses de l'hypocrisie, en faisant représenter Tartufe), il a cru que la bienfaisante activité qui causa la mort de Molière, étoit le trait le plus honorable de sa vie ; & c'est celui dont il a fait choix pour remplir son dessein. Tout le monde sait, ou devroit savoir que ce grand homme étant malade & souffrant, Baron & sa femme le prièrent, les larmes aux yeux , de ne point jouer dans le Malade imaginaire, & qu'il leur répondit : » Comment voulez-vous que je fasse : il y a cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que leurs journées pour vivre ; que feront-ils si l'on ne joue pas. Je me reprocherois d'avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. « Ces paroles & l'action qui les suivit, annoncent, en effet, une ame d'une générosité & d'une bienfaisance peu communes. Qu'elles exaltent la tête d'un Poëte, d'un homme sensible & ami de la vertu, cela n'est pas étonnant; on entendra donc sans surprise l'Auteur avouer qu'elles mirent le feu dans son imagination déjà prête à s'enflammer. Voyons ce qui est résulté de tous ces mouvemens.

Acte 1er. Molière seul attend avec impatience son ami Chapelle, qui lui a laissé un de ses Manuscrits, en lui emportant un des siens. En l'attendant, il examine ce Manuscrit, qui est une Pièce de Théatre. Après avoir lu, il dit :

Encore de l'esprit, des traits vifs & brillans,
Des détails fins, légers, & des portraits saillans ;
Un jargon de ruelle, un ton de persifflage,
Qui, sans doute, des sots obtiendra le suffrage :
Mais pas le sens commun, pas l'ombre de raison,
Et de grands sentimens toujours hors de saison.
Croit-il, mon pauvre ami, que pour la Comédie
L'esprit soit suffisant ? Du bon sens, du génie,
Voilà, voilà sur-tout les dons qu'il faut avoir.
Tel qu'il est en un mot, l'homme cherche à se voir,
Et non tel qu'on l'a peint dans cet œuvre infidèle :
Qui manque la copie, est sifflé du modèle.

Toutes ces idées sont établies sur des principes vrais, incontestables. C'est ainsi qu'il convient de faire parler Molière, & le dernier vers est digne de sa plume. Mais pourquoi lui avoir prêté un ton prophétique dans la suite de la tirade ? Pourquoi lui avoir fait prédire que de beaux Esprits, Membres d'Académie, feroient un jour des Comédies sur ce modèle , & rediroient :

        Ce qu'ont dit en phrases rebattues,
Vizé, Balzac, Voiture, & Monsieur Trissotin,
Grands Auteurs dont on sait le malheureux destin ?

Il eût été plus simple de fixer ses réflexions sur le présent ; du présent, il eût été possible & facile d'en reporter l'application sur l'avenir : l'effet eût été le même, & l'Auteur ne présenteroit pas ici une intention satirique peu convenable au genre de la Comédie.

Enfin Chapelle arrive. Il rapporte à Mo lière son Manuscrit , & vient lui demander ce qu'il pense du sien. Molière en dit son avis ; Chapelle doute ; & l'on prend pour Juge la bonne La Forest, Servante de Molière. On commence devant elle la lecture de la Pièce dont elle croit que son Maître est l'Auteur. Elle bâille, & finit par s'endormir debout. Molière, Chapelle même rient beaucoup de ce trait, & on la renvoie. Chapelle avoue bonnement son impuissance à faire des Comédies, & Molière lui répond :

Vous pourriez, comme un autre, avec du temps, des peines,
Arranger une intrigue, & filer quelques scènes ;
Mais il faudroit d'abord mieux choisir vos sujets.
C'est de là seulement que dépend le succès.
L'Insouciant ! quel titre ! un pareil caractère
Peut fournir tout au plus une esquisse légère ;
Il n'est qu'épisodique, & pour le bien traiter,
C'est au fond du tableau qu'il faut le présenter.
Voulez-vous réussir ? peignez dans vos Ouvrages,
L'homme de tous les lieux, celui de tous les âges :
Dessinez largement ; que de tous vos portraits,
A Paris, comme à Londre, on admire les traits.
Aux Peintres des Boudoirs laissez la miniature,
Et soyez, s'il se peut, grand comme la Nature.

Voilà des préceptes sages qu'il est bon de rappeler, aujourd'hui sur-tout que l'on croit avoir obtenu des succès au Théatre, quand on y a fait applaudir quelques vers jargonnés, & qu'on y a filé indécemment quelques scènes de Boudoirs. A propos de Boudoirs, il nous semble que nous sommes fâchés de trouver cette expression dans la bouche de Molière, certainement elle étoit inconnue quand il vivoit. Le fonds de cette scène est vrai, mais c'est à Brécourt que l'aventure est arrivée. En l'attribuant à Chapelle, personnage bien plus important par sa réputation que le Sr. de Brécourt, l'Âuteur a cessé d'être vrai pour être vraisemblable, & il a bien fait.

On vient chercher Molière pour une répétition. Il sort, & laisse Chapelle chez lui. La Molière le rencontre, & le chapitre sur la vie trop gaie qu'il fait mener a son mari. Chapelle se défend d'une manière moitié plaisante, moitié dure, On apperçoit dans cette scène quelques traits échappés du caractère impérieux de la Béjart, mais c'est dans la scène suivante, avec sa fille Isabelle, que perce toute entière son ame hautaine & arrogante. Baron aime Isabelle, & Molière veut en faire son gendre ; mais le Marquis de Milflore demande la main d'Isabelle, & c'est lui que préfère la Molière. En vain la jeune personne cherche à s'autoriser de l'aveu de son père ; sa mère est intraitable, & elle l'emmène pour aller, de ce pas, forcer le consentement de Molière.

Au second Acte, le mari & la femme sont en contestation. L'une veut s'allier au Marquis, l'autre ne le veut pas, & Molière y développe rapidement le sage systême de ne point sortir de son état Cependant la Molière insiste avec opiniâtreté ; son mari se fâche, & répond :

Eh ! quel est ce Marquis ? Dans le siècle où nous sommes
Il est de faux dévots & de faux Gentilshommes.
Je les ai démasqués ces imposteurs cruels
Qui méditent le crime à l'ombre des autels ;
Du bon Monsieur Tartufe on se souvient encore,
Et, si vous me fâchez, craignez tout pour Milflore.
Jusques à ce moment , de Messieurs les Marquis
Je n'ai peint que les airs. Il court de certains bruits
Que Milflore est de ceux dont la coupable adresse
Usurpe les honneurs qu'on doit à la Noblesse.
Qu'il tremble : avec le temps chacun aura son tour,
Et je puis peindre aussi les Tartufes de Cour,

Si l'on veut rapprocher cette tirade de celles que Molière a faites pour lui même dans l'Impromptu de Versailles, on verra que l'Auteur a bien étudié son modèle, & qu'il en a bien saisi le caractère. Un trait de cette scène qu'il faut encore remarquer, est celui que laisse échapper Molière quand sa femme se fâche contre Isabelle, parce qu'elle prend les intérêts de Baron avec vivacité. Et pourquoi, dit-il,

Et pourquoi, s'il vous plaît, la forcer au silence ?
Une mère doit-elle user de violence ?
Elle raisonne juste ; il est permis, je crois,
Lorsque l'on n'a point tort de défendre ses droits.

(A part.)

Ce trait est si naïf, que j'en veux faire usage,
Et je le placerai bientôt dans quelque Ouvrage.

Il dut échapper à Molière beaucoup de ces mouvemens qui sont seulement propres à l'observateur, à l'homme qui étudie la Nature, qui aime, comme on dit, à la saisir sur le fait, & l'Auteur la saisit ici lui-même, dans le caractère de Molière, d'une manière qui nous paroît digne de beaucoup d'éloges.

La Molière, forcée de rompre la conversation sur ce point, la porte sur la santé de son mari. Elle veut le détourner de jouer dans le Malade imaginaire. Il persiste à y remplir son rôle, & elle le menace d'aller chercher le Docteur Mauvillain. Molière lui répond très-comiquement :

Un Médecin !...... Ma femme ! ô Ciel ! quelle incartade !
N'est-ce donc pas assez pour moi d'être malade ?

L'arrivée de Baron chasse la Molière, qui court chez le Docteur. Ici se retrouve le trait de générosité très connu de Molière envers le Comédien Mondorge, son ancien camarade. Pendant que Baron est sorti pour aller faire exécuter sur cet objet les ordres de Molière, on vient demander à celui ci s'il jouera dans sa Pièce ; il répond affirmativement, Sa fille effrayée tombe à ses genoux pour le supplier de ménager ses jours. Molière réplique avec énergie. C'est dans cette tirade que l'on retrouve à peu près les paroles que nous avons rapportées plus haut, & qui ont échauffé l'imagination de l'Auteur. Il convient que les Acteurs renommés qui l'ont aidé dans ses opérations dramatiques, peuvent se passer des secours d'une représentation ; mais, ajoute-t-il,

                           Mais ceux que mes travaux
Soutiennent chaque jour & chaque jour font vivre,
Ceux qui manquent de tout, faut-il que je les livre
Au besoin qui souvent naît d'un pénible emploi ?
Tous ces infortunés sont pères comme moi ;
Leur sort est dans mes mains, & par ma négligence
Dois-je de leur famille augmenter l'indigence,
Et les priver enfin du prix de mes efforts ?
Ah ! ne m'expose point à sentir un remords,
Et laisse-moi remplir un devoir nécessaire.

Les observations d'Isabelle ne changent rien à la résolution de son père. Le Peintre Mignard le fait prévenir qu'il va lui apporter son portrait, & le prie de rester chez lui. Il n'a point cédé aux instances de sa femme & de sa fille, un tableau ne le fera pas changer d'avis. Mais Baron n'a pas pu remplir entièrement la commission de Molière pour Mondorge, La Forest s'y oppose; & Molière, contraint d'aller lui-même se faire obéir, laisse ensemble sa fille & Baron, en les exhortant à répéter la vingt-unième Scène du Malade imaginaire, Acte troisième, C'est celle où Angélique, apprenant la feinte mort de son père Argan, laisse éclater son désespoir. Isabelle met dans cette Scène une chaleur qui étonne Baron. Isabelle avoue qu'elle doit à des pressentimens funestes le mouvement qu'elle donne à son rôle. Cette situation, pleine d'adresse & de vérité, est du plus grand intérêt. Le Docteur Mauvillain entre, & profite du moment d'absence de Molière pour donner sur son état des avis dont le résultat est très alarmant. Il entend Molière qui revient, il s'enfuit. Le retour du grand Homme fait naître de nouvelles instances pour qu’il ne joue pas; mais il est inflexible, & quand Chapclle le presse de se rendre, en lui observant que c'est lui qui lui a fait quitter son régime, & que s'il mouroit,

On diroit hautement : Il a tué Molière,
Pour l'avoir obligé de vivre à sa manière.

Molière lui répond.

                                 Eh bien ! entre mes bras
Jetez-vous, mon ami. Si le Ciel l’abandonne,
Et s'il meurt aujourd'hui, Molière vous Pardonne.

Toute la fin de cet Acte a un charme très attachant. Molière malade, entouré de ses amis, de sa famille, sensible à leur inquiétude, s'obstinant à jouer la Comédie par un motif d’humanité, de générosité qui lui en prescrit le devoir, & marchant vers la mort plutôt que de cesser d'être bienfaisant, jette dans l'ame un intérêt de sensibilité & d'admiration auquel il nous semble qu'il est impossible de résister.

A l'ouverture du troisième Acte, Chapelle entre avec un grand trouble. Il appelle La Forest, lui raconte l'accident de Molière : il est au plus mal. On prépare un fauteuil, des coussins. Molière entre soutenu par sa fille & par Baron. Son ame toujours ferme lui déguise son affoiblissement & son danger. Le docteur Mauvillain entre, Molière le voit avec plaisir comme ami, & le plaisante comme Médecin. Il se peut que nous nous trompions ; mais nous craignons que cette Scène qui veut être plaisante, en partie, ne soit pas du goût de tout le inonde. Molière n'eut pas le temps de rire sur le bord de sa tombe ; & en supposant qu'il l'ait eu, Molière riant aux portes du trépas ne fera rire personne. On l'emporte dans son appartement. Tout le monde l'y suit, excepté Baron ; il reste là pour attendre la Molière qui n'est pas encore rentrée. A peine est il seul, qu'on annonce M. de Montausier. Sa visite est un hommage que la probité rend au talent vertueux. Il est suivi de l'hypocrite Pirlon, qui vient, pour ainsi dire, insulter aux derniers momens du grand Homme. M. de Montausier se propose de le confondre, & il le mène vigoureusement. Cette Scène montre en raccourci le Misanthrope aux prises avec Tartufe. En parlant des vices qu'a terrassés Molière, Montausier dit :

Ces monstres, parmi nous, levoient leur tête altière,
Au glaive de Thémis, tout fiers d'être échappés :
D'un joyeux anathême il les a tous frappés,
Ils ont senti les traits de sa verve féconde ;
Et comme un autre Alcide, il a purgé le Monde.

Ces vers sont aussi beaux que vrais, & il y en a beaucoup de cette force dans la Scène entre Pirlon & M. de Montausier. Mais pourquoi Pirlon se trouve-t-il là ? Qu'y vient-il faire ? L'Auteur dit dans sa Préface, qu'il vient sans doute pour apprendre quelques détails dont sa haine & l'esprit de parti puissent tirer avantage. Voilà une supposition qui ressemble à une excuse. Il ajoute que ce personnage lui a paru si dramatique dans la Maison de Molière, qu'il n'a pas pensé qu'on fît mal de suivre de bons exemples. Nous lui observerons que si le personnage de Pirlon est dramatique dans la Maison de Molière, c'est qu'il y est très-nécessaire à l'action-dont il est un des premiers moteurs, mais qu'il s'en faut de beaucoup qu'il soit utile dans la Mort de Mohêre. Il est sensible que l'Auteur, après avoir fait disparoître son Héros, a du [sic] être très-embarrassé de filer son troisième Acte dans la longueur ordinaire, & qu'il lui a fallu chercher des ressources. Il a donc eu recours aux personnages épisodiques ; mais ces personnages sont moins nécessaires à la situation, qu'à l'Auteur. Au reste, il est difficile de préjuger l'effet que ces rôles produiront au Théatre, &, comme nous l'avons dit, il faut ne pas appeler ici la rigueur des principes. Nous devons cependant remarquer que, du moment où l'on a fait sortir Molière, l'intérêt se refroidit beaucoup.

Molière doit mourir, on le sait, il n'y a plus ici ni curiosité ni incertitude, & les ressorts qui pourroient soutenir l'attention, I'intérêt qu'un dénouement exige, ne nous semblent pas compensés par la Scène de Pirlon & de Montausier, quoique louable à bien des égards, ni par les doléances d'Isabelle, ni par son apostrophe au portrait de son père. Peut-être une Pièce comme celle-ci ne pourroit-elle jamais, sur un Théatre tel que nos Théatres publics, présenter une fin satisfaisante Quand on se rappelle les circonstances qui environnèrent la mort de Molière, on voit le Contemplateur par excellence, l'Apôtre des mœurs, le fléau des vices, un des plus ardens Sectateurs de la saine philosophie ; on voit enfin l'homme éclairé, sensible & généreux, isolé à ses derniers momens, privé de tous les secours, abandonné de la Nature entière.

A ce souvenir , il s'élève dans l’ame qui s'indigne & se révolte, un intérêt très puissant; & quand on pense qu'enfin un Souverain vraiment digne du trône ne dédaigna point d’employer son autorité pour lui faire rendre de tristes & derniers devoirs, le cœur éprouve un sentiment de consolation dont l'humanité s'honore autant pour le protégé que pour le Protecteur.

Que de scènes fortes & touchantes vent résulter de ces données, & combien toutes les suppositions vraisemblables sont ici loin de la vérité ! Il nous est impossible d'indiquer les scènes que nous désirerions, & l'Auteur, qui les devinera sans doute, nous opposera qu'elles ne seroient point admises sur notre Théatre. Nous en conviendrons ; mais nous observerons qu'il faut savoir renoncer quelquefois à l'honneur, souvent très-vain, des représentations publiques. Un bon Ouvrage n'a pas besoin du secours des Comédiens du Roi, pour se faite lire & pour produire un grand effet, sur-tout quand il présente un but moral & philosophique très-prononcé. Si l'Auteur de Mélanie avoit voulu substituer des équivalens ou à peu près à toute la sévérité de son sujet & de ses motifs, son Ouvrage seroit moins estimé, il produiroit moins d'effet, & son but seroit manqué. Quel effet ne produit-il pas dans les représentations particulières ! Il en est de même de Jean Hennuyer. En dénaturant les personnages de ce Drame, on pouvoit en faire une Tragédie, & l'Ouvrage n'eût pas été sans intérêt ; mais cet intérêt eût été bien subordonné à celui qu'inspire le principal personnage. Quoi qu'il en soit, la Mort de Molière, telle qu'elle est, est un Ouvrage dont il faut avouer le mérite; &, quant au troisième Acte, il est possible qu'en le considérant comme un hommage rendu à un grand Homme, le Spectateur ne le juge pas à la rigueur : d'ailleurs, où les difficultés sont reconnues pour être insurmontables, le droit d'être sévère n'existe plus.

(Cet Article est de M. de Charnois.)

(1) La Maison de Molière, Comédie en cinq Actes & en prose, par M. Mercier. A Paris, chez Guillot, Libraire de Monsieur, rue St-Jacques, vis-à-vis celle des Mathurins. Prix, 1 liv. 16 s.

L’Esprit des journaux français et étrangers, 1789, tome XII (décembre 1789), p. 338-339 :

Le jeudi 19 novembre, on a donné une représentation de la mort de Moliere, piece nouvelle en trois actes & en vers.

Malgré des vers, & même des tirades applaudis dans le premier acte, cette piece n'a point réussi. La situation de Moliere, qui vient presque mourir sur la scene, a paru pénible; parce que triste & intéressant ne sont pas toujours la même chose. Au reste, on a plus de reproches à faire au sujet qu'au talent de l'auteur, à qui on doit d'autres ouvrages mieux accueillis.

La mort de Molière avoit été imprimée l'année derniere ; elle se trouve chez M. Knapen, imprimeur-libraire, au bas du pont St. Michel.

Nous avons donné l'analyse de cette piece dans le journal d'Octobre 1788, p. 209 & suivantes [analyse qui s’étend de la page 209 à la page 225 et cite abondamment la pièce].

(1) Le Commentaire de M. Bret, sur les Œuvres de Moliere, est un des meilleurs Ouvrages de notre langue. Auteur lui-même de Comédies très-agréables, M. Bret apprécie avec autant de goût que de jugement tous les chefs-d'œuvre de son Auteur : il parle de ses défauts avec respect, de ses beautés avec amour, et une noble franchise est toujours son guide. Je n'ai bien connu Moliere qu'après avoir lu M. Bret. M. Bret est le premier qui ait vengé ce grand homme du reproche très-injuste que lui ont fait quelques-uns de ses ennemis d'avoir puisé le plan et même les scènes du Tartuffe dans une mauvaise farce italienne, intitulée: Il dottor Bacchetone. Il prouve invinciblement que cette farce n'est elle-même qu'une plate imitation du Tartuffe. Les recherches pénibles et nombreuses qu'il a faites à ce sujet, sont dignes des plus grands éloges. M. Bret ne se contente pas de juger et de commenter Moliere: il rapporte dans ses Avertissements et Observations les anecdotes les plus curieuses sur ce grand homme:  il n'oublie rien de ce qui peut nous le faire envisager sous tous les aspects. On aime Moliere après avoir lu ces Avertissements, et l'on a pour M. Bret autant d'estime que de reconnaissance.

Courrier des spectacles, n° 1816 du 30 pluviôse an 10 [19 février 1802], p. 3 :

[Simple annonce de la première représentation de ce qui est considéré comme une pièce nouvelle, attribué à une « citoyen Cubières, jeune ». Le court article est élogieux, « en 3 actes et en vers », et bien joué.

Théâtre des Jeunes Elèves, rue de Thionville.

Hier, 17 février, c’étoit l’anniversaire de la mort du premier des grands écrivains qui ont illustré le siècle de Louis XIV. (Il naquit en 1620 et mourut en 1673). Quel hommage plus beau pouvoit-on rendre à sa mémoire, qu’en l’offrant au public dans un ouvrage en 3 actes et en vers, qui a été représenté hier avec un succès brillant et mérité, sous le titre de Il n’est plus ?

L’auteur de cette pièce, le citoyen Cubières, jeune, a été vivement demandé, ainsi que le jeune Clairemonde, qui a rempli le rôle de Molière avec beaucoup d’intelligence. Nous reviendrons demain sur cet ouvrage.

Courrier des spectacles, n° 1817 du 1er ventôse an 10 [20 février 1802], p. 2 :

[Changement de ton d'un jour à l'autre : d'une représentation à la suivante, on passe de « beaucoup de succès » à « peu ». L'analyse livre une rapide analyse de la pièce, sans aucun jugement. La fin de l'article est consacrée à une autre pièce, une très classique arlequinade intitulée la Pièce nouvelle qui est attribuée à Jacquelin, Désaugiers et Gamas. Elle a été créée le 26 pluviôse an 10 [15 février 1802].]

Théâtre des Jeunes Elèves, rue de Thionville.

Rien n’est aussi difficile à mettre au théâtre qu’une anecdote sur un grand homme. C’est presque toujours froid ; presque toujours aussi ces sortes d’ouvrages n’obtiennent que des demi-succès. Il n’est plus ! ou la mort de Molière, pièce en trois actes, a eu à la première représentation beaucoup de succès et peu à la seconde. En voici l’analyse :

Molière vient de finir son Malade Imaginaire, il est sur le point de marier sa fille à Baron, malgré les contradictions de sa femme. Une indisposition ne l’empêche pas d'aller au théâtre et d’y jouer le Malade Imaginaire. Au milieu de son rôle il s’est évanoui, a craché le sang. On l’emmène et ensuite on le transports dans son appartement, où il cesse bientôt de vivre.

On donne depuis quelques jours à ce même théâtre une petite arlequinade qui a parfaitement réussi.

Cassandre, directeur de spectacle, promet sa fille Colombine à Arlequin, auteur attaché à son théâtre, s’il lui fait un bon couplet d’annonce ; Gilles, souffleur attaché à la troupe, veut lutter avec lui, et vient copier par-dessus son épaule le couplet qu’il compose, et Arlequin qui s’en apperçoit en fait un ridicule. Gilles va le porter à Cassandre qui trouve ce couplet détestable, et celui d’Arlequin assez bon.

Tel est à-peu-près l’apperçu d’un joli petit vaudeville qui étoit nécessaire à ce théâtre pour annoncer les pièces nouvelles, et son titre est la Pièce nouvelle. Il est rempli de couplets tournés avec grâce, et joué avec un ensemble vraiment comique par les jeunes Warin, Angot, Chartier, et Mlle Caroline ; le petit Gilles y est sur-tout très-plaisant dans une scène qu’il joue dans le trou du souffleur.

Les auteurs applaudis et demandés sont les citoyens Jacquelin , Désaugiers et Gamas.

D’après la base César, la Mort de Molière est l'œuvre de Michel Cubières-Palmézeaux ; elle a été jouée le 30 octobre 1788 à Valenciennes, et le 19 novembre 1789 au Théâtre de l’Odéon.

D’après la base la Grange de la Comédie Française qui l'attribue aussi à Cubières-Palmézeaux, elle a été créée sur le Théâtre de la Nation le 19 novembre 1789 et n’a connu qu’une représentation, la pièce étant tombée au troisième acte.

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