Médée et Jason

Médée et Jason, opéra en trois actes, paroles de M. Milcent, musique de M. de Fontenelle ; 20 août 1813.

Académie Impériale de Musique.

Almanach des Muses 1814.

Sujet trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en donner l'analyse. L'auteur a cru trouver de nouveaux effets, en dépouillant Médée de ses enchantemens, et en la représentant comme une bonne mère, et une épouse tendre et délaissée. Le caractère de Médée a perdu à cette métamorphose ce qu'il avait de plus dramatique, et le succès n'a pas entièrement justifié la hardiesse de l'auteur.

L'opéra de Milcent et Fontenelle occupe le Journal des arts, des sciences et de la littérature dès le début de juillet et jusqu'à la fin du mois d'août. Il multiplie les échos ironiques avec un plaisir évident.

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 233 (Quatrième année, 5 Juillet 1813, p. 22 :

Dimanche 4 Juillet.

On commence à louer des loges à l'Opéra pour la représentation de Médée, qui aura lieu, dit-on, d'ici à un mois.

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 238 (Quatrième année), 30 Juillet 1813, p. 147 :

29 juillet.

Le Secret de l'Opéra étant encore moins bien gardé que celui de la comédie, puisque le nom de l'auteur se lit en toutes lettres, sur les exemplaires que l'on vend dès la première représentation, nous ne commettrons point d'indiscrétion en apprenant à nos lecteurs que la musique de Médée et Jason, opéra qui sera donné sous quinze jours, est de M. Fontenelle, qui a déjà composé celle d'Hécube. On assure qu'à cette occasion, cette dernière pièce va être remise au théâtre. On en rappelle peut-être que le dénouement offrait un magnifique incendie auquel on dut une grande partie du succès.

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 240 (Quatrième année), 10 Août 1813, p 199 :

Lundi 9 Août.

C'est demain que Médée se montre à l'Opéra, qui se flatte que sa sorcellerie s'étendra jusqu'à lui amener du monde malgré la saison.

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 240 (Quatrième année), 10 Août 1813, p. 200 :

On dit, et nous n'osons le croire, que l'opéra de Médée a été sifflé à la répétition générale. Ce serait la première fois que les spectateurs auraient fait payer d'une manière aussi cruelle leur gratuite complaisance.

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 241 (Quatrième année), 15 Août 1813, p. 216-217 :

Académie Impériale de Musique.

Première représentation de Médée et Jason, tragédie lyrique en trois actes, paroles de M. Milcent, musique de M. Fontenelle.

Il y a quelques années que les mêmes auteurs firent jouer, avec tant soit peu de succès, une Hécube sur le même théâtre. Le nouvel ouvrage était, dit-on, reçu à peu près depuis le même laps de temps. Il semble que l'Opéra se soit chargé de faire observer à nos auteurs le précepte d'Horace : Nonumque prematur in annum. On ne peut pas se plaindre quand on travaille pour lui, de n'avoir pas le temps de corriger ses ouvrages.

Il paraît cependant que M. Milcent ne s'est pas beaucoup mis en peine de suivre le conseil du poëte latin. Il s'est même établi en rebellion ouverte avec un autre précepte de ce grand maitre, puisqu'au lieu de nous montrer une féroce Médée, il en a fait, à un petit moment de fureur près, la meilleure femme du monde.

Peu fidèle aux traditions de la Mythologie, l'auteur suppose que Jason n'est prêt d'épouser Créuse que parce que Créon lui impose la loi de former cet hymen, s'il veut sauver AEson, son père, qui est dans les fers du tyran de Corinthe. Cependant Médée, arrivée secrètement dans cette ville, trouve moyen d'avoir, avec son amant, un entretien secret : son desespoir le touche, et malgré le danger de son père, il veut renoncer à l'hymen presque conclu. Le tyran furieux fait arrêter Jason, et chasser de Corinthe Médée et ses enfans.

Au troisième acte, cette mère, égarée par la douleur, veut immoler ses enfans, les poursuit sur la scène, et y revient après avoir consommé ce forfait. Dans ce moment, Jason, qui a frappé le tyran, arrive triomphant. Il demande à Médée ses enfans : on juge de son désespoir. Elle va expirer déchirée par ses remords, quand la prêtresse de Junon ramène les deux enfans que la déesse a sauvés, en substituant des fantômes à leur place.

Les deux premiers actes de cet ouvrage ont paru lents et monotones ; de violens murmures, quelques sifflets même, genre de musique assez rare à l'Opéra, ont assez prouvé le mécontentement général. Le dernier acte, soutenu par quelques beaux effets de scène,et par le jeu expressif de Mme. Branchu, a obtenu plus de succès. Cependant les auteurs n'ont point été demandés. Il est vrai que leurs noms étaient connus de tous ceux qui avaient acheté le poëme.

Nous reparlerons avec plus de détail de cet opéra, surtout sous le rapport de la musique, qui s'est beaucoup ressentie de la faiblesse du poëme.                    D.

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 241 (Quatrième année), 15 Août 1813, p. 219 :

Mardi 10 Août.

La première représentation de Médée avait attiré un auditoire nombreux.

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 241 (Quatrième année), 15 Août 1813, p. 220 :

Mercredi 11 Août.

Le feuilleton du Journal de Paris a longuement et gravement rendu compte de la première représentation de Médée. Cependant, après avoir lu cinq colonnes, on parvient à soupçonner que cet opéra n'a eu qu'un très faible succès.

La Gazette a fini d'analyser l'ouvrage de M. Martine sur la musique. Elle a cité quelques-uns de ses jugemens, en quatre lignes, sur nos compositeurs ; elle a fait, entre autres, à celui de Médée la galanterie d'y placer celui qui le concerne ; le voici :

« M. Fontenelle. – Son Hécube fut d'abord presqu'assimilée aux ouvrages de Gluck ; mais on n'y a bientôt reconnu qu'une musique monotone et sans effet. »

Que dira-t-il du nouvel opéra ?

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 241 (Quatrième année), 15 Août 1813, p. 222 :

Vendredi 13 Août.

La Gazette rend compte de Médée, sur laquelle il paraît que le public et les journaux porteront un jugement unanime.

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 242 (Quatrième année), 20 Août 1813, p. 245-246 :

Mardi 17 Août.

Il paraît qu'après avoir cherché à réhabiliter Médée sur le théâtre, on voudrait bien rendre le même service à la pièce dans les journaux. Un anonyme dans la Gazette, un abonné dans le Journal de Paris, ont déjà réclamé en faveur de cet opéra. L'anonyme assure même qu'à la seconde représentation l'ouvrage a été jugé avec beaucoup plus d'indulgence. Ce qui rend la chose très croyable, c'est que M. Geoffroy affirme qu'il n'y avait presque point de juges. Qu'importe ? M. Fontenelle se consolera en répétant ce vers fameux :

« Moins l'assemblée est grande et plus elle a d'oreilles. »

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 242 (Quatrième année), 20 Août 1813, p. 247 :

Jeudi 19 Août.

M. Geoffroy se fait aujourd'hui le protecteur de Médée , et du Petit Timballier. Il y a de compte fait, suivant lui, trois beaux morceaux dans l'une, et c'est assez pour un opéra. Il n'ose pas, il est vrai, assurer qu'il y ait dans l'autre trois bons couplets : mais il trouve que le sujet, quoique sérieux, a été traité gaîment. Il fallait ajouter : par le public.

Nous remarquerons aussi, comme une chose extraordinaire, que ce grand critique, qui avait fait danser dans Médée Mlle. Aimée, qui n'y a point paru, a écrit aujourd'hui ces paroles remarquables : Je m'étais trompé. Il faudra, d'après cet aveu, réformer un vers de la Métromanie.

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 243 (Quatrième année), 25 Août 1813, p. 268 :

Dimanche 22 Août.

On remarquait hier dans une société, au sujet de la palinodie chantée par quelques journaux sur l'opéra de Médée, que la Gazette de France avait surtout donné à son feuilleton un démenti formel. Dans la Gazette du 20, cet ouvrage a reçu de grands éloges : dans l'analyse de M. S. que renfermait le feuilleton du 12, il disait que MM. Milcent et Fontenelle avaient voulu faire les paroles et la musique de cet ouvrage. Auquel des deux croire, de la Gazette louangeuse ou de son malin feuilleton ? Quelqu'un a proposé de prendre l'Ermite pour arbitre entre les deux parties. Il prétend que ce bon solitaire doit avoir quelques connaissances en opéras, et qu'en allant voir Médée, il ne dérogera point à son état.

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 243 (Quatrième année), 25 Août 1813, p. 270 :

Lundi 23 Août.

Le Journal de Paris a persisté dans son jugement sur Médée ; et nous lui en saurions gré, s'il n'avait détaillé ses motifs dans un article aussi long que cet opéra.

Journal des arts, des sciences, et de la littérature, troisième volume (1813), n° 244 (Quatrième année), 30 Août 1813, p. 294 :

Vendredi 27 Août.

Le Journal de Paris, toujours empressé de tenir ses lecteurs au courant des théâtres, a laissé passer cinq jours sans leur parler de la Surprise de l'Amour.

On y lit, sans nom d'auteur, des vers adressés à Mme. Branchu, jouant le rôle de Médée, qui renferment un petit compliment des plus délicats. On y dit à cette célèbre actrice, au sujet de Médée :

Ah ! pour la reconnaître, il suffit de t'entendre ;
          Il suffirait peut-être de te voir.

L'auteur croit apparemment qu'il est très-flatteur de ressembler à une femme si connue pour ses bonnes qualités. Voilà un madrigal qui n'est pas dans le genre de Quinault.

Mercure de France, tome cinquante-sixième, n° DCXXX du 14 août 1813, p. 322-324 :

Académie impériale de Musique. - Première représentation de Médée et Jason, opéra en trois actes, paroles de M. Milcent, musique de M. de Fontenelle.

Je pleure, hélas ! sur ce pauvre Holopherne,
Si méchamment mis à mort par Judith.

Après trois mille ans, Médée a enfin trouvé deux avocats zelés qui se sont chargés du soin de réhabiliter sa réputation ; le premier, M. Née de la Rochelle, a fait paraître en sa faveur un factum en forme de roman : et le second , M. Milcent, vient de défendre sa cause dans un opéra où il cherche à prouver que cette pauvre Médée était la meilleure femme du monde, et que tous les historiens se sont entendus pour l'accuser faussement des crimes dont jusqu'ici nous avions cru qu'elle s'était rendue coupable.

La scène est à Corinthe. Jason est de retour de l'expédition des Argonautes ; pendant son absence, Eson, son père, a été précipité du trône de Colchos par Créon, qui le retient en prison et veut le faire périr si Jason ne consent à épouser Créuse sa fille. Mais Jason a engagé sa foi à Médée dont il a déjà eu deux fils ; la reconnaissance l'attache également à cette princesse ; c'est à elle seule qu'il doit d'avoir réussi à enlever la Toison-d'Or, cependant le péril d'Eson a décidé Jason. Au milieu des préparatifs de cet hymen, Médée se présente et accable de trop justes reproches son infidèle amant. Pendant deux actes, Jason montre une indécision, une faiblesse de caractère, peu dignes du compagnon d'Alcide. Enfin il se résout à sauver son père ; Médée alors, ayant perdu tout espoir, poignarde ses enfans ; pendant ce tems, Jason a renversé l'usurpateur, il a ressaisi le sceptre qu'il vient offrir à Médée ; il demande ce que sont devenus ses enfans : cette bonne mère est forcée d'avouer qu'elle les a poignardés, et Junon, touchée des regrets de Médée, lui rend ses enfans ; Jason épouse Médée, et tous deux montent sur le trône de Corinthe.

Je m'abstiendrai de critiquer cet ouvrage scène par scène, il ne supporterait pas une analyse raisonnée ; les données historiques ou plutôt mythologiques s'y trouvent constamment contrariée , sans qu'il en résulte aucune beauté de situation ; cette Médée que M. Milcent représente comme si bonne mère, poursuit sur la scène ses enfans pendant cinq minutes, le poignard à la main, ce spectacle est dégoûtant. Le style est digne du plan ; point d'élévation dans les idées, point de noblesse dans les expressions ; on y remarque une contrainte qui indique que l'auteur n'a pas habitude d'écrire pour la scène. Pour justifier mon opinion, je ne ferai qu'une citation ; Jason, placé entre son père et Médée, adresse cette plainte aux immortels :

Dieux ! laissez-vous fléchir
Par la pitié, par la clémence,
De désespoir et de souffrance
Chaque moment me fait mourir.
Que je sois la seule victime,
Et tous mes vœux sont exaucés ;
Dieux justes , chargez-vous du crime,
Puisque c'est vous qui m'y forcez.

La sagacité de mes lecteurs me dispense de faire ressortir la beauté et la clarté de ces vers. M. de Fontenelle a pris Gluck pour modèle, il en est fanatique ; sa manière de le copier pourrait souvent même être appelée d'un autre nom : on trouve dans l'opéra de Médée des réminiscences fréquentes d'Orphée, d'Iphigénie et d'Alceste. Il est à remarquer que jusqu'à la fin du second acte, le compositeur n'a placé ni duo, ni trio, ni quatuor. Le seul morceau que l'on puisse citer se trouve au troisième acte ; c'est le moment où Médée, qui s'est cachée avec ses enfans parmi les rochers, voit passer Jason, Créon et Créuse, qui se rendent au temple pour la cérémonie de l'bymen.

Lorsqu'on possède au théâtre l'opéra de Médée, paroles de M. Hoffmann, musique de Chérubini , comment peut-on songer à en mettre un autre à la scène !

Le beau talent que Mme Branchu a déployé dans le rôle de Médée était digne d'un meilleur ouvrage.                     B.

Journal de Paris, n° 223 du 11 août 1813, p. 1-3 :

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

Première représentation de Médée et Jason, tragédie lyrique.

Que le ciel soit loué ! Voici enfin du nouveau, une belle et bonne originalité, des mœurs, des caractères, des événement, des princes, des princesses, jusqu'à des dieux, tout neufs ; un spectacle, enfin, tout autre que celui qu’on attendait ; et puis qu’on dise que l’Opéra n’invente plus rien ! — Mais ne s’agit-il pas de Médée et de Jason ? — Oui, sans doute. — De cette princesse du Phase qui, s’étant éprise du chef des Argonautes, l’aida à enlever la fameuse toison d'or ? — Oui. — De ce volage Jason, de cet ancien infidèle si semblable à tant de modernes, qui, après s’être emparé du trésor de la Colchide, se dégoûta de sa femme, et voulut en épouser une autre ? — Oui. — De cette épouse furieuse à qui Euripide fait commettre, pour se venger d’un parjure, des crimes inouis, et qui finit par tuer de sa propre main les deux enfains qu’elle a eus de Jason ; qui les retue dans Sénèque, dans Pacuvius, Ennius, Accius, et Ovide ; qui les égorge de nouveau dans Erasme, Buchanan, Jean de la Peruze, Corneille et Longepierre ; qui les a massacrés, il y a quelques années, à l'Opéra Comique, et qui joignit à ce crime un crime plus grand encore, celui de brises la poitrine de l’intéressante actrice qui lui prêtait son talent et sa voix, qui enfin, à l'Opéra même où elle se reproduit aujourd'hui, a tant de fois immolé ces pauvres victimes au milieu des rigodons et des entrechats ? — Eh, mon Dieu, oui, c'est la même. — En ce cas, que voulez-vous de nous avec cette nouveauté ? Patience, chers lecteurs, et daignez écouter le savant auteur du nouveau dictionnaire de la fable.

« Quoique les grecs, dit-il, nous aient représenté Médée comme une femme scélérate, une magicienne, une empoisonneuse, plusieurs anciens historiens, Pausanias et Diodore, entre autres, se sont accordés à la peindre de couleurs bien différentes. Selon eux, Médée est une princesse vertueuse qui n'eut d'autre crime à se reprocher que l'amour qu'elle eut pour Jason qui l'abandonna lâchement. Avant des droits au trône de Corinthe, elle y régna avec Créon ; mais les corinthiens l’ayant accusée de la mort de ce dernier, ils lapidèrent les deux enfans qu'elle avait eus de Jason. Cette atrocité leur attira plusieurs fléaux ; et pour apaiser les dieux, ils instituèrent des sacrifices en l'honneur des fils de Médée. Lorsque Euripide entreprit de présenter Médée sur la scène, les corinthiens firent présent au poète de cinq talens pour l'engager à mettre sur le compte de Médée le meurtre des jeunes princes. Ils espéraient avec raison que cette fable s'accréditerait par la réputation du poète, ce qui n'a pas manqué d'arriver. »

Et voilà, pourrait-on ajouter, comme on écrit l'histoire. Cinq talens donnés à un poète ont flétri d'un opprobre éternel le caractère d'une femme aimable, sensible et généreuse qui ne se servir de la connaissance des plantes que sa mère lui avait donnée que pour le bien de ceux qui venaient la consulter, qui ne s'occupait dans la Colchide qu'à sauver la vie aux étrangers que le roi son père voulait faire périr, et qui ne s'enfuit que pour se dérober elle-même à sa cruauté.

Heureusement il y a un temps pour toutes choses; il y a surtout, comme on voit, une providence pour les jolies femmes qui ont un peu fait parler d'elles. On a essayé naguère de nous intéresser en faveur de la célèbre Brunehaut. Or lui a donné des vertus, une piété et une tendresse maternelle, que quelques malins contemporains lui avaient refusées ; pourquoi craindrait-on après cela de nous montrer une Médée toute bonne, qui ne se livre à quelques petites violences que par accès, et pour ainsi dire dans les vapeurs d'un songe ? Pourquoi ne hasarderait-on pas un Jason tendre et soumis, que la piété filiale entraîne un seul moment vers l'infidélité ? Qui sait si ce Jason n'a pas été en effet aussi honnête homme que sa Médée fut bonne femme ? pour moi, je ne désespère de rien.

C'est d'après ce changement de caractère que l'auteur du nouvel opéra a établi son action. Plus de crime volontaire, plus de maléfices, plus de robe empoisonnée. Les dragons aîlés, vieille monture de l'antique Médée, ont été tout surpris, à son apparition, de n'être point appelés ; le char et la baguette magique sont restés dans leur poussière ; le génie pyrotechnique, qui se préparait aux plus vives explosions, a reçu un contr'ordre solennel, et l'Opéra, pour la première fois, en a été quitte avec cette héroïne pour une machine sans éclat. Je n'examinerai pas dans ce moment. si les autorités sur lesquels l'auteur s'est appuyé pour dénaturer une fable aussi connue que celle de Médée et de Jason, sont suffisantes pour le justifier, ni si les caractères qu'il a rejetés ne sont pas plus tragiques que ceux qu'il a adoptés ; l'essentiel est de savoir si sa nouvelle mythologie lui a fourni un bon ouvrage : C'est de quoi le public va juger.

Créon, tyran de Corinthe, tient en son pouvoir AEson père, du chef des argonautes ; Jason est accouru pour sauver les jours de son père, mais le tyran lui impose la condition d’épouser sa fille Créuse. Jason, par pitié filiale, est prêt à rompre les nœuds qui l'unissent déjà à Médée ; ce nouvel hymen va être célébré, lorsque Médée, qui est arrivée secrètement à Corinthe, et qui s’est réfugiée dans le temple de Junon, paraît devant son volage époux ; ses reproches, ses cris, ses larmes interrompent la cérémonie ; Jason, à la fois déchiré par les dangers qui menacent son père, et par l’amour qu’il ressent pour Médée et ses enfans, hésite, balance ; mais le poignard qu’il croit prêt à frapper AEson, l’entraîne loin de Médée. Cette épouse malheureuse obtient cependant la faveur de l'entretenir avant le sacrifice ; dans cette scène extrêmement passionnée, mais beaucoup trop longue, le désespoir de Médée, l’éloquence de son ame, et les fréquens vertiges où la plonge sa douleur, attendrissent Jason, qui oublie tout pour conserver sa foi à son épouse ; le tyran, trompé dans son espérance, ordonne alors qu'on s’assure de Jason, et que Médée et ses enfans soient chassés de Corinthe.

Le troisième acte présente cette mère infortunée dans une campagne coupée par des rochers ; ses enfans pleurent sur son sein. La prêtresse de Junon qu'on a vu compatir à ses peines, vient la consoler ; elle lui annonce cependant que Jason paraît céder au tyran, et que la cérémonie de l’hymen va se terminer. La raison de Médée se trouble à cette nouvelle ; l’opprobre et le malheur qui attendent ses enfans achèvent de l’égarer ; elle saisit un poignard ; l’innocence à genoux la désarme, mais le cortège nuptial qui passe dans le fond du théâtre lui rend son délire ; elle poursuit ses enfans de rochers en rochers, et revient bientôt après dans un état de stupeur effrayante. Isolée, anéantie, elle appelle à son secours ces mêmes enfans qu'elle vient d’égorger ; et soudain des chants de victoire lui apprennent la mort de Créon. Jason , forcé de lui obéir, a saisi sur l’autel la hache sacrée dont il a frappé le tyran, Il est libre ; il revient à son épouse et lui demande ses enfans. Je les avais, dit-il, confiés à leur mère. — Moment terrible et du tragique le plus profond. Médée avoue son atrocité, elle expire de douleur, quand Junon, paraissant dans les airs, déclare que le ciel, garant de la sainteté de l'hymen, n’a pas permis un forfait aussi noir ; Médée n’a frappé que de vains fantômes ; ses enfans lui sont ramenés par la grande prêtresse.

Il est aisé de voir que les traits principaux de cette action, et par conséquent tout l’intérêt de l’ouvrage, se sont réfugiés dans le troisième acte. Le musicien, sans doute ami fidèle du poète, n’a pas voulu être plus heureux que lui : il a gardé ses effets les plus dramatiques pour la fin de la pièce. Mais malheureusement deux grands actes chargés de scènes uniformes, de chants monotones, avaient précédé ces beaux effets et affaibli la bienveillance du public. Elle s’est toutefois assez maintenue, grâce à un pas de deux, merveilleusement exécuté par Mlle Gosselin et Antonin, pour donner à l’ouvrage un air de succès.

Médée a été vainement dépouillée, par les auteurs, de ses charmes et de ses enchantemens ; Mme Branchu nous les a fait retrouver dans la pureté de sa voix et dans la perfection de son jeu. On ne peut lui repocher qu’un costume trop sombre, trop voisin de la misère, trop peu digne enfin d’une fille du Soleil. Laïs et Mlle Armand ont embelli les rôles de Jason et de la grande-prêtresse, de leur talent ordinaire.

Les auteurs de cet opéra sont MM. Milcent et Fontenelle. On ne les a pas demandés, sans doute parce que leurs noms, imprimés sur la pièce, étaient sous les yeux de tout le monde. Repetita nocent.

M.          

Journal de Paris, n° 225 du 13 août 1813, p. 1-3 :

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

Médée et Jason.

Non licet omnibus adire Corinthum.          

Ce proverbe, qui ne permet pas à tout le monde d'aller à Corinthe, a trouvé dans le faible succès de la nouvelle Médée une application à la fois littéraire et locale. Aussi, pourquoi changer de route ? Lorsqu'un grand et beau chemin a été tracé par des ingénieurs tels qu'Euripide, Ovide et Sénèque, pourquoi prendre des chemins de traverse, et courir le risque de s'égarer dans des sentiers infréquentés ? Il en coûta, vers la fin du siècle dernier, une belle et bonne chûte à Clément : je ne sais si c'est Clément l'inclément ou Clément de Genève qui fut puni de la sorte pour avoir essayé de bannir du sujet de Médée les enchantemens et les accessoires pompeux qui l'accompagnent. M. Milcent n'a été guères plus heureux, et voici le moment d'examiner, comme je me l'étais proposé, si les historiens qui l'ont fourvoyé sont des autorités suffisantes pour justifier l'auteur d'un opéra d'avoir dénaturé le caractère de ses héros, et renversé l'une des fables les mieux établies de la mythologie. Je ne le pense pas.

D'abord, la première autorité d'un poète, ou d'un homme qui veut agir comme tel, est la fable. Les fictions consacrées par ses devanciers, quelle qu'ait été leur origine, quels que soient les motifs qui les aient accréditées, sont pour lui l'histoire et la vérité ; ainsi, sans s'arrêter au prétendu cadeau fait à Euripide pour délivrer un brevet de méchante femme à Médée ; sans consulter les Pausanias, les Diodore et tous les autres blanchisseurs de la princesse de Colchos, M. Milcent, qui ne voulait pas être historien, mais poète, devait se dire comme Horace : Sit Medea ferox, et tâcher de nous la faire reconnaitre dans son ouvrage ; il devait sentir que cette physionomie terrible, ces fureurs d'une épouse outragée, ces imprécations d'une femme capable de tous les crimes, ces grands traits de vengeance et de désespoir gravés dans nos esprits depuis tant de siècles, et par tant de peintres qui s'y connaissaient, ne pouvaient pas être impunément altérés. Qu'on ne rirait pas moins de sa Médée bonne femme et de son fidèles Jason, que si quelqu'un de ses confrères venait nous offrir une Hélène chaste et vertueuse, une Hermione sans passion, un Oreste sans remords, ou bien un Achille demandant pardon à Agamemnon. Enfin, se présentant à l'Opéra, c'est-à-dire au pays des illusions, M. Milcent, là plus qu'ailleurs, devait se défier de la sécheresse de l'histoire, et s'environner au contraire de tous les prestiges que la fable de Médée pouvait lui fournir.

Son action eût été non-seulement plus claire, elle eût été encore plus tragique, par conséquent plus intéressante. Les anciens et les modernes n'ont pu se dissimuler le grand intérêt attaché à cette Médée, toute méchante qu'on la suppose ; ils ont vu en elle la victime d'un amour lâchement trahi ; ses crimes et sa vengeance sont presque excusés par le juste ressentiment qu'elle éprouve. Ici, au contraire, rien n'excuse cette mère du meurtre de ses enfans. Jason, entraîné par la piété filiale, n'a eu qu'un moment le dessein de rompre ses nœuds ; il est revenu à son épouse ; et cette folle, par un sentiment philosophique pareil à celui qui engage Beverley à lever le poignard sur le jeune Tomy, par la crainte de voir ses fils malheureux et déshonorés, veut les égorger. Ce n'est pas là de la tragedie. On n'a pas besoin de chasser une pareille Médée de Corinthe, il suffit de l'enfermer aux petites-maisons ; et Jason, témoin de ses fréquentes lubies, est lui-même un grand sot lorsqu'il la laisse partir avec ses enfans.

Mais, a dû se dire M. Milcent, si je promène ma Médée dans son char antique traîné par ses dragons éternels, je ne ferai rien de neuf. — Non, monsieur. — Mais vous ferez du bon, du vrai, de l'intelligible, ce qui vaut bien mieux ; vous ferez un opéra, et non une tragédie, gratuitement appelée, lyrique. Qu'on voie la Médée qui tira tout Paris à l'Opéra Comique, il y a dix ans, elle ne dérogea point à son caractère donné ; elle nous intéressa par de grandes passions ; elle nous effraya par des situations terribles ; elle inspira un habile compositeur, et produisit une superbe musique ; c'est dommage qu'il ne se soit trouvé dans Paris qu'une seule voix capable de la chanter ; encore cette pauvre voix a-t-elle péri à la peine. Mais, enfin, quelle différence ! Son action fut simple ; celle de M. Milcent est évidemment composée de deux événemens ; le parti que prendra Jason entre un père et une épouse, également menacés, et l'issue du meurtre commis par Médée.

Je n'ai point dissimulé l'intérêt répandu dans ce troisième acte ; au motif près qui détermine le crime de Médée, cette partie de l'ouvrage est conduite, avec beaucoup d'art ; je ne nie pas même l'adresse de la combinaison qui, dans les premiers actes, place ce Jason dont on veut faire un honnête homme, dans une situation presque pareille à celle de Chimène combattue à la fois par l'amour et par l'honneur ; mais cette belle intention est si faiblement développée, elle s'évapore dans une telle multiplicité de scènes inutiles, qu'elle perd tout son mérite, et ne laisse peser sur le spectateur que l'ennui des fêtes sans motif, et des promenades religieuses que l'auteur a entassées dans ces deux actes.

D'ailleurs M. Milcent, trop fidèle au divorce qu'il a fait avec les prestiges, semble avoir abjuré jusqu'à la magie du style. L'incorrection et la trivialité se font sentir presqu'à chaque vers de ce long poème ; nulle image, nulle éloquence, à peine deux ou trois traits de sentiment péniblement amenés : le moyen qu'une telle poésie pût enflammer le génie d'un compositeur !

Hélas ! voici la plus douloureuse de mes fonctions, le compte à rendre de cette musique qui embellit ou gâte tout à l'Opéra. Celle-ci n'a rien gâté ; les choses étaient trop avancées pour cela : elle n'a rien embelli non plus, parce qu'elle ne s'y est pas prise assez à temps ; depuis l'ouverture jusqu'à la fin du second acte, on n'a remarqué qu'un entassement de notes uniformes, une répétition constante des mêmes motifs, des chants ébauchés, des accompagnemens vagues, mais non sans effet, puisqu'ils ont presque toujours étouffé les paroles, et qu'ils se sont souvent montrés en contradiction avec la partie vocale ; pas un seul morceau d'ensemble, des chœurs faiblement conçus ou tracés dans une espèce de délire trivial, des airs de ballets imités de ces vieilles sonates composées pour apprendre à connaître le clavier de l'ancien clavecin ; enfin une absence presque totale de cette mélodie et de ce sentiment dramatique qui constituent le vrai musicien.

Un seul duo au second acte a offert quelques momens de charme ; il les a dus à une imitation assez adroite du beau duo d'Orphée : Dieux, soyez nous favorables, et surtout à l'exécution parfaite de Lays et de Mme Branchu; mais, soit que cette précieuse artiste ait redoublé d'efforts au dernier acte, et que la beauté de son expression ait séduit les auditeurs, soit qu'en effet cette partie de l'ouvrage soit écrite avec plus de sagesse et de sentiment, il est certain que chaque morceau en a été vivement applaudi, et qu'il a presque fait oublier la monotonie et les incartades du commencement de l'action. La plus choquante de ces incartades doit être attribuée à la négligence des chœurs exécutans, ou plutôt à celle des maîtres chargés de les diriger. Cette partie, jadis l'honneur de l'Académie impériale, dégénère d'une manière honteuse depuis plusieurs années.

Les hautes-contres crient horriblement; ces sons criards sont d'autant plus sensibles, que les femmes se sont habituées à ne chanter qu'un demi-ton plus bas. Autrefois l'orchestre couvrait de son bruit toutes ces fautes ; mais depuis qu'un chef d'orchestre mieux pénétré de son art, depuis que M. Persuis fait observer les nuances avec plus d'exactitude, ces piano qui honorent son goût, et servent les intentions du compositeur, ont aussi l'inconvénient de laisser les chœurs à découvert, de déceler leur mollesse, et de montrer le peu de soin qu'on met à les instruire. L'administration ne saurait porter des remèdes trop prompts à un mal qui a provoqué, dans ce dernier opéra, des murmures et des sifflets, et qui ne tend à rien moins qu'à détruire la tragédie lyrique.

Journal de Paris, n° 231, du 19 août 1813, p. 4 :

A M. le Rédacteur.

Monsieur, vous avez sévèrement critiqué la première représentation de Médée et Jason ; j'attends de votre impartialité que vous me permettrez d'annoncer que la seconde et la troisième représentations de cet opéra ont complétement réussi. Le public, laissé à lui-même, a été à portée d'entendre et de sentir les beautés du premier ordre dont cet ouvrage est rempli, et qu'une première représentation, aussi tumultueuse qu'imparfaite, n'avait pas permis de saisir.

Les chœurs, mieux sus, ont fait remarquer une belle exécution ; les acteurs ont pu développer tout leur talent. M. Lays n'a rien laissé à desirer ; il a montré la noblesse et la dignité d'un héros, jointes à la plus profonde sensibilité, relevée par la beauté de son organe et la perfection de sa méthode. Mme Branchu s'est surpassée elle-même, et l'on doit s'attendre qu'elle laissera un grand souvenir du rôle de Médée. Mlle Armand a été tout ce qu'elle devait être dans le rôle de Théane, noble, inspirée et sensible ; et le rôle de Créon a été très-bien rendu par M. Bertin. L'enthousiasme qu'avait excité, à la première représentation, le pas de deux dansé par M. Antonin et Mlle Gosselin, a été porté au comble par la grace et la perfection des talens de ces deux charmans artistes.

Enfin l'orchestre, conduit avec le plus rare talent par M. Persuis, a contribué à la beauté de cette représentation, et il y a tout lieu de croire que l'on reviendra du jugement précipité que l'on aura porté d'abord de Medée et Jason.

Un Abonné.          

Journal de Paris, n° 235 du 23 août 1813, p. 1-4 :

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

Médée et Jason.

J’ai déjà examiné cet ouvrage ; je lui ai rendu, en mon ame et conscience, toute la justice que j’ai cru lui devoir ; j’ai loué les beautés qui parent le dernier acte, et j'ai relevé les défauts que le public a remarqués dans les premiers. J’ai indiqué avec une scrupuleuse exactitude tout ce qu'il pouvait y avoir d’estimable dans les conceptions du poète et du musicien. Plus généreux même que de coutume, j’ai attribué à leur génie quelques beaux effets, dont tout l’honneur revenait peut-être aux voix admirables qu'ils ont employées. Eh bien ! à quoi servent la justice et la générosité ? Mon jugement n’en a pas moins paru sévère, injuste et précipité ; on prétend que je n’ai pas vu ce que j’ai vu, que je n'ai pas entendu ce que j'ai entendu, et l’on s’inscrit en faux contre mes décisions. Il faut convenir que l'exemple est bien contagieux à Paris ! Parce que cette capitale retentit en ce moment des débats d'une grande accusation, voilà que Médée et Jason veulent faire du bruit aussi ; j’avoue qu'à cet égard leur orchestre peut leur fournir de terribles moyens ; mais parce que d'un côté on publie des factums, des histoires de mœurs et de probité, les plaignans de Corinthe protestent à leur tour de l’innocence de leur vie, de 1a régularité de leur conduite, de l'extrême pureté de tout ce qu'ils ont dit et chant » ; enfin , j’ai été assigné à comparaître de nouveau à ces audiences de Polymnie . où 1'on assure que les héros de la Colchide sont tout différens de ce que je les, ai jugés. Il a bien fallu obéir.

Ici le rapport que j’apercevais entre les deux procès s'est considérablement affaibli. IL s'en faut de beaucoup que j’aie trouvé à l'Opéra une foule pareille à celle qui obstrue les avenues du temple de Thémis ; et ce qui achevait de détruire la parité, c’est que, tout accusé que j’étais, je desirais passionnément, pour la gloire de mes accusateurs, de me voir condamner, et de trouver l'occasion de leur offrir la réparation solennelle qu'ils attendaient de moi  ; mais hélas ! je crains bien que cette réparation ne leur paraisse une nouvelle offense.

Je n’ai revu dans Médée et Jason que les personnages défigurés qui ont choqué tout Paris à la première représentation. Je sais parfaitement que les noms ne font rien à l’affaire lorsque l’affaire est bonne ; mais dans celle-ci les noms de Jason et de Médée ont trompé durement la curiosité qui attendait toute autre chose du chef des argaunautes [sic] et de la magicienne du Phaze. Si ces personnages se fussent appelés Claon et Climène , il est possible qu’on ne leur eût pas demandé plus qu’ils ne donnaient, et qu'ils eussent excité un intérêt plus vif.

J'ai revu un prétendu héros de piété filiale tremblant pour un perle qu'on ne voit pas, effrayé d’un danger qui n’est point en action ; j'ai vu arriver des vieillards qui ne servent plus à rien, pas même à fausser leur petit chœur d’entrée, attendu qu’on l’a supprimé ; j’ai revu ce tyran Créon, qui ne peut trouver un mari à sa fille qu’en égorgeant ses prisonniers, et de nouveau j'ai loué le bon goût du poète de nous avoir caché cette fille dont le rôle eût été bien pitoyable ; mais l’apparition de la princesse de Colchos m’a paru tout aussi mesquine que le premier jour. Les danses et les fêtes, deux fois amenées par un mariage qui ne se fait pas. m'ont toujours semblé un remplissage fatigant. Enfin, j’ai retrouvé dans ce préambule, intitulé les deux premiers actes de h pièce, les mêmes longueurs, les mêmes inutilités, mais aussi le même zèle de la part des acteurs principaux à tout faire valoir, et de la part d’une portion du parterre la même ardeur à tout applaudir. Je n’ai remarqué dans ces deux actes qu’une seule nouveauté : c’est un habit de bergère que Médée a cru devoir substituer au vêtement obscur dont elle était habillée. Quoiqu’on ait changé les mœurs et le caractère de cette princesse, la transition m’a paru un peu forte.

Le troisième acte produit toujours le même effet : il est admiré et mérite de l’être, quoique le poète n’ait pas tiré de sa dernière situation tout le parti qu’elle lui offrait. Jason qui, en revoyant Médée au premier acte, ne lui a pas demandé des nouvelles de ses enfans, ici le lui demande trop tôt ; il étrangle une superbe scène ; c’est un défaut d'art, ce n’est pas le plus nuisible ; le pire défaut de ce bel acte est d'arriver trop tard : cependant si Médée et Jason résistent au mal qui les presse, cet acte sera celui de la bonne compagnie ; on arrivera exprès pour lui à dix heures du soir : et si l'administration a le bon esprit de le couronner par cet agréable pas de deux qu’Antonin et Mlle Gosselin exécutent d'une manière si ravissante dans la fête inutile qu’on a offerte auparavant, le charme sera complet ; cet acte vaudra à lui tout seul bien des spectacles de l’Opéra.

La musique m'a semblé avoir gagné quelque chose ; j'y ai remarqué de nombreuses suppressions. C'est une grande conquête en affaire de plaisir, que la restriction du droit qu'on aurait d'ennuyer. Pourquoi ne s'est-on pas décidé à gagner davantage ? Je demande pardon à M. Fontenelle de ce qu'il ne manquera pas d'appeler ma sévérité ; ce que j'ai déjà dit de sa composition, a été traité d'assertion vague et précipitée ; il faut donc lui prouver par ordre et en détail que c'est avec tout le regret possible que je ne puis me ranger de l'avis de ces enthousiastes qui out l'air d'être émerveillés de toutes les parties de son ouvrage.

L'ouverture est un morceau à prétention ; il n'y a pas de mal à cela, quand la prétention est soutenue par un bon motif bien décidé, bien neuf, et bien développé. Ici c'est le contraire, le motif n'est point décidé, c'est une faible intention péniblement reproduite, et toujours dépourvue d'expression, de verve et de chaleur.

Il y a du chant dans le premier acte de Jason, mais c'est un chant connu, traîné en sons prolongés, sans modulation et sans mélodie caractérisée.

L'air de la grande prêtresse a peut être un peu plus d'originalité, mais il est terni par un grand défaut de correction ; les accompagnemens sont, pour l'harmonie et les accords, en contradiction manifeste avec la partie vocale.

On nous a fait grâce, comme je l'ai dit, du chœur des vieillards qui suivait ce morceau. Ces pauvres habitans de Colchos n'avaient pu deviner les intonations du musicien de Corinthe. C'est leur faute ; pourquoi arrivaient-ils de si loin ?

L'air de Créon : Magnanime héros, n'est pas plus digne du roi qui le chante que du béros auquel il s'adresse. Le vice principal de toute cette composition est de manquer d'élégance ; mais c'est surtout dans le chœur et les airs de danse employés dans la première fête, que ce défaut de noblesse, ce caractère trivial, souvent même bouffon, se laissent remarquer le plus désagréablement ; il y a là un accompagnement obstiné de cymbales et de timbales fait pour lasser les bras les plus robustes. A-t-on jamais vu des timballes vouloir frapper dans un orchestre autant de notes que tous les autres instruments ?

L’air de Médée : J'en jure par les pleurs qui coulent de mes yeux, serait beau s’il était plus mesuré ; mais il fatigue à-la-fois l’oreille du spectateur et le gosier de la cantatrice ; sa voix est étouffée par un motif sur une demi-gamme montante, que l’orchestre exécute à l’unisson : les paroles sont bientôt perdues aussi bien que les moyens de la chanteuse ; de sorte qu'à la reprise de l’air, l’orchestre, pour suppléer au souffle qui manque à Médée, est obligé de finir seul le morceau. Souhaitons que cette Médée si vertueuse ne traite pas Mme Branchu comme la Médée criminelle traita jadis Mme Scio.

Le premier air du second acte et celui du troisième, chantés par l'épouse de Jason, offrent la même couleur, le même rythme, la même langueur dans le mouvement. Les accompagnemens sont de la même noblesse, de la même stérilité. Le chœur qui s’enfuit lorsque la foudre renverse l’autel, est une pâle copie de celui d’Œdipe dans une situation presque semblable. Je persiste à trouver le même rapport entre le duo d'Orphée dont j’ai parlé et celui qui précède le final du second acte de Médée, non pas à cause des mots favorables et misérables qui se trouvent dans l’un et dans l'antre, mais à cause de la similitude du rythme, du mouvement et de l'expression. Le final produit peu d'effet ; rien n'y est distinct ; point de modulation qui sépare, qui caractérise les différentes passions ; tout est d’un forte monotone, étourdissant, et semblerait annoncer un compositeur tout-à fait étranger aux effets dramatiques, si la scène du délire et presque tous les morceaux du troisième acte ne vengeaient son génie de ces premières impressions.

Je répète avec plaisir qu’il règne un grand sentiment tragique dans In fin de cet ouvrage ; mais puisque nous sommes au grand jour des révélations, pourquoi cacher que la musique des Bardes et d'Adam m’a paru percer tant soit peu dans ce fracas de l’orchestre qui accompagne le délire de Médée. Je crains fort que cette note obstinée des contrebasses, qui se reproduit vingt fois de suite n’appartienne à M. Lesueur. Je crains aussi que le chevalier Gluck n’ait le droit de revendiquer quelques petits passages des chœurs des prêtresses, et que la marche nuptiale aux flambeaux n’ait fait de forts emprunts à la situation d'Alceste tourmentée au milieu d’une fête par les angoisses de la mort.

Quoiqu’il en soit, telle est cette composition où j’admire de bonne foi plusieurs beaux effets où l’on reconnaît une étude soignée des grands maîtres, mais souvent aussi une imitation trop servile de quelques-uns d’entr’eux à qui l’on a justement reproché un goût trop vif pour la déclamation. Au reste, comme on prétend que l’anglais Clowel a fourni le modèle du poëme, il n’est pas extraordinaire que le musicien, de son côté, ait mis les étrangers à contribution.

M.          

Le Journal de l'Empire ne pouvait pas ne pas accorder son attention à Médée et Jason, et Geoffroy a pris sa plume acérée à plusieurs reprises pour donner son opinion.

Journal de l'Empire, 12 août 1813, p. 1 :

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

Première représentation de Médée et Jason, opéra en trois actes.

L'auteur du poëme n'est pas, à beaucoup près, le premier à qui l'idée soit venue de faire un opéra sur une femme jalouse qui égorge ses enfans pour se venger de son mari : cette idée cependant est assez bizarre pour qu'on soit étonné qu'elle ait pu venir à quelqu'un. Je suis bien plus surpris qu'il se soit trouvé un musicien assez peu instruit de la nature et de la puissance de son art pour avoir entrepris de l'appliquer à une atrocité qui repousse toute espèce de chant et de mélodie : je ne reprocherai point au musicien de n'en avoir pas mis du tout dans son opéra ; mais il me semble inexcusable d'avoir fait entendre dans le temple même de l'harmonie des chœurs d'un si médiocre effet, presque dans le moment où l'on exécuta à l'Odéon des airs ravissans dans les Horaces et les Curiaces. Si l'Odéon se laisser vaincre ainsi dans la partie des chœurs, qui sembloit être son privilège et son apanage, avec quoi se soutiendra-t-il ? car on sait que ce n'est pas par le chant et la mélodie qu'il brille. Le compositeur de la musique de Médée et Jason, étoit d'autant plus obligé de se signaler dans les chœurs, qu'on n'ignore pas qu'il est admirateur et imitateur de Gluck, qui excelle dans cette partie : ainsi, tant pour l'honneur de son modèle et de son maître, que pour la gloire de l'Académie impériale de Musique, le musicien de Médée auroit dù ne faire exécuter que des chœurs pour le moins égaux à celui d'Armide, Poursuivons jusqu'au trépas ; il auroit du moins lutté contre les chœurs de Cimarosa, et n'eût pas abandonné à l'Opera-Seria italien une victoire aussi complète sur l'Opéra français, dans le genre même dont l'Opéra francais se pique le plus.

Dans cet instant, je ne puis rien ajouter sur cet opéra, sinon qu'il a reçu les spectateurs l'accueil le moins favorable et le moins imprévu : je reviendrai sur l'ouvrage si l'on y revient : en attendant, j'ai un mot à dire d'un phénomène musical qui s'élève sur l'horizon du Conservatoire. On raconte que Mozart étoit musicien à huit ans, et que son père le mena en Italie, où tous les gens de l'art admirèrent un talent si précode. Ce prodige se renouvelle en ce moment sous nos yeux : M. Jean-Martin Hatzfeld, âgé de neuf ans, doit paroître samedi prochain dans la lice ouverte aux concurrens. Il n'y a que quatre ans que le célèbre Kreutzer l'aîné, admirant les rares et précieuses dispositions de cet enfant, a bien voulu se charger de son éducation musicale ; et dans les mains d'un si habile maître, il a fait des progrès si rapides, qu'il est déjà capable de disputer des couronnes sur l'instrument le plus difficile, et dont à peine on connoit le manche à son âge. Le voilà déjà dans l'arène, luttant avec des rivaux qu'il ne devroit encore que respecter, puisqu'ils sont plus avancés que lui de moitié dans la carrière de la vie.

Journal de l'Empire, 14 août 1813, p. 1-3 :

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

Médée et Jason.

Il y a peu de danses dans cet opéra et je suis étonné qu'il y en ait. On y remarque un pas de deux dansé avec beaucoup de légèreté par M. Antonin et Mlle Gosselin ainée dont les talens réunis ont été: honorés des applaudissemens les plus flatteurs. Les querelles qui se sont élevées sur Mlle Gosselin paroissent apaisées, et je ne conçois pas que M. Y ait eu envie de se présenter sur le champ de bataille quand la guerre est finie, quand il n'y a plus de combattans. Ce M. Y. est un ancien coopérateur du Journal de l'Empire ; il remonte à la fondation : c'est un homme grave, un écrivain sage et judicieux, plein de discernement et de sagacité dans ses discussions littéraires. Il est vrai qu'il s'exerce souvent sur des sujets assez îngrats ; mais il est accoutumé à dévorer ces épines, il les convertit en fleurs, et je ne sais d'où peut lui être venue l'envie de figurer dans une contestation plus brillante au moment où elle est terminée ; lui-même nous fait entendre qu'il s'ennuyoit dans son coin, et qu'il a voulu se montrer dans un plus grand jour ; l'émulation est louable ; mais il n'y a pas de générosité à se mettre deux contre un ; l'homme du balcon étoit bien suffisant pour combattre deux mots qui, dit-on, sont très mal sonnans et scandalisent tout le monde.

Le nouveau champion s'étoit empêtré depuis peu dans je ne sais quelles disputes sur les traductions : c'étoit une pâture fort sèche et M Y avoit là un ordinaire assez maigre, lorsque tout à coup il entend parler de table, de festin, de convives, de nappe mise, d'une danseuse désossée, de confitures au miel et au sucre, le parfum en vient jusqu'au laboratoire où il s'escrime tristement sur des traductions : aussitôt il se lève, et alléché par l'odeur, il entre, sans être invité dans la salle voisine où il voit la nappe mise ; on croit qu'il va se mettre à table, et travailler en homme à qui la frugalité donne un grand appétit, et dont tous les repas ne sont. pas des noces ; mais au lieu de profiter d'une si bonne occasion, il fait le dégoûté et s'amuse à critiquer les mets. La danseuse désossée lui paroît du plus mauvais goût, et pour le moins aussi détestable que le parut jadis à certain marquis la tarte à la creme de l'Ecole des Femmes ; cependant à vrai dire une danseuse désossée est plus délicate et plus. tendre qu'aucune yersion d'auteur ancien, il a même blâmé la nappe mise, quoiqu'assurément rien ne soit "plus, honnête que de manger sur une nappe ; il n'y a pas jusqu'aux confitures au miel et au sucre qui lui ont paru fort amères, et- depuis ce .temps-là il sait très mauyais gré à Molière d'avoir dit d'un homme qui tient des propos doucereux : c'est tout sucre et miel.

M. Y. sait mieux 'que moi qu'une querelle badine, qu'une lettre sur le sujet le plus frivole, doit être écrite du ton de la conversation et en style comique. Il lui faudroit retrancher la moitié des expressions de Molière s'il voyoit de la bassesse partout où il y a des mots familiers, naturels, énergiques. Je n'entreprendrai point de lui faire trouver de bon goût ma danseuse désossée, mes confitures et ma fine fleur de rhétorique ; je conviens même que se portant comme successeur et ayant causé de mon homme du balcon, la bienséance vouloit qu'il se renfermât dans les mêmes, critiques que son devancier, qu'il ne se donnât pas les airs d'approuver comme bon ce qui .avoit été jugé mauvais par celui qu'il représentoit. Quittons tout-à fait ces métaphores et allégories gastronomiques : elles pourroient devenir de mauvais goût, non par leur nature .mais par leurs excès : parlons plus simplement et parlons d'autre chose.

Je suis fâché que M. Y. n'ai [sic] pas autant de philosophie que de littérature : il se laisse éblouir par un vain éclat ;: il envie la condition des autres ; il est mécontent de la sienne chose qu'Horace défend expressement : il proclame heureux, sur de légères apparences, des écrivains dont il ne voit pas les peines secrètes ; s'il étoit à leur place, il maudiroit son sort, et regretteroit son coin : mais j'ai tort de prendre au sérieux une ironie, et M. Y. veut sans doute se moquer de nous, quand il s'écrie avec emphase : « Heureux les écrivains auxquels il est donné de parler des merveilles de la scène, et de nous révéler les mystères des coulisses ! Ils sont assurés de plaire et d'intéresser plus généralement, ne fût-ce que par le charme du sujet qu'ils traitent. » C'est là de la rhétorique commune et non pas de la fine fleur de rhétorique. Le rhéteur confond la permission ou le droit de parler du théâtre dans les journaux avec la manière d'en parler. Il y a des écrivains auxquels il est donné de rendre compte des représentations du théâtre, auxquels on n'a pas fait un grand don, et qui n'en sont pas pour cela plus heureux. M. Y. voudroit-il nous faire accroire qu'en parlant de théâtre, le sujet suffit pour intéresser et pour plaire ? Ce sujet a donc pour lui bien des charmes. Parler des anciens chefs-d'œuvre de notre scène sur lesquels il n'y a plus rien à dire ; parler des pièces nouvelles, qui ne sont pas comme il le dit, des merveilles de la scène ; parler des acteurs qui jouent toujours de la même manière et, mille fois jugés, offrent toujours les mêmes .qualités et les mêmes défauts. Il n'y a dans tout cela rien de charmant en soi ; rien n'est au contraire plus insipide et plus fastidieux. I1 faut que l'écrivain mette dans son sujet le charme qui n'y est pas, ou plutôt il faut qu'il se crée un sujet ; et avec cela, peut-on dire qu'il soït heureux ? Il est environné d'ennemis ; toutes les passions se déchainent contre lui ; il vit dans un état continuel de guerre. Combien n'est-il pas plus doux de jouir dans un champêtre asile du spectacle de la nature, que d'écrire au milieu du tourbillon sur les spectacles de Paris ? Tout est merveille, tout est charme, tout est plaisir pour M. Y., qui ne voit pas le derrière du théâtre, il admire le bonheur de l'écrivain auquel il est donné de parler de spectacle, comme Damoclès admiroit Denis. Je suis tenté de faire son bonheur et de le mettre quelque temps à ma place pendant que j'irai goûter le repos dans quelque solitude : j'imagine qu'il sera bientôt dégoûté de l'éclat et des charmes du théàtre ; il laissera les merveilles de la scène et les mystères des coulisses, pour retouner à ses traductions. Quant aux mystères de coulisses, c'est une peti te malice bien usée. Je dédaigne beaucoup plus que mon critique les mystère de coulisses ; mais on est obligé d'en parler, quand ils ont rapport au bien et à l'intérêt du -théâtre, aujourd'hui surtout où l'on a plus d'égard aux acteurs qu'aux pièces.

M. Y. ne m'a pas lu ou ne me rend pas justice ; il m'accuse à tort d'avoir négligé le fonds de la question  : je m'en occupe clans tous mes articles, et spécialement dans le dernier. Mais ce nouvel adversaire me reproche aujourd'hui ma négligence à traiter la question, comme il me reprochoit, il y a deux ans, mes éloges exagérés de Talma : il faudrait s'instruire avant que d'écrire. Mon censeur s'est peut-être flatté d'expier son injustice par cette jolie phrase, où il veut exprimer à la manière de Dorat, que le fonds et les accessoires de la querelle étoient également frivoles. « Les incidens, dit-il, étoient dignes du fonds ; c'étoit une mouche qui empêchoit de courir après un papillon. » Cela pourroit être applaudi dans un musée ; mais quand on fait de pareilles phrases, on a mauvaise grâce à donner aux autres des leçons de goût. Depuis l'illustre abbé auteur du sonnet sur la fièvre de la princesse Uranie, la poésie légère n'a point offert d'image plus anacréontique que celle de cette mouche qui empêche deux hommes de courir après un papillon. Retournez, retournez à vos traductions, M. Y, et renoncez à ces gentillesses pour lesquelles vous n'êtes pas né : s'il arrive qu'il vous soit donné de parler du théâtre et que vous mettiez dans vos articles des mouches et des papillons pour rendre votre style plus léger, je vous avertis qu'il n'en sera que plus lourd. Croyez-moi, ne forcez point votre talent ; faites de bons articles de littérature, mais ne faites point l'agréable ; dissertez sur les traductions, et laissez-là les jeux de l'esprit, les ris et les .grâces : ce sont des papillons que vous n'attrapperez pas quand même.aucune mouche ne vous empêcherait de courir après.

Le Journal de l'Empire publie le 15 août une fort longue réponse de M. Y à l'article de Geoffroy publié le 14.

Journal de l'Empire, 17 août 1813, p. 1 :

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

Deuxième représentation de Médée et Jason, opéra en trois actes,
paroles de M. Milcent, musique de M. Fontenelle.

La préface est très savante : c'est un veritable factum en faveur de Médée, un mémoire apologétique où l'avocat de la princesse deColchos se propose de réparer et de remettre à neuf une réputation, à a vérité bien délabrée, et depuis je ne sais combien de siècles, dans l'état le plus déplorable. Il a fouillé dans tous les coins les plus reculés et les plus obscurs de l'antiquité : il y a trouvé de quoi repousser les outrages de la calomnie qui a pris plaisir à diffamer, à noircir une vie pure et innocente. D'après toutes les pierres produites au procès, Médée sort de cet examen plus blanche que la neige. Les auteurs classiques, tels qu'Euripide, Horace, Ovide, Virgile et Sénèque, nous la représentoient comme une fille. une sœur, une mère dénaturée, comme une sorcière, comme une furie teinte du sang de son frère, de celui de ses enfans, et qui a fait égorger un père par ses propres filles, sous prétexte de le rajeunir ; mais l'avocat de Médée a fait entendre d'autres témoins, tels que Phérécide, Ælien, Apollodore, Diodore de Sicile, lesquels déclarent que la princesse de Colchide fut de son vivant une fille sage et vertueuse qui n'a jamais tué ni son frère, ni ses enfans, ni personne ; une bonne femme en un mot, et la plus tendre des mères. Parce qu'elle avait fait dans l'université de Colchos quelques cours de physique, quelques études de botanique et de pharmacie, on a prétendu qu'elle étoit magicienne ; mais il est prouvé qu'elle n'employoit sa science qu'au soulagement des pauvres malades.

Ceux qui connoissent l'antiquité savent qu'il n'y a rien de si contradictoire- que les fables de la mythologie  on s'égare dans la foule des traditions opposés les unes aux autres ; tout y est si incertain qu'il y a des auteurs qui prétendent qu'Hélène n'est jamais allée au siège de Troie. Ainsi on croira tout ce qu'on voudra de la préface de M. Milcent, et des témoignages qu'il cite pour prouver la vertu, l'innocence et les bonnes mœurs de Médée. Voici un de ces témoignages qui m'a paru assez curieux et assez plaisant pour donner une idée de la gravité des autres.

Lorsque Médée s'enfuit de Colchide avec Jason, le vaisseau des Argonautes fut poursuivi par ceux d'Eétès, père de la fugitive. Les Colchidiens l'atteignirent dans le port des Phéaciens, chez le roi Alcinoüs, auquel ils demandèrent, de la part de leur souverain, qu'on leur remit la princesse Médsée. Le roi Alcinoüs répondit que si Médée étoit unie à Jason, il la laisseroit à son mari ; que si elle étoit vierge, il la rendroit à son père. Areté, femme d'Alcinoüs, fit promptement savoir cette réponse à Jason, lequel se hâta de faire tout ce qu'il falloit pour conserver Médée : l'hymen impromptu dut lieu, dit l'historien, la nuit, dans une grotte : ce fut un mariage tel que celui de Didon et d'Enée. Le lendemain, Médée fut reconnue femme, et la propriété en fut assurée à Jason. Tel est le récit d'Apollodore ; et l'avocat de Médée en conclut que la princesse, quoique fuyant avec Jason, et transportée du plus violent amour pour ce prince, avoit cependant jusqu'alors conservé avec lui sa vertu intacte, et ne s'étoit rien permis de contraire aux lois de la pudeur : retenue extraordinaire pour une jeune princesse amoureuse qui se trouvoit au pouvoir d'un corsaire tel que Jason. Il est aisé de voir que cet Apollodore est un conteur de sornettes.

Quelques philosophes regardent cette expédition des Argonautes comme une allégorie poétique sur le commerce, et par conséquent l'histoire de Médée et de Jason ne leur paroît qu'une fable. Si ces personnages n'ont jamais existé, ce n'étoit pas la peine de faire tant de rec hercher sur leurs mœurs. Un poëte qui veut traiter ce sujet n'a besoin ni d'Ælien, ni d'Apollodore, ni de Peherecide : il lui faut une Médée intéressante et théâtrale, et c'est à lui à la peindre à sa fantaisie, pourvu cependant qu'il ne s'éloigne pas trop de l'opinion générale, et ne démente pas tout à-fait le caractère que la fable lui donne. Peut-être que la sorcellerie de Médée eut-elle fourni quelles prestiges nécessaires à l'opéra  on eut peut-être bien fait de lui laisser sa baguette, aux dépens même de la vraisemblance. Armide n'est-elle pas sorcière ? L'auteur, quoique très convaincu que ce n'est pas Médée qui tue ses enfans, et qu'ils ont été lapidés par les Corinthiens, n'a cependant pas osé suivre le témoignage de sa conscience en dépit d'Ælien et d'Apollodore : il nous a offert une Médée qui égorge ses enfans ; mais ce n'est ni par haine contre son époux, ni par vengeance, ni par férocité qu'elle les égorge ; c'est dans un accès de délire et frénésie ; elle n'est pas plus coupable de cet attentat contre la nature, qu'un fou ne le seroit d'un meurtre qu'il auroit commis;

Jason n'est plus le pauvre homme que nous connoissons ; c'est un héros qui se trouve fort embarrassé enttre son père et sa femme. Créon, roi de Corinthe, tient en prison depuis dix ans Eson, père de Jason ; car, pendant que cet illustre guerrier faisoit dans la Colchide la conquête de Médée et de la Toison, il perdoit en Th essalie ses propres états, et son père étoit fait prisonnier. Créon menace Jason d'ôter la vie à son père, s'il ne fait divorce avec sa femme, pour épouser la princesse de Corinthe. Que fera Jason ? Son choix ne peut être qu'un crime. Quand on connoît le théâtre, on n'y met jamais de pareilles situations, qui ne sont ni naturelles ni intéressantes. Jason commence par sacrifier son père à sa femme. Il y a entre les époux une réconciliation pathétique ; mais bientôt la girouette tourne, et c'est la femme qui est sacrifiée au père. Médée voit le cortège nuptial s'avancer vers le temple ; elle entend les chants de l'hymen de Jason et de Créuse ; elle en perd la tête  et dans un transport au cerveau, elle tue ses enfans. Le coup n'est pas plus tôt fait qu'il s'élève une sédition : Créon est tué dans le tumulte ; Jason est proclamé roi de Corinthe. Il accourt aussitôt auprès de Médée. Quel désespoir ! ses enfans ne sont plus ! Mais Junon, protectrice de Médée, descend du ciel, et ressuscite les enfans : Jason et Médée sont au comble de leurs vœux.

Il y a beaucoup d'opéras restés au théâtre dont le poëme ne vaut pas mieux, et même vaut beaucoup moins que celui-ci : il ne faut donc pas tant se récrier contre les paroles qui sont très passables. La musique de même est meilleure que celle de plusieurs opéras modernes qu'on joue assez souvent : il y a dans le second et surtout dans le troisième acte des morceaux très pathétiques, et susceptibles d'un grand effet. Pourquoi donc la première représentation a-t-elle été mal accueillie, pour établir un préjugé fâcheux contre l'ouvrage ? Il en est résulté qu'à ,la seconde il n'y avoit presque personne. Cet opéra a paru la première fois sous les plus sinistres auspices, escorté des malédictions des musiciens qui prédisoient sa chute, et travailloient à vérifier la prédiction ; ils en faisoient des risées publiquement dans la salle. M. Fontenelle a, je crois, un grand malheur, il n'est pas membre du Conservatoire ; et plus que jamais l'Opéra est dévolu au Conservatoire et à ses membres : cette compagnie de musiciens savans est tout-à-fait dans les grands principes des Femmes savantes :

Nul n'aura de talent que nous et nos amis,

nul ne se produira sur la scène de l'Opéra, que nous et nos amis, et M. Fontenelle s'y est produit en fraude. Il a un autre malheur ; il y a une Médée d'un célèbre musicien du Conservatoire, jouée autrefois avec succès à Feydeau, aujourd'hui oubliée. Cette Médée a eu l'honneur de tuer la voix de Mad. Scio ; ce qui prouve qu'elle est très bruyante, ou ce qui est aujourd'hui la même chose, qu'elle est savante. Celle de M. Fontenelle ne produira pas j'espère le même effet sur la voix de Mad. Branchu, qui joue et chante le rôle de Médée avec beaucoup d'âme et d'énergie. M. Lays s'acquitte fort bien du personnage de Jason. Mlle Armand, grande prêtresse de Junon, remplit son personnage avec la dignité convenable ; elle joue et chante de manière qu'elle seroit mieux placée dans un plus grand rôle. Les danses ne peuvent pas être considérables dans un pareil sujet. On y remarque, outre Mlle Gosselin et Antonin, dont j'ai déjà parlé, Meds. Saulnier, Elie, Marélié aînée, Aimée ; MM. Anatole, Elie, Mérante.

Cet opéra, étouffé par la cabale dès sa naissance, n'a été ni entendu, ni jugé. Les juges étoient prévenus à la première représentation  ; il n'y avoit point de juges à la seconde. Le public, par un sentiment d'équité et par l'intérêt de son plaisir, doit venir pour entendre et juger l'ouvrage à la troisième représentation, laquelle alors sera la prmeière.

Le petit musicien précoce dont j'ai parlé, M. Martin Hatzfeld, élève de M. Kreutzer aîné, a paru dan sle concours qui a eu lieu samedi dernier au Conservatorie pour le prix du violon ; il a joué d'une manière supérieure à son âge. Cependant, il ne faut pas trop compter sur ces petits prodiges, qui finissent trop souvent par être des hommes fort médiocres.

Journal de l'Empire, 19 août 1813, p. 1 :

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

Médée et Jason.

Cet opéra a gagné à être connu : il y a entr'autres trois morceaux très applaudis et dignes de l'être : le duo de Médée et Jason au second acte ; au troisième, la musique de la cérémonie nuptiale de l'hymen de Jason et de Créuse ; enfin la scène où Médée tue ses enfans : beaucoup d'opéras séria et buffa des plus fameux n'offrent pas plus de trois morceaux de la première force. L'auteur, trop fidèle à son sujet, n'a presque point fait d'airs agréables ; c'est une duperie quand on a des voix comme celles de Mad. Branchu, de Mlle Armand et de Lays, il faut en tirer parti et leur faire chanter de beaux airs : il est vrai que de beaux airs sont ce qu'il y a de plus difficile à faire. Mad. Branchu supplie au défaut d'airs par son admirable pantomime. Il n'y a pas dans cet ouvrage assez de spectacle et de danse. Je persiste à croire que les tragédies ne conviennent point à l'Opéra où l'on a la maladresse de traiter le tragique en style déclamatoire soutenu des forces de l'orchestre de la mélodie du chant de beaux sons partout, quel que soit le sujet, c'est avec cela qu'on réussit aujourd'hui. Gluck n'a rien laissé à faire dans le genre, de la déclamation renforcée de l'harmonie : il faut que les autres chantent et fassent de la musique soutenue de très belles voix et de beaucoup de danses.

Je m'étois trompé quand j'ai dit que Mlle Aimée avoit dansé dans les divertissemens de Médée et Jason mais elle a dansé mardi dans le ballet de Psyché de manière à fixer les regards des connoisseurs. C'est encore une élève de M. Coulon ; il y a trois ans qu'elle a débuté et depuis cette époque, on l'a souvent employée, et toujours avec succès elle se fait remarquer parmi les agréables danseuses qui sont en si grand nombre à ce théâtre.

L’opéra de Milcent et Fontenelle a fait une carrière modeste à l’Opéra : 9 représentations, 5 en 1813, 4 en 1815.

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