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La Prévention maternelle [Delrieu]
La Prévention maternelle, comédie en un acte et en vers, de Delrieu, 24 fructidor an 12 [11 septembre 1804].
Théâtre de l’Impératrice, rue de Louvois.
A ne pas confondre avec la Prévention maternelle de Corsange de La Plante.
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Titre :
Prévention maternelle (la)
Genre
comédie
Nombre d'actes :
1
Vers ou prose ,
en vers
Musique :
non
Date de création :
24 fructidor an 12 [11 septembre 1804]
Théâtre :
Théâtre de l’Impératrice, rue de Louvois
Auteur(s) des paroles :
Delrieu
Courrier des spectacles, n° 2755 du 25 fructidor an 12 [12 septembre 1804], p. 2 :
[Le critique n’a pas apprécié la pièce de Delrieu, et il s’applique à en dénoncer les multiples défauts. Il commence pour cela par dire qu’elle n'appartient à aucune catégorie connue : « une espèce de drame », qui fait pleurer « ceux qui ont l’ame tendre et les glandes lacrymales fécondes ». Ce n’est bien sûr pas un compliment. Les grands reproches viennent ensuite : le plan est mauvais, les caractères aussi, et certaines situations sont invraisemblables, quand elles ne sont pas indécentes. Quatre défauts très graves dans l’esthétique du temps. Et cette mauvaise pièce a reçu un accueil enthousiaste, que le critique ne comprend pas et sur lequel il ironise : ce sont les pires moments de la pièce que des gens enthousiastes, qualifiés de « gens de goût » ont applaudis frénétiquement (au point d’« ébranl[er] la salle ». L’auteur n’a pas seulement été nommé, il a fallu qu’il paraisse, ce qu’il a fait « avec une modeste ingénuité » que le critique semble ne pas croire très sincère. Sans avoir rien dit de l’intrigue, il parle de l’interprétation. Aucun acteur ne trouve grâce à ses yeux. Les deux qu’il nomme sont, pour l’un trop guindé, tandis que l’autre pousse des cris trop aigus. Ils ont pourtant un indéniable talent, à la différence de « leurs coopérateurs », qui « ne sont point encore à leur hauteur », formule qu’il faut peut-être considérer comme ironique.]
On a joué hier au Théâtre de l’Impératrice une pièce nouvelle de M. Delrieu ; elle est intitulée la Prévention maternelle. C’est une espèce de drame en vers où il y a beaucoup à pleurer pour ceux qui ont l’ame tendre et les glandes lacrymales fécondes.
Le plan en est romanesque et assez mal conçu ; les caractères sont mal dessinés ; plusieurs situations sont invraisemblables, d’autres choquent les règles de la bienséance.
Néanmoins l’ouvrage a été accueilli avec un extraordinaire et rare enthousiasme, et ce qu’il y a de remarquable, c’est que ce ne sont pas les meilleurs endroits qui ont obtenu le plus d’acclamations, mais ceux qui véritablement étoient le plus foibles. Les enthousiastes étoient véritablement des gens de goût qui sentoient à merveille les endroits foibles, et s’efforçoient de les couvrir par un redoublement de bravos et de battemens de mains, dont le tumulte ébranloit la salle.
On a voulu non-seulement connoître l’auteur, mais le voir ; et après la représentation, l’acteur Dorsan a amené sur l’avant-scène M. Delrieu, qui a paru se laisser volontiers faire cette douce violence. Il a salué avec une modeste ingénuité, qui lui a valu de nouveaux applaudissemens.
Au milieu des défauts qui déparent sa nouvelle production, on a remarqué néanmoins quelques vers heureux ; et l’on doit dire que du coté du style, elle n’est point sans mérite. Il est. à craindre que sa fortune soit moins brillante à la seconde représentation, sur-tout si la chaleur de l’athmosphère vient à diminuer, et qu’une plus douce température modère le bouillonnement du sang dans les veines de ses admirateurs.
Les principaux rôles ont été remplis par mad. Légé et M. Dorsan. En l’absence de Picard, ces deux artistes sont le soutien de sa famille dramatique. In hos domus inclinata recumbit.
On pourroit demander à M. Dorsan plus d’abandon et d’aisance, à Mad. Légé des cris moins aigus ; mais il est impossible de méconnoître en eux un talent véritable ; leurs coopérateurs ne sont point encore à leur hauteur.
La citation latine de la fin de l'article reprend avec une légère modification un vers de Virgile (Énéide, 12, vers 59), et peut se traduire par : « Sur eux repose la maison chancelante ».
Courrier des spectacles, n° 2756 du 26 fructidor an 12 [13 septembre 1804], p. 2-4 :
[Après l’article publié la veille, ce deuxième article était plus que prévisible. Il vient remplir la fonction d’information dont le Courrier des spectacles est investi. Avant d’entreprendre l’analyse dont le critique affirme qu’elle est de son devoir, il commence par affirmer l’infériorité de nature des « pièces du genre sentimental et attendrissant », qui ne nécessitent pas « un grand mérite pour réussir » : elles sont à la portée d’un « auteur médiocre », et quelques ingrédients suffisent pour qu’elles réussissent : la recette et connue, « un père et un fils, un frère et une sœur qui se reconnoissent, qui se réconcilient, qui s’embrassent, et qui pleurent ». La Prévention maternelle possède ces ingrédients. Et le critique, fort de cette certitude, peut résumer l’intrigue, effectivement sentimentale et attendrissante, de la pièce. On y a bien deux frères que tout oppose, et qui se réconcilient, une mère qui, au nom de préjugés d’un autre temps, favorise un enfant au détriment de l’autre, un oncle qui s’oppose à cette mère abusive, et l’indispensable jeune fille (« il faut dans toute comédie qu’il y ait une jeune personne que quelqu’un veuille épouser »). Il y a aussi des dettes faites par l’un des fils, un créancier impitoyable, et un déguisement rendu possible par le très long éloignement du second fils, qui peut donc reparaître sous une autre identité. Tout s’arrange bien sûr : le bon fils paie les dettes du mauvais fils, et la mère prend enfin conscience de l'injustice de son attitude : elle finit par accepter que sa nièce choisisse d’épouser celui de ses fils qu’elle préfère plutôt que de se voir imposer un époux par sa tante, et non par son père (il y a des règles, tout de même). Le dénouement est donc conforme à ce qu’on attendait. Le critique peut maintenant développer son jugement sur une pièce qu’il range logiquement dans un intervalle un peu douteux entre les genres dramatique, c’est « une espèce de drame à situations pathétiques et sentimentales », pas un drame, puisque tout finit bien, sauf peut-être pour le mauvais fils, pas une comédie, puisqu’il n’y a vraiment pas de quoi rire dans une telle situation. Une telle pièce a bien des défauts : « intrigue […] romanesque et invraisemblable », « caractères » manquant « de consistance et d’intérêt », mais aussi parfois « de convenances ». Suit l’examen des divers personnages, dont le critique montre qu’ils sont mal dessinés. Il passe en revue la mère abusive, l’oncle, la jeune femme, le fils aîné : tous sont décrits de façon négative, le summum étant atteint avec celui du fils aîné, « le plus odieux », « qui n’est racheté par aucune bonne qualité », et qu’il aurait fallu dessiner plus fortement, « enfoncer le burin plus avant ». Le style même n’est pas sans défaut : s’il est « en général soigné et élégant », il n’est pas toujours adapté à la situation, et madame Bonneval « parle souvent » d’une manière exaltée qui convient plus à l’épopée qu’à la comédie (encore le mélange des genres). Et cette exaltation plaît au grand public, mais « les hommes de goût » condamnent cet écart.]
Théâtre de l’Impératrice,
Deuxième représentation de la Prévention maternelle.
Je conseillerai toujours à un auteur médiocre qui veut travailler pour le théâtre de s’attacher aux pièces du genre sentimental et attendrissant. Ces sortes de compositions n’ont pas besoin d’un grand mérite pour réussir. Il suffit qu’on y trouve quelques traits touchans, quelques situations pathétiques et intéressantes, et que les acteurs sachent les faire valoir par une pantomime heureuse et bien exécutée. Un père et un fils, un frère et une sœur qui se reconnoissent, qui se réconcilient, qui s’embrassent, et qui pleurent sont toujours sûrs de faire pleurer le parterre. La Prévention maternelle réunit une partie de ces avantages ; elle est d’une morale saine et d’un effet touchant.
Mad. de Bonneval, femme entichée des préjugés de la noblesse, a deux fils pour lesquels elle a des sentimens fort différens. L’un est un sujet hypocrite et libertin ; mais il est l’aîné, et elle l’aime passionnément ; l’autre plus jeune est absent depuis long-tems ; il a autant de vertus que son aîné a de vices ; mais il est le cadet, et Mad. de Bonneval ne peut sentir aucune affection pour un enfant puîné.
Cette Mad. de Bonneval a un frère dont le caractère est tout différent du sien ; il n’aime point l’aîné de ses neveux, parce qu’il connoit tous ses défauts ; et il chérit singulièrement Justin , le cadet , parce qu’il connoit toutes ses vertus.
Comme il faut dans toute comédie qu’il y ait une jeune personne que quelqu’un veuille épouser, M. Bellemont a une fille nommée Estelle qui aime passionnément Justin parce qu’elle a été élevée avec lui, mais que Mad. Bonneval veut marier à son fils ainé, qu’elle a fait son unique héritier.
M. Bellemont fait tout ce qu’il peut pour détourner sa sœur de ses projets, et la ramener, en faveur de son second fils, à des sentimens plus maternels. Il lui dit à ce sujet des choses très pathétiques et très-édifiantes, il cherche à l’éclairer sur le conduite de son fils aîné ; mais tous ses sermons sont inutiles, et Mad. Bonneval qui n’aime point être contrariée, veut absolument que son fils épouse Estelle ; et comme si elle pouvoit disposer arbitrairement d’une fille sans le consentement de son père, elle prétend que ce sera dans le jour même que le mariage sera conclu.
Malheureusement deux grands obstacles s’opposent à ses desseins : le premier, c’est qu’Estelle ne veut point épouser ; le second, c’est que Justin arrive inopinément de Bordeaux sous le nom d’Autremont, et qu’il se fait reconnoître de son oncle et de sa cousine. Un troisième malheur, c’est qu’un vieux créancier du fils chéri, vrai trouble-fête, s’avise de venir exiger sa créance, et que l’on découvre que cet honnête jeune homme, d’une conduite si exemplaire, s’est néanmoins endetté de vingt mille francs.
Le Bonneval aîné se tire de ce mauvais pas par un-mensonge, et déclare n’avoir emprunté cet argent que pour aider son frère Justin qu’il savoit dans le besoin. Transports d’admiration de la part de Mad. de Bonneval. Cependant le créancier qu’on avoit éconduit reparoît de nouveau en l’absence de Mad. de Bonneval, mais en présence de Justin déguisé sous le nom de d’Autremont ; il menace de la prison et ne veut entendre à aucun accommodement.
Le Bonneval aîné répète sa fable à d’Autremont, et se plaint d’être ainsi poursuivi pour la plus belle action de sa vie. Il assure à d’Autremont que s’il est débiteur, c’est qu’il a voulu donner à son frère une marque de dévouement dans un moment où il savoit qu’il avoit besoin de cet argent. Celui-ci sans se faire connoître, offre de payer la dette pour Justin son ami, et présente son porte-feuille à Bonneval, en le priant d’y prendre ce qu’il voudra. Ce dernier ne se le fait pas dire à deux fois ; il accepte le porte-feuille, y puise à discrétion et renvoie son créancier.
Tout alloit à merveille, lorsque M de Bcllemont, qui est dans le secret, arrive avec Es telle et Mad. de Bonneval ; il dévoile toute la conduite et la bassesse du fils chéri ; il fait reconnoître Justin ; Estelle déclare qu’elle ne veut épouser que lui ; d’Autremont reprend son vrai nom et se précipite aux genoux de sa mère en lui demandant son amitié. Mad. Bonneval jette de grands cris de surprise et de maternité, et repousse son fils aîné. Bellemont qui concilie tout obtient son pardon ; toutes les affaires s’arrangent, et Justin, rendu à tous ses droits, épouse sa cousine.
Cet ouvrage est, comme on voit, du genre larmoyant ; c’est une espèce de drame à situations pathétiques et sentimentales. Il est écrit en vers et souvent d’une manière assez pure,. Mais l’intrigue en est romanesque et invraisemblable, les caractères ont peu de consistance et d’intérêt ; quelquefois même ils manquent de convenances.
Il arrive souvent qu’une mère préfère un de ses en fans à un autre, qu’elle s’arme même de préventions injustes. Mais ces dispositions sont toujours motivées par quelque cause excusable. Ici Mad. Bonneval n’aime son fils aîné de préférence au cadet que parce quelle [sic] est d’une famille noble, et que, dans une race illustre, il convient que l’aîné ait toutes les faveurs et que le cadet soit abandonné ; elle dé bite même à ce sujet des tirades très-orgueilleuses, mais qui ne conviennent plus à nos mœurs. Le caractère injuste et hautain de Mad. Bonneval ne se soutient point dans le cours de la pièce ; car toutes les fois que son frère lui parle de Justin, et qu’il assure qu’il reçoit des lettres de lui tous les mois, elle feint un grand intérêt pour cet enfant ; sans néanmoins vouloir rien faire pour son bonheur.
M. Bellemont est aussi un trop bon homme, qui se laisse faire comme on veut, et qui emploie mille ménagemens inutiles, quand il pourroit parler d’une manière précise et affirmative.
Estelle, qui est amoureuse de Justin, est une petite personne fort décidée, qui prodigue sans façon les titres les plus doux à son amant, et ne fait point mystère du désir qu’elle auroit de l’épouser le plus promptement possible. Elle paroît aussi très-favorablement prévenue pour elle-même, car lorsque Bonneval lui représente que Justin n’a point de fortune, elle lui réplique nettement :
Eh ! qu’importe , je l'aime , il n’a besoin de rien.
Mais le caractère 1e plus odieux est celui de Bonneval l’aîné ; c’est un homme d’une hypocrisie basse et froide, qui n’est rachetée par aucune bonne qualité. Quand on met à la scène ces sortes de caractères, il faut qu’ils soient tracés avec profondeur ; autrement ils ne produisent aucun effet ; celui de Bonneval est foiblement dessiné ; il falloit enfoncer le burin plus avant, et ne pas se contenter d’une esquisse légère et imparfaite.
Le style est en général soigné et élégant mais il n’est pas toujours assorti au sujet. Mad. Bonneval parle souvent comme une prêtresse inspirée, et quitte le ton ordinaire de la comédie pour celui de l’Epopée.
Ces sortes de morceaux sont souvent admirés des auditeurs qui ne font point attention qu’ils sont déplacés ; mais les hommes de goût disent : Non erat his locus.
L’Ambigu, ou Variétés littéraires et politiques, volume VI (Londres, 1804), n° LIV, 30 septembre 1804, p. 579-583 :
[Le compte rendu commence par un éloge chaleureux du Théâtre Louvois (dont il ne donne pas le nouveau nom, théâtre de l’Impératrice, mais la revue est publiée à Londres...). Un seul regret, que le dynamisme du théâtre ait été mis au service d’« une aussi faible nouveauté ». Elle a certes rencontré un vif succès, et n’a pas subi « le plus léger signe d’improbation ». Tout le monde avait à cœur de montrer que le théâtre pouvait fonctionner sans « les chefs de la troupe », et le public a répondu par des applaudissements, parfois à contre-temps au point que certains « ressemblaient [...] à un véritable persifflage. On arrive au résumé de l’intrigue, qui commence par une analyse du titre, jugé un peu trompeur. La suite du résumé montre clairement les réserves du critique, qui juge cette histoire tout à fait invraisemblable. Il s’excuse presque, ensuite d’avoir détaillé l’analyse avec une telle précision, mais il se justifie par le succès de l'œuvre, qu’il souhaite dénoncer (« justifier une opinion diamétralement opposée à l'opinion présumée du public »). Si elle contient des vers heureux, signes de l’habileté de l’auteur comme versificateur, le style n’en est « pas moins vicieux que l'invention ». Les interprètes sont également malmenés : l’un est trop agité, l’autre parle trop fort, et il n’ont finalement que « cette espece de chaleur et de vivacité qui caractérisent les bons comédiens de province » (ce n’est pas un compliment. Les rôles de jeunes gens sont tenus par des inconnus, et la jeune fille est jouée par une débutante, qui a bien des progrès à faire. Quant à l’auteur, il a tenu à paraître sur la scène, contre l’usage actuel, où les auteurs préfèrent ne pas s’exposer ainsi, et il s’est ridiculisé en faisant une révérence excessive.]
Premiere Représentation de la Prévention Maternelle, Comédie en un Acte, par M. Delrieu.
Tandis que les Comédiens Français sont obligés de fermer leur théâtre, parce que cinq ou six de leurs camarades sont allés à Mayence, les comédiens du Théâtre Louvois, dont le nombre n'égale pas même la moitié des comédiens Français, privés de leurs chefs d'emploi, non-seulement jouent tous les jours, mais peuvent encore donner des nouveautés. Un pareil zele mérite de la bienveillance du public ; il est seulement fâcheux qu'il se soit exercé sur une aussi faible nouveauté que la Prévention Maternelle. Ce n'est pas que cette piece n'ait obtenu un des plus brillants succès qu'on ait encore vus à ce théâtre ; elle a été, comme on dit, couverte d'applaudissements, sans qu'il s'élevât le plus léger signe d'improbation, excepté pourtant dans les loges, où chacun haussait les épaules. Mais ce mécontentement d'un petit nombre de spectateurs, beaucoup trop délicats, n'avait rien de bruyant, et l'auteur et l'acteur ont dû être parfaitement satisfaits. Il a été aisé de voir que ceux ci n'avaient rien négligé pour s'assurer un succès ; et, en effet, il leur importait de prouver que les chefs de la troupe n'étaient pas indispensables pour faire réussir une piece, et ce triomphe devenait bien plus glorieux à l'égard d'une piece manifestement mauvaise,.Le parterre était donc rempli de gens résolus d’applaudir, et qui ont bien fait leur devoir, Il est vrai qu'ils ne choisissaient pas toujours heureusement les passages les plus dignes d'éloges, les applaudissements éclataient souvent aux plus plates inepties, et ressemblaient alors à un véritable persifflage ; mais qu'importe ? la piece a réussi.
La Prévention Maternelle ! Sur ce titre on croirait qu'il s'agit d'une mere qui a conçu contre un de ses enfants de fortes préventions dont elle ne reconnaît l'injustice qu'après un long et douteux combat. Nullement ; Madame Bonneval qui s'aveugle sur les défauts de son fils aîné, et qui a des préventions contre Justin, son fils cadet, depuis plusieurs années éloigné d'elle, n'a pas plutôt reçu de celui-ci une lettre tendre et respectueuse, qu'elle en pleure de joie, et attend avec impatience le moment d'embrasser son enfant. Quel est donc le nœud de la piece ? Est-ce le mariage projetté par Bonneval l'ainé avec Julie ou Lise, (c'est, je crois, un de ces deux noms) niece de Madame de Bonneval, et qui aime en secret Justin, mais le pere de Julie méprise ce Bonneval ; il n'aime que Justin, et à moins de supposer qu'il n'est le maitre ni de son bien ni de sa fille, on ne voit pas ce qui l'arrête pour assurer le bonheur des deux jeunes gens. Quoiqu'il en soit, Justin, qui a quitté à seize ans la maison maternelle, est revenu dans le pays après quelques années d'absence. A seize ans les traits ont un caractere assez formé pour n'être pas méconnaissable à vingt-cinq ans ; mais ni l'ongle, ni la mere, ni le frere, ni, ce qui est le plus incroyable, la jeune amante ne peuvent le reconnaitre, et il en résulte et des reconnaissanges touchantes et des quiproquos ingénieux, qui ont produit un très grand effet. Cependant, le mariage de Bonneval avec Julie se poursuit toujours ; mais un maudit créancier, à qui ce Bonneval doit 20,000 francs, veut absolument être payé de sa dette ; il s'adresse à Madame Bonneval, qui entre d'abord en fureur contre son fils : mais il lui apprend qu'il n'a emprunté cette somme que pour secourir son frere dans son exil; et après cet acte de vertu, elle n'en est que plus persuadée qu’il mérite la main de Julie. Dans cet état de choses, je donnerais volontiers à deviner ce que fait Justin, qui, en ce moment, est dans la maison maternelle sous le nom d'un de ses amis. II déclare que son frere lui a bien réellement envoyé cette somme, et se trouvant avoir 2o mille francs tout prêts, il les donne à Bonneval pour acquitter sa dette, et leve ainsi le seul obstacle qui s'oppose à ce qu'il épouse Julie. Or, qu'un homme paie les dettes d'un frere dénaturé, dont il n'a reçu que des injures, c'est-là, sans doute, une très-rare générosité, et digne de grands éloges ; mais qu'il s'avise de choisir le moment où ce bienfait doit lui faire perdre la main de sa maîtresse, c'est une sottise digne des petite maisons L'oncle enfin découvre à Madame Bonneval les procédés de ces deux enfants, et lui fait reconnaître Justin ; elle témoigne autant de mépris pour l'un que d'admiration pour l'autre, et assure à Justin la main de Julie ; Bonneval, touché des vertus de son frere, revient à de meilleurs principes, et la piece se termine par quelques traits de morale commune sur les devoirs des meres.
On peut juger, par cette fidelle analyse, de tous les défauts de la piece ; j'ai presque honte d'être entré, à cet égard, dans de si grands détails ; mais cet ouvrage, ayant obtenu un succès démesuré, il fallait bien justifier une opinion diamétralement opposée à l'opinion présumée du public. Au surplus, on a applaudi avec justice plusieurs vers où des pensées communes sont exprimées avec une sorte de facilité et d'élégance; on voit que l’auteur a rimé toute sa vie, et avec cette habitude, il n'est pas extraordinaire de rencontrer, même sans talent, quelques-vers plus ou moins heureux ; mais le style, en général, n'est pas moins vicieux que l'invention. Sans grâce ni naturel, presque toujours emphatique et pompeux, il n'a nullement la couleur du sujet, et souvent même il n'est pas Français : c'est ainsi qu'on dit d'un jeune homme à la mode qu'il aime les tons ; et on pourrait citer d'autres incorrections non moins fortes que celles-là.
Dorsan et Madame Molé ont joué les rôles de oncle et de la mere L'un est toujours dans une agitation et un mouvement qui doit le fatiguer presque autant que les spectateurs ; l'autre crie beaucoup trop fort ; mais ils ont cette espece de chaleur et de vivacité qui caractérisent les bons comédiens de province, et qui ne déplaît pas à ce théâtre : la piece s’en est fort bien trouvée. Les deux rôles de freres ont été remplis par deux jeunes gens dont j'ignore le, nom ; ils paraissent avoir de l'intelligence, et ont une bonne maniere de réciter. Mlle. Colombe, qui jouait le rôle de Julie, a un fort joli visage ; mais elle a encore besoin d'un long travail pour devenir une bonne actrice. Sa déclation [sic] est vicieuse et sa sensibilité ne paraît pas encore suffisamment développée.
Après la toile baissée on a demandé l'auteur : depuis long-temps les gens de lettres, qui se respectent, ont senti qu'il était malséant de venir ainsi offrir leur personne en spectacle, et partager avec les comédiens les applaudissements du parterre, aussi se refusent-ils généralement, même les plus vains, à satisfaire, à cet égard, la pétulante curiosité du parterre ; M. Delrieu a pensé peut-être qu'un succès aussi brillant que celui qu'il venait d'obtenir méritait quelque exception, et il s'est avancé jusqu'au milieu de la scene avec un air de joie et de satisfaction tout-à-fait amusant ; on a même cru qu’il allait faire les trois révérences ; il s’est borné à une seule qu’il a exécutée dans toutes les regles de l’art, en la prolongeant le plus longtemps possible, et il s’est retiré tout charmé de lui-même.
Le Nouvel Esprit des journaux français et étrangers, tome I, vendémiaire an XIII [septembre 1804], p. 272-277 :
[Un peu surprenant, ce compte rendu qui traite son sujet à la légère. Après une phrase sans appel, « Cette pièce nouvelle ne mérite presqu'aucun éloge ; le théâtre en mérite beaucoup », le critique parle longuement du théâtre de l’Impératrice, ancien théâtre Louvois, et en dit le plus grand bien. On est libre d’interpréter cet enthousiasme comme on l’entend. Notons simplement que l’appellation est toute récente, mais voilà qui ne prouve rien. A mi-article, « je crains d'oublier, qu'il faut que je parle de la Prévention maternelle », et il va être question d’éducation : parents, ne gâtez pas vos enfants. Conseil très pertinent, mais aux rapports vagues avec la pièce (on est intéressé par le constat d'une dégradation des méthodes d’éducation, mais on ne lisait pas l’article pour cela). Enfin, la pièce ! Le critique commence par un résumé mêlé de critiques envers les personnages et les situations, dont il est en effet facile de souligner l’invraisemblance. Le jugement qui clôt l’article condamne sans appel la pièce, « roman, sans art et sans vraisemblance », et de plus aux propos flattant le bon peuple, qui applaudit sans comprendre « combien tout cela est facile et banal ». Le critique en profite pour souligner la décadence du goût tout le monde veut se mêler de littérature. L’auteur a été choyé par le public et mal traité par les journalistes. Les interprètes principaux ont flatté le goût du parterre. Une actrice est appelée à progresser, à « travailler. beaucoup son débit et son jeu ».]
THÉATRE DE L'IMPÉRATRICE.
La Prévention maternelle.
Cette pièce nouvelle ne mérite presqu'aucun éloge; le théâtre en mérite beaucoup : depuis son établissement dans la rue de Louvois, il n'a négligé aucun des moyens de plaire au public. La foule des nouveautés qu'il a données, des anciennes pièces qu'il a ressuscitées, atteste assez son industrie et son zèle. On remarque dans les acteurs un concert parfait, beaucoup d'ardeur et d'émulation : si leurs efforts n'ont pas eu plus de succès, c'est que le mérite n'est pas toujours récompensé ; d'ailleurs, ils n'ont qu'un genre celui de la comédie du second ordre : ils sont voisins d'une grande puissance qui les écrase. Quoique les comédiens français jouent souvent assez mal la comédie, il leur reste cependant encore quelques sujets dont le nom et la réputation produisent toujours de l'effet. Les acteurs de Picard, pris séparément, ne soutiennent pas la comparaison ; mais ils sont bien ensemble ; ils jouent tous avec beaucoup de vivacité et bonne volonté ; les pièces, en totalité, sont assez- bien rendues. Au contraire, au Théâtre français, quelques acteurs se distinguent, le reste est misérable et discordant ; la représentation est froide ; il y a même des jours malheureux et des ouvrages de rebut où l'on ne rencontre pas un seul bon acteur : ces jours-là, qui ne sont pas très-rares, on ne croit plus être à la comédie à Paris, mais à Quimper-Corentin.
Picard emmenant avec lui à Aix-la-Chapelle l'élite de ses sujets, n'a point interrompu le service de la capitale : ceux qu'il laissait ont redoublé d'efforts pour qu'on ne s'apperçût point du déficit de la troupe ; ils ont même eu la hardiesse de donner une pièce nouvelle et le bonheur de la faire réussir, comme pour prouver à leurs camarades absens qu'on n'a pas absolument besoin d'eux, pour le succès d'une nouveauté.
Ce théâtre n'existerait plus depuis longtemps, s'il n'était administré avec beaucoup d'ordre, de fermeté et de sagesse : là, tous les sujets sont forcés de travailler ; et leurs appointemens sont gradués sur leur mérite ; là, les acteurs sont des comédiens, et non des chanoines ; les emplois ne sont pas des prébendes qu'on fait desservir par des chantres gagés ; pendant les trois quarts de l'année : on n’y récompense point la paresse, le produit du travail des nouveaux n'est point dévoré par les anciens, toujours absens ou malades quand il faut jouer, toujours présens et valides quand il faut recevoir ; enfin, les plaisirs du public et le rentable intérêt du théâtre n'y sont point continuellement sacrifiés à des intrigues obscures, à des misérables cabales. Ce gouvernement et celui du Vaudeville prouvent en faveur des monarchies contre les républiques : il est démontré impossible qu'une société de comédiens puisse subsister long-temps, si elle est livrée à l'anarchie et aux passions de ceux qui la composent.
Je crains d'oublier, qu'il faut que je parle de la Prévention maternelle. Nous avons au théâtre plusieurs ouvrages où l'on montre les funestes effets de l'aveugle prédilection d'une mère pour quelqu'un de ses enfans ; entr'autres, l'Ecole des Mères, de La Chaussée, excellente comédie qu'on ne joue jamais faute d'acteurs. Il est bon sur-tout aujourd'hui de répéter sans cesse aux parens qu'un enfant gâté est presque toujours un enfant ingrat ; qu'une tendresse inconsidérée ne leur prépare que des mépris et des chagrins cruels. C’st moins la prédilection qu'on peut leur reprocher, que la faiblesse et la sotte complaisance pour tous les enfans en général, défaut qui ne vient point d'amour, mais d'une indifférence profonde pour les mœurs et les principes : peut-être aussi le luxe et la dissipation à la mode ne leur permettant pas de laisser beaucoup de bien à leurs enfans, veulent-ils d'avance leur payer leur héritage en caresses. Les parens, autrefois, étaient plus sévères ; mais tout en grondant leurs enfans, ils leur amassaient une grande fortune : ceux d'à présent ruinent les leurs en les flattant.
Il faut enfin en venir à la Prévention maternelle : il est question d'une Mme. Bonneval, femme très-sotte, à qui de vains préjugés de noblesse ont persuadé que dans une famille l'aîné est tout : elle n'a des yeux que pour le fils destiné à soutenir l'honneur de la maison ; c'est M. de Bonneval ; il a toutes les vertus dès qu'il est l'aîné ; ce qui n'empêche pas que ce ne soit un jeune homme très-mal né, faux, hypocrite et libertin. La mère a un autre fils nommé Justin, absent depuis long-temps de la maison paternelle : elle ne le hait point, elle en entend parler avec plaisir ; mais elle n'y pense point ; elle n'est occupée que de son aîné; elle ne songe qu'à son mariage avec sa cousine Estelle, quoiqu'elle y trouve deux petites difficultés, une aversion parfaite de la part de la demoiselle ; et un éloignement décidé du côté du père. M. Bellemont (c’est son nom) est un bon homme qui prêche Mme, Bonneval, sa sœur, qui fait beaucoup de bruit dans la pièce, et très-peu d'effet : il aime beaucoup le cadet, et a très-mauvaise opinion de l'aîné, et sa fille Estelle partage ses sentimens.
Sur ces entrefaites, le cadet arrive incognito, et personne ne le reconnaît, quoiqu’il eût déjà seize ans quand il est parti ; c'est un de ces miracles convenus dans les drames. On croirait peut-être que c'est par malice que Justin ne se cache sous le nom de M. Doutremont : ce serait faire tort à ce jeune homme ; c'est bien le meilleur garçon du monde ; il a les idées les plus libérales, car il donne vingt mille francs à son frère .aîné pour appaiser une dette criarde, capable de le perdre dans l'esprit de sa mère. Cet aîné avait fait accroire qu'il n'avait contracté une si grosse dette que pour secourir Justin ; Justin ne veut pas qu'il en ait le démenti. Cependant, comme tout se sait à la fin, on découvre les vices de l'aîné, et les vertus du cadet : le premier est déshonoré et disgracié ; le second épouse sa maîtresse.
Tel est ce roman, sans art et sans vraisemblance, qui présente cependant quelques unes de ces citations qui attendrissent le peuple, et que les ignorans. applaudissent, parce qu'ils ne savent pas combien tout cela est facile et banal. L'une des grandes plaies de-la littérature, c'est que le vulgaire profane veut s'en mêler ; les gens du monde méprisent ce qu'estiment les gens de lettres ;. les gens de lettres se moquent de ce qu'admirent les gens du monde : les uns veulent pleurer à la comédie ; les autres veulent rire : c'est une confusion, une anarchie. L'auteur, M. Delrieu, a été demandé avec enthousiasme : il a paru : on l'a étouffé de caresse, et voilà que les journalistes traitent fort lestement et la pièce et l'auteur. Qui faut-il croire?
Mme. Molé, dans le rôle de Mme. Bonneval, et Dorsan, dans celui de Bellemont, se sont donnés beaucoup de mouvement ; et leur chaleur, quoiqu'un peu forcée, a électrisé le parterre. Les deux frères ne paraissent pas manquer d'intelligence, et récitent passablement. Mlle. Colombe est jolie, un peu froide ; elle a besoin de travailler. beaucoup son débit et son jeu.
Dans leur histoire de l’Odéon (Paris, 1876), Paul Porel et Georges Monval évoquent p. 210 et 211 le voyage de Picard et de sa troupe à Aix-la-Chapelle « à l’occasion du voyage de l’Impératrice » et le triomphe de Delrieu avec sa pièce :
La Prévention maternelle, comédie en un acte et en vers de Delrieu, qui fut un triomphe complet pour l’auteur, demandé et amené sur la scène (11 septembre).
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