Polyxène

Polyxène, tragédie en trois actes, d'Aignan, 23 nivose an 12 [14 janvier 1804].

Théâtre Français de la République

Titre :

Polyxène

Genre

tragédie

Nombre d'actes :

3

Vers / prose ?

en vers

Musique :

non

Date de création :

23 nivôse an 12 (14 janvier 1804)

Théâtre :

Théâtre Français de la République

Auteur(s) des paroles :

Aignan

Almanach des Muses 1805

Polixène doit être immolée aux manes d'Achille ; mais Agamemnon, touché des larmes d'Hécube, s'oppose à ce sacrifice. Ulysse vient avec des soldats pour enlever Polixène ; Agamemnon la protège et la fait enlever dans sa tente. Ulysse emploie alors la ruse. Un esclave se présente chez Hécube et se dit chargé par Agamemnon de conduire Polixène sur un vaisseau qui doit la dérober à la fureur des Grecs. Hécube lui confie Polixène ; mais le traître la conduit au supplice. La malheureuse reine apprend la mort de sa fille, et se poignarde aux yeux d'Ulysse et d'Agamemnon.

Peu d'action, de beaux vers, du talent.

L'Almanach des Muses choisit d'écrire Polixène.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez les marchands de nouveautés, an XII- 1804 :

Polyxène, tragédie en trois actes, et en vers, Représentée pour la première fois sur le Théâtre-François, le 23 nivôse, an 12. par M. Aignan.

Ilion, ton nom seul a des charmes pour moi.

Lafontaine.

Courrier des spectacles, n° 2512 du 25 nivôse an 12, p. 2-3 :

[Le compte rendu commence par dénoncer la cabale dont la pièce a été victime : les sifflets ont commencé avant la représentation, et l’idée qu’il s’agissait bien d’une volonté délibérée d’empêcher la représentation est mise en avant. Cette représentation s’est très mal passée. Le critique passe ensuite à une question importante quand on rend compte d’une tragédie, c’est la recherche des pièces sur le même sujet. Il s’y adonne avec précision, et le résultat est un exposé confus des diverses tentatives pour montrer comment la pièce nouvelle s’insère dans une lignée qui va d’Euripide au moins connu Daigueberre en passant par Lafosse, le seul à avoir connu le succès avec ce sujet. Le jeune auteur de la nouvelle pièce a tenté d’imiter Euripide, ce qui l’oblige à remplacer Pyrrhus et Télèphe par Hécube, dont on sait qu’elle ne peut que gémir sur son sort. On arrive enfin à l’analyse du sujet. Il s’agit du sort d’une des Troyennes que les Grecs se partagent après la guerre de Troie. Polyxène, réclamée par Pyrrhus et par Ulysse, est enlevée par ruse et conduite au sacrifice. sa mère, Hécube, de désespoir, se suicide « aux yeux d’Ulysse et d’Agamemnon ». Cette intrigue paraît pleine d’invraisemblances au critique, qui se limite à montrer comme contraires aux convenances « les reproches adressés à Agamemnon par Ulysse », jugés sans fondement. Plus choquant encore, le refus d’Agamemnon d’obéir à l’ombre d’Achille, contraire aux yeux du critique, au « respect des Grecs pour les morts ». Le compte rendu s’achève par des compliments adressés aux interprètes féminines (l’une a même réussi à faire cesser les sifflets, sans doute provisoirement), et le constat de l’inutilité des efforts des acteurs masculins : « le mauvais choix du sujet a rendu tout inutile ».]

Théâtre de la République.

Jamais le parterre de ce théâtre ne s’étoit comporté d’une manière aussi indécente qu’il le fit hier avant le lever de la toile. On eut dit, à entendre le bruit des sifflets, que le parti avoit été pris d’avance de ne point laisser jouer la pièce, ou d’intimider tellement les acteurs, qu’ils fussent dans l’impossibilité d’achever leurs rôles. Le pronostic fâcheux que l’auteur a pu concevoir de ces dispositions n’a été que trop justifié dans la seconde partie et jusques à la fin de son ouvrage. Les acteurs l’ont achevé, mais entr’eux : dès long-tems le publie n’y étoit plus pour rien ; les sifflets étouffoient les voix des acteurs au point de ne pas permettre d’en entendre un seul mot.

Le rédacteur du Journal de Paris s’est beau coup tourmenté pour savoir si la tragédie nouvelle en trois actes, jouée hier sous le titre de Polixène, n’étoit pas la pièce en cinq acres de Lafosse, représentée il y a cent huit ans. Après trois ou quatre jours de recherches, il a appris que c’étoit l’ouvrage d’un jeune homme, auteur d’un opéra donné il y a trois ans. Sans cette heureuse découverte M. Fabien Pillet auroit pu croire qu’il s’agissoit de la pièce de Daigueberre, jouée en 1729, suivie de l’Avare amoureux, et de la pastorale de Pan et Doris, dans laquelle madame Lecouvreur chanta le rôle de Doris ; ou peut-être seroit il remonté successivement à la tragédie de Polixene, par Molière le Tragique, donnée en 1620, ou à celle de Billard de Courtenay, qui parut en 1610, ou enfin à celle du bon jésuite Béhourt, qu’il fit jouer en 1697 par ses écoliers, au collège des Bons Enfans, à Rouen, dont il étoit le régent.

De toutes ces tragédies, celle de Lafosse est la seule qui obtint du succès ; elle eut dix-sept représentations. Campistron venoit d’abandonner la carrière dramatique, on espéra lui trouver un successeur dans un jeune homme dont l’essai n’étoit point à dédaigner. On le critiqua beaucoup ; il se défendit mal sur quelques points, mieux sur d’autres ; mais la meilleure défense qu’il put présenter, ce fut sa tragédie de Manlius Capitolinus, jouée deux ans après. Il faut espérer que M. * * *, dont Polixène est aussi l’essai tragique, répondra à ses censeurs par de meilleurs ouvrages. Le choix de son sujet n’étoit pas heureux, et se bornant à imiter Euripide, comme il l’a fait, il s’est encore privé des rôles de Pirrhus et de Telephe, qui ont pu seuls soutenir la tragédie de Lafosse. Il a remplacé ces deux personnages, par celui d’Hécube, que l’auteur Grec avoit introduit et qui sembloit devoir être proscrit de notre scène par ces vers de Boileau :

Que devant Troie en flamme Hécube désolée
Ne vienne point pousser une plainte ampoulée.

En effet, quels autres discours peuvent être tenus par une mère qui a perdu à-la-fois les plus chéris de ses enfans, son époux, son trône, et qui n’a aucun moyen de se venger ? Si la tragédie de Lafosse a dû paroître froide, celle d’Euripide devoit encore moins réussir sur la scène française. M. * * * ne l’a pas, il est vrai, imitée toute entière ; on n’apporte point à Hécube le corps de son fils Polidore ; elle ne fait point crever les yeux au perfide roi de Thrace après l’avoir attiré dans un piège. En un mot, elle ne se venge pas, comme dans la tragédie grecque ; pour remplacer ces situations, l’auteur en a imaginé d’autres qui ne sont pas fort heureuses, comme on va le voir par l’analyse.

Hécube et Polixene se plaignent ensemble des malheurs qui les accablent et ne savent point encore à quels maîtres le sort les destine. Agamemnon vient les rassurer et leur promettre qu’elles conserveront leur liberté. Cependant Ulysse a fait assembler les chefs de l’armée ; ils ont décidé que la reine suivrait le roi d’Itaque ; et quant à Polixène, Pyrrhus la réclame pour être sacrifiée aux mânes d’Achille. En vain Agamemnon veut-il interposer son autorité ; Ulysse vient avec sa troupe pour enlever Polixene. Agamemnon la protège et la fait entrer dans sa tente. Ulysse non moins prudent que fourbe, ne veut point employer la violence, mais après avoir accablé de reproches le chef des Grecs, il médite une ruse. Bientôt un soldat se présente à la reine, se dit chargé par Agamemnon de faire partir Polixene sur une barque pour la dérober à la fureur des Grecs : Hécube ne se méfie de rien ; Polixene part, et c’est au sacrifice qu’on la mène. L’infortunée reine, en apprenant ce nouveau malheur, se poignarde aux yeux d’Ulysse et d’Agamemnon.

Sans nous attacher à relever toutes les invraisemblances que présente cette pièce dénuée d’ailleurs de tout intérêt ; nous ferons seulement observer que les reproches adressés à Agamemnon par Ulysse, sans aucune raison personnelle et sans être justifiés comme la colère d’Achille dans Iphigenie ou dans Briseïs, blessent les convenances ; mais ce qui peut être plus choquant encore, c’est le refus que fait Agamemnou d’obéir à l’ombre d’Achille. Le respect des Grecs pour les morts, et leur superstition à cet égard sont trop connus pour que l’on puisse mettre un pareil langage dans la bouche du chef de leurs rois.

Mademoiselle Duchesnois, par la chaleur de son jeu, la vérité de sa diction, et son extrême sensibilité, a souvent fait tomber le sifflet des mains des plus intrépides ennemis de l’ouvrage.

Mlle Volnais a très-bien dit : Polixêne vous reste. Saint-Prix et Talma ont aussi fait les plus grands efforts, mais le mauvais choix du sujet a rendu tout inutile.

Lepan.

Le Nouvel Esprit des journaux français et étrangers, tome cinquième, pluviôse an XII [janvier 1804], p. 265-277 :

[La tragédie a échoué, et le critique fait porter la responsabilité de cet échec, non aux acteurs ou à l’auteur, mais à une cabale montée par des gens malveillants, et qu’il compare aux troubles de la révolution. Il décrit le désordre qui a empêché lors de la première qu’on entende la pièce et insiste sur le caractère injuste de ce qu’il appelle une « proscription ». Il élargit le débat jusqu’à montrer à la fois l’injustice de ce genre de cabale, et le risque qu’elle représente de décourager les auteurs. Il examine aussi les signes précurseurs du caractère concerté de la « conjuration contre l’ouvrage ». Même des vers médiocres ont été sifflés, sans respecter la nécessaire gradation entre les sanctions. Les causes de ce genre de manifestations, c’est la décadence de l’esprit, qui « contribue à énerver la raison, à dessécher le talent, à étouffer le génie, à donner à notre manière d'être et de voir quelque chose de mesquin », opinion appuyée par une longue citation de Longus, dont il rappelle le cruel destin. On arrive enfin à la pièce. Comme il s’agit d’un sujet mythologique, le premier soin du critique est d’en rechercher les sources, et de rapprocher la pièce nouvelle de l’Hécube d’Euripide, en donnant l’avantage à la pièce antique. Puis il analyse l’intrigue, susceptible d epeu d’action, et que l’auteur a exploitée autant qu’il était possible. Il insiste sur le caractère d’Ulysse, rusé, mais aux moyens bas. Mais il conduisent à un dénouement qui surprend. Si ce fonds paraît « bien nu et bien simple », il convient tout de même à une tragédie en trois actes. Le style, à quelques exceptions près, est jugé bon. Face à un public moins prévenu, la pièce peut obtenir « un jugement plus favorable ». L’article paraît complet, mais il rebondit après une série de points de suspension, et le critique reprend, après avoir assisté à la deuxième représentation, le cours de son analyse, et son jugement paraît plus sévère que dans la première partie. En particulier, le dénouement est critiqué pour sa froideur, le contenu de la pièce est trop léger, et la situation des personnages féminins est jugée trop éloignée par sa cruauté digne des temps barbares de nos mœurs. Pourtant, ces mœurs sont aussi très théâtrales, et le critique entreprend de montrer leur capacité à émouvoir. La différence entre Grecs et Français explique aussi que nous ne nous satisfaisions pas d’une fin aussi vide que celle de Polyxène., et que son sort n’est pas conforme à l’idée que nous faisons de la situation d'une princesse, dont l’avilissement est étranger à l’Europe chrétienne. La seconde représentation a été tout autre que la première, mais les applaudissements étaient peut-être une forme de moquerie, car le moment de nommer l’auteur venu, Talma a été empêché de donner son nom, et la représentation s’est achevée dans le plus grand désordre.]

Polyxène, tragédie.

Trois pièces nouvelles se présentaient, de front, à la curiosité publique : le Théâtre Français, le Théâtre Feydeau, le Vaudeville tentaient en même-tems une expédition périlleuse. Les deux derniers ont réussi ; (1) la fortune s'est déclarée contre le Théâtre Français : la foudre frappe les plus hautes montagnes :

Feriunt summos
Fulmina montes
.

Il ne faut reprocher ce malheur ni à l'auteur, ni aux comédiens, ni même au public. L'auteur, sans avoir fait un chef-d'œuvre, avait droit à un autre accueil ; les comédiens ne peuvent être blâmés d'avoir reçu une pièce sage et d'un bon genre, et ils l'ont jouée convenablement ; enfin, le public a été affligé sensiblement du désordre et de l'extrême indécence d'un petit nombre de brouillons qui ont bouleversé tout le théâtre. Les gens honnêtes ont été dans cette bagarre, comme dans les troubles de l'anarchie, spectateurs forcés et citoyens passifs. On avait fait venir, pour ce coup de main, quelques écoliers, comme on faisait venir, dans la révolution, de soi-disans Bretons et des Marseillais au besoin.

Cette première représentation de Polyxène peut être regardée comme non-avenue : on n'a point entendu la pièce ; presque tout- le troisième acte a été joué, comme à huit-clos ; les acteurs seuls étaient dans le secret de ce qu'ils disaient ; les auditeurs n'ont vu que le mouvement de leurs lèvres, ils n'avaient pour se désennuyer que le bruit des sifflets. L'orage a éclaté dès le second acte sur le plus faible prétexte, et dès ce moment le tumulte et la confusion n'ont pas cessé ; tous les vers bons ou mauvais, ont été enveloppés dans la proscription ; le sifflet était une mesure générale qui frappait également les innocens et les coupables : la cabale avait érigé au parterre un tribunal révolutionnaire, et la sentence portée contre Polyxène est un véritable assassinat.

Je ne fais point ici l'apologie de l'auteur ni de la pièce, mais la censure du scandale qui a régné pendant la représentation. Je reconnais la jurisdiction du public, et le droit incontestable qu'il a de siffler ce qui l'ennuie : la sévérité est la sauve-garde du goût , mais il faut entendre avant de juger ; l'injustice évidente est aussi funeste qu'une aveugle indulgence. La carrière dramatique ne doit pas être sans doute semée de fleurs ; il est bon même que les profanes y rencontrent des épines capables de les écarter, mais il ne faut pas qu'elle soit inaccessible : l'effet inévitable de ces avanies est de détruire l’art, d'avilir et de décourager les artistes ; et cependant, puisqu'il faut des théâtres et des spectacles dans les grandes villes, pour prévenir de plus grands maux, il faut aussi des auteurs et des pièces.

Ce qui semble annoncer une conjuration contre l'ouvrage, c'est l'empressement à siffler les endroits passables, et même les meilleurs morceaux ; c'est la cruauté exercée contre des vers , repréhensibles à la vérité, mais dont quelques murmures auraient suffisamment averti l’auteur. Il faut proportionner les peines aux délits, au théâtre comme dans la société, et ne pas punir une négligence comme une absurdité. Horace se moquoit avec raison des Stoïciens, qui condamnaient au même supplice celui qui avait tué son père et celui qui avait volé des choux dans le jardin de son voisin.

Je pense depuis long-tems que le temple de Melpomène est fermé : nous sommes blasés sur les sentimens, sur le pathétique, sur le sublime, et même sur les horreurs et les atrocités anglaises. Le genre de tragédie, qui peut-être pourrait nous frapper encore, c'est celui de Corneille, c'est celui qui élève l'ame, occupe l'esprit et plait à la raison : des pièces dans le goût de Cinna sont faites pour avoir encore aujourd'hui du succès. Mais où sont les têtes capables de concevoir d'aussi grandes idées ? Où sont les ames capables de ce degré de force et d'exaltation ? Où trouver des esprits d'une sève aussi vigoureuse ? Notre éducation, nos études, nos mœurs, notre égoïsme, le ton de nos sociétés, l'atmosphère qui nous environne, tout contribue à énerver la raison, à dessécher le talent, à étouffer le génie, à donner à notre manière d'être et de voir quelque chose de mesquin. Voici, sur un sujet aussi important, l'opinion d'un des plus excellens littérateurs et des plus vertueux philosophes de l'antiquité:

« C'est le désir des richesses dont nous sommes tous malades par excès, c'est l'amour des plaisirs qui nous traîne dans le précipice où tous nos talens sont engloutis (1 : Je me sers en partie de la traduction de Boileau). Il n'y a pas de passion plus basse que la cupidité, point de vice plus infâme que la débauche. Je ne vois donc pas comment ceux qui font si grand cas des richesses, et qui s'en font comme une espèce de divinité, pourraient être atteints de cette maladie, sans recevoir en même-tems avec elle tous les maux dont elle est naturellement accompagnée ; le faste, la mollesse, le dérèglement, l'effronterie et tous ces autres impitoyables tyrans de l'ame.

« Sitôt donc qu'un homme, oubliant le soin de la vertu, n'a plus d'admiration que pour les choses frivoles, il ne saurait plus lever les yeux pour regarder au-dessus de soi, ni rien dire qui passe le commun ; il se fait en peu de tems une corruption générale dans toute son ame ; tous ce qu'il avait de noble et de grand se flétrit et se sèche de soi-même, et n'attire plus que le mépris.

« Comment se pourrait-il faire que dans cette contagion générale, il se trouvât un homme sain de jugement et libre de passion , qui, n'étant point aveuglé ni séduit par l'amour du gain, pût discerner ce qui est véritablement grand et digne de la postérité ? En un mot, étant tous faits de la manière que j'ai dit, ne vaut-il pas mieux qu'un autre nous commande, que de demeurer dans notre propre puissance, de peur que cette rage insatiable d'acquérir n'aille porter le feu aux quatre coins de la terre. »

Ces réflexions sont tirées du Traité du sublime de Longin, fameux professeur de rhétorique, qui écrivait sous l'empereur Aurélien, grand capitaine, qui soutint avec éclat la gloire des armes romaines dans ces tems de décadence : il y avait encore à cette époque de bons guerriers, mais point de bons écrivains. Longin, élevé dans la Grèce, s'était sauvé de la corruption générale ; il était secrétaire de Zénobie, reine de Palmyre, et ce fut lui qui détermina cette princesse à secouer le joug des empereurs romains. Aurélien, vainqueur de Zénobie, souilla son triomphe par la mort du rhéteur, qui avait fait un si noble usage de son éloquence.

L'auteur de Polixène a puisé dans les bonnes sources ; sa pièce est raisonnable, régulière et d'une simplicité antique ; il a imité et presque traduit en plusieurs endroits cette partie de l’Hécube d'Euripide, qui a pour objet le sacrifice de Polyxène. Séduit par ces noms fameux, qui semblent faits pour les vers, entraîné par son goût pour le théâtre grec, notre modèle à plusieurs égards, il n'a peut-être pas assez consulté le goût de son siècle. Ce que Polyxène offre de plus intéressant et de plus dramatique, avait déjà été enlevé par Iphigénie : il est triste d'avoir à lutter contre Racine. Hécube, pavenue à cet excès de misère où l'on ne peut plus ni pleurer, ni se plaindre, n'offrait que des répétitions et des lieux communs. Euripide avait du moins varié et réchauffé son sujet, en joignant à la douleur d'Hécube sa colère et sa vengeance : l'auteur français ne s'était réservé que les larmes, les cris et les gémissemens de cette veuve de Priam.

Voilà ce qui aurait pu le détourner d'un sujet ingrat, qui a peu de mouvement et d'action théâtrale, et qui ne peut se soutenir que par l'éloquence du dialogue et la poésie du style. Il en a tiré à-peu près toutes les situations dont il était susceptible : son plan est sage, et ses caractères bien tracés. Agamemnon s'oppose au meurtre de Polyxène ; il la prend sous sa protection, et ne peut croire qu'Achille ait soif du sang d'une jeune fille. Ulysse, au contraire, veut qu'on satisfasse les mânes du héros à qui la Grèce a tant d'obligations, sans aucun égard pour la victime. Il résulte de cette contrariété d'opinions un dialogue fort de logique , et semé de beaux vers. Ulysse, forcé de céder à l'autorité d'Agamemnon, a recours à ses ruses ordinaires : il envoye à Polyxène un soldat qui se dit très-attaché à la famille de Priam, et propose à la jeune princesse, comme de la part d'Agamemnon, de se dérober à ses ennemis, en s'embarquant sur un vaisseau qui l'attend au rivage. Polyxène refuse long-tems de se séparer de sa mère, et ce n'est que par son ordre exprès qu'elle suit enfin le perfide soldat qui la livre à Ulysse.

Quoique très-conforme au caractère du roi d'Ithaque, l'artifice est bas et odieux ; mais il a quelque chose de théâtral par la surprise qu'il ménage, car tous les spectateurs sont d'abord trompés comme Hécube et Polyxène. Ce fonds est assurément bien nu et bien simple ; mais la pièce n'a que trois actes ; il s'agit de savoir s'ils sont assez remplis II y a quelques vers dont la délicatesse française a été blessée : les détails des mœurs grecques ont souvent pour nous quelque chose d'ignoble.- Ces défauts sont aisés à corriger. Le style en général est bon et sain, sans recherche et sans prétention. On y distingue de temps en temps de beaux vers qui supposent du talent ; et je crois que si l'auteur parvient à se procurer une audience plus paisible, il obtiendra un jugement plus favorable.

.....Au moment où j'écrivais, Polyxène venait d'être écoutée et jugée. Voici la sentence. Les deux premiers actes offrent des beautés, et ne sont pas sans intérêt ; on desire que la générosité d'Agamemnon l'emporte sur la cruelle politique d'Ulysse, on tremble, on espère ; mais au commencement du troisième acte, l'espoir s'évanouit, il ne reste que la pitié pour Hécube et pour Polyxène ; l'acte est vide et le dénouement froid. Il fallait compter beaucoup sur les ressources du style pour entreprendre de faire une tragédie française avec la moitié d'une tragédie grecque, tandis que deux eu trois tragédies grecques fourniraient à peine les matériaux d'une tragédie française ; mais il ne faut pas oublier que la pièce nouvelle n'a que trois actes.

La situation d'Hécube et de Polyxène n'est pas dans nos mœurs : les princesses esclaves du vainqueur, la fille d’un grand roi égorgée sur le tombeau d'un prince qui fut son amant, ce droit de guerre et ces honneurs funèbres n'appartiennent qu'à des sauvages ; mais il faut considérer que les Grecs peints dans Homère, Sophocle et Euripide n'étaient pas les Grecs fondateurs de la philosophie et des arts., mais des guerriers féroces qui ne différaient pas beaucoup des brigands. Tel est le pouvoir magique de la poésie : elle a fait des héros de ces barbares qui souillaient la victoire et déshonoraient le courage par l'inhumanité ; le vaincu était esclave du vainqueur sans distinction de rang, d'âge, ni de sexe ; c'était le triomphe de la force aveugle et brutale : dans la société, comme dans un troupeau, l'animal le plus robuste tuait le plus faible ; tel était le code civil et militaire :

Viribus editior cædebat, ut in grege taurus.

Ces mesures atroces étaient cependant théâtrales: ces grandes infortunes, ces illustres catastrophes, ces affreuses vicissitudes du sort pénétraient les spectateurs de terreur et de pitié : chacun pouvait craindre les mêmes revers. La guerre n'avait alors pour but que l'extertnination de la race ennemie, et la guerre était l'état permanent des différentes peuplades de la Grèce. L'habitude des dangers exaltait les ames, fortifiait les mœurs, donnait aux vices comme aux vertus une énergie extraordinaire. A côté de la cruauté, de la perfidie; de la scélératesse brillaient la générosité, la fidélité, l'amitié. Quand les hommes n'attendent rien du secours des lois et de la communauté; quand ils ne peuvent plus compter que sur eux et sur leurs partisans, leurs facultés physiques se déploient dans toute leur étendue ; alors les inimitiés sont terribles, et les amitiés héroïques. La société n'étant plus qu'un champ de bataille, les individus ont besoin de se grouper, de se serrer pour résister les uns aux autres : de là ces exemples mémorables du dévouement mutuel de Thésée et de Pirithoüs, d'Oreste et de Pylade, d'Achille et de Patrocle. Dans les républiques tranquilles et bien policées, il y-a des liaisons agréables : l'amitié constante, intrépide et fidelle semble être le partage de l'état social le plus imparfait.

La pièce parait finie dès que Polyxène est entre les mains d'Ulysse : le sort de l'héroïne principale est décidé, les détails de sa mort doivent paraître languissans sur notre scène. Les Grecs se permettaient des actes postiches ; tel est le cinquième acte d'Œdipe, celui d'Ajax :
la punition d'Œdipe, ses plaintes, ses adieux, la dispute entre Agamemnon et Teucer, sur la sépulture d'Ajax, flattaient les goûts, les préjugés nationaux, et faisaient trouver aux spectateurs de l'intérêt dans des détails qui ne sont pour nous que des lieux communs. Les Athéniens, moins vifs, moins impatiens que les Français, plus sensibles aux charmes
de l'éloquence et de la poésie, n'exigeaient pas tant de mouvement et d'action dans leurs drames. Le premier défaut de la tragédie de Polyxène, c'est l'uniformité et la monotonie des plaintes, défaut inévitable dans un pareil sujet : quand on travaille pour des Français, il est quelquefois dangereux de trop imiter les Grecs.

Euripide fait ainsi parler Polyxène à Ulysse : « Je vois, Ulysse, que vous cachez votre main sous votre manteau, et que vous détournez le visage de peur que je ne vous touche le menton. Rassurez-vous ; je ne vous importunerai point de mes supplications ; me voilà prête à vous suivre, je ne puis ni ne veux me dérober à la mort Mon cœur serait-il assez bas, assez lâche, pour aimer encore la vie ? Fille du roi de Phrygie, élevée dans les plus brillantes espérances ; objet des vœux d'une foule de lois qui se disputaient ma main ; adorée des femmes et des filles de Troye, il ne me manquait, pour être déesse, que l'immortalité. Maintenant je suis esclave ; ce nom seul est mon arrêt de mort. Un maître orgueilleux et féroce achètera, à prix d'argent, la sœur d'Hector ; il me forcera de pétrir son pain, de balayer sa maison ; il me fera passer mes tristes jours à filer. Un misérable, né pour la servitude, déshonorera mon lit, jugé digne des plus grands princes. » Nous n'aimons pas les princesses qui parlent ainsi; et l'auteur a beaucoup adouci toutes ces idées que nous regardons comme ignobles, quoiqu'en effet elles soient très-nobles et très-courageuses Dans les états chrétiens de l'Europe, jamais les princesses ne sont réduites à cet excès d'opprobre et d'avilissement.

La pièce a été fort applaudie, et même trop. On eût dit que la cabale avait changé de tactique, et substitué des applaudissemens aux sifflets. Ce genre de malveillance est du moins plus poli, et je crois qu'il ne deviendra pas à la mode. On a demandé l'auteur à grands cris, et lorsque Talma s'est présenté pour le nommer, on ne l'a pas laissé parler : la confusion et le vacarme étaient au point qu'il semblait qu'on eût fait venir le nomenclateur pour se moquer de lui. Enfin, le héros tragique excédé d'une pareille cohue, s'est retiré sans avoir rempli son ministère.

De nouvelles clameurs se sont fait entendre, toujours sous le prétexte de connaître l'auteur ; les comédiens ont alors député au parterre un ambassadeur comique, bien moins important : c'est Baptiste cadet qu'ils ont exposé au tumulte et aux bourrasques, comme un enfant perdu qu'on envoie au feu. On a tenu fort longtemps en échec ce nouveau parlementaire ; on s'amusait sans doute à le voir dans l'attitude d'un homme qui veut toujours parler et qui ne le peut pas. Enfin un moment de calme lui a permis de proférer quelques mots ; mais au lieu d'en profiter pour nommer bien vite l'auteur, il a eu la mal-adresse de perdre un temps précieux à interroger les clabaudeurs sur ce qu'ils voulaient. Vous demandez, ce me semble , le nom de l'auteur ? Demander ce qu'ils veulent, et ce qu'ils font, à des gens qui ne savent rien, c'est presque les insulter : la question impertinente de l'orateur n'a fait qu'augmenter le trouble, et il est parti comme Talma, sans avoir pu accomplir sa mission.

(1)  Nous ferons connaître ces pièces dans le prochain volume.

L’auteur des comptes rendus précédents est l'illustre Geoffroy, et le Cours de littérature dramatique, tome IV (seconde édition, Paris, 1825), p. 467-473 reproduit une bonne part de ce qu’avait publié le Nouvel esprit des journaux, à l’exception du début (jusqu’à la citation de Longin inclusivement).

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, 9ème année (1804), tome IV p. 535-536 :

[Compte rendu assez sévère, qui souligne toutefois le caractère excessif de la réaction du parterre, ce qui n'empêche pas l'auteur de juger sévèrement l'affichage du nom de l'auteur sur l'affiche (« honneur » normalement réservé aux auteurs dont le nom a été donné lors de la première représentation).]

THÉATRE FRANÇOIS DE LA RÉPUBLIQUE.

Polyxène, tragédie en trois actes.

Une bonne tragédie nouvelle seroit un phénomène dans notre siècle ! Polyxène n'en est pas un. Trois représentations, voilà le nec plus ultrà de son existence. L'auteur est un jeune homme ; cela, dit-on, devoit commander l'indulgence. Oui, l'on doit encourager un débutant ; mais il faut que son ouvrage le mérite. Polyxène est une imitation pâle de l'Iphigénie en Aulide de Racine ; en effet, quelle différence de moyens, de contrastes, d'élégance, d'intérêt ? Quoiqu'il en soit, le parterre se conduit maintenant avec une indécence que rien ne sauroit autoriser ; la plupart du temps on juge les pieces sans les entendre, le bruit que fait une poignée de jeunes écoliers empêche les gens raisonnables d'apprécier le bon ou le mauvais d'un ouvrage.

Hécube, après la prise de Troie, apprend que le sort la destine à être l'esclave d'Ulysse, et que Polyxène sa fille va être immolée aux manes d'Achille. Agamemnon veut sauver la malheureuse Polyxène ; Ulysse s'y oppose, le retour de leur patrie est fermée aux Grecs s'ils n'accomplissent ce sacrifice sanglant. Ulysse feint cependant de se rendre à l'avis d'Agamemnon, mais il envoie un soldat qui, sous prétexte de sauver Polyxène , la conduit au lieu de son supplice. On annonce que les mânes d'Achille sont appaisées, et que les vents sont enfin redevenus favorables ; Hécube, en apprenant l'horrible ruse d'Uiysse se tue sur la tombe d'Hector.

Le style de cette pièce n'est pas soutenu. Quelques vers ont même choqué les oreilles délicates ; les uns par leur trivialité, les autres par le défaut contraire.

L'auteur a voulu se faire connoître quoique le parterre ne l'ait pas demandé, et les affiches de la troisième représentation portoient le nom de M. AlGNAN.

D’après la base La Grange de la Comédie-Française, Polyxène, créée le 14 janvier 1804, a connu 4 représentations en 1804.

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