Sapho
Sapho, tragédie mêlée de chants, en 3 actes, en vers, de madame Pipelet, musique de Martini. 22 frimaire an 3 [12 décembre 1794].
Théâtre des Amis de la Patrie, rue de Louvois
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Titre :
Sapho
Genre
tragédie mêlée de chants
Nombre d'actes :
3
Vers / prose
en vers
Musique :
chants
Date de création :
22 frimaire an 3 [12 décembre 1794]
Théâtre :
Théâtre des Amis de la Patrie
Auteur(s) des paroles :
madame Pipelet [Constance de Salm]
Compositeur(s) :
Martini
Almanach des Muses 1796.
Essai d'une jeune femme qui annonce du talent pour la poésie.
Plan un peu embrouillé ; poëme surchargé de paroles. Vers en général bien tournés. Un brillant spectacle : du succès.
Musique digne de la réputation du C. Martini.
Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez l'auteur et au Bureau du Bulletin de Littérature, des Sciences et des Arts,
Sapho, tragédie mêlée de chants, en trois actes et en vers. représentée, pour la première fois, sur le théâtre des Amis de la Patrie, le 22 frimaire, l'an 3 de la République. (14 décembre 1794, vieux style.) Par la Citoyenne Pipelet, Musique du Citoyen Martini.
L’œuvre est dédiée au père de l'auteur :
A MON PÈRE.
C'est à vous que je dois mes talens, c'est à vous que j'en offre le premier fruit. Puisse ma Sapho vous faire quelques fois oublier la distance qui nous sépare ; Puisse-t-elle ajouter aux charmes de votre heureuse solitude, et vous être un garant de ma reconnaissance comme elle m'est une preuve de vos bienfaits :
Dethéis PIPELET.
On trouve ensuite un « précis de la vie de Sapho », écrit par Constance Pipelet (p. 3-7) :
PRECIS DE LA VIE DE SAPHO.
Sapho, femme célèbre par ses talens pour la poésie, naquit à Mytilêne, capitale de l'Isle de Lesbos, environ six cents ans avant l'ère vulgaire, (vieux style,) Les détails de son existence jusqu'à l'instant où elle se livra à l'étude, ne sont point parvenus jusqu'à nous d'une manière assez sûre pour pouvoir être offerts ici comme faits historiques. Ce qui paraît cependant certain, c'est le mariage qu'elle contracta, presqu'au sortir de l'enfance, avec un des plus riches habitans de l'isle d'Andros : elle en eût une fille et devint veuve peu après. Ce fût alors que son imagination ardente, exaltée, sans doute, par la mort de son époux, lui fit faire le premier pas dans une carrière où il est difficile de s'arrêter. Elle sentait vivement, elle exprima de même, et devint par-là l'objet de l'admiration de la plupart des poètes de son temps, et celui de la critique de quelques autres, mus par des vengeances particulières. Alcée fut un de ces derniers : il avait été amoureux de Sapho ; et, rebuté par elle, son amour se changea en haine , comme il arrive trop souvent. Des femmes puissantes et jalouses s'élevèrent aussi contr'elle : Sapho leur répondit par de nouveaux succès, et leur ressentiment ne connut plus de bornes.
Cependant sa renommée avait déjà parcouru la Grèce ; celles des femmes qui se sentaient des dispositions pour la poésie, s'empressèrent de se rendre auprès d'elle pour recevoir ses leçons. Érinne, Eunice, Thélésile, et quelques autres qui ont acquis de la célébrité, étaient de ce nombre ; de jeunes filles de Lesbos suivirent leur exemple, et il résulta de-là une espèce d'académie, source dans laquelle les ennemis de Sapho puisèrent les moyens de se consoler de ses succès : ne pouvant dénigrer ses talens, ils dénigrèrent ses mœurs, et ce ne fut qu'à cette condition qu'ils la laissèrent jouir d'une réputation à laquelle ils avaient fait une tache ineffaçable.
Ce n'était point assez : l'amour devait encore ajouter à ses malheurs et à sa célébrité. Phaon, jeune homme d'une beauté extraordinaire, parut à Mitylène. Sapho le vit pour la première fois dans une fête publique, et son cœur, qui jusques-là était resté insensible aux hommages les plus flatteurs, ne put résister aux charmes du jeune Phaon. Elle l'aima comme elle savait aimer, c'est-à-dire, avec la passion la plus forte. Lui-même, entraîné, sans doute, plus par vanité que par tendresse, parut quelque temps embrâsé du même feu ; mais bientôt son inconstance fit connaître à l'infortunée Sapho que les talens ne suffisent pas toujours pour inspirer l'amour, ni pour en garantir. Ils ne lui restèrent donc que pour la consoler. Elle se livra sans réserve à ce plaisir, le seul qu'elle put encore goûter, et laissa, par-là, à la postérité des ouvrages qui attestent à la fois la force de sa passion et celle de son génie. Peu sensible à tant d'amour, l'ingrat Phaon mit bientôt le comble aux malheurs de Sapho, en quittant Lesbos, et enlevant, dit-on, une de ses élèves. Sans doute, quelle qu'eût été jusques-là sa douleur, l'espoir en avait tempéré l'amertume ; car elle ne put résister à ce dernier coup, et suivit son infidèle jusqu'en Sicile, (1) Mais là, rebutée encore par lui, elle ne fut plus maîtresse de son désespoir et se résolut enfin à tenter la funeste épreuve du saut de Leucade (2) que quelques exemples semblables avaient déjà rendu fameux. Personne n'ignore qu'elle en fut la victime, comme cela devait être, et que ses ennemis eurent enfin à triompher, et de sa faiblesse et de son courage.
Sapho, à ce qu'il paraît, n'était pas régulièrement belle, mais le feu et la grâce qui animaient ses écrits étaient sans doute répandus sur sa physionomie. Les Grecs la surnommèrent la dixième muse, et donnèrent son nom à une sorte de vers qu'elle avait inventés. C'est sur ce rhythme qu'elle a composé la plupart de ses ouvrages ; peu sont parvenus jusqu'à nous, mais l'hommage que lui rend Ovide, l'hymne à Vénus, citée par Denis d'Halicarnasse, et l'ode que Boileau a traduite d'après Longin, suffisent pour donner une idée de ses grands talens.
C'est dans ce sujet simple mais attendrissant, que j'ai puisé l'espèce de tragédie que j'offre ici au public. Je serai satisfaite, si ce premier essai de mes talens dramatiques, fruit d'une année de travail, est lu avec autant d'intérêt qu'il a été entendu.
(1) L'auteur du voyage d'Anacharsis prétend que ce ne fut que pour fuir une persécution dirigée contre elle, que Sapho quitta Mitylène.
Voyez, Anacharsis , t. 2, ch. 3. et la note sur ce chapitre.
(2) L'isle de Leucade est située dans la mer Ionnienne ; à l'une des extrémités de.cette isle est un rocher très-élevé et fort avancé dans la mer. C'est sur ce rocher qu'il y avait autrefois un temple dédié à Apollon ; les prêtres qui le desservaient publiaient, pour l'accréditer, que les amans qui se précipiteraient du rocher dans la mer, recouvreraient leur première indifférence, s'ils avaient le bonheur d'échapper à la mort. L'exemple de Sapho et de plusieurs autres dont l'amour avait égaré la raison, prouve trop le succès qu'eût cette imposture inhumaine.
L’Esprit des journaux français et étrangers, 1795, volume 1 (janvier-février 1795), p. 290-296 :
[Un très long compte rendu pour l’opéra Sapho, qui a eu un grand succès. Il s’ouvre par un rappel de ce que l’histoire (ou ce qu’on considère comme tel) nous apprend sur Sapho. Le compte rendu est globalement élogieux, mais, tout comme l’opéra, fait semblant de ne pas voir l’essentiel (Sapho n’a rien de sapphique...) : l’opéra est « érotique », mais c’est un amant que Sapho poursuit avec acharnement et pour lequel elle se jette dans la mer.].
THÉÂTRE LYRIQUE DES AMIS DE LA PATRIE, ci-devant LOUVOIS.
Sapho, tragédie en trois actes, mêlée de chant.
L'histoire nous apprend que Sapho, jeune beauté de Mytiléne, ville de l'isle de Lesbos, excella dans la poésie lyrique vers l'an 600 : son génie la fit surnommer la dixieme muse. Ses concitoyens, pour lui témoigner leur estime pour les talens, firent graver son image sur leur monnoie. On a beaucoup célébré la délicatesse, la douceur, l'harmonie, la tendresse & les graces de ses vers ; mais, d'un assez grand nombre de pieces qu'elle a composées, il ne nous en reste que deux, qu'on imprime ordinairement avec les poésies d’Anacréon , & qui l'ont été séparément, en 1733, avec les notes de Christian Wolfius : ces morceaux ne démentent point les éloges qu'on leur a donnés. Ceux à qui le grec n'est pas familier, peuvent juger de la beauté de l'original, par la plus belle traduction d'une de ces pieces. donnée par Boileau : Heureux qui, près de toi, pour toi seule soupire, &c. (Traité du sublime). C'est de Sapho que le vers saphique a pris son nom. On lui reproche d'avoir été trop libre dans ses mœurs & dans sa poésie : elle chanta l'amour, & fut sa victime ; car, ayant trouvé dans Phaon une résistance opiniâtre à ses désirs, elle se précipita dans la mer, du haut du promontoire de Leocade [sic], dans l'Acarnanie : ce Phaon de Mytilene avoit reçu de Vénus un vase d albâtre, rempli d'une essence qui avoit la vertu de donner la beauté : il devint par elle le plus beau des hommes ; mais il fut tué par un mari, qui le punit ainsi de ce qu'il s'étoit montré moins cruel pour sa femme que pour Sapho. On lit dans Ovide une lettre de Sapho à Phaon; & Blin de St. Maure en a publié une en vers françois. Sapho eut, à Mytilene, pour concurrent & pour conternporain, le poëte Alcée, inventeur des vers alcaïques Ce jeune homme déclama contre les tyrans Pepiander & Pittacus ; mais on dit que Pittacus le punit de sa franchise, en le faisant mourir.
L’histoire de Sapho & Phaon sembloit ne pas offrir assez de développemens pour faire autre chose qu'un mélodrame : cependant un auteur a essayé d'en faire trois actes, & cet auteur est une femme : c'est un titre sans doute pour recommander l’indulgence & les encouragemens. Sapho a obtenu à ce théatre le succès qu'on devoit attendre du fonds du poëme, de la beauté de la musique, & du soin qu'on mettoit depuis long-tems à monter cet ouvrage. L'auteur a profité de toutes les données historiques que nous venons de retracer. Sapho, abandonnée par Phaon, qui a pris la suite avec Cleïs, une de ses éleves, est arrivée à Leucade pour s'y précipiter. En vain Stesichore, son ami, l'engage à renoncer à l'amour pour cultiver les arts ; Sapho reste toujours inconsolable de la perte de son amant. Cependant Cleïs vient se jetter à ses pieds : Phaon, poursuivi par ses remords, l'a abandonnée à son tour : Sapho va revoir Phaon, fidelle sans doute. Il arrive en effet; mais c'est pour se rengager dans les liens de Cleïs. Sur ces entrefaites, Damophile, autre éleve de Sapho, mais son ennemie, attendu qu'elle lui a enlevé le cœur d'Alcée son amant, va trouver les prêtres d'Apollon pour les engager dans sa vengeance. Ces monstres, qui brûlent d'avoir souvent des victimes humaines, lui promettent tout. Un oracle insignifiant, mal interprété, fait croire à Sapho & Phaon que les dieux veulent leur union. Phaon s'y détermine à regret ; mais dans une entrevue nocturne que Damophile lui procure avec Cleïs, Damophile fait enlever ces deux amans par des hommes affidés : on les embarque de force, & Damophile fuit avec eux loin de Leucade. Pendant ce tems, Sapho, qui croit que ce jour va l'unir à Phaon, vient faire un sacrifice aux dieux ; mais, au lieu d'égorger des colombes simples, elle leur donne la liberté, en se récriant contre cet usage barbare. Phaon ne paroît point : on apprend à Sapho qu'il n'est plus à Leucade. Le délire s'empare de l'infortunée : un orage épouvantable lui fait voir le vaisseau de Phaon & Cleïs, balotté sur les mers. Elle veut courir au rocher fatal; on arrête ses pas : mais les prêtres sortent du temple : ils invitent le peuple à souscrire aux volontés des dieux. Aveuglé par le fanatisme, il laisse courir Sapho, qui se précipite, du haut du promontoire, dans la mer Stesichore indigné, provoque le courroux céleste sur les prêtres instigateurs du crime : aussi-tôt la foudre écrase leur temple, & précipite le vaisseau de Phaon & Cleïs dans le gouffre des mers.
Sapho est, sans doute, un des plus beaux opéras qu'on ait donnés depuis long-tems. La premiere représentation de cet ouvrage avoit offert quelques longueurs : à la seconde, toutes ces longueurs ont disparu ; le poème a mieux marché, l'ensemble en a été plus parfait, & le public n'y a plus rien trouvé à désirer. Ce sujet, plus érotique que dramatique, plus susceptible de développemens que d’effets, exigeoit une plume douce & sensible : il falloit celle d'une femme pour l'écrire aussi bien qu'il l’est ; car c'est surtout du côté du style que cet ouvrage est estimable : c'est Sapho qui parle ; & l'on diroit qu'elle-même s'est plu à se retracer aux yeux de notre siecle. Les vers suivans sont pleins de graces & d'harmonie :
Et Phébus, nouveau Prométhée,
Eclairoit l'univers du flambeau de l'Amour.
. . . . . . . . . . . . . .
Dans ses premiers liens vouloir se rengager
Non, ce n'est point être infidelle;
Ce n'est que cesser de changer.
. . . . . . . . . .
Je crus qu'il suffiroit d'adorer son amant ;
J'oubliai qu'il falloit lui plaire, &c.
Cet ouvrage est écrit par-tout avec ce soin & ce goût. Sans doute le sujet de Sapho offre un grand défaut, qui est commun à tous les sujets pris dans l'histoire, c'est que tout y est prévu, c'est qu'on en sait le dénouement, & qu'on devine tous les ressorts qui vont l'amener ; mais peu d'auteurs eussent réussi à le traiter, à récrire aussì-bien que la cit. Pipelet, ci-devant la cit. Théis, & qui a enrichi la littérature d'une foule de pieces fugitives qui annonçoient le grand talent qu'elle manifeste aujourd'hui pour l’art dramatique : à coup sûr, sa tragédie de Sapho feroit honneur au littérateur le plus exercé.
La musique de cette piece est digne de l'auteur de l’Amoureux de quinze ans & de l'ouvrage nommé ci-devant le Droit du seigneur : nous dirons plus, la musique de Sapho doit être une leçon pour tous nos jeunes compositeurs. On n'y trouve pas ce que les badins en critique appellent la boîte aux bémols, c'est-à-dire, ces changemens brusques de mille modulations, ce bruit, ces accords dissonans, ces tournures chromatiques qui étonnent l'amateur sans lui plaire, & font. regretter au connoisseur la simplicité , la. clarté & le goût, qui doivent être le seul cachet des arts. La musique de Sapho est remplie de chant & d'expression : elle est fraîche & touchante comme !e sujet ; elle peint Sapho, elle peint l'Amour. L'air des Beaux-arts est du plus beau genre : le quatuor qui termine le premier acte entraîne le spectateur qui l'interrompt, malgré lui, par ses applaudissemens. Le duo de Phaon & Cleïs, au second acte, le chœur du complot, & la scene de Phaon, au troisieme, sont des morceaux faits supérieurement, & qui annonceroient un grand maître, si Martini n'avoit pas sa réputation faite à cet égard. En un mot, d'après les sacrifices que les deux auteurs ont faits pour serrer leur ouvrage, il n'y manque plus rien : il est digne de piquer long-tems la curiosité du public, qui recherche toujours, dans un ouvrage dramatique, le style & l’expression du chant.
Le spectacle de Sapho est imposant, & l'on n'a rien négligé pour le rendre pompeux & vrai. Le lever du rideau offre le tableau d’Helene & Paris, de David : c'est la même sévérité de goût dans l'ameublement du boudoir de Sapho, & dans les costumes grecs de tous les personnages : les lyres, les instrumens antiques, & les cérémonies grecques y sont fidellement exécutés ; &, si la maniere dont cet ouvrage est monté doit faire honneur au zele de l'administration de ce théatre, elle doit ajouter à la réputation des citoyens Alexandre & Boucher, qui l'ont dirigée : tous les accessoires y sont traités avec le plus grand soin. L'orchestre mérite aussi sa part des éloges : il exécute l'ouvrage avec beaucoup d'ensemble & de fermeté : plusieurs solos de hautbois, par le cit. Francisque, & de violoncelle, par le citoyen Berger, ont été très-applaudis- La piece est jouée d'une maniere très-satisfaisante par les cit. Dubois, Dugrand, & par les citoyennes Mezieres, Serigny & Devercy : le cit. Laforêt y donne, dans le rôle de Phaon, les plus hautes espérances pour le chant & la déclamation. Pour la cit. Skreuzer, elle a pris le rôle de Sapho dans un genre tout-à-fait opposé à celui qu'elle avoit déjà fait admirer de tout Paris. Douce, sensible, mais égarée par l'amour, Sapho n'est point une Nina ni une Zélia. La cit. Skreuzer a senti la nuance du rôle, & l'a joué avec une ame, une sensibilité touchantes. Voici des vers qu'on a adressés à cette aimable actrice.
Sapho chanta l'amour, & ne put l'inspirer :
Phaon, indifférent à ses vers, à ses charmes,
Ne sut que l'admirer.
Skreutzer, toi dont le jeu nous arrache des larmes,
Et, dans nos cœurs, fait passer tour-à-tour
Les peines, les douceurs, les transports de l'amour :
Comme Sapho, d'un sexe aimable,
Si tu fais parmi nous le plus bel ornement,
Comme elle, ne crains pas, actrice inimitable,
De rencontrer jamais un cœur indifférent !
Par le cit. L. G. M. V.
L’Esprit des journaux français et étrangers, 1795, volume 3 (mai juin 1795), p. 141-148 :
[A l’occasion de la publication de la brochure, un long compte rendu qui pour l’essentiel fait le résumé de l’intrigue de façon positive. On peut en tirer beaucoup sur la vision de l'amour à travers le jugement porté sur celui que dépeint l’opéra. La critique proprement dite se réduit au dernier paragraphe et souligne l’intérêt de la pièce à qui est promise l’éternité.]
Sapho, tragédie, mêlée de chants, en 3 actes & en vers, représentée, pour la premiere fois, sur le théatre des Amis de la Patrie, le 22 frimaire l’an troisieme de la République ; par la citoyenne Pipelet ; musique de Martíni. Prix, 2 liv. & 2 liv. 5 sols, franc de port. Paris chez Lucet, rue Montmartre, n". 94, vis-à-vis la rue Joseph.
Sapho, cette femme illustre que les Grecs ont appellée leur dixieme muse, naquit à Mytilene, capitale de Lelbos, environ 600 ans avant l'ère chrétienne. Après la mort de Cercola, son époux, quoique fort jeune encore , elle renonça au mariage, .mais non pas au plaisir auquel elle s'abandonna sans scrupule ; elle .inventa en quelque sorte une nouvelle maniere d'aimer. Parmi la foule de ses adorateurs, on compte les trois plus grands poëtes de son siecle, Archiloque, Hipponax & Alcée. Ce dernier, rebuté par elle, devint bientôt son ennemi le plus déclaré, & après avoir célébré les qualités & les talens de son amante, il ne rougit point de déchirer ses mœurs & ses ouvrages.
Phaon; le plus- beau de Lesbiens, parut alors à Mytilene. Le cœur de Sapho ne put résister à ses charmes; elle l’aima comme elle savoit aimer, c’est à dire avec la passion la plus forte ; mais bientôt l’inconstance de cet amant fit connoître à l’infortunée Sapho que les talens ne suffisent pas toujours pour inspirer l'amour, ni pour en garantir. Phaon mit bientôt le comble aux malheurs de son amante, en quittant Lesbos, & en enlevant, dit-on, une de ses éleves : Sapho suivit cet ingrat jusqu'en Sicile ; mais ni ses pleurs, ni les prieres, ni son esprit, ni son amour, ni les vers admirables, ne purent lui rendre le cœur du volage Phaon. Désespérée de cette inconstance opiniâtre, elle se précipita dans la mer, du haut du promontoire de Leucade en Acarnanie, & trouva aussi dans la mort la fin de son amour & de ses tourmens(1).
C'est dans ce sujet que la citoyenne Pipelet a puisé, comme elle le dit fort bien, l’espece de tragédie qu'elle offre au public. Cette piece a obtenu un brillant succès, & méritoit en effet d'être reçue favorablement. La citoyenne Pipelet a rendu l'historique avec autant de fidélité qu'il lui-a été possible. Sapho, trahie par Phaon, qui a fuit [sic] avec Cléis, une de ses éleves, arrive à Leucade pour s y précipiter. Par la romance suivante, .cette amante infortunée fait connoître le sujet de son désespoir.
Je vivois heureuse & tranquille
Au sein des arts consolateurs ;
L'amitié paisible & docile
Sur moi répandait ses saveurs ;
Je vis Phaon, & de mon ame
L'amour, tout-à-coup, s'empara...
Je voulus lui peindre ma flamme,
Mais il la connoissoit déjà.
Dans son regard qu'il sut trop feindre,
Je crus voir la joie éclater.
Si l'amour est prompt à se plaindre,
Il est plus prompt à se flatter.
O douce & pure jouissance,
Que tu m'apprêtois à souffrir !..
Faut-il que le bonheur commence.
Alors qu'il doit sitôt finir ?
J'avais une éleve chérie,
Objet de mes soins empressés,
Qui me devoit tout, hors la vie ;
Mais quoi ! n'étoit-ce pas assez ?
Dans son sein avec complaisance,
De mon cœur j'épanchois les feux ;
Grands dieux, un jour d'intelligence,
Elle & Phaon fuirent tous deux !
O souvenir cruel ! ô douleur accablante !
Et je puis vivre après ce coup affreux !
Et je puis refuser la mort qui se présente !...
Je veux mourir, oui je le veux !
Laiffez-moi, laissez-moi, c'est l'amour qui l'ordonne.
Vainement Sthésichore, son ami, veut la faire renoncer à ce dessein, vainement il lui dit :
Aux beaux-arts livrez-vous sans cesse,
Qu'ils enchantent tous vos loisirs ;
Ils n'ont point de traits qui nous bleffe,
Il n'est point avec eux de fâcheux souvenirs
Au sein d'une aimable innocence,
Ils font passer d'heureux momens ;
Les talens charment l'existence,
Les arts en fixent les instans.
Rien ne peut consoler Sapho. Cependant Cleis, sa rivale, vient se jetter à ses genoux ; Phaon l'a abandonnée ; c'est le remords sans doute qui le ramené vers Sapho. Au moins elle l'espere ; elle oublie déjà son inconstance.
Quand un amant revient, est-il jamais coupable ?
Il est à Leucade... Il tarde à paroître aux yeux de Sapho, qui, transportée par son amour, envoie vers lui.
Mais quoi, j'y vais aller moi-même ;
Qui, mieux que moi, peut l'attendrir ?
Qui, mieux que moi, peut lui faire sentir
Comme on pardonne quand on aime ?
Je lui dirai, Phaon, c'est moi...
C'est ta Sapho, tendre & fidelle ;
Phaon, veux-tu vivre pour elle.,
Elle voudroit mourir pour toi ?
Mais Phaon n'arrive que pour revoler dans les bras de Cléis. Damophile, éleve & ennemie de Sapho, dont les charmes lui ont .enlevé le cœur d’Alcée, son amant, songe à se venger, & va implorer à cet effet le secours des prêtres d'Apollon, au moment où le grand-prêtre leur disoit :
Déjà depuis long-tems dédaignant nos oracles,
Les amans malheureux ne viennent plus chercher
La mort ou le repos sur ce fatal rocher ;
On s'accoutume à craindre ces spectacles,
Et nous oublions trop qu'étonner les esprits
Est de notre pouvoir une base constante,
Et qu’à l’erreur bientôt succede le mépris,
Quand elle a cessé d'être une erreur imposante.
Quoi ! faut-il s'endormir dans un repos honteux ?
Damophile obtient de ces prêtres tout ce qu'elle demande. Sapho & Phaon se rencontrent ; l'amour le plus violent, le plus sensible, le plus inquiet, d'un côté ; l'embarras d'un infidele qui n'ose s'avouer coupable, de l'autre. Il cherche des yeux Cleis ; Sapho se rend chez les prêtres pour consulter les dieux.
PHAON, (seul.)
Le destin me persécute,
Tout m'accable, tout me nuit,
En tout lieu je suis en butte
Au malheur qui me poursuit.
Si le sort inexorable
Peut me faire ainsi souffrir,
Grands dieux ! quand on est coupable
Comment sait-il donc punir ?
O ma Cléis, ô mon amie !
Vois mon amour, vois ma douleur ;
Reviens, c'est Phaon qui t'en prie,
Reviens lui rendre le bonheur.
Cependant les prêtres font parler les dieux.
L’ORACLE.
Les tourmens de SAPHO, vont finir sans retour ; PHAON doit par l'hymen consacrer .son amour.
Cet oracle insignifiant ramene la joie dans le cœur de Sapho.
Enfin, je vais donc être heureuse ;
Non, non, je n’en puis plus douter :
D’une fortune rigoureuse,
Je n’ai plus rien à redouter.
L’ordre des dieux me rend la vie !
Et mon amant me rend son cœur ;
Jusqu’aux regrets de mon amie,
Tout vient assurer mon bonheur.
Momens cruels où j’osois croire
Que je le perdrois pour toujours,
Fuyez, fuyez de ma mémoire,
Laissez-y régner les amours.
Et toi, rocher funeste et sombre,
Tu ne m’entendras plus gémir.
Pour la premiere fois ton ombre
Servira de voile au plaisir.
Phaon voit arriver avec regret le moment de son union avec Sapho. Damophile, qui combine toujours sa vengeance, procure à cet ingrat une entrevue nocturne avec Cléis. Au moment où ils se séparent, des hommes apostés par Damophile, les enlevent, les entraînent vers la mer, & Damophile sembarque avec eux & fuit loin de Leucade.
Sapho, qui croit toucher au moment de son bonehur, arrive à l’autel ; elle s’apprête à immoler les colombes ; mais tout-à-coup elle hésite, s’arrête, le couteau échappe de sa main :
Quoi donc ! faut-il, pour plaire aux dieux,
Faut-il leur présenter des victimes sanglantes ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Faut-il, pour les toucher, détruire leur ouvrage ?
Non ! non! osons braver un si barbare usage,
Par l'excès de l'erreur excusé jusqu'ici ;
Que tout avec Sapko soit heureux aujourd'hui,
Et que l'humanité cessant d'être outragée,
Par le bonheur de tous se trouve enfin vengée.
Elle donne la liberté aux oiseaux... Phaon ne paroît pas. On vient apprendre la suite à son amante. Elle tombe évanouie.. Le tonnerre gronde.... L'infortunée s'élance vers le bord de la mer.... Elle voit son amant & sa rivale victimes de la tempête.... Elle vole au rocher fatal.. On veut l'arrêter, les prêtres s'y opposent :
Des dieux nous sommes les organes,
Nous autorisons la fureur.
Le peuple, que le fanatisme aveugle, laisse courir Sapho, qui, du haut du promontoire, s’écrie :
O dieux pardonnez-lui son crime,
C'est l’amour seul qui l'égara ?
Contentez-vous d'une victime,
Voilà Sapho, recevez-la.
Elle s'élance.... Stésichore, indigné, appelle la vengeance céleste sur les prêtres, qui, au nom de l'éternel, commandent le crime ; aussitôt la foudre éclate sur le temple ; la barque qui porte Phaon, Cléis & Damophile, reparoît balottée par les flots, & s'abîme ; le temple s’embrase & s'écroule: il tombe une pluie de feu.
Cette tragédie est écrite avec pureté & élégance ; la rapidité avec laquelle le dénouement est amené, rappelle l'intérét que quelques longueurs refroidissent vers la fin du premier acte. Cette piece sera toujours citée avec éloge ; il n'appartenoit qu'à une femme d'esprit de célébrer les derniers momens de celle qui a illustré son sexe. Dans certains passages, la citoyenne Pipelet, nous rappelle la légéreté, les graces & la douceur des vers de Sapho.
La Sapho des Lumières, Anthologie établie et présentée par Huguette Krief (Publications de l'Université de Saint-Etienne, 2006), Présentation, p. 22-23 :
Sapho, la tragédie lyrique que Constance Pipelet fit représenter le 14 décembre 1794, séduisit un public sensibilisé par la mort volontaire, car elle faisait partie du vécu des citoyens dans les actes héroïques qu'exigeait la défense de la patrie. Constance Pipelet proposa une lecture révolutionnaire de l'histoire tragique de Sapho et évita la facilité avec laquelle l'opéra invoquait, sous l'Ancien Régime, les dieux et l'Olympe pour expliquer le sort fatal des héros. En s’appropriant le personnage de Sapho, Constance Pipelet reconstruisait son histoire en restant à une certaine distance du récit ovidien : Phaon y est une pâle figure d'amant, un personnage indécis qui n'ose pas révéler la vérité à Sapho. La poétesse est trompée par une de ses proches, jalouse de sa gloire ; tout en feignant d'aimer Sapho, Damophile qui a l'âme basse des hypocrites excite par des remarques perfides le désespoir de la poétesse pour l'inciter à se donner la mort. Ce projet criminel qu'elle dévoile aux gardiens du temple, rejoint les préoccupations du grand-prêtre qui voit avec inquiétude le peuple s'opposer à la cérémonie du saut de Leucade :
Amis, nous sommes seuls, parlons sans nous contraindre :
Il est plus d'un écueil qu'ici nous devons craindre ;
Ministres d'Apollon, c'est à nous de juger
S'il veut ou ne veut pas punir ou protéger
Et si nous permettons qu'un si brillant exemple
Du peuple qui s'alarme excite la douleur.
Bientôt notre antique splendeur...
Mais on vient, rentrons dans le temple.
Ce serviteur des forces obscures religieuses, symbole de la mort, est en opposition avec la force de libération que représente le peuple. Deux histoires s'entremêlent ici : le drame de Sapho ou l'histoire pathétique d'une poétesse, trahie par un amant inconstant, victime d'une vengeance féminine et de superstitions religieuses et l'histoire d'un peuple qui découvre les mensonges de l’Église, son ennemi politique de toujours. Le poète grec Stésichore, vieil ami de Sapho, incarne la conscience politique de la Révolution, lorsqu'il s'efforce d'éveiller la vengeance de la Nature et des Dieux contre les prêtres :
Dieux justes et puissants, souffrirez-vous en paix
Que d'indignes mortels, comblés de vos bienfaits,
De votre nom sacré voilant leur barbarie,
Osent vous imputer ces horribles forfaits ?
Le triomphe de la vérité s'organise : les dieux interviennent de façon spectaculaire avec un déluge de feu qui réduit en cendres le temple d'Apollon et met fin au règne de l'Imposture. Constance Pipelet n'a pas résisté au plaisir de créer une tragédie lyrique à la mesure de sa sensibilité politique, édifiante et tourmentée. [...] Sapho n'est pas une représentation de la vertu féminine, comme avait pu l'être Lucrèce, la forte et héroïque Romaine [...]. Elle cristallise, dans l'opéra de Constance Pipelet, tous les traits d'une héroïne sensible, brûlée par les deux de l'amour, affaissée par la crainte et la douleur de l'abandon.
D'après la base César, l'auteur du livret est la princesse Constance-Marie Salm-Reifferscheid-Dick (Mlle de Théis), dite la citoyenne Pipelet. La musique est de Jean-Paul Égide Martini, dit Il Tedesco. La pièce a été jouée 67 fois au Théâtre des amis de la patrie (4 fois en 1794, à compter du 12 décembre ; 49 fois en 1795 ; 14 fois en 1796).
(1) On croyoit alors en Grece que les amans malheureux & sans espérance, ne pouvoient guerir qu'en se précipitant du haut de ce promontoire.
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