Sophocle
Sophocle, opéra en trois actes, paroles de Morel de Chédeville, musique de Fiocchi, ballets de Gardel et de Milon, 2 décembre 1810.
Académie Impériale de Musique.
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Titre :
Sophocle
Genre
opéra
Nombre d'actes :
3
Vers / prose
vers
Musique :
oui
Date de création :
2 décembre 1810
Théâtre :
Château des Tuileries
Auteur(s) des paroles :
Morel de Chédeville
Compositeur(s)
Fiocchi
Maître(s) de ballet
Gardel, Milon
Almanach des Muses 1812.
Sophocle, accusé de démence par ses fils, se justifie devant l'Aréopage en lisant Œdipe.
Ouvrage jugé avec beaucoup de sévérité.
Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Roullet, 1811 :
Sophocle, opéra en trois actes. Représenté devant Leurs Majestés Impériales et Royales, au Château des Tuileries, le 2 décembre 1810 ; et sur le Théâtre de l'Académie Impériale de Musique, le 16 avril 1816.
Les paroles de M. Morel. La musique de M. Fiocchi. Les ballets sont deMM. Gardel et Milon.
Le texte de la pièce est précédé d'un avertissement, p. v à vii :
Avertissement.
Ce sujet a beaucoup de rapport avec celui d'Œdipe à Colone, opéra qui jouit d'une réputation si bien méritée [L’opéra de Guillard et Sacchini a été représenté en 1786 à la Cour, puis en 1787 à l’Opéra et a connu un grand succès]. Il serait difficile de faire aussi bien que MM. Guillard et Sachini ; faire mieux serait impossible, Pourquoi donc oser reproduire au théâtre des Personnages qui se rapprochent autant d'Œdipe, de Polynice et d'Antigone ? Parce qu'on s'est flatté d'attacher le même intérêt à Sophocle, non moins à plaindre et plus historique ; à Sophocle qui fut assez malheureux pour que l'ingratitude de ses fils lui fournît les caractères de sa dernière tragédie (1).
Périclès, introduit dans le dernier acte de cet ouvrage, présentait des applications qui seront aisément saisies, quoique tous les hauts faits de l'antiquité se trouvent surpassés par les prodiges dont nous sommes témoins. Eh ! comment ne s'offriraient elle pas au seul nom de Périclès, le plus grand homme de son siècle, décidant par des victoires la supériorité de sa patrie, dictant des lois sages, embellissant Athènes pendant la guerre, élevant des monumens à la gloire, aux armées, aux Généraux moissonnés dans le champ d'honneur; encourageant tous les arts, distribuant des couronnes et des prix aux fêtes quinquennales des Panathénées ; imprimant à toutes ses institutions un caractère de grandeur et d'héroïsme !
On reconnaîtra dans Carite, fille d'Eschyle, que je suppose adoptée par Sophocle, la petite-nièce de Corneille, que le Sophocle Français adopta pareillement dans sa vieillesse.
Tous les Athéniens, se levant d'un mouvement unanime quand Sophocle paraît pour recevoir le prix, rappelleront que le grand Corneille reçut le même hommage au théâtre Français à la représentation d'une de ses tragédies.
(1) On sait que Sophocle, dans un âge très-avancé, fut traduit à l'Aréopage par ses enfans qui voulurent le faire interdire, qu'il s'y présenta, qu'il y lut sa tragédie d'Œdipe à Colone, et qu'il obtint le triomphe le plus éclatant.
Sophocle était né 17 ans après Eschyle, dans ce même bourg de Colone où reposait la cendre d'Œdipe.
Journal de l’Empire du 19 avril 1811, p. 1-4 :
[Un nouvel opéra, c’est pour Geoffroy, le critique habituel du Journal de l’Empire, l’occasion de faire un de ses grands articles où il montre toute son érudition et son goût (modéré par ailleurs) pour la musique. La première partie de son article présente le sujet, la mise en opéra d’une anecdote concernant Sophocle, que ses enfants ont assigné au tribunal pour obtenir la gestion de ses biens, qu’il est censé, d'après eux, être incapable de gérer. Geoffroy profite de l’occasion pour faire une dissertation sur Sophocle, son œuvre, et sur la place qu’un grand auteur comme Sophocle occupe dans la société antique. On y lira une image de la façon dont un érudit conservateur imagine cette place. La deuxième partie de l’article est consacrée aux difficultés que la pièce a eues pour atteindre la consécration de la représentation. La pièce nouvelle était soupçonnée de distiller un ennui puissant. Cette prévention n’a pas, selon Geoffroy, résisté à l’écoute du premier acte, dont la musique est « fort belle », particulièrement dans le premier acte, où le critique relève de nombreux airs remarquables. L’acte 2 a paru moins heureux, avec en particulier des longueurs, en partie compensées par des danses. L’acte 3 a retrouvé le charme de l’acte 1, sans doute parce que le compositeur y a trouvé de meilleures situations théâtrales. Geoffroy pense qu’il faut éviter de comparer le nouvel opéra à l’Œdipe à Colone de Sacchini, qu’on tient en haute estime à cette époque. Confronté à un sujet bien moins favorable, Fiocchi, qui n’est un débutant qu’aux yeux des Français, a su faire preuve de talent. Mais il faut remarquer qu’il a dû composer avec « le vide de l’action et le défaut de situations » : ses morceaux sont jugés trop longs, ses accompagnements trop chargés, au point d’étouffer le chant. La fin de l’article est assez confuse : après avoir dit du bien des interprètes, dont on ne peut attendre « qu’une bonne exécution », Geoffroy revient sur la comparaison avec Œdipe à Colone, qui ne peut que nuire à Sophocle. Il glisse à ce propos une phrase bien ambiguë sur le livret et sur son auteur, Morel, qui « a des titres nombreux à la reconnoissance des amateurs de l’Opéra » (mais est-ce le cas avec cette pièce nouvelle ?). Même type de propos sur Fiocchi, le compositeur : lui aussi a un riche passé : débutant en France, il a, en Italie, connu le succès avec « plusieurs grands opéras », qu’il faut prendre en compte pour apprécier Sophocle. La danse fait ensuite l’objet d’une appréciation flatteuse tous les grands danseurs de l’Opéra ont dansé de façon remarquable. Il ne manquait que madame Gardel, absente en raison d’un deuil. Et la décoration du troisième acte est elle aussi mise en valeur (quid des décors des deux autres actes ?). Il faut finir sur une note triomphale : « on n'a jamais dansé dans les fêtes de la Grèce comme on danse à l’Opéra de Paris ».]
ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.
Première représentation de Sophocle, opéra en trois actes,
paroles de M. Morel, musique de M. Fiocchi.
On pouvoit intituler la pièce les Fils ingrats. Sophocle étoit trop sage pour donner de son vivant son bien à ses enfans ; ils voulurent le lui arracher par la force des lois : c'est Cicéron qui nous a transmis cette anecdote comme un trait honorable à la vieillesse. Sophocle étoit alors plus qu'octogénaire, et faisoit encore de belles tragédies: Ses fils ennuyés d’attendre sa succession, imaginèrent que leur père ayant le cerveau dérangé par le double délirc de la poésie et de la vieillesse, pouvoit bien faire encore des tragédies, mais n’étoit plus capable d'affaires de finance ; ils demandèrent aux juges qu'il fût interdit, comme tombé en enfance et hors d'état de gouverner son bien. Sophocie n’eut besoin dans ce procès ni d’avocat, ni de procureur ; il parut à l'audience avec son manuscrit d’Œdipe à Colonne, et lut publiquement quelques morceaux de cette tragédie qu'il venoit d'achever. Les juges, enchantés, décidèrent que l’homme qui faisoit encore d'aussi bons vers, pouvoit faire de très bonnes affaires, et condamnèrent ses fils ingrats à une ignominie éternelle.
Sophocle avoit fait cent vingt tragédies ; plus à lui seul que Corneille, Racine, Voltaire et Crébillon tous ensemble ne nous en ont laissé. Ce qui m'étonne, ce n'est pas le nombre des productions de Sophocle, c'est la vigueur des derniers enfans de sa muse : il produisit l' Œdipe à Colonne a plus de quatre-vingts ans. Nos poètes ne poussent pas à beaucoup près leur carrière dramatique aussi loin. Le plus admirable est Racine, qui fit Athalie:à cinquante ans. Il étoit alors au plus haut degré de sa force. A cet âge on remarquoit déjà, je ne dis pas seulement dans Voltaire, esprit plus faiblement constité mais dans Corneille lui même, quelque signe de décadence. Des cent vingt tragédies de Sophocle, il n'en reste que sept.
Du petit conte des enfans de Sophocle, il étoit assez difficile de faire un grand opera. L'auteur a montre beaucoup d'adresse dans la manière dont il a disposé sa fable : il a écarté, autant qu'il étoit possible, les détails aussi odieux que mesquins de ce malheureux procès. Il ne présente sur la scène que la douleur paternelle de l’auguste vieillard, et les remords déchirans d'un de ses fils, qui finit par obtenir son pardon l'autre fils ne paroît pas, et il n'en est presque pas question dans la pièce. Sophocle, trahi par ses enfans, est consolé par une fille d’Eschyle, nommée Carite, dont il a fait la sienne par l’adoption et qu'il appelle son Antigone. Enfin ce qui ennoblit le plus cette tracasserie domestique, c’est que l’auteur a eu l’art de la rattacher à la célébration des jeux publics de la Grèce, à la distribution solennelle des prix décernes aux divers exercices de l'esprit et du corps. Sophocle présenté à Periclès, comme l’auteur de la plus belle des tragédies admises au concours, forme un tableau intéressant. Sophocle n'étoit pas seulement un grand poète ; titre auquel, souvent dans la société, on accorde plus de célébrité que de considération et d'importance réelle, il avoit été revêtu de la dignité d’archonte, qui, chez les Grecs, n'étoit pas moins honorable que celle de consul chez les Romains : il avoit commandé les armées. L'auteur d'Œdipe étoit l'ami et le collègue de Périclès. Les Athéniens sont peut-être le seul peuple du monde chez qui l’homme de lettres n'ait point été séparé de l’homme d'état on croyoit dans ce pays–là, qu’un auteur, un poète dramatique, pouvoit être, comme un autre, ministre, général, ambassadeur. Le peuple de cette petite république se persuadoit aisément que celui qui étoit capable de l’amuser au théâtre: pouvoit être chargé des plus grands intérêts du gouvernement ; on confiait même à des comédiens les emplois diplomatiques les plus importans. Dans une ambassade envoyée à Phitippe, on voit figurer Eschine, acteur médiocre, jouant les troisièmes rôles. Mais on ne pensoit pas de même dans le reste de la Grèce. A Lacédémone, surtout, on faisoit très peu de cas des arts et des artistes, et particulièrement des artistes dramatiques. Un certain comédien, nommé Callipide, qui se croyoit un homme d'une grande importance, passant à: Lacédémone, jugea qu'il ne pouvoit se dispenser honnêtement d'aller à la cour. Il se présenta au roi Agésilas qui, étant alors avec les premiers personnages de l’Etat, fit peu d'attention à ce comédien. Callipide, vivement piqué d’un si froid accueil, l’attribua à quelque distraction du prince, qui ne se rappeloit pas ses traits ; et s'avançant vers Agésilas, avec un sourire gracieux, et une tournure élégante : Aurois-je le malheur, dit-il, de n'être pas reconnu de votre majesté ? Non, répondit sèchement le roi, je vous reconnais parfaitement ; n'êtes-vous pas l’histrion Callipide ? Le comédien n'insista pas davantage pour être connu, et s'éclipsa le plus tôt qu'il lui fut possible.
Sophocle avoit éprouvé dans l'intérieur de l'Opéra les plus grandes traverses ; on ne l'accusoit pas précisément de n'avoir pas l’esprit de gouverner son bien, on le soupçonnoit de n'avoir ni bien ni esprit, et d'être fort ennuyeux ; sur quoi il ne s'agissoit de rien moins que de lui faire interdire le théâtre de l’Opéra. Il a long-temps langui à la porte, toujours annoncé, jamais admis ; il couroit de mauvais bruits sur son compte ; on alloit jusqu'à dire qu'il ne seroit jamais joué, et qu'on le rebuteroit à force de lenteur ; on ne cessoit de répéter cette accusation banale d'ennui, crime des opéras qui n'en ont point d'autres comme si ce n'étoit pas le privilège de la plupart des opéras, et des plus fameux même, d'être ennuyeux. Enfin, au moment où l’on étoit le plus fatigué de l'entendre continuellement annoncer sans qu'il parût, la première représentation a été affichée, et à peine vouloit-on en croire l'affiche ; c'est ce qui a fait que la salle ne s'est pas remplie avec cet empressement qu'on remarque aux premières représentations.
Le premier acte a pu dissiper les préventions : la musique en est fort belle ; plusieurs morceaux d un beau caractère et d’un style large ont été justement applaudis : un air de Sophocle ; un duo avec Carite ; un trio entre Sophocle, Carite, et l'archonte Léocrate ; le chœur final du premier acte, ont réuni tous les suffrages. .Au second, le monologue de Carite, sa scène avec son amant Cléon, qui est le fils repentant, n'ont pas produit le même effet ; on y a trouvé des longueurs : l'amour de Carite pour ce Cléon est foible et foiblement traité ; heureusement cet acte est coupé par des danses. Au troisième, on a reconnu la même touche qu'au premier : le musicien s'est relevé avec la scène ; des situations plus théâtrales lui ont fourni des chants plus pathétiques. Il est peut être ingénieux de supposer que Sophocle, en composant son Œdipe, avoit en vue son propre malheur et l'ingratitude de ses fils ; mais cette ressemblance est ce qu'il y a de plus fatal à l'opéra de Sophocle ; il ne pouvoit rien arriver de plus fâcheux aux auteurs des paroles et de la musique du nouvel opéra, que cette concurrence avec les auteurs des paroles et de la musique d'Œdipe a Colonne. Il y auroit de l'injustice à comparer les deux ouvrages, puisqu’il est à-peu-près reconnu que, particulièrement sous le rapport de la musique, Œdipe est le chef-d'œuvre de notre scène lyrique. Il faut plaindre M. Fiocchi, auteur de la musique, de se trouver, par le malheur du sujet, dans une espèce de rivalité avec Sacchini ; mais il n'en faut pas moins estimer le talent et les ressources qu'il a développés dans une si mauvaise position. Peu de compositeurs se seroient aussi bien tirés de ce pas difficile : il a souvent du caractère, de l'énergie et de beaux chants ; mais le .vide de l’action et le défaut de situations le jettent souvent malgré lui dans le vague. La plupart de ses morceaux sont trop longs ; il a quelques accompagnemens très remarquables et d'un effet piquant ; mais presque tous sont trop chargés ; ils étouffent le chant. Le compositeur veut trop faire de musique ; il en faut peu, mais qui soit bonne.
Laïs représente Sophocle, madame Branchu, Carite ; Nourrit, Cléon ; Derivis. l’archonte Léocrate : on ne peut attendre de sujets aussi distingués qu'une bonne exécution. Lainez ne paroit qu'un moment ; il remplit le rôle de Périclès avec la noblesse et la dignité convenables. Si l’on veut juger cet opéra avec une certaine équité, il faut, en le voyant, oublier qu'il existe un Œdipe à Colonne ; que Sophocle est Œdipe, Cléon Polynice, et Carite Antigone. M. Morel, auteur des paroles, a des titres nombreux à la reconnoissance des amateurs de l’Opéra : il a donné à ce théâtre une foule d’ouvrages dont la plupart sont restés. M. Fiocchi a rempli des emplois distingués en Italie ; il y a compose plusieurs grands opéras qui ont obtenu du succès : c'est la première fois qu'il se produit sur notre scène lyrique ; et quoique le sujet ne soit pas très heureux, il me semble que le talent qu'il y a fait voir mérite d'être encouragé et employé.
Les danses sont un des grands ornements de cet opéra. Les premiers divertissemens sont de Milon ; le dernier de Gardel : ils sont pleins d'imagination et de grâce. Les airs de danse, s'ils sont de M. Fiocchi, lui font beaucoup d'honneur. On a remarqué avec un plaisir particulier le pas de Vestris avec Mlle Bigottini, celui d’Albert avec Mlle Clotilde, celui de Beaulieu avec Mlle Chevigny. Bigotini, Clotilde et Chevigny ! voilà des danseuses qu'on loue assez en les nommant. Mlle Gosselin, jeune élève de M. Coulon, devient de jour en jour plus intéressante, et mérite des encouragemens. Il manquoit à cette réunion celle qui en est l'ame et le modèle par la rare perfection où elle est arrivée : madame Gardel n'a pu partager le triomphe de Périclès et de Sophocle qui eût aussi été le sien ; plongé dam la douleur et dans le deuil, elle pleure en ce moment celui qui éleva son enfance et fut pour elle un second père.
La décoration du dernier acte, qui représente l’assemblée du peuple autour de l’enceinte destinée aux jeux, a produit l’effet le plus agréable. Les divers exercices, tels que ceux de la lutte et de l’escrime, sont fort bien imités ; mais dans celui de la danse, la copie l’emporte sur l’original : on n'a jamais dansé dans les fêtes de la Grèce comme on danse à l’Opéra de Paris.
Esprit des journaux français et étrangers, année 1811, tome 6 (juin 1811), p. 287-295:
[Long compte rendu d’un spectacle qui, espéré de longue date, n’a pas convaincu le public (ni le critique) quand il a enfin paru. L’auteur de la critique insiste sur les conditions matérielles des premières, et sur le rôle à ses yeux négatif de la cabale : une partie de la salle a manifesté un grand enthousiasme tout au long de la représentation, tandis que « le reste de la salle était muet et glacé », parce que l’habitude semble s’être prise de ne plus beaucoup manifester au spectacle (et le critique en propose toute une série de raisons possibles). De ce fait le contraste entre le public réservé et la cabale bruyante est d’autant plus fort et discrédite l’action aveugle d’une minorité prête à tout pour faire réussir, ou faire échouer une œuvre. Il critique aussi le choix du sujet, peu propre à faire une tragédie, et la musique. La mise en scène même (l’auteur de l’article parle de « la mise de cet opéra ») « mérite beaucoup d’éloges », mais elle ne l’a pas séduit et elle se trouve condamnée au nom des deux critères du goût et du naturel. De même, si les ballets sont jugés « très-beaux et exécutés avec une perfection dont l’Opéra ne paraît jamais devoir être déshérité en ce genre », il est possible de regretter que cela provienne principalement « de l'effet général, et de l'exécution individuelle », le critique souhaitant plutôt des « tableaux où les coutumes des Grecs dans ces sortes de cérémonies auraient été retracées avec une fidélité plus neuve et plus historique ». Ce qu’il souhaite surtout, c’est un retour à ce qui est « réellement la partie principale et le véritable fondement de » l’Opéra, « un bon poème, [...] une bonne musique et [...] d'habiles chanteurs ».].
L'Académie impériale de musique vient de donner enfin cet opéra de Sophocle, si long- temps promis, annoncé si long-temps, que sa représentation ne paraissait plus espérée de ceux qui en disaient le plus de bien, ni redoutée de ceux qui en pensaient le plus de mal : elle a dû avoir pour résultat le rapprochement de ces deux opinions extrêmes : après y avoir assisté, je ne pense pas que quelqu'un puisse soutenir que cet ouvrage doive prendre son rang parmi les compositions lyriques que leurs beautés font fréquemment revivre sur la scène ; je ne pense pas non plus que cet opéra mérite toutes les épithètes qui lui étaient prodiguées au moment même où ses auteurs demandés et nommés recevaient de très-vifs applaudissemens d'une partie du public qui pendant la représentation avait pris seule un intérêt très-vif à leur succès. Cette partie de spectateurs dont la bienveillance s'est montrée vraiment inépuisable, était très-remarquable par la place qu'elle occupait ; comme cela est aujourd'hui d'usage, au centre du parterre, par la chaleur de ses applaudissemens, l'ensemble de ses acclamations, l'enthousiasme qu'elle faisait pas paraître et qu'elle renfermait malheureusement dans son enceinte, sans réussir à le communiquer hors des étroites limites qu'elle occupait.
En effet, le reste de la salle était muet et glacé, et ce n'est pas ici la seule occasion de remarquer que, soit abus des plaisirs du théâtre et des illusions de la scène, soit indifférence, soit satiété, soit prétendu bon ton, on n'applaudit plus guère au spectacle : on pourrait citer des représentations entières d'ouvrages très-distingués, joués par des acteurs pleins de talens, qui n'obtiennent aucun signe extérieur de satisfaction, aucun applaudissement des loges, des amphithéâtres et de grande majorité du parterre : cette apparente indifférence n'existe que depuis quelques temps : la véritable raison est dans la disposition évidente de ces cohortes d'applaudisseurs dont le zèle peu éclairé a failli souvent compromettre des succès mérités. Il est bien permis sans doute à l'amateur qui a payé à la porte le droit de trouver un ouvrage mauvais, de ne pas se laisser confondre avec une autre espèce d'amateurs qui s'est engagée à tout trouver bon. De là, des applaudissemens bruyans, réitérés, affectés, ne partant jamais, à tort ou à raison, que du même point ; et dans le reste de la salle, un silence général, de l'humeur, de la prévention, de l'ennui, et des jugemens dont la rigueur et l'injustice sont toujours en proportion du faux enthousiasme qu'on voit éclater.
La tactique dont il s'agit ici a été peu sensible dans son principe ; ses effets étaient habilement déguisés : comme on avait quelque honte de l'employer et beaucoup de crainte de la laisser reconnaître, on en usait avec art ; mais bientôt le scrupule s'est évanoui ; l'exemple de succès obtenus à ce prix, ou refusés sans cette condition, a été contagieux ; il a ébranlé des consciences très-timorées ; la cabale s'est érigée en compagnie d'assurance, elle est devenue une puissance : on assure qu'elle a ses chefs avoués, ses conventions, ses tarifs. Peut-être est-elle au moment de sa chûte, car elle a abusé de ses forces ; elle est déjà presque inutile : que le ridicule l'atteigne une fois au lieu du mépris qu'elle a mérité, elle est perdue ; et sans doute c'est là le seul remède que le théâtre et l'art dramatique doivent espérer de quelques momens passés encore sous un tel esclavage.
Sophocle a obtenu toutes les marques extérieures d'un succès ; cependant il est difficile de croire que ce succès soit réel, et sur-tout qu'il soit prolongé. Le choix du sujet n'est pas heureux : il participe du genre admiratif et du genre pathétique ; mais il faut avoir des effets de la scène lyrique et des moyens de l'art musical une bien fausse idée, pour croire que le genre admiratif soit du domaine de l'opéra ; et quant à la partie pathétique, à mérite égal d'exécution, il était bien imprudent de calquer un ouvrage nouveau sur un chef-d'œuvre qui devrait être réservé religieusement pour des représentations solennelles, et qui, sacrifié aux plus faibles sujets du théâtre, a toujours l'étonnant privilége d'être revu avec une même émotion. L'Œdipe à Colonne de Sacchini a triomphé de ses rivaux, du temps, de la mode et de l'infidélité si souvent reprochable de ses faibles interprêtes : qu'était-il besoin de le reproduire en l'affaiblissant ? On n'avait pas sans doute la prétention de le faire oublier ; s'il avait pu l'être un moment, Sophocle le ferait revivre. Le souvenir de ce bel ouvrage vient en effet à chaque scène lutter contre celles de l'opéra nouveau. Dans Athènes c'est Œdipe qui sauva Sophocle ; c'est Œdipe qui le condamne à Paris.
L'auteur, M. Morel, a été séduit par l'idée de présenter Sophocle dans la situation même du héros fabuleux dont il avait peint l'histoire fatale ; mais il ne s'est pas apperçu de la différence des moyens, des ressorts, des temps, des lieux et des noms ; il n'a pas vu qu'il substituait involontairement une espèce de parodie à la tragédie la plus pathétique. Après Œdipe, meurtrier de son père, époux de sa mère, chassé du trône par ses fils, poursuivi par les furies, et soutenu par la seule Antigone, quel intérêt pouvons-nous prendre à Sophocle en procès avec des fils qui veulent le faire interdire, maudissant un Polynice bourgeois, qui réclame son héritage devant le tribunal d'Athènes ? Sophocle d'ailleurs n'éprouve pas et ne peut éprouver un véritable danger ; il fut le collégue, il est l'ami de Périclès : Athènes entière s'est soulevée pour lui ; on s'éloigne de ses fils avec horreur, dit le programme. Ce n'est pas sous de tels auspices qu'Œdipe arrive au pied du Cytheron, et qu'il invoque l'appui de Thésée.
Dans cette dernière scène, le chœur s'écrie en reconnaissant le vieillard :
Œdipe, l'ennemi des hommes et des dieux ?
Le chœur des Athéniens conduit au contraire en triomphe Sophocle accusé par ses fils.
Au grand homme, au grand poëte,
Par ses enfans persécuté,
Nous venons dans sa retraite
Rendre un hommage mérité.
On voit que l'auteur a fait tout ce qui était en lui pour que l'infortune de Sophocle fût adoucie, pour que son danger ne parût pas pressant, pour que sa victoire sur ses enfans ingrats ne fût pas un moment douteuse ; sans doute il ne pouvait attendre beaucoup d'intérêt d'une telle combinaison ; aussi l'on ne peut voir dans son ouvrage qu'une belle situation affaiblie, une imitation dont tout devait prouver le danger, un rapprochement de convention, une allusion forcée, et un très faux calcul pour produire des effets par les moyens mêmes qui devaient les détruire. Le style ne rachète pas à la lecture le défaut d'intérêt : mais nous sommes loin de croire que l'art musical exige la versification de Racine ; il veut des tours, des mouvemens passionnés, de la chaleur ; une coupe particulière, et si le style de Sophocle manque en général d'élégance et d'élévation, il n'est pas dépourvu du genre de mérite que nous venons de signaler comme indispensable. Les airs de Sophocle, de Caryte, et en général les morceaux d'ensemble pouvaient servir le musicien, si leurs motifs ne s'étaient pas déjà offerts à la lyre si pure, si expressive et si touchante de Sacchini.
Gluck avait refusé de refaire le Castor de Rameau, parce que Gluck connaissait Paris aussi bien que son art, et qu'il n'a donné à son art la direction qu'on lui a vu prendre, que parce qu'il connaissait bien Paris : un compositeur français n'eût probablement pas accepté le sujet de Sophocle ; un étranger seul pouvait débuter à Paris par cette faute, qui ne doit rien faire préjuger contre son talent. M. Fiocchi a eu constamment à lutter contre un chef-d'œuvre ; ses forces étaient trop inégales ; il a dû succomber, mais non sans quelque gloire, car on ne peut connaître l'effet qu'eût produit son ouvrage, si une concurrence aussi dangereuse ne lui avait tant fait perdre de son prix. Il nous paraît en butte à deux reproches opposés, qu'on mérite presque toujours quand on ne prend pas un parti décidé, et quand on ne rachète pas ses défauts par des beautés originales et une manière à soi. Les Italiens l'accusent d'avoir trahi sa patrie, et d'avoir composé dans le goût français ; les harmonistes, de leur côté, lui trouvent peu de vigueur, de la monotonie, des réminiscences, des effets devenus en musique des lieux communs. Il est difficile de trouver, au milieu de ces deux opinions soutenues de part et d'autre avec assez de fondement, les élémens d'un grand succès. M. Fiocchi n'y peut prétendre qu'en travaillant sur un autre ouvrage, où il sera plus libre, et moins en garde contre les souvenirs, soit les siens, soit ceux de ces auditeurs.
Ce qu'on appelle la mise de cet opéra mérite beaucoup d'éloges. Les décorations sont fort belles, mais le goût et la vérité s'élèvent peut-être contre cette manière de peupler le fond de la scène par des tableaux inanimés représentant des personnages qui se lient à ceux qui agissent sur la scêne. Le premier moment est ravissant, mais il est presqu'idéal ; au second coup d'œil toute l'illusion est détruite : le fond de la scène manque de vérité, et le devant paraît désert. Ces effets paraissent devoir être singulièrement ménagés, ou mieux liés et disposés avec plus d'art sous le rapport de la perspective.
Les ballets sont très-beaux et exécutés avec une perfection dont l'Opéra ne paraît jamais devoir être déshérité en ce genre ; toutefois c'est plus le charme de l'effet général, et de l'exécution individuelle que nous aimerions à louer ici que le mérite de l'invention : il semblait que les fêtes de Minerve dans le temple de la ville qu’elle protégeait pouvaient donner l'idée de quelques tableaux où les coutumes des Grecs dans ces sortes de cérémonies auraient été retracées avec une fidélité plus neuve et plus historique. Au surplus, on sait que les décorations et les ballets soutiennent un opéra, mais qu'il ne doit son existence qu'à un bon poème, à une bonne musique et à d'habiles chanteurs : c'est là le principal, le reste est non pas inutile, mais accessoire ; et l'on ne saurait trop le répéter en parlant de l'Opéra, où l'on affecte trop souvent de sacrifier à l'accessoire, ce qui est réellement la partie principale et le véritable fondement de l'édifice.
S....
L'opéra de Morel de Chédeville et de Fiocchi n'a eu que 6 représentations à l'Opéra, cinq en avril-mai 1811, une en novembre 1812. Il faut y ajouter la représentation aux Tuileries en décembre 1810.
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