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La Vieille tante, ou les Collatéraux
La Vieille tante, ou les Collatéraux, comédie en cinq actes, en prose, de Picard, 28 mai 1811.
Théâtre de l'Impératrice.
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Titre :
Vieille tante (la), ou les Collatéraux
Genre
comédie
Nombre d'actes :
5
Vers / prose
prose
Musique :
non
Date de création :
28 mai 1811
Théâtre :
Théâtre de l’Impératrice
Auteur(s) des paroles :
L. B. Picard
Almanach des Muses 1812.
Une tante vieille et riche est courtisée par une foule de collatéraux, qui tous attendent d'elle leur fortune. La vieille tante est une bonne femme, mais un peu maligne : elle s'assure long-temps de l'avidité et de l'humeur complaisante de ses chers parens ; elle feint même de vouloir épouser un de ses neveux, qui se prête de fort bonne grâce à ce projet qu'il croit sincère. Cette nouvelle porte l'alarme dans le cœur de tous les héritiers ; mais la vieille tante, qui ne voulait que les mystifier, les rassure, leur fait du bien à tous, en forçant cependant un de ses neveux à donner sa fille au fils d'un de ses anciens amis.
Des caractères habilement tracés ; beaucoup d'esprit et de gaîté. Succès complet.
Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Martinet, 1811 :
La vieille Tante, comédie en cinq actes et en prose, Par L. B. Picard, de l’Institut. Représentée pour la première fois à Paris, sur le Théâtre de S. M. l’Impératrice, le 28 mai 1811.
Dans le Théâtre de L. B. Picard, tome sixième (Paris, 1812), l’auteur donne des éclaircissements sur sa pièce, p. 379-381 :
Les Collatéraux, voilà le vrai titre de la pièce. J'avais craint qu'on ne la comparât malignement au Collatéral. Il me revenait déjà qu'un plaisant avait dit: le Collatéral, les Collatéraux ! l'auteur décline. Je supprimai le second titre aux premières représentations. Heureusement j'en fus quitte pour la peur. La pièce réussit, fut louée généralement, et quand j'eus rétabli ce second titre, qui pourrait être le seul, un bon journaliste de province imprima qu'on me savait gré d'avoir multiplié le Collatéral.
Dans cette comédie, tout est subordonné au personnage principal, c'est un grand avantage. Le caractère de la vieille tante s'annonce, se développe et se soutient jusqu'à la fin d'une manière piquante et originale. Comme le dit un des interlocuteurs, elle réunit à la fois bon esprit, bonne tête et bon cœur. Quelques personnes ont blâmé sa colère du troisième acte. J'avoue que là, sans trop grand sujet, elle semble avoir un peu perdu la tête ; mais cette vivacité, cette impatience de la moindre contradiction me semblent d'abord prouver combien elle s'est habituée à être obéie ; et puis cette colère qui lui prend parce que, dès sa première proposition, ses parents ne veulent pas marier sa petite-nièce comme elle l'entend, me semble bien prouver son bon cœur et sa vive amitié pour cette petite-nièce. Les bourrus bienfaisants, comme j'ai déjà eu occasion de le dire, sont bien usés au théâtre, mais y réussissent toujours. Ma vieille tante, au surplus, se relève et reprend- complètement son bon esprit et sa bonne tête dans les deux derniers actes.
On m'a demandé pourquoi je n'avais pas fait de M. Dorigny un notaire au lieu d'en faire un vieux maître-clerc. Il fallait que l'homme à qui madame Sinclair donne sa confiance, et au fils duquel elle veut marier sa petite-nièce, fût pauvre et désintéressé. Plus d'un notaire est désintéressé sans doute ; mais j'en connais peu à Paris qui ne soient pas riches ou qui ne se donnent pas pour riches.
Ce rôle de M. Dorigny contraste bien avec mes avides collatéraux. Son désintéressement n'est pas romanesque ; il cède à la fin, et consent à ce que son fils épouse une riche héritière. Comme il le dit lui-même, il ne cherche pas les richesses, mais il ne les fuit pas. Je me félicite d'avoir présenté un homme pauvre, mais heureux dans un temps où, grâce à la cupidité presque universelle, chacun ne voit de bonheur pour soi et pour les siens que dans l'argent et dans la manière la plus expéditive de le dépenser. Le modèle de ce rôle existe ; il y a vingt-quatre ans, il était déjà maître-clerc de l'étude où j'étais troisième ou quatrième clerc ; aujourd'hui il est encore maître-clerc de la même étude.
Le rôle de Vernissac se détache bien des autres collatéraux. Il a une teinte d'humeur gasconne qui jette de la gaieté dans toutes ses scènes. Les autres collatéraux ont des physionomies plus ressemblantes entre elles ; ils ont tous le même but, il était difficile de varier leurs physionomies. Madame Sinclair, Dorigny et Vernissac occupent presque toujours la scène, et il ne me restait que très-peu de place à donner au développement des autres personnages.
L'origine des amours du jeune homme et de la petite-nièce est un peu romanesque, et le public ne s'intéresserait guère à ces amours, si la vieille tante, à qui il s'intéresse beaucoup, ne travaillait pas uniquement à les faire réussir.
J'ai été presque toujours heureux dans mes expositions, ici je ne le suis pas. L'exposition se fait par un vieux valet et une jeune femme de chambre, qui racontent ce qu'ils savent au vieux maître-clerc. Il est bien évident qu'ils ne lui parlent que pour parler au public. Mais dans beaucoup d'autres de mes pièces, les premiers actes sont supérieurs aux derniers ; ici c'est le contraire. Je crois pouvoir citer comme les meilleures scènes la grande scène du quatrième acte entre madame Sinclair et Vernissac, et la scène de l'assemblée de famille au cinquième acte. Tous les journaux ont comparé madame Sinclair, prononçant entre Ernest et Vernissac, à Sémiramis entre Arsace et Assur ; c'est en effet la même situation. Je me félicite d'avoir tenu le rôle de madame Sinclair, pendant toute cette scène, dans une juste mesure, Il y avait le danger de lui donner l'apparence d'une de ces vieilles Aramintes de comédie qui veulent se faire épouser.
Je plains sincèrement les personnes âgées et riches qui n'ont point d'héritiers directs, et semblent être dans la nécessité de faire un. testament. :En supposant que, pendant leur vie, elles soient à l'abri des fausses et perfides-amitiés, des importunités, des obsessions, des vœux formels pour leur mort prochaine, elles ont presque la certitude que dès le lendemain de leur, mort les larmes seront interrompues par des discussions sur leur testament, que la douleur cédera la place à la joie d'être légataire, ou à l'humeur de ne pas l'être ; et quelle qu'ait été d'ailleurs leur justice ou leur libéralité dans leurs dispositions, elles seront accusées d'ingratitude et d'oubli. Il faut prendre son parti comme ma vieille tante, rire aux dépens de tous ses héritiers, et dominer sa famille, au lieu de se laisser dominer par elle ; mais pour cela il faut conserver sa tête bien saine jusqu'à la fin, et retrouver un ami sincère et désintéressé comme M. Dorigny.
On a reproché à plusieurs de mes dernières pièces d'être encore des marionnettes, ici on ne me fit pas le même reproche, et cependant je crois qu'il aurait été fondé. Mes collatéraux sont de vrais fantoccinis que ma vieille tante fait mouvoir à son gré. Le sujet est si fécond, si étendu !
Duceris ut nervis alienis mobile lignum.
Je ne réponds pas de ne pas faire encore d'autres marionnettes.
L’Esprit des journaux français et étrangers, tome VII, juillet 1811, p. 287-296 :
[Au Théâtre de l’Impératrice, on joue beaucoup Picard, le directeur-auteur : à la reprise d’une pièce du maître suit une nouveauté du maître. Cette nouveauté revient sur la question des collatéraux, après le Collatéral, que la nouvelle pièce n’égalera peut-être pas : « l'ouvrage nouveau a un but moral auquel l'ancien ne prétendait point ; il est moins gai, moins amusant ; l'intrigue est bien moins vive, moins originale ; elle est aussi moins forcée, plus naturelle, plus raisonnable, d'un ton de comique plus élevé et plus vrai ». La question n’est plus celle de l’héritage auquel chacun prétend, mais de la signature d’un testament par une vieille tante à héritage, aussi facétieuse que riche. Le critique nous décrit avec précision les trois prétendants à cet héritage. L’intrigue commence vraiment quand s’organise la séance de signature du testament de la tante. Elle a pris conseil d’un vieil ami, qui est aussi le père du jeune homme qu’aime sa nièce. Pas question qu’elle l’épouse, bien sûr : pas de mariage sans fortune. Un des collatéraux profite de l’occasion pour demander la main de la tante, mais celle-ci surprend tout le monde qu’elle a choisi de se remarier, mais avec le jeune homme qu’aime sa nièce (et qui l’aime aussi). Si ce mariage n’a pas lieu, elle choisit de le doter et de rendre son mariage avec sa bien aimée possible. Dénouement : le mariage est décidé, et la tante met tout le monde d’accord en annonçant qu’en ne faisant pas de testament, elle permettra que chacun reçoive ce que la loi lui accorde. La pièce a eu du succès, surtout dans ses derniers actes. Après un début un peu languissant, ils contiennent une série de très belles scènes que le critique se fait un plaisir de citer. La griffe de l’auteur était bien reconnaissable « dès les premières scènes », ce qui est bien normal, dans la mesure où sa réputation lui assure une place de choix parmi les auteurs de théâtre. Pourtant, cette constance l’expose à se voir reprocher plus ses défauts que de voir reconnaître ses qualités à chaque nouveauté : le public a le sentiment qu’un tel auteur ne s’est pas corrigé. Si on peut reprocher quelque chose à Picard, c’est plutôt de se laisser aller à la facilité, de sous-estimer la difficulté de faire une comédie en cinq actes. Mais il ne faut pas négliger les indiscutables qualités de ses productions, que le critique énumère. La pièce a réussi, l’auteur a été nommé. Il est possible de lui apporter les habituelles corrections qu’on attend toujours quand on est critique, longueurs, inconvenances, entrées et sorties non motivées, mouvements excessifs, dialogue trop abondant. L’interprétation est commentée en une phrase : « La pièce est, en général, fort bien jouée. »]
Théâtre de l’Impératrice.
La Vieille-Tante, ou les Collatéraux.
Ce théâtre vient de remettre l’Alcade de Molorido, le dernier des ouvrages dont M. Picard ait enrichi un répertoire qu'il a formé, une scène qui lui doit son existence. L'Alcade n'est pas placé au rang des meilleurs ouvrages de cet auteur ingénieux et fécond ; mais la pièce est amusante, le ridicule du principal personnage y est bien saisi, l'intrigue est vive et spirituelle ; il y a du comique de mœurs et du comique de situation ; le dialogue est très plaisant, et la pièce bien jouée doit continuer à attirer du monde.
Cette reprise avait très-favorablement disposé le public à entendre un ouvrage nouveau que tout le monde savait être aussi de M. Picard ; cet ouvrage est une comédie en cinq actes et en prose ; le titre, la Vieille Tante, ou les Collatéraux.
Ces collatéraux sont nombreux : ainsi l'auteur nous a donné en petites pièces la monnaie de son comique et rusé Collatéral. Nous n'examinerons point ici si cette monnaie est frappée au même titre que la pièce, et si elle aura le même cours : l'ouvrage nouveau a un but moral auquel l'ancien ne prétendait point ; il est moins gai, moins amusant ; l'intrigue est bien moins vive, moins originale ; elle est aussi moins forcée, plus naturelle, plus raisonnable, d'un ton de comique plus élevé et plus vrai : le premier fait beaucoup rire ; celui-ci fait réfléchir quelquefois ; c'est aussi le but de la comédie. On voit bien que tous les Collatéraux sont de la même famille ; mais ceux-ci paraissent sous un costume nouveau et dans une situation qui n'est pas la même. Il ne s'agit pas ici d'une succession ouverte, comme dans l'assemblée de Famille, d'un héritage auquel on croit être appellé, comme dans la piquante comédie des Héritiers ; il ne s'agit encore que d'un testament à signer, que de dispositions plus ou moins favorables à obtenir. Ce triste et dernier acte d'une propriété qui va nous échapper doit être fait par une tante sexagénaire. Un tel âge donnerait bien quelqu'espoir aux Collatéraux ; mais , par malheur, cette tante, madame de Saint-Clair, veuve, et jouissant de deux cent mille livres de rente, est fort bien portante, et elle a trouvé un moyen assez ingénieux de s'entretenir en cet état de parfaite santé, c'est de joindre beaucoup de malice à un grand fonds de gaieté, et de jouir de tous les plaisirs que sa fortune permet à son âge. Son plaisir le plus vif sur-tout, et son passe-temps le plus doux, est de s'amuser aux dépens de ses collatéraux, de jouir de leurs complaisances étudiées, des petites rivalités qui les divisent, des prétentions mutuelles dont elle leur surprend le secret ; elle a sur eux un empire absolu ; elle les fait aller, venir à volonté; faire, défaire; vendre, acheter ; refuser, consentir, selon son caprice : il fait beau, si elle l'a voulu ; il pleut, si elle le désire ; il est l'heure qu'il lui plaît, tant ses avides collatéraux enchérissent mutuellement sur les moyens de lui faire leur cour.
Il faut ici faire connaître ces héritiers en perspective ; les premiers sont MM. Bartbolin et son fils Anathole ; l'un, homme lancé dans les affaires, auquel dans l'occasion on demande un dédit pour être sûr de sa parole d'honneur ; l'autre, le plus naïf ou le plus niais des jeunes gens affublés d'un habit à la mode ; les seconds sont M. et Mme. de Saint-Laurent et leur fille Louise ; Mme. de Saint-Laurent se donne de grands airs parce que son mari a une petite place à la cour ; le troisième est un gascon, chevalier des belles et tant soit peu d'industrie, qui, las d'avoir dû à sa bonne mine une foule de bonnes fortunes dispendieuses, voudrait bien finir par une qui fût lucrative : on voit d'ici que dans les dispositions de l'auteur, la tante et son héritage sont attaqués sur trois points : le capitaliste veut l'amener à une cession totale en viager ; les Saint-Laurent à une disposition absolue en faveur de leur fille ; Vernissac, enfin, à un mariage en secondes noces avec lui.
Nos collatéraux sont réunis, et comme en présence ; le moment de la crise approche ; ils ont entendu parler de testament, et la tante a mandé un ancien ami de son mari, placé à la tête d'une étude de notariat, qu'elle-a voulu consulter. Pourquoi cet homme âgé n'est-il pas maître clerc ? Pourquoi n'est-il pas notaire ? Pourquoi l'auteur a-t-il eu besoin qu'il ne fût pas riche, et que, par état, il pût se mêler de testament ? Cela tient à deux combinaisons dramatiques indispensables dans le sujet, qu'il est inutile d'indiquer ici, mais qui jettent sur l'action un peu d'invraisemblance et d'obscurité.
M. Dorigni, c'est le nom de cet ami ; est en effet consulté ; pour mettre tous les intérêts d'accord on imagine de marier les deux jeunes cousins, Louise et Anathole, et d'assurer ainsi à ces de six jeunes époux les deux tiers de la succession ; mais au moment où l'action s'engage de la sorte, survient un nœud auquel on ne s'attendait pas : la jeune Louise a laissé surprendre son cœur ; elle aime un jeune artiste avantageusement connu de sa tante, pauvre mais honnête ; et ce jeune homme, par un de ces hasards qui se rencontrent plus souvent à la comédie que dans la monde, se trouve être le fils de M. Dorigni.
Les parens ne veulent pas entendre parler d'un mariage sans fortune ; Dorigni, d'une union qui le ferait passer pour un coureur d'héritage, et voilà la tante ne sachant que faire de son bien ; Vernissac choisit ce moment pour demander la main qui peut en disposer : la tante rit tout bas de cette situation nouvelle, mais elle ne refuse pas ; et dès-lors elle s'amuse de voir Vernissac prendre les airs de maître de la maison et ne s'exprimer plus que par des pronoms possessifs ; elle indique enfin une réunion générale des parens où elle déclarera sa détermination positive ; le cercle se forme au cinquième acte ; Mme. de Saint-Clair ouvre la scène par un discours. Cette scène a singulièrement amusé ; on y retrouve celle de Sémiramis haranguant les états de Babylone avant de se choisir un époux. Vernissac Assur ne doute pas que son nom ne soit préféré ; mais comme Sémiramis, Mme. de Saint Clair nomme un Arsace ; le jeune Ernest Dorigny. Un cri général s'élève ; Bartholin parle de faire interdire sa tante ; Saint - Laurent est furieux. Dorigny père se confond en excuses, le fils ne peut se résoudre au sacrifice qu'on lui impose ; mais ce moment d'incertitude et de trouble ne peut durer ; Mme. de Saint-Clair fait connaître qu'elle a voulu seulement obtenir de la délicatesse de Dorigny père, un consentement qu'il croyait de son honneur de refuser : il faut que le jeune Ernest soit l'époux de la tante ou doté par elle. Dorigny ne peut hésiter, les jeunes gens sont unis et la pièce finit par un trait fort heureux. La tante qui s'était amusée des flatteries de ses neveux, leur rend à tous la liberté de parler et d'agir ; elle ne veut plus qu'ils règlent leurs procédés sur leurs espérances, elle ne fera pas de testament, et il y aura pour tous ses héritiers égalité de droits absolue, après un événement qu'elle retardera le plus possible.
Cet ouvrage a eu du succès surtout aux derniers actes, et nous citons cette particularité comme un sujet d'éloges ; trop souvent à quelques actes brillans de détails succède une action lente et vide, et un dénouement froid et prévu : ici le vide, s'il y en a, ne se fait guère sentir que dans les premiers actes. Au troisième on trouve une scène charmante, écrite avec grace, traitée avec goût, celle où la tante surprend le secret de Louise ; au quatrième, celle de la déclaration de Vernissac est conçue d'une manière fort originale, et filée avec beaucoup d'art ; son exécution était très-difficile ; elle est écrite avec une finesse remarquable. La cinquième acte est bien : la mystification faite aux parens est amusante, l'idée du mariage annoncé est plaisante, et le dénouement qui met tout le monde d'accord, est assez satisfaisant.
L'auteur n'eût pas été connu qu'il eût été deviné dès les premières scènes ; je dirai presque qu'il l'eût été trop facilement, trop sûrement : sans doute il est bon d'être soi, et c'est le cachet particulier de M. Picard ; mais plus on est fécond dans la carrière dramatique, plus, en étant soi, il est désirable qu'on ne soit pas le même. C'est cependant une sorte d'injustice du public, que d'exiger d'un auteur qui a beaucoup produit, qu'il mette toujours de la variété dans ses sujets , dans ses plans , dans sa manière , surtout lorsque cette manière même a constitué ses précédens succès, qu'elle l'a classé, qu'elle lui a assigné une place parmi les auteurs qui ont un trait caractéristique et une physionomie originale.
On peut aussi remarquer une disposition générale dans les spectateurs à l'égard des auteurs ou des artistes qui reparaissent souvent à leurs yeux avec une somme presque égale des mêmes qualités et des mêmes défauts ; lors de leur début dans la carrière, c'était des qualités que l'indulgence publique s'occupait ; les défauts étaient reconnus, mais on ne les indiquait que pour essayer de les faire disparaître du prochain ouvrage ; par la suite ce sentiment du public n'est plus aussi favorable : si les mêmes défauts se reproduisent avec les mêmes qualités,, On semble moins appercevoir les qualités auxquelles on s'est accoutumé, que les défauts qu'on est choqué de retrouver encore.
Les défauts qu'on a retrouvés ici sont ceux que la .critique a toujours reprochés à notre auteur avec plus d'exigence peut-être que de justice : un naturel qui va quelquefois jusqu'à la négligence, un dialogue diffus, des détails prolixes, le choix trop constant des ridicules de la même classe, et de sujets trop souvent pris, si l'on peut s'exprimer ainsi, dans la même latitude.
Peut-être, le cadre de cinq actes ne paraît-il pas toujours à l'auteur aussi difficile à remplir qu'il l'est en effet ; peut-être se trompe-t-il aussi en multipliant trop ses personnages, et en oubliant qu'un intérêt trop divisé s'affaiblit, que l'attention appellée sur trop de détails, se fatigue ; que. peupler la scène, n'est pas toujours l'occuper, et que de petites scènes multipliées à l'infini, forment rarement de ces actes qu'on aime à citer, et qui fondent la durée des ouvrages dramatiques.
Je puis tout-à.-fait me tromper dans ces conjectures, mais je suis plus sûr d'être à-la-fois juste et vrai en opposant à ce tableau celui des qualités de notre auteur, prouvées par presqu'autant de succès que d'ouvrages. Ces qualités sont le premier don de l'auteur comique, celui que l'étude même ne donne pas, la facilité, l'abondance et la vérité du pinceau, un sentiment juste de ce que doit être la comédie, des intentions morales, toujours de la raison, des principes sains habilement mis en action, de la franchise, du naturel, beaucoup d'esprit sans recherche, et le plus souvent des traits qui, sous une forme légère, ont beaucoup de force et de profondeur. Voilà ce qu'on reconnaît ici comme dans tous les ouvrages de l'auteur, même dans celui le plus important, le plus moral et le plus fortement comique de tous, qu'un jugement précipité peut-être a privé du droit d'être entendu, parce que le ressort principal avait paru peu digne de la scène où il était développé.
La Vieille Tante a été fort applaudie ; et son auteur demandé très-vivement a été nommé. Il n'est pas douteux qu'avec quelqu'attention portée à supprimer des détails inutiles, des longueurs, quelques inconvenances, des entrées et des sorties peu motivées, à diminuer un peu de ce mouvement perpétuel qui fatigue dans les premiers actes, et de ce dialogue malheureusement nécessaire pour faire connaissance avec tant de personnages, l'ouvrage ne justifie de plus en plus son succès. La pièce est, en général, fort bien jouée.
L’Esprit des journaux français et étrangers, année 1811, tome XII (décembre 1811), p. 107-122 :
[Un fort long compte rendu, qui suit la publication de la pièce, ce qui explique l’absence de toute critique portant sur la représentation. Compte rendu sévère, avec quelques points intéressants : la place de la morale dans la pièce (au fond, Picard ferait mieux de se contenter de faire rire sans vouloir châtier les mœurs), le langage employé (ce n’est pas parce qu’on écrit des comédies qu’on a le droit d’imiter le langage parlé).]
La vieille Tante , ou les Collatéraux ; comédie en cinq actes et en prose ; par L.-B. Picard, de l’Institut. A Paris, chez Martinet, libraire, rue du Coq, nos. 13 et 15. Prix, 1 fr. 80 c.
Ce n'est plus un poète novice qui se .présente dans la carrière, et dont les heureuses dispositions réclament de l'indulgence et des encouragemens ; c'est un auteur dont la fortune littéraire est faite ; c'est un des quarante immortels, qui, s'arrachant aux douceurs de ce repos que l'on savoure avec tant de complaisance au temple de mémoire, s'embarque de nouveau sur une mer fameuse par tant de naufrages, sur une mer où lui-même..... mais alors il n'était qu'apprentif académicien, et nous nous sommes empressés les premiers. à le consoler des disgraces qu'il a éprouvées au milieu de ses succès. Aujourd'hui la postérité est commencée pour M. Picard ; le temps de la .sévérité est arrivé, et la critique reprend tous ses droits. On n'est pas immortel impunément ; et lorsque les dieux descendent de l'Olympe pour s'humaniser, ils doivent s'attendre à voir leurs faiblesses jugées à la rigueur. Eh ! sans cela, qui oserait nous reprocher nos fautes à nous autres pauvres mortels ?
M. Picard ne peut donc trouver mauvais que notre critique s'exerce sur sa pièce nouvelle avec plus de rigidité que sur l'ouvrage de quelque jeune débutant ; plus le rang qu'il occupe dans la littérature est élevé, plus l'obligation où nous sommes de lui dire la vérité acquiert de force. Du reste, nous le prions de croire que nous sommes bien loin de lui contester un talent très-réel ; nous avons souvent applaudi aux preuves qu'il en a données, et nous espérons bien applaudir encore à celles qu'il en donnera: il ne s'agit ici que de la vieille Tante, comédie que nous regardons comme un de ses ouvrages les plus faibles. Nous avouons franchement que nous avons éprouvé, à la représentation de ce drame, un ennui dont nous étions nous-mêmes étonnés, et dont il nous était impossible de nous rendre compte. La lecture nous en a révélé les causes, et nous a expliqué comment cette pièce, avec une apparence de régularité, avec des caractères qui semblent devoir donner lieu à des situations plaisantes, est, en résultat, froide et sans intérêt. Un examen réfléchi de cette comédie peut seul nous fournir les moyens de prouver notre assertion. Nous demandons en conséquence à nos lecteurs la permission d'être un peu sérieux dans cette occasion. Quand il s'agit d'un auteur tel que M. Picard, il faut avoir deux fois raison, et la gravité est de rigueur.
Mme. Sinclair, âgée de soixante ans, veuve riche, et sans enfans, se laisse un beau jour aller à la fantaisie de mystifier deux neveux et une nièce, qui sont ses héritiers collatéraux. Comment et pourquoi ce caprice lui prend-il ? Nous l'ignorons ; un caprice ne s'explique pas. Pour mettre à exécution ce projet charitable, elle appelle près d'elle un homme qu'elle n'a pas vu depuis vingt ans, mais sur la complaisance duquel elle compte beaucoup. M. Dorigny, l'homme dont il s'agit, arrive; et d'abord il rencontre deux valets qui lui racontent toute son histoire pour lui éviter la peine de la conter lui-même aux spectateurs. Ces valets s'empressent aussi à lui faire connaître les parens de Mme. Sinclair. M. Badolin est un négociant qui tranche du grand seigneur ; M. de St.-Laurent est un bon gros homme, qui dort toujours et partout, et qui est le très-humble serviteur de sa femme ; le fils Bardolin est un benêt ; Louise, la fille de M. de St.-Laurent, est un ange, etc. Quelques scènes après, arrive Mme. Sinclair, suivie de ses collatéraux, qui lui forment une espèce de cour. Son entrée ressemble à celle de Néron dans Britannicus ; elle prie tout le monde de s'en aller, à l'exception de M. Dorigny.
Vous, Narcisse, approchez : et vous, qu'on se retire.
Après les complimens d'usage, lorsqu'on se revoit à la suite d'une longue séparation, Mme. Sinclair annonce à M. Dorigny qu'elle n'a pas de meilleur moyen d'entretenir sa santé, que de désoler de temps en temps ses héritiers ; qu'en conséquence elle est dans l'intention de leur jouer quelque bon tour, et qu'elle compte sur lui pour la seconder. Le complaisant M. Dorigny consent à faire tout ce qu'elle voudra. Mais quel est le projet qu'elle médite ? C'est ce que nous ne savons pas ; c'est ce qu'elle ne sait peut-être pas elle-même. Heureusement le hasard vient tirer d'embarras Mme. Sinclair, M. Dorigny et l'auteur de la comédie. M. Dorigny a un fils nommé Ernest, lequel est amoureux de Louise, fille de Mme. de St.-Laurent, et enfant gâté de Mme. Sinclair. Ces deux jeunes gens se sont épris l'un de l'autre en se voyant à la promenade ; ils ne se connaissent pas, ils ne se sont jamais parlé, et leurs parens ignorent leur amour ; Ernest se présente assez imprudemment chez Mme. Sinclair, et l'objet de sa visite est d'annoncer à Louise, à laquelle il parle pour la première fois, qu'il vient lui dire un éternel adieu. Cela était assez inutile ; mais nous nous trompons, cette visite était nécessaire, parce que M. Dorigny arrivant fort à propos,. et trouvant son fils en tête-à-tête avec la petite nièce de Mme. Sinclair, découvre l'amour des deux jeunes gens. Il prend noblement son parti, et déclare à son fils qu'il faut rompre une liaison aussi imprudente, et partir pour l'Italie. Nous passons ici quelques détails qui mettent en évidence la bassesse des héritiers de Mme. Sinclair ; nous omettons même l'arrivée du neveu Vernissac, qui jouera bientôt aussi son rôle, afin de ne pas détourner l'attention du lecteur du fait principal. Ernest et Louise, comme on le pense bien, ne se séparent qu'à regret. Cependant Mme. St.-Laurent et M. Bardolin imaginent un moyen d'envahir la totalité de la succession de leur tante, en mariant ensemble leurs enfans. Il est donc résolu entr'eux, et sous peine de soixante mille francs de dédit, que le fils Bardolin et Louise seront unis. On fait part de cette résolution à Mme. Sinclair, à qui l'on annonce que les deux jeunes gens sont amoureux l'un de l'autre ; Mme. Sinclair consent à tout, si c'est réellement le vœu de Louise et d'Anatole Bardolin : toutefois, comme elle soupçonne que Louise n'a pas un goût décidé pour son cousin, elle veut l'interroger en particulier. Lorsqu'elles sont seules, Louise, après s'être un peu fait prier, avoue qu'elle n'aime pas Bardolin, et qu'elle préfère le fils de M. Dorigny. Cette découverte transporte de joie Mme. Sinclair, qui a enfin trouvé un excellent moyen de désoler ses pauvres collatéraux. M. Bardolin, M. et Mme. St.-Laurent sont aussitôt mandés : Mme. Sinclair leur dit que Louise et Anatole ne se conviennent pas, et elle propose de marier sa nièce à Ernest Dorigny. Bardolin et Mme. St.-Laurent osent, pour la première fois, tenir téte à Mme. Sinclair, et ils lui déclarent qu'ils ne consentiront pas à ce mariage. Grand courroux de Mme. Sinclair, qui signifie à son neveu et à sa nièce de ne plus remettre les pieds chez elle. Ils sortent et emmènent leurs enfans. Voici maintenant le neveu Vernissac qui paraît activement sur la scène. Arrivé du matin, il forme le projet de devenir dès le soir même légataire universel de sa chère tante. Pour parvenir à ce but, il ne propose rien moins à Mme. Sinclair que de l'épouser. Cette folie la met en gaieté; c'est un nouveau moyen de faire donner au diable ses autres héritiers. Elle feint donc de se prêter à cette extravagance ; et la voilà qui convoque aussitôt toute la famille : on s'empresse de se rendre à ses nouveaux ordres. Elle fait d'abord des excuses de sa petite vivacité du matin ; elle avoue que les pères sont maîtres de disposer du sort de leurs enfans, et qu'elle a eu tort d'insister sur le mariage de Louise et d'Ernest. Chacun se demande où elle veut en venir. Alors, elle feint l'embarras de la pudeur, et elle avoue qu'elle-même est dans l'intention de se remarier. Cette confidence jette la consternation parmi les héritiers ; le seul Vernissac a un air de triomphe, qui annonce assez qu'il est l'heureux mortel auquel Mme. Sinclair donne la préférence ; mais elle le désabuse bientôt lui même, en déclarant que c'est le jeune Ernest qu'elle prend pour époux, et à qui elle donne tous ses biens, Ernest est pétrifié, Louise se trouve presque mal, et la situation des collatéraux est à faire pitié. Enfin Mme. Sinclair consent à les tirer tous d'embarras, si Louise veut épouser Ernest à sa place. Bardolin et Mme. St.-Laurent comprennent fort bien ce que cela veut dire, et, plutôt que de tout perdre, ils se décident à faire les volontés de Mme. Sinclair , qui leur promet en revanche de ne pas les oublier dans son testament.
On voit, par cette analyse, que la comédie de M. Picard marche assez régulièrement ; il faut donc chercher ailleurs que dans l'action, les motifs du froid que l'on éprouve en lisant cet ouvrage. Nous ne balançons pas à en accuser le sujet lui-même, et le caractère principal, qui est tracé de manière à produire un effet tout contraire à celui que l'auteur a eu en vue. La dépendance servile à laquelle sont livrés les collatéraux de Mme. Sinclair n'est point comique, parce que leur situation est toujours la même. Nous aurions voulu les voir d'abord souples et flatteurs tant qu'ils auraient espéré ; fiers et arrogans lorsqu'ils se seraient crus assurés de la succession ; se disputant ensuite pour le partage ; puis, enfin, lâches et supplîans lorsqu'ils auraient reconnu qu'ils avaient été dupes d'une fausse apparence. Dans la comédie nouvelle, leur caractère n'ayant pas occasion de se développer, ne se présente que d'un seul côté, et ne laisse voir qu'une bassesse absolument passive. Ils sont dans l'état d'une statue qui aurait la main étendue pour recevoir l'aumône ; leur attitude ne change pas, et fatigue le spectateur. Voyez Trissotin dans les Femmes savantes : il est bien vil assurément ; mais quelles situations plus comiques que celles où il se trouve vis-à-vis d'Henriette, de Vadius, de Clitandre, etc. ! Pas une de ces situations ne se ressemble, et leur diversité fait voir la laideur du personnage sous toutes les faces. C'est là que l'on reconnaît la main du maître. Dans la vieille Tante, le rôle de Vernissac est le seul où l'on apperçoire un motif comique ; sans ce rôle, la pièce ne serait pas supportable.
Mais le caractère de Mme. Sinclair suffit seul pour nous expliquer les causes du peu d'intérêt qu'offre l'ouvrage de M. Picard. Ce caractère est véritablement odieux, quoique l'intention de l'auteur ait été d'en faire le modèle d'une bienfaisance originale. Ecoutons Mme. Sinclair définir elle-même son caractère :
« J'avais besoin de rencontrer un brave et honnête homme comme vous, à qui je pusse ouvrir mon cœur, et qui consentit à m'aider dans certains petits projets que j'ai formés pour me ménager une heureuse vieillesse. Je suis riche, très-riche ; mais la fortune ne fait pas tout-à-fait le bonheur. A mon âge, on a besoin de bons offices, de soins, d'attentions, surtout quand on a, comme moi, conservé un goût très-vif pour tous les plaisirs de la société. J'aime encore le jeu, la promenade, la musique, le spectacle, le bal même ; je ne danse plus, mais j'aime à voir danser ma petite nièce : elle a tant de graces ! Or, je n'ai ni mari, ni enfans ; mais j'ai deux neveux et une nièce, fort honnêtes gens, mais fort avides et fort amoureux de ma succession. Voilà deux ans, depuis ma dernière maladie, que je les attrape en me portant à merveille , et j'espère bien les attraper encore long temps. Que d'autres se désolent de la cupidité humaine, moi je m'en sers, je m'en amuse, et je la fais même tourner à des actions bonnes et honnêtes. En laissant flotter entre mes chers parens l'espérance d'un testament favorable, j'ai la douceur de me voir choyée, prévenue dans tous mes désirs ; j’éprouve une joie maligne à les faire venir, aller, rester ou se promener à mon premier signe : on loue ce que j'approuve, on proscrit ce que je blâme, on se fâche, on s'appaise, on rit, on pleure, on a chaud, on a froid ; il fait beau temps ou il neige, et il pleut à ma fantaisie, comme je veux, comme je crois voir : enfin, en les entretenant dans un perpétuel désir de me plaire, je les maintiens dans une juste et sage conduite ; je préviens ou j'arrête les injustices qu'ils pourraient commettre ; mon neveu Bardolin ne prête plus à gros intérêts, mon neveu Vernissac ne fait plus de dettes, et ma nièce Saint-Laurent commence à devenir bonne et douce pour sa fille et pour ses gens ; elle ne tourmente plus que son mari..... Enfin, mon cher Dorigny, je ne veux me faire du bien aux dépens de qui que ce soit; je veux même contribuer au bonheur des autres ; mais j’entends qu'à leur tour ils contribuent au mien ».
Otez de ce portrait deux ou trois mots, et ce sera le portrait frappant de l'égoïsme. Mme. Sinclair a beau dire qu'elle fait tourner la cupidité humaine à des actions bonnes et honnêtes, ce n'est qu'un sophisme au moyen duquel elle ment à ta propre conscience. C'est en effet se jouer de la morale, que de faire dérouler le bien d'une source impure ; c'est encourager le vice, que de lui promettre une forte récompense pour quelques sacrifices apparens et bien légers qu'il fait à la vertu ; c'est enfin mettre l'hypocrite sur la même ligne que l'homme réellement vertueux. Que les héritiers de Mme. Sinclair refusent d'avouer qu'il fait beau lorsqu'il pleut ou qu'il neige, la voilà qui les abandonne à leur cupidité ; elle ne consent donc à faire tourner cette passion à des actions honnêtes, qu'à condition qu'ils préviendront tous ses désirs, et qu'ils feront en sa faveur une entière abnégation d'eux-mêmes. Certes , si ce n'est pas là de l'égoïsme, en quoi consiste donc ce vice ? Les dernières paroles que Mme. Sinclair adresse à ses héritiers, au dénouement, sont le coup de pinceau qui détermine la nature de son caractère : Je vous tiens quittes d'égards et de complaisance, leur dit-elle, à présent que je crois m'étre acquis deux cœurs bien purs , bien sincères, bien reconnaissans ; ce qui veut dire : « Vous pouvez maintenant vous livrer sans gêne à vos honteuses passions, je ne me mêle plus de vous diriger, parce que je n'ai plus besoin de vous pour me choyer : je viens de vous remplacer ». Quoi que dise Mme. Sinclair au bon homme Dorigny, nous ne saurions approuver son étrange philosophie. S'il existe un tel caractère dans la société, M. Picard a eu tort de le présenter comme un modèle bon à suivre ; si ce caractère est de sa composition, nous ne le félicitons pas de l'avoir imaginé et de l'avoir mis sur la scène avec l'intention de le rendre intéressant.
Il nous est bien démontré que M. Picard s'est trompé sur l'effet que produirait le caractère de la vieille tante. Ce caractère faux jette du vague sur toutes les situations où se trouve Mme. Sinclair ; on ne sait comment prendre son persiflage continuel ; ses mystifications ressemblent à de la méchanceté, et pourtant l'auteur voudrait qu'on les regardât comme l'expression de la bonté. De cette indécision où se trouve le spectateur, naît d'abord l'embarras, et enfin l'ennui qu'il éprouve. M. Picard paraît bien avoir lui-même prévu la difficulté qu'aurait le spectateur à définir Mme. Sinclair; et c’est sans doute pour cela que, contre tous les principes de l'art, il lui fait faire à elle-même cette longue exposition de son caractère. M. Picard n'ignora pas que c'est en faisant agir un personnage qu'on en dévoile le caractère aux spectateurs ; mais celui de la vieille tante étant vraiment une monstruosité, M. Picard s'est douté qu'on le comprendrait difficilement ; et, pour nous éviter la peine de deviner ce logogryphe, il nous en à donné le mot d'avance.
Terminons cet article par deux ou trois observations sur le style de cette comédie. En général, M. Picard paraît attacher peu d'importance au mérite de l'élocution ; il laisse couler sa plume avec une facilité qui ressemble à de la négligence ; le but auquel il vise avec le plus d'attention, c'est l'effet. Son procédé consiste à accumuler dans de longues périodes une infinité d'idées qui se croisent, se choquent, et .produisent un certain éclat qui éblouit le vulgaire. On peut en juger par le caractère de Mme. Sinclair que nous avons copié en entier. L'actrice qui récite ce paragraphe avec .une volubilité affectée excite de grands applaudissemens, Quelquefois aussi il place dans la bouche d'un personnage une maxime, et il lui fait aussitôt mettre en action le principe contraire, comme dans l'exemple suivant :
Madame Saint-Laurent.
« Défaites-vous donc de cette manie de curiosité, M. de Saint-Laurent; (à Dorigny). Peut-on savoir quel est l'objet »....
On apperçoit trop l'intention de l'auteur dans ce dialogue: c'est de l'affectation pure ; cette manière d'appeller les applaudisseoiens n'est pas celle des grands maîtres.
Mais un reproche plus grave que nous ferons au membre de l'académie, c'est de se permettre quelquefois des barbarismes. Nous l'invitons à ouvrir son dictionnaire, et il verra que le mot fortuné n'est pas encore synonyme de riche ; peut-être cela viendra-t-il un jour. Ces messieurs ne sont encore qu'à la lettre C ; quand le tour de la lettre F arrivera, M. Picard pourra proposer une nouvelle acception au mot fortuné ; mais , jusque là, nous croyons qu'il est en conscience obligé de parler le français d'aujourd'hui: enfin , pour dernière observation, nous représentons à M. Picard qu'on ne doit pas, lorsqu'on écrit, prendre les licences qu'on se donne quelquefois dans la conversation. Prétendre qu'un dialogue de comédie étant la répétition de ce que l'on entend dans un salon, il est permis d'écrire ce dialogue tel qu'il a pu avoir lieu, c'est avancer un sophisme qui ne vaut pas la peine qu'on le réfute : ainsi, nous reprocherons à M. Picard d'employer les locutions suivantes :
— Bonjour tout le monde, pour Bonjour à tout le monde.
— Ravie! pour : J'en suis ravie.
— Transporté ! pour : J'en suis transporté.
On peut se permettre ces ellipses dans la conversation, mais on ne doit pas s'en servir lorsqu'on écrit. Si la mode de supprimer les mots nécessaires à l'expression complette d'une idée venait à se propager, les étrangers finiraient par ne plus nous entendre, et peut être arriverions-nous à ne plus nous comprendre nous-mêmes. Nous ne pousserons pas plus loin les reproches que nous aurions à faire à M. Picard sous le rapport du style. Voilà bien assez de critique pour cette fois : terminons par lui rendre la justice qu'il mérite d'ailleurs. On remarque dans la vieille Tante ce qui distingue tous les ouvrages de cet auteur ; des scènes bien filées, un dialogue vif et animé, enfin de la gaieté toutes les fois que la circonstance le lui permet, et qu'il ne se trouve pas dans une fausse position : ce n'est pas là un mérite fort commun ; il suffit seul pour justifier les succès de l'auteur du Collatéral, du Voyage interrompu, des Voisins, et de plusieurs autres pièces charmantes. Mais alors M. Picard se bornait à être gai. toute son ambition se bornait à nous faire rire ; depuis quelque temps il a la prétention de faire des pièces morales, et nous pensons que c'est à cette prétention déplacée qu'il faut attribuer le peu de succès de ses derniers ouvrages. Qu'il retourne à son ancien genre, et nous sommes persuadés que le public mettra un nouvel empressement à l'aller entendre et à l'applaudir.
Paul Porel et Georges Monaval, L’Odéon, Histoire administrative, anecdotique et littéraire (Paris, 1876), p. 254 :
Le 28 mai, grand succès de la Vieille Tante ou les Collatéraux, comédie en cinq actes, en prose, de Picard (Clozel, Mme Molé). Le second titre fut supprimé, puis rétabli. « Les Collatéraux, dit Picard dans sa préface, voilà le vrai titre de la pièce. J'avais craint qu'on ne la comparât malignement au Collatéral ; il me revenait déjà qu'un plaisant avait dit : le collatéral, les collatéraux : l'auteur décline ! »
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