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Le Vieillard et les Jeunes gens

Le Vieillard et les Jeunes gens, comédie en cinq actes et en vers,de Collin-Harleville. 15 prairial an11 [4 juin 1803].

Théâtre Français, rue de Louvois

Titre :

Vieillard et les Jeunes gens (le)

Genre

comédie

Nombre d'actes :

5

Vers / prose

vers

Musique :

non

Date de création :

15 prairial an 11 (4 juin 1803)

Théâtre :

Théâtre Français, rue de Louvois

Auteur(s) des paroles :

Collin d’Harleville

Almanach des Muses 1804

Olivier aime Euphrasie, mais son peu de fortune ne lui laisse aucun espoir d'obtenir la main de sa maîtresse. madame de Naville destine sa fille à Lorsan, jeune homme très-riche, mais qui a tous les ridicules du jour. M. Naudet, vieillard aimable, et plein d'estime pour Olivier, s'intéresse vivement à lui ; il n'ose cependant le proposer à madame Naville ; il a recours à un expédient. Il feint d'être épris d'Euphrasie, et demande sa main. Les fils de madame de Naville, dignes amis de Lorsan, persiflent M. Naudet, qui les déconcerte bientôt par ses réponses pleines de raison et de dignité. Lorsan le provoque en duel ; mais, au moment du combat, il apprend que M. Naudet vient de lui rendre un service important. Forcé à la reconnaissance, il prend un ton plus circonspect, et lui propose avec assurance de laisser Euphrasie maîtresse de son choix. Il a bientôt un entretien secret avec elle ; mais il étale en vain son esprit et ses graces. M. de Naudet obtient à son tour la faveur d'un entretien. Il s'en sert pour sonder adroitement le cœur d'Euphrasie, et lui arrache l'aveu de ses sentimens. Certain qu'Olivier a su lui plaire, il promet à Euphrasie de les servir de ses conseils, et même de sa fortune. Euphrasie, pénétrée de reconnaissance, tombe dans les bras de son protecteur. Madame de Naville, Lorsan et Olivier arrivent dans ce moment. Surprise de madame de Naville, dépit de Lorsan, désespoir d'Olivier ; on s'explique. M. de Naudet, qui n'a cherché qu'à écarter Lorsan, donne une partie de ses biens à Olivier, et le présente pour gendre à madame de Naville, qui l'accepte avec joie.

Peu d'action ; mais des scènes aimables ; le caractère du vieillard dessiné avec grace et vérité. Du succès.

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Huet et chez Charron, an XII – 1803 :

Le Vieillard et les jeunes gens ; comédie en cinq actes et en vers, är M. Collin-d’Harleville, de l’Institut national ; Représentée, pour la première fois, sur le Théâtre Louvois, le 15 prairial an 11.

                   « Hé bien ! défendez-vous au sage
«  De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?
« Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui ».

La Fontaine, fable de l'octogénaire et des trois jeunes hommes.

Courrier des spectacles, n° 2231 du 16 prairial an 11 [5 juin 1803], p. 2-3 :

[La pièce est de Colin d’Harleville, mais elle n’a pas eu « un succès complet » qu’on pouvait attendre de ce grand auteur. Elle offre bien « des vers charmans », mais aussi des négligences, et même des trivialités. Avant la seconde représentation, il faut qu’il fasse « de très-grandes coupures » pour éliminer « de nombreuses longueurs, des répétitions, des détails déplacés ». Mais le critique doute qu’il puisse « tirer un parti avantageux de cette pièce » qui ne contient que deux rôles intéressants (Euphrasie et M. de Naudé), les autres étant soit simplement ébauchés, soit même révoltants (Lorsan). Le bon patriote qui écrit l’article pense que même sous l’Ancien Régime, personne n’a été aussi condamnable. Quant à l’intrigue, elle a dû décevoir bien des spectateurs : si elle a bien un but moral, « elle ne marche pas au dénouement ». Et l'accusation de séduction portée contre Lorsan n’est pas exploitée ensuite. Après tous ces préliminaires, le critique peut tenter de résumer l’intrigue. Une fois de plus, ils ‘agit de marier une jeune fille, qui aime un de ses cousins, hélas sans fortune, et à qui on veut imposer un époux qu’elle ne peut accepter (c’est bien sûr l’infâme Lorsan). Heureusement, M. de Naudé,un vieil ami de la famille, trouve un subterfuge pour empêcher ce mariage funeste, tout en tirant Lorsan du mauvais pas où il s’est mis en séduisant une jeune fille. Tout le monde a cru que M. de Naudé se proposait d’épouser Euphrasie, mais apparaît à la fin qu’il veut qu’elle épouse son cousin, à qui il dote de l’argent et dont il fait son héritier. Plus d’obstacle donc : les amoureux peuvent se marier. Il n’y a plus qu’à dire du bien des interprètes. L’un se voit comparé à Molé, comparaison très flatteuse, tandis que l’actrice qui jouait le rôle d’Euphrasie est présentée comme un fort bel espoir de la scène théâtrale. Sa plus grande qualité ? Sa décence. Le rôle de Lorsan, seul autre rôle intéressant, est joué de façon trop caricaturale.]

Théâtre Louvois.

La comédie donnée hier pour la première fois, le Vieillard et les Jeunes Gens, est de M. Colin-Harleville. L’auteur a été demandé et nommé ; mais il s’en faut bien que cet ouvrage ait eu un succès complet. On a applaudi avec un juste enthousiasme des vers charmans. tels qu’on en doit attendre de 1’estimable auteur du Vieux Célibataire ; mais à côté, des négligences, nous le dirons avec peine, des trivialités ont excité les murmures, les sifflets

Nous engageons l’auteur à faire de très-grandes coupures à son ouvrage avant de risquer une seconde représentation. S’il eût pu assistera celle d’hier- il auroit remarqué de nombreuses longueurs , des répétitions, des détails déplacés.

Quelque [sic] soit le talent dont il ait fait preuve, nous craignons qu’il ne puisse pas tirer un parti avantageux de cette pièce, qui n’offre que deux rôles : celui de M. de Naudé est fort beau, celui d’Euphrasie est charmant ; tous deux font honneur à son cœur, à son talent et à son esprit ; mais des sept autres six ne sont qu’ébauchés, et 1e septième a paru tellement outré qu’il a révolté tout le monde. Nous voulons parler de celui de Lorsan. En supposant que ce caractère ait existé parmi nous il y a quatre ans, du moins seroit-il impossible de le reconnoitre auiourd’hui, et nous pensons même que deux hommes tels que M. de Naudé et Lorsan ne se sont jamais rencontrés habituellement dans la même maison.

On voit sans contredit des enfans de l’âge de Jules se permettre de décrier comme lui Lafontaine, Boileau, Racine, Corneille, Voltaire, mais ces discussions quoique très-bien écrites ne sont rien moins que théâtrales.

Le caractère de Melville, qui domine sa mere, cette dame, n’ont ni couleur, ni motif, et celui de Olivier est si peu déployé qu’on ne sait que dire de ce jeune homme.

En général cette comédie a, comme toutes celles de son auteur, un but moral, mais elle ne marche point au dénouement, quoique Jules rappelle ce précepte d’Horace. Nous n’oserions prononcer sur l’intérêt qu’elle a inspiré aux spectateurs, mais nous croyons que leurs espérances ont été souvent trompées. L’affaire que Lorsan s’est suscitée par sa mauvaise conduite, sembloit promettre quelque chose, on est tout étonné de ne rien apprendre.

Chez madame Melville demeurent ses trois enfans, Melville son fils ainé, Jules le second, et l’aimable Euphrasie. Les freres ont pour ami M. Lorsan, plus âgé qu’eux de quelques années, à qui ils ont promis la main de leur sœur. Ils y déterminent leur mere. Le contrat doit être signé le soir même. Euphrasie l’apprend devant M. de Naudé, qui effrayé de cette précipitation ne trouve pas d’autre moyen pour retarder ce mariage, que de s’offrir lui-même. quoiqu’à 62 ans, pour épouser la jeune Euphrasie. Les sarcasmes des jeunes gens roulent sur lui. Lorsan sur-tout s’en permet de nature à ce que ce respectable vieillard se croit obligé pour le punir de l’appeler en duel.

Avant de se battre avec lui il a la générosité de vouloir le tirer d’une mauvaise affaire où l’a engagé son inconduite. Il paroit que ce Lorsan a séduit une femme, a publié cette histoire et a excité contre lui la vengeance de toute la famille de cette dame.

M. de Naudé parvient à arrêter les parens irrités. Lorsan pénétré de reconnoissance ne veut point se battre contre son bienfaiteur. Ils n’en sont pas moins rivaux, mais au moins Euphrasie a le droit de choisir. Si elle étoit absolument maîtresse de sa main son choix ne seroit pas douteux, son cousin Olivier auroit la préférence ; mais il est pauvre et par cette raison ne convient nullement ni à madame de Melville, ni à ses deux fils, qui veulent un bon frere dont 1’alliance puisse leur être utile.

Cet Olivier, jeune homme studieux et doué de mille bonnes qualités, s’est acquis l’amitié de M. de Naudé, et c’est affin de pouvoir l’unir à Euphrasie que le vieillard s’est offert lui-même pour son époux.

On seroit tenté de croire plusieurs fois dans le cours de la piece qu’il parle pour son propre compte, mais en apprenant le contraire dans le dénouement on se rappelle que dès le commencement il a fait connoitre ses projets. Ce n est que quand Euphrasie a prononcé en sa faveur contre Lorsan, et que ce choix a été ratifié par madame Melville et ses deux fils, que M. de Naudé présente en sa place Olivier, qui est loin de s’y attendre, et à qui il donne une très-forte somme en mariage et l’assurance de tous ses biens en l’adoptant.

Madame Melville, qui n’avoit d’autre objection contre Olivier que son peu de fortune, l’accepte avec plaisir pour gendre ; et Euphrasie aime beaucoup mieux M. de Naudé pour ami que pour époux.

Devigny a soutenu l’ouvrage par le talent admirable qu’il a déployé dans le rôle de M. de Naudé. Nous ne craignons pas de dire qu’il a eu plusieurs passages dans lesquels on eût cru entendre Molé, tant il y a mis d’ame et tant sa diction a été naturelle.

Mademoiselle Adeline, dans le rôle d’Euphrasie, nous a confirmés dans l’opinion que malgré la défectuosité de son organe elle peut devenir une des plus parfaites actrices du théâtre. Il est impossible de montrer plus de décence et de dire mieux.

Les autres rôles sont peu intéressans, à l’exception de celui de Lorsan, que M Closel auroit peut-être pu relever un peu s’il ne s’étoit pas autant livré à jouer tous ces personnages de carricature qui déshonorent la scene autant que les originaux déshonorent la société.

La Décade philosophique, littéraire et politique, an 11, troisième trimestre, n° 27, 30 prairial, p. 561-564 :

Théâtre Louvois.

Le Vieillard et les Jeunes Gens, comédie en cinq actes, en vers.

Jusqu'à présent la muse comique s'était suffisamment exercée à ridiculiser les vieillards, qu'un amour-propre extravagant aveugle encore sur leur situation dans le monde, dont la raison ne mûrit pas à proportion de leur âge, et qui conservent au-delà du terme le langage et les prétentions de l'amour. Sous ce rapport, la muse comique avait complettement raison ; mais de l'habitude de les ridiculiser au théâtre comme amoureux, était insensiblement venue celle de méconnaître leurs puissans avantages et d'oublier la respectueuse déférence qu'on leur doit, et dont l'observance a de tout tems été recommandée en morale par tous les législateurs, philosophes et gouvernans, qui tiennent à la perfection et à la pureté de l'ordre social.

Nulle époque n'était peut-être mieux choisie pour en rappeler le précepte que celle où, par suite d'une longue démoralisation, la jeunesse est plus inconsidérée et plus ignorante que jamais, et joint à tout le malheur de l'inexpérience les vices d'une altière indépendance, d'une insolente présomption et d'une impudeur sans exemple.

Le Peintre qui, dans les Mœurs du jour, nous avait déjà fait rougir de quelques travers sociaux, ne pouvait pas, sans reprendre ses pinceaux, voir manquer journellement au principe sacré du respect pour la vieillesse, dont toutes les lois divines et humaines ont fait un devoir : c'était à lui qu'il appartenait de donner une double leçon à son siècle, en montrant aux vieillards le modèle qu'ils doivent suivre pour conserver leur dignité, et aux jeunes gens la platitude ridicule de leur indiscrette étourderie.

M. de Naudé est un vieillard de soixante-deux ans, ancien militaire, qui doit à ses mœurs et à sa bonne conduite constamment irréprochables, le triple trésor de la santé, de la richesse et de la considération. Il est ami de Mme de Narville, femme un peu faible et intéressée. Il s'aperçoit que, par une de ces préventions trop communes dans le monde, elle va sacrifier son intéressante fille, modèle de candeur, de modestie et de graces, en lui faisant épouser un de ces frivoles personnages, un de ces modèles de fatuité dont le faux brillant, le caquet présomptueux, le persiflage, passent dans l'esprit de cette mère aveuglée pour le ton par excellence. Il s'aperçoit encore que la jeune personne, loin de partager l'erreur de sa mère et les principes du fat, a distingué le jeune Olivier qui, par ses vertus, son instruction et ses talens, a bien des droits à la préférence, mais dont le mérite sans fortune ne peut espérer la main d'Euphrasie.

M. de Naudè, n'usant qu'avec sagesse de son crédit sur l'esprit de la mère, et sachant bien qu'il sera refusé sans rémission s'il propose d'emblée son jeune protégé, feint d'abord de se mettre sur les rangs, et demande pour lui-même la main de Mlle Narville. On conçoit que le beau Lorsan et ses admirateurs, les jeunes frères d'Euphrasie, trouvent cette concurrence très-ridicule ; ils en plaisantent d'abord avec beaucoup de légèreté vis-à-vis de M. de Naudé lui-même ; mais celui-ci leur prouve coup sur coup tant d'esprit, de raison, de dignité et d'énergie, qu'ils en paraissent déconcertés. Le vieillard commence par accepter l'insolent cartel de Lorsan. Celui-ci, au moment de se battre, apprend que son adversaire lui a rendu un service important pour son repos et même pour son honneur : le combat n'a plus lieu ; il est donc forcé d'en revenir à un ton plus décent envers son bienfaiteur ; et quant à la rivalité, il propose avec une sorte de confiance présomptueuse d'avoir chacun avec Euphiasie un entretien secret pour la déterminer. M. de Naudé accepte ce nouveau défi, et Lorsan, du consentement unanime, reste seul avec la jeune personne. Il développe tous ses moyens de séduction , mais elle y reste inaccessible.

M. de Naudé profite à son tour de son tête à tête ; mais il l'emploie à sonder avec délicatesse le cœur d'Euphrasie, à lui parler graduellement du jeune Olivier, à solliciter l'aveu du sentiment réciproque qui les maîtrise l'un et l'autre, à promettre ses soins et jusqu'à sa fortune pour vaincre les obstacles. Euphrasie, touchée de tant de bonté, de tant de délicatesse, se jette dans les bras de son protecteur : c'est à cet instant que Lorsan, madame de Narville, les frères d'Euphrasie et Olivier lui-même se trouvent témoins de l'effusion de reconnaissance qui termine cette scène aimable et touchante. Grande surprise, grande affliction d'Olivier ; mais l'explication amène le dénouement, et M. de Naudé, sûr de son fait, n'a pas de peine à faire consentir Mme de Narville au bonheur de son jeune ami.

Cette pièce, comme presque toutes celles du même auteur, prête le flanc à l'éloge et à la critique ; on y trouve une excellente intention morale et un plan défectueux par son excessive faiblesse ; un dialogue facile et spirituel, et une versification par fois trop négligée ; des vers enchanteurs et des détails un peu mesquins ; des caractères à demi tracés et des traits saillans ; des scènes un peu parasites et quelques-unes filées en maître ; mais, au total, des longueurs inévitablement produites par la nullité de l'action.

La peinture des trois caractères de ses jeunes gens est d'une vérité trop crue ; elle en devient presque dégoûtante ; le ridicule n'en est pas assez finement développé. Un peu plus d'art dans les coups de pinceau les eût rendus plus frappans : le clair-obscur n'est pas assez ménagé.

Le caractère de l'aimable vieillard est celui sur lequel tous les soins de l'auteur se sont portés : on voit qu'il a cherché à lui subordonner tous les autres, et en cela il a prouvé qu'il connaissait mieux son art que les aristarques qui le lui ont reproché. Toutes les scènes où ce rôle domine sont préparées, filées et dénouées avec un vrai talent : il est joué d'une manière qui honore beaucoup aussi celui du comédien Vigni.

La pièce a dû déplaire à certains jeunes gens : le miroir était peut-être un peu durement fidèle ; mais elle a dû faire sourire et intéresser la classe des spectateurs qui ne sont plus jeunes sans être encore vieux , et c'est la plus nombreuse.

On a demandé l'auteur, plus par habitude que par curiosité ; car les détails enchanteurs dont l'ouvrage fourmille, avaient fait généralement reconnaître M. Collin Harleville.                    L. C.

Geoffroy, Cours de littérature dramatique, seconde édition, tome cinquième (Paris, 1825), p. 95-103 :

C0LLIN D'HARLEVILLE.

LE VIEILLARD ET LES JEUNES GENS.

Charles IX, avec quelques autres princes et seigneurs aussi fous que lui, s'était avisé, dans une partie de débauches nocturnes, d'aller piller la maison du chevalier de Nantouillet ; celui-ci, ne connaissant pas les auteurs du désordre, rendit plainte au parlement, et l'on commença les informations : mais Charles IX manda le premier président, et lui dit : « Conseillez de ma part à Nantouillet de ne pas aller plus avant : s'il veut suivre la procédure, il aura affaire à trop forte partie. »

On pourrait donner le même conseil à tous les auteurs comiques qui portent plainte des désordres de la société au tribunal du parterre : Collin écrit avec la bonne foi d'un honnête campagnard ; disciple de Molière, il est persuadé que la comédie doit peindre les mœurs, et nous offrir le tableau de nos folies : mais ce tableau ne peut plaire quand tout le monde y reconnaît son portrait. Boileau a beau dire, quand on est laid on ne se regarde point avec plaisir dans un miroir trop fidèle : l'Avare ne sera jamais applaudi par des harpagons, ni le Tartufe par de faux dévots. Pour attaquer le vice avec succès au théâtre, il faut que les vicieux soient en très-petite minorité. Voilà pourquoi dans les pièces fameuses, telles que Fanchon, il n'est jamais question de vices. Nos poëtes ont un axiome trivial qui leur tient lieu de toutes les autres règles : Il ne faut point parler de corde dans la maison d'un pendu.

Collin avait déjà éprouvé dans les Mœurs du jour que les habitués du parterre et des loges ont une extrême délicatesse qui se scandalise aisément de la peinture trop vraie des mauvaises mœurs. Il doit se souvenir que ce fut son campagnard qui sauva ses citadins, et qu'un seul juste obtint grâce pour tant de pécheurs : aujourd'hui, même aventure : son vieillard, renforcé d'un jeune homme qui vaut plusieurs vieillards pour la sagesse, a fait passer les roués et les étourdis qu'il a peints dans sa pièce avec tant de force et de vérité : on n'a supporté l'histoire qu'à la faveur du roman ; car je puis mettre sur le compte du roman toutes les vertus extraordinaires.

C'est une idée belle et neuve, plus profonde même qu'elle ne le paraît au premier coup d'œil, d'avoir mis en regard sur la scène le physique et le moral ; la jeunesse avec tout ce qui peut flatter les sens et révolter la raison, la vieillesse avec toutes les qualités du cœur et de l'esprit qui couvrent ses désavantages extérieurs ; et au milieu, un jeune homme qui réunit aux fleurs du printemps les fruits de l'automne : il y a dans ce plan autant de courage que de génie ; car le physique domine dans la société, et le moral décline ; la raison baisse et les sens triomphent ; l'oisiveté, la mollesse, les plaisirs, les passions se sont emparés de la vie ; presque toute l'éducation est physique, en dépit des abstractions mathématiques auxquelles on affecte de rendre hommage : c'est vers le physique que tous les soins sont tournés, sous le prétexte que le moral a besoin du physique ; mais on oublie que le physique trop soigné étouffe le moral.

L'intrigue de la pièce est simple et peu chargée d'incidens. Une femme sotte et vaine est restée veuve avec deux fils qui la gouvernent, et une fille aussi modeste, aussi raisonnable que ses frères sont impertinens et frivoles. Ces jeunes gens veulent marier leur sœur Euphrasie à un fat qui leur ressemble : la mère y consent ; mais elle veut consulter un ancien ami de son mari, pour qui elle a conservé beaucoup d'estime parce qu'il est fort riche. C'est un vieux militaire aussi aimable que vertueux, qui gémit des travers de la mère et des fils, et qui s'intéresse vivement au sort de la fille. Quand il la voit sur le point d'être sacrifiée à Lorsan (c'est le nom du fat), il demande lui-même la main d'Euphrasie : la mère regarde d'abord cette proposition comme une plaisanterie ; ses fils et leur protégé Lorsan s'égaient aux dépens des amours du vieillard : mais M. de Naudé (c'est son nom) les persiffle à son tour avec beaucoup plus d'esprit et de finesse ; il garde au milieu de ces étourdis un caractère noble et ferme ; il sait en imposer à l'orgueilleux Lorsan ; il lui fait sentir que même à son âge il n'ignore pas comment on châtie l'insolence des mauvais plaisans ; enfin il le force au respect, à la reconnaissance, en lui rendant un service essentiel dans une affaire où son honneur et même sa liberté se trouvent compromis.

Euphrasie préférerait sans doute la main d'un vieillard à celle d'un libertin ; mais Euphrasie a un amant secret, nommé Olivier, bon jeune homme, dont le caractère forme un beau contraste avec celui de Lorsan. Cet Olivier, quoique cousin d'Euphrasie, n'est riche qu'en mérite ; il est dédaigné de la mère et des frères de sa maîtresse, qui rougissent d'un tel parent ; mais le sage vieillard est son protecteur, son ami ; c'est un second père : quel désespoir pour Olivier de trouver un rival dans l'homme qu'il chérit et respecte le plus ! Il étouffe sa douleur, il immole les plus chers désirs de son cœur au bonheur du respectable Naudé. Cependant le vieux militaire suit son projet : l'affaire désagréable de Lorsan, dont la mère a su quelque chose, lui donne des soupçons et la refroidit pour ce jeune débauché : elle commence à réfléchir que le vieux est plus riche, et par conséquent un époux plus solide ; qu'une faible dot lui suffira, et qu'en donnant moins à sa fille, elle pourra donner davantage à ses fils : cet argument irrésistible détache tout à coup les deux jeunes gens du parti de Lorsan, et les fait pencher vers le vieillard.

M. de Naudé est trop délicat pour abuser de son triomphe. Dans un dernier entretien avec Euphrasie, il l'engage à lui faire l'aveu de ses sentimens secrets pour Olivier, et répond à sa confiance en lui découvrant à son tour ses vues sur cet intéressant jeune homme. C'est pour dérober une victime à un fat tel que Lorsan, c'est pour couronner la vertu d'Olivier qu'il a bravé le ridicule attaché aux vieillards amoureux. Dans le transport de sa joie, M. de Naudé donne un baiser paternel à l'innocente Euphrasie : au même instant, Olivier paraît ; le pauvre jeune homme se croit perdu : ce baiser est à ses yeux la preuve la plus sûre du succès de son rival. Toute la famille arrive pour savoir le résultat de la conversation : alors M. de Naudé déclare qu'il adopte Olivier, qu'il lui assure toute sa fortune, et le présente à sa place à Euphrasie, comme un époux plus digne d'elle. La mère est fort étonnée ; ses deux fils et Lorsan restent confondus; mais la proposition est trop belle pour être refusée : la jeunesse, la vertu et la fortune réunies forment un trio bien rare. Le vieillard se félicite de ses exploits, et termine très-heureusement la pièce en disant :

Aurais-je pu faire mieux à vingt ans ?

Honneur à Collin d'Harleville, qui a voulu venger la vieillesse des mépris de la société : le respect pour les vieillards est l'effet naturel de la simplicité et de la pureté des mœurs ; les anciens le regardaient comme le signe certain d'une république bien gouvernée. Ils n'appelaient que des vieillards au maniement des affaires ; de là ce nom de sénat donné à leurs assemblées administratives : la corruption des mœurs, au contraire, entraîne essentiellement le mépris de la vieillesse, parce qu'alors les qualités physiques, qui servent au plaisir et qui flattent les sens, doivent avoir la préférence sur les qualités morales qui dirigent l'esprit et répriment les passions.

Messieurs les gens d'esprit, d'ailleurs fort estimables,
Ont fort peu de talent pour former leurs semblables.

Le monde dit des vieillards ce que la soubrette dit des auteurs dans le Philosophe marié : mais il ne faut pas oublier que le bon La Fontaine dit aussi que, pour cela, les muletiers ont beaucoup plus de talent que les rois : les qualités des jeunes gens leur sont communes avec les plus vils des mortels ; celles des vieillards sont l'ornement et la gloire de la nature humaine : l'homme se rapproche des animaux les plus grossiers par les attributs de la jeunesse ; par ceux de la vieillesse, il s'égale presqu'à la Divinité.

L'insolence, l'égoïsme, l'immoralité, l'ignorance et la sottise d'une foule de jeunes gens qui, sans frein, sans éducation, sans principes, sont parvenus à l'âge où ils vont marquer dans la société et former une nouvelle génération, voilà ce qui effraie les gens sensés et honnêtes ; voilà ce que Collin a voulu peindre : le coloris est peut-être un peu trop vrai ; un solitaire sait peu ménager les vices ; il en est trop blessé : au lieu de rire, les spectateurs ont frémi ; quelquefois ils ont murmuré. On affecte de dire que Lorsan est outré, que des roués de cette force sont très-rares : plût au ciel ! mais s'ils n'étaient pas en très-grand nombre, ils ne se seraient pas présentés à l'imagination pure de Collin ; il ne soupçonnerait pas même leur existence : son esprit est incapable d'inventer de pareils caractères : lui-même a dit dans un de ses vers les plus heureux :

C'est quand le cœur est pur que l'œil est indulgent.

Ce vers, extrêmement applaudi, et qui méritait bien de l'être, n'a pas tout-à-fait, dans la pièce, le sens que je lui donne ici : le vieillard veut parler de ces femmes dont l'œil est si sévère sur les agrémens extérieurs, qui toisent les hommes au lieu de les juger, et pour qui des formes sont des vertus. On a trouvé fort étrange que Lorsan, parlant à une jeune fille ingénue et vertueuse, qu'il se flatte d'épouser, lui découvre mal adroitement ses idées sur le mariage, beaucoup trop libérales, et même libertines, qu'il trace un tableau voluptueux d'une union aussi respectable, et qu'il aille jusqu'à dire :

Nous ferons tous les deux nos petites conquêtes.

Il n'y a pas de doute que Lorsan est un sot de parler ainsi à une honnête fille ; mais un des principes de Lorsan est de ne pas croire aux honnêtes filles, d'être persuadé que le plaisir des sens est l'unique mobile de tout le sexe : c'est la philosophie des roués, et cette philosophie a fait de nos jours de grands progrès. L'auteur a voulu montrer que de pareils principes pouvaient aveugler un jeune étourdi au point de lui faire dire des sottises, même dans l'occasion la plus solennelle : cela est odieux, j'en conviens ; mais Tartufe est mille fois plus odieux, plus immoral, plus horrible, dans la scène avec Elmire, et personne ne murmure, parce que le vice du Tartufe est un vice ignoble, proscrit par la philosophie, et abandonné à la risée publique ; au lieu que celui de Lorsan est un vice à la mode et du bon ton, un vice protégé par les philosophes et les agréables du jour, pour qui la foi conjugale n'est qu'un préjugé, et même un jeu. Le plus grand reproche qu'on puisse faire à Lorsan, c'est de ne pas être assez tartufe.

Quelques traits sur l'éducation actuelle ont aussi excité du scandale : malheur à ceux qui trouvent plus commode de se scandaliser que de se corriger ! La décadence de l'éducation a trois causes principales, l'aveugle idolâtrie des parens, la basse charlatanerie des instituteurs, le mépris très-réel que l'on a pour eux, malgré le langage honorable qu'on affecte d'employer à leur égard. Il est impossible d'estimer des mercenaires. L'éducation est une denrée qu'on falsifie, comme tout ce qui se vend.

On a très-médiocrement accueilli la scène où le petit Jules, le plus jeune des deux frères, tranche sur le mérite de La Fontaine, de Corneille, de Racine , de Molière. Le défaut le plus universel et le plus notoire des jeunes gens actuels, est cette présomption, cette suffisance qui leur persuade qu'ils savent tout sans avoir rien appris : c'était autrefois le privilége exclusif de la noblesse ; mais depuis la destruction de la noblesse, le privilége s'est étendu sur toute la jeunesse. Ce qui peut-être a contribué à cette indifférence du parterre de Louvois pour une scène si comique et si vraie, c'est que l'éloge de Voltaire est ironique par l'exagération. Le jeune homme prétend que c'est un dieu sur la terre, que c'est le poète des gens d'esprit : c'est bien plutôt le poëte des jeunes gens : il est à leur portée ; il a tout ce qui les séduit ; il leur plaît par ses défauts même, plus que par ses beautés : c'est ainsi que, du temps de Quintilien, les jeunes gens n'aimaient et ne lisaient que Sénèque : mais Voltaire ne sera jamais le poëte favori des lecteurs délicats et des vrais connaisseurs.

Le principal défaut de la pièce est dans quelques détails d'une simplicité, d'une naïveté familière qui s'accommode mal avec des mœurs aussi raffinées que les nôtres : un certain babil de conversation alonge et refroidit les scènes ; en resserrant le dialogue par quelques coupures, l'ouvrage marchera : le fond est excellent, les caractères bien dessinés, les mœurs d'une vérité frappante, le but digne d'un poëte qui sent la noblesse de son art : c'est une conception qui fait beaucoup d'honneur au talent et au cœur de Collin. Le personnage du vieillard est plein de grâce, de dignité et d'intérêt : voilà l'aimable vieillard qui aurait mérité d'être joué par Molé ; mais Devigny nous laisse à cet égard peu de regrets, et il a réuni tous les suffrages par la manière distinguée dont il a rendu ce rôle. Je crois cependant que Molé y aurait mis un peu plus de mouvement et de chaleur. Mademoiselle Adeline, qui joue Euphrasie, a le ton juste et touchant, beaucoup de décence, une excellente tenue, un air modeste et gracieux. Mademoiselle Molière est une soubrette vive, alerte, enjouée ; son rôle n'est pas considérable, mais elle le fait beaucoup valoir : on a singulièrement applaudi deux vers qu'elle débite avec beaucoup de finesse et de gaîté :

Voilà, pour m'enrichir, un singulier régime ;
Le jeune homme m'embrasse, et le vieillard m'estime.

Il y a dans la pièce plusieurs vers heureux de ce genre, une foule de mots charmans et bien trouvés.

Le rôle d'un bon jeune homme est un peu triste, et d'une vertu ennuyeuse ; mais la construction de la fable le veut ainsi : pauvre, rebuté, malheureux, Olivier n'a pas sujet de rire, et n'a rien de mieux à faire que d'être vertueux. Clozel est parfait dans le rôle de Lorsan : il n'y a point au Théâtre-Français un acteur capable de représenter aussi bien un petit-maître moderne : il a tout à la fois le physique et le talent. Quelques sifflets, vengeurs de la jeunesse, se sont fait entendre; mais les applaudissemens en ont fait justice ; la vieillesse a triomphé : on a demandé l'auteur, et l'on a été fort aise d'apprendre que l'ouvrage était de Collin : la morale a bien plus de poids, quand elle est soutenue par le moral de l'auteur. (17 prairial an 11.)

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