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Les Victimes cloitrées

Les Victimes cloîtrées, drame en quatre actes & en prose, de Jacques Boutet de Monvel, 28 mars 1791.

Théâtre de la Nation.

Titre :

Victimes cloitrées (les)

Genre

drame

Nombre d'actes :

4

Vers / prose

prose

Musique :

non

Date de création :

28 mars 1791

Théâtre :

Théâtre de la Nation

Auteur(s) des paroles :

Jacques-Marie Boutet de Monvel

Sur la page de titre de la brochure, à Bordeaux, et se trouve à Paris chez le Libraire du Théâtre Français, 1792 :

Les Victimes cloitrées, drame nouveau en quatre actes et en prose ; Représenté pour la premiere fois au Théâtre de la Nation, au mois de mars 1791. Par M. Monvel.

La pièce est encore publiée en 1830, pour une reprise au Théâtre de la Porte Saint-Martin, dans une version en trois actes et non plus quatre (à Paris, chez Bezou) :

Les Victimes cloitrées, drame en prose, par Monvel, Représenté pour la première fois, au Théâtre de la Nation, au mois de mars 1791. Remis au dit-Théâtre, le 2 ventôse an III [20 février 1795], et au Théâtre de la République, le même mois. Et représenté en trois actes Au Théâtre de la Porte Saint-Martin, le Jeudi 19 Août 1830.

 

Liste des personnages (brochure de Bordeaux, 1792) :

PERSONNAGES.

M. de St. ALBAN.

Mde. de St. ALBAN.

M. de FRANCHEVILLE, Frere de Mde. de St. Alban.

DORVAL, jadis négociant, promis autrefois à une fille de M. de St. Alban, depuis, novice au couvent des Dominicains, et la veille de prononcer ses vœux.

PICARD, vieux domestique qui a vu naître M. de Francheville et Mde. de St. Alban.

Le pere LAURENT, supérieur des Dominicains et confesseur de Mde de St Alban.

Le Pere LOUIS, jeune Dominicain.

Le Pere ANASTASE, procureur.

Le Pere ANDRÉ, célerier.

Le Pere AMBROISE, maître des novices.

Une RELIGIEUSE, enfermée dans un des cachots monastiques que l'on nomme Vade inpace, d'un couvent de religieuses, séparé par un mur mitoyen de celui des Dominicains.

DOMESTIQUES de M. de St. Alban.

Troupe de gardes nationaux.

La Scène est dans une ville de province.

Liste des personnages (et des interprètes) dans la brochure de 1830 :

PERSONNAGES

ACTEURS.

M. DE SAINT-ALBAN.

M. Constant.

Mad. DE SAINT-ALBAN, son épouse.

Mad. Gobert.

M. FRANCHEVILLE, frère de Madame de Saint-Alban

M. Auguste.

DORVAL, jadis négociant, promis autrefois à Eugénie, fille de Madame de Saint-Alban, depuis novice au couvent des Dominicains, et à la veille de prononcer ses vœux.

M. Gobert.

PICARD, vieux domeetique, qui a vu naître M. Francheville et Mad. de Saint-Alban.

M. Moessard

Le père LAURENT, supérieur des Dominicains, et confesseur de Mad. de St.-Alban.

M. Jemma.

Le père LOUIS, Dominicain, jeune encore.

M. Provost.

Le père ANASTASE, procureur du couvent des Dominicains.

M. Vissot.

Le père ANDRÉ, célérier du couvent.

M. Lemaire.

Le père AMBROISE, maître des novices.

M. Héret.

EUGÉNIE, jeune personne, enfermée dans un des cachots monastiques, que l'on nomme vade in pace, et qui habite un couvent, mur mitoyen de celui des Domicains [sic].

Mad. Allan-Dorval.

UN LAQUAIS.

M. Laisné.

UNE FEMME DE CHARGE.

Mad. Oudry.

_____________________________

La Scène, au premier acte, se passe chez M. Franville [sic], et dans son cabinet. – Au deuxième acte, elle est au couvent des Dominicains, dans une de leurs salles. – Au troisième acte, le Théâtre, divisé en deux parties, représente deux cachots contigüs ; l'un, du côté gauche, dépend du couvent des religieuses, dont le mur est mitoyen du monastère des Dominicains, et l'autre appartient à la maison de ces pères.

Le passage de quatre à trois actes se fait en regroupant acte 1 et acte 2 (chez les Francheville).

Décor en 1792.

Décor en 1830.

Acte 1 :

Le théatre represente le cabinet de M. DE FRANCHEVILLE. Au-dessus d'un secrétaire est appendu le portrait d'une jeune personne.

Le décor est le même à l'acte 2.

Acte 1 :

Le Théâtre représente le cabinet de M. de Francheville ; au-dessus d'un secrétaire est appendu le portrait d'une jeune personne.

Acte 3 :

Le théâtre représente une salle de l'intérieur du couvent des Dominicains.

Acte 2 :

Le théâtre représente une salle de l'intérieur du couvent des Dominicains.

Acte 4 :

La scene est double, & le théatre représente deux cachots, celui d'Eugénie du côté de la reine ; il est éclairé par une lampe de terre posée sur une pierre. Tout le meuble consiste en un paillasson vieux & déchiré, une petite cruche d'huile, une cruche de grès, un pain bis & une pierre pour servir de traversin & de siége à la prisonniere.

Le cachot de Dorval, du côté du roi, est, au lever du rideau, plongé dans une obscurité prosonde : on y voit deux tombes en pierre noire, avec un anneau à chacune pour lever la grande pierre qui la couvre. Au fond de chaque cachot est une petite porte de fer.

Acte 3 :

La scène est double, et le théâtre représente deux cachots. – Celui du couvent des Religieuses, à la droite des acteurs; celui des Dominicains, à gauche. – Le cachot des Religieuses est éclairé par une lampe, posée sur une pierre. – Tout le meuble consiste en un paillasson vieux et déchiré, une cruche de grès, et une pierre pour servir de traversin et de siège à la prisonnière. – Le cachot, côté droit, est au lever du rideau plongé dans une obscurité profonde. – On y voit deux tombes en pierre noire, avec un anneau à chacune pour lever la grande pierre qui la couvre. – Au fond du cachot une petite porte de fer.

Mercure universel, tome 1, n° 29 du mardi 29 mars 1791, p. 463-464 :

[Le critique a en effet fait dans le numéro de la veille le constat amer qu'il n'y avait plus de bonne pièce depuis la révolution : son propos était lié à la création des Deux Sentinelles. Mais la nouvelle pièce apporte un démenti à ce constat pessimiste, puisque les Victimes cloitrées lui semblent devoir « marquer dans les fastes de l'art dramatique ». Il entreprend ensuite de résumer l'intrigue qu'il centre sur les désordres au sein du couvent de Dominicains voisin, et de la communauté de religieuses qui lui est mitoyen. Rien de très neuf pourtant : une jeune fille séquestrée dans un couvent, et que son amant réussit à délivrer, avec l'aide providentielle de « la municipalité » : les temps ont changé, et c'est la fin (espérée ou imaginée) des « vengeances monacales ». Au méchant père Laurent s'oppose le bon père Louis. Le jugement porté sur la pièce est très positif : ouvrage moral, il dénonce les exactions des couvents, « ces maisons peuplées d'hommes oisifs et cruels » : la pièce veut montrer, après d'autres, le scandale de ces hommes choisissant de ne pas contribuer au bonheur commun pour se consacrer égoïstement à leur propre plaisir. Les félicitations concernent d'abord Monvel, « qui s'entend à faire du noir » et l'ensemble des interprètes. Une anecdote montre l'efficacité d'un des acteurs, « qu'un ex-chartreux » a apostrophé, confondant « l'acteur avec son personnage ». Et mademoiselle Contat a su sortir de son emploi avec zèle et talent.]

Théatre de la Nation.

Lorsque nous avons demandé dans notre n°. d’hier si l’on ne faisoit plus de bonnes pièces depuis la révolution, nous ne nous attendions pas à voir résoudre sitôt la question par M. Monvel, qui a donné hier à ce théâtre un ouvrage fait pour marquer dans les fastes de l'art dramatique ; il a pour titre les Victimes Cloitrées, drame en quatre acte et en prose.

Le père Laurent, supérieur d’un couvent de Dominicains, qui n’est séparé que par un mur mitoyen d’un couvent de religieuses, dont l’abbesse est sous sa direction ; amoureux d'une jeune personne, nommée Eugénie, profite de l’empire que son hypocrite lui donne sur ses parens, pour rompre l’hymen qu'elle est sur le point de contracter avec Dorval, jeune négociant fort riche ; il leur persuade de venir à Paris, de mettre Eugénie an couvent. Furieux de ne pouvoir assouvir ses désirs criminels, il fait courir le bruit de la mort d’Eugénie, égare la raison de Dorval, le plaint, le console, l’engage à prendre l’habit monastique. Il poursuit l’exécution de ses odieux projets, lorsqu’instruit par la bouche même de Dorval, que l’on a découvert les crimes de l’abbesse, la communication des deux couvens et de leurs habitans et habitantes, pour en soustraire la connoissance aux hommes ; il fait plonger le malheureux Dorval dans un cachot affreux, cachot religieux, nommé vade in pace, et voisin de celui où gémit l’infortunée Eugénie qu’il faisoit passer pour morte, et à qui il prépare une mort aussi lente que cruelle. La scène est double ; Dorval parcourt son cachot, il y voit deux tombes ; il lit gravés sur le mur ces deux mots, cherchez, espérez, trouve des décombres, un vêtement sur lequel sont tracés des caractères sanglans qui lui indiquent une barre de fer , à l’aide de laquelle il peut achever des travaux commencés par un prisonnier qui vient d’expirer. L’écrit lui désigne une dalle de pierres qui sert à cacher le travail, il la fait sauter, pénetre dans l’autre cachot, y retrouve son Eugénie, s’occupe des moyens de recouvrer avec elle la liberté, lorsqu’on enfonce la porte de son cachot ; c’est la municipalité qui, guidée par le père Louis, bon religieux, vient avec les parens d’Eugénie les soustraire aux vengeances monacales, et rendre aux deux amans lumière, la liberté et le bonheur.

Le but et l'intention de cet ouvrage sont essentiellement moraux. Quelle satisfaction n’éprouvent pas les bons citoyens de voir anéantir pour jamais ces maisons peuplées d’hommes oisifs et cruels, pour qui la vengeance et les rafinemens [sic] de la cruauté sembloient un devoir, un plaisir et l’unique objet de leurs soins et de leur étude.

Cet ouvrage ne peut qu’ajouter à la réputation déjà brillante de M. Monvel, qui s'entend à faire du noir.

La pièce est supérieurement jouée. Tous les acteurs méritent des éloges. M. Fleury a parfaitement saisi l’attitude égarée et la phisionomie délirante du sensible et malheureux Dorval. M. Naudet a joué avec tant de vérité et de talent le rôle du pere Laurent, qu’un ex-chartreux qui assistoit à la représentation, victime infortunée du despotisme monacal, n’a pu contenir les mouvemens de son indignation, et a confondu l’acteur avec son personnage. Mademoiselle Contat a fait preuve de zèle et de talent en se chargeant du rôle d’Eugénie, qui n’est point de son emploi. MM. Vanhove, Saint-Phal et madame Suin ont également mérité des applaudissernens. Ils ont été tous demandés.

 

Mercure universel, tome 2, n° 33 du samedi 2 avril 1791, p. 31-32 :

[Après la deuxième représentation, le critique propose un article vraiment original. Il commence par dire ce qu'il pense des articles de ses confrères, envers lesquels il n'est guère tendre ; l'un a tellement donné de détails sur « la fable » qu'il ne reste plus rien à découvrir, l'autre a vu dans la pièce un mélange de « beaux effets » et de nombreuses invraisemblances, ce qui lui paraît inexact. Puis il fait ce qu'on voit fort rarement dans les comptes rendus de pièces : il propose d'ajouter un cinquième acte à la pièce pour « reposer agréablement l’esprit et l’ame du spectateur péniblement et, douloureusement affectée des scènes horribles du quatrième acte ». Il s'agit de montrer Dorval retrouvant avec émotion sa chère Eugénie dans une scène contrastant complètement avec l'acte 4, si éprouvant pour les nerfs. A Monvel de savoir orner ce tableau de ce qu'il sait si bien faire, expressions élégantes, style charmant et sensible. Il ne semble pas que Monvel ait trouvé l'idée si bonne...]

Théatre de la Nation.

La seconde représentation des Victimes cloîtrées a excité le plus vif enthousiasme. M. Fleury sur-tout a rendu l'abandon du désespoir avec la supériorité d’un comédien achevé.

Parmi les divers journaux qui ont parlé de cet ouvrage, l’un, en détaillant la fable scène par scène, avec sa prolixité ordinaire, diminue l’intérêt et la curiosité. L’autre , en attaquant le genre, non sans quelque fondement, trouve que la pièce, au milieu de beaucoup d'invraisemblances, offre de beaux effets. Nous avons prouvé, en rendant compte du Souterrein, que nous étions aussi ennemi que tout autre des invraisemblances, puisque nous avons relevé avec courage toutes celles que plusieurs journalistes ont depuis passé sous silence ; mais nous avons trouvé les Victimes cloîtrées exemptes de cette tache qui dépare le meilleur ouvrage. Nous croyons donc que c’est à tort que 1'auteur de cet article taxe cette pièce d'invraisemblances. S’il en trouvoit, au moins devroit-il les faire connoitre.

Nous saisissons cette occasion pour proposer à M. Monvel un moyen nouveau de déployer dans cet ouvrage ses talens et sa sensibilité, et de reposer agréablement l’esprit et l’ame du spectateur péniblement et, douloureusement affectée des scènes horribles du quatrième acte.

Tous ses personnages retournent à la maison de Francheville. L’auteur pent [sic] offrir un cinquième acte. Les valets sont fidèles et attachés à leur maître. . . . . . Quel effet a dû produire sur eux le récit des persécutions qu’a éprouvées Dorval ! quelle joie de revoir Eugénie qu’ils croyoient perdue pour eux ! . . . Madame de Saint-Alban, entichée de fausses idées de grandeur, aveuglée par l’hypocrite pere Laurent, ouvre enfin les yeux. . . . . Avec quelle amertume elle se reproche sa funeste confiance dans un scélérat ! avec quelle sincérité elle abjure ses sentimens aristocratiques, ses tons dédaigneux envers de bons domestiques, ses préjugés gigantesques sur la prétendue inégalité des hommes ! Dorval, égaré par le fanatisme, livré au plus affreux désespoir, passe du comble de l'infortune et du malheur à la félicité la plus parfaite. . . . . Tout à l’heure il poussoit des hurlemens dans un cachot fétide, sans espoir d’en sortir. Maintenant il est chez M. de Francheville, il presse Eugénie contre son sein, il l’arrose de ses larmes......larmes délicieuses ! il est doux de pleurer ses maux passés ; il recouvre une épouse adorée ! quels transports ! quelle ivresse ! son ame ne suffit pas à son bonheur...... et le ciel accusé est justifié.... il rend la vertu heureuse.

M. Monvel trouvera un autre avantage précieux au théâtre, celui de réunir deux actes absolument opposés, opposés dans les lieux, un appartement au lieu d’un cachot, opposés dans les situations, des jouissances et des plaisirs au lieu d’angoisses et de tortures.

Telles sont nos idées que nous offrons sans ordre à M. Monvel. Il est accoutumé à faire beaucoup de peu de chose..... et si ce tableau lui rit, il peut l’embellir de l’élégance des expressions, du charme du style, de la sensibilité, de l’ame et de l'épanchement du cœur ; alors les personnes faciles à s’affecter, qui redoutent l'épreuve douloureuse de la pénible représentation du quatrième acte, trouveront , dans le cinquième, un dédommagement à leur peine, un soulagement aux larmes qu’elles auront versées, et partiront joyeuses et satisfaites.

L’Esprit des journaux français et étrangers, 1791, volume 5 (mai 1791), p. 300-309 :

[Article qui reprend le compte rendu paru dans le Mercure de France, tome CXXXIX, n° 16 du samedi 16 avril 1791, p. 121-130, auquel a été ajouté simplement le second paragraphe consacré à déplorer la fin de la comédie remplacée par le drame sombre, inspiré des romans anglais.

Tout d’abord, le critique souligne le profond changement qu’il voit dans les productions actuelles : c’est le règne du drame, de l’horreur, abusivement confondue avec l’intérêt, « ce sentiment doux qui effleure l'ame sans la déchirer », c’est la fin de la comédie. Puis il se lance dans l’exercice obligatoire du récit de l’intrigue, très détaillé, acte par acte, en insistant sur la force des émotions que la pièce montre. Il décrit aussi le dispositif scénique de l’acte 4 (deux cachots visibles en même temps). Le récit achevé par l’apparition de la garde nationale en deus in mahina, il arrive enfin à la partie proprement critique. Pas moyen de nier le succès de la pièce, il faut bien lui reconnaître de grandes qualités (« le sujet en est simple, & la conduite savante ; les passions y sont fortes, les caracteres prononcés & soutenus ; toutes les situations sont bien amenées & prises du fond du sujet ». Mais très vite le ton change : des interrogations remettent en cause la légitimité du choix d’un tel sujet. Dans la situation nouvelle (les monastères ont été supprimés), la pièce n’a plus valeur de mise en garde, et elle ne risque guère que de raviver les dissensions au sein d’une société déjà déchirée. Et c’est un programme positif que le critique propose comme moyen d’échapper à ces sujets religieux déjà usés : il lance un appel à un théâtre engagé, destiné à la formation morale et politique des citoyens. Et Monvel lui paraît à la hauteur d’une telle mission. Dernier passage obligé : féliciter les acteurs qui ont si bien joué cette pièce.]

On a donné, le 28 mars, la première représentation des Victimes cloîtrées, drame en quatre actes & en prose, par M. Monvel.

Il étoit aisé de deviner, par les titre des Victimes cloîtrées, l'intrigue de cette piece ; mais on étoit loin de soupçonner le degré d'horreur qu'elle pouvoit inspirer. Tout ce qu'il y a de plus sombre dans les romans anglois se trouve réuni dans ce drame noir, auprès duquel le comte de Comminge, les Calas & le Souterrein sont des comédies. Ce genre de spectacle réussit enfin, & Thalie éplorée a fui pour long-tems la scene ; ou, si elle paroît dans quelques petites pieces, son rire est forcé, & l'on reconnoît en elle plus de grimace que de bon comique. Le drame enfin, au regard sinistre, à la marche inégale, le drame l'emporte sur elle, & nous voyons nos auteurs bien dramatiques se disputer à qui donnera la plus belle horreur : mais nous n'avons encore rien vu ; il s'en prépare de tous les côtés, & bientôt la scene, après avoir chanté les héros, va remettre sous nos yeux les p1us infâmes brigands, les tortures, les bûchers & peut-être les échafauds. On dit, en voyant ces sortes d'ouvrages., il y a de l'intérêt. Quand cessera-t-on de confondre l'intérêt, ce sentiment doux qui effleure l'ame sans la déchirer, avec l'horreur qui glace les sens, qui suspend toutes les facultés, & produit le même effet que le saisissement ? Nous l'avons déja dit, & nous ne pouvons nous lasser de le répéter..... mais revenons à notre drame qui, comme tel, est un ouvrage très-estimable, & dont l'intérêt est réellement puissant sur le physique comme sur le moral.

Dorval, dont les parens s'étoient enrichis dans l'honorable profession du commerce, est près de s'unir avec Eugénie, fille du comte de St.-Alban, & niece du marquis de Francheville. Ils sont l'un .& l'autre ses intimes amis, & favorisent ses prétentions à leur alliance. Mais Mad. de St.-Alban, follement entichée de sa noblesse, & entretenue dans ses idées de vanité par le pere Laurent son directeur, contrarie sourdement leurs projets & l’inclination de sa fille. Le départ de M. de Francheville pour l'Amérique, des affaires qui l'appellent elle-même à Paris avec son mari, lui servant de prétexte pour retarder le mariage, Eugénie est mise dans un couvent choisi par le pere Laurent, qui en dirige aussi la supérieure. C'est en vain que Dorval s'y présente plusieurs fois pour voir son amante ; on lui refuse l'entrée du parloir. Bientôt le bruit se répand qu'Eugénie est attaquée d'une maladie contagieuse qui lui interdit les visites de ses compagnes, On publie ensuite sa mort ; & ses funérailles se font avec le plus grand appareil, quoique dans: l'absence de ses parens. Désespéré de sa perte, Dorval veut renoncer au monde. Il s'adresse dans ce projet au pere Laurent, qui lui a paru s'intéresser toujours à son sort. Celuí-ci, espérant faire profiter sa maison des grandes richesses de Dorval, lui prodigue les marques les plus perfides d'amitié, pour l'engager à entrer dans son couvent. II abrege même pour lui le tems des épreuves du noviciat, & se dispose à recevoir ses vœux le lendemain. C'est en ce moment que la piece commence.

La scene se passe dans une ville de province, où l'on vient d'élire pour maire M. de Francheville, arrivé depuis peu d'Amérique, & attendu ce jour même dans sa maison. Comme on attend aussi de Paris M. & Mad. de St.-Alban, le caractere de ces trois personnages est annoncé dé la maniere la plus vive & la plus naturelle par l'expression des sentimens que fait naître l'idée de leur retour dans l'ame de leurs domestiques. M de Francheville est bon, affable, généreux ; Mad. de St.-Alban est fiere, exigeante & superstitieuse ; son mari est l'esclave de tous les caprices de sa femme. Personne ne peut souffrir le pere Laurent. C'est lui qu'on accuse de la mort d'Eugénie, & du désespoir de Dorval. Il n'est guère mieux traité par le pere Louis, honnête religieux de son couvent, qui instruit de l'arrivée prochaine de M. de Francheville, accourt pour lui parler du secret le plus important pour le bonheur de Dorval son ami. Il ne le trouve point ; & pressé par l'heure de la retraite, il recommande à un vieux domestique de M. de Francheville, de prier son maître de venir lui parler au couvent aussitôt après son retour. A peine est-il sorti, que M. de Francheville arrive, & bientôt après, M. & Mad. de St.-Alban. M. de Francheville reçoit avec la plus vive sensibilité les témoignages d'attachement de tous les gens de la maison. II leur a apporté quelques présens de l'Amérique. Vous vous occupez toujours des autres, lui dit-on. — Eh ! sans les autres, que ferois-je de moi ? Madame de St.-Alban sa sœur n'est pas, à beaucoup près, si humaine ; loin d'être touchée des sentimens de ses domestiques, elle s'en offense, & les repousse. L'expression naïve de leur affliction lui semble une familiarité insultante, & leur joie méme un outrage.

Au second acte, le pere Laurent s'empresse de venir reprendre le cours de ses visites auprès de sa dévote. II fait sonner bien haut à ses oreilles le titre de Mad. la comtesse qu'il lui donne à tout propos. L'entretien s'engage sur Eugénie & sur Dorval. M. de Francheville ne lui déguise point son mépris & son indignation, le pere Laurent supporte ces reproches avec une résignation hypocrite. II annonce que Dorval doit prononcer ses vœux le lendemain ; mais qu'auparavant il a voulu voir ses amis. Il l'a laissé dans la piece voisine. On court le chercher. Il paroît. A l'aspect d'une famille qu'il a été si près de regarder-comme la sienne, Dorval se sent attendrir. Il se jette affectueusement dans les bras du pere & de l'oncle d'Eugénie. Bientôt la douleur de sa perte se réveille avec plus de vivacité. Le trouble de la raison se peint dans l'égarement de ses transports. Ce n'est point la religion qui le porte à ensevelir ses jours dans un cloître ; il y est précipité par le désespoir. Le pere Laurent, effrayé, veut le faire revenir à lui-même, & l'arracher de cette maison. Non, lui répond-il en le repoussant ; je vous appartiendrai demain, aujourd'hui je suis encore à moi. Il reproche à ses deux amis leur faiblesse ; il s'emporte avec plus de fureur contre Mad. de St.-Alban, qu'il accuse de la mort de sa fille, tombe à ses pieds pour lui demander pardon de ses outrages, & les renouvelle aussi-tôt avec plus d'emportement. Il cherche des yeux le portrait qu'il a fait autrefois d'Eugénie, arrache le rideau qui le couvre, tombe à genoux devant lui, lui adresse ses plaintes & ses regrets, se releve, & se jettant dans les bras du pere Laurent, le conjure de l'entraîner hors de ce séjour. Cette scène est faite avec beaucoup de talent.

La scène change au troisieme acte, & représente une piece de l'intérieur du monastère. Dorval, abîmé dans sa rêverie, porte ses pas le long du mur qui sépare son couvent de celui où étoit Eugénie. Il croit encore la voir & l'entendre, & lui adresse ses regrets passionnés. M. de Francheville, appellé par une lettre pressante qu'il vient de recevoir du pere Louis, ne peut parler à ce religieux, retenu dans sa chambre par l'ordre de ses supérieurs. Il rencontre Dorval, & emploie les instances les plus vives & les plus touchantes pour le détourner de sa résolution. Le P. Laurent, inquiet de cet entretien, vient déclarer à M. de Francheville que l'heure où l'on ferme la maison est déja passée. M. de Francheville indigné, redouble de zele & d'éloquence pour faire abandonner à Dorval son funeste dessein ; Dorval est prêt à céder à la force de ses représentations. Allez, lui dit le pere Laurent, allez dans le monde oublier celle qui vous fut si chere, vous n'y trouverez plus rien qui vous parle de votre Eugénie. A ce trait, qui produit le plus grand effet au théâtre, Dorval se rengage plus fortement que jamais dans sa résolution. Le pere Laurent triomphe, & M. de Francheville se retire. Le pere Laurent sort peu après. Dorval est bientôt tiré de sa profonde mélancolie par le pere Louis, devenu libre depuis la sortie de M. de Francheville. Dans un incendie, qui a consumé derniérement une partie du monastère, le pere Louis a sauvé des flammes les papiers du pere Laurent, alors absent de la maison. Parmi ces papiers, un écrit a frappé ses regards ; c'est une lettre de la supérieure du couvent où étoit Eugénie. On y voit qu'Eugénie ayant refusé de se rendre à la passion infâme du pere Laurent, la supérieure, qui trempoit dans le complot, dans la crainte qu'Eugénie ne le révèle, a résolu de s'en défaire. Cette lecture porte un coup si terrible à Dorval, qu'il tombe sans connoissance. Le pere Louis se sauve au bruit de l'approche du pere Laurent. Celui-ci trouvant Dorval étendu à terre, sans mouvement, s'empresse de le secourir ; Dorval, revenu par degrés à lui-même, se livre à tous les accès de rage où le jette la .présence du monstre. II regrette de n'avoir plus ses forces pour le déchires . Etonné de ses fureurs, le pere Laurent a recours à ses démonstrations ordinaires d'intérêt & d'amitié. Dorval lui présente la lettre qui vient de lui révéler ses crimes. son ennemi confondu change alors de langage, lui annonce la mort, & le fait entraîner par quelques religieux qui lui servent de satellites.

La scene représente au quatrieme acte deux cachots séparés par un mur épais qui descend sous terre entre les deux couvens. Dans le premier est Eugénie qui nous apprend au milieu de ses plaintes comment elle s'y trouve renfermée, après le bruit qui a couru de sa mort. Au bout de quelques instans le second cachot s'ouvre, & l'on y voit précipiter Dorval. Cette situation des deux amans, qui se croyent arrachés l'un à l'autre sans retour, & qui ne sont séparés que par un si étroit intervalle, est du plus grand intérêt. Eugénie voit sa lampe près de s'éteindre, & se précipite pour la ranimer. Oh ne meurs pas, lui dit-elle, toi seule qui vis autour de moi. La douceur de ses plaintes contraste avec les transports de fureur qui agitent Dorval. Il se livre aux plus violentes imprécations contre le ciel. En parcourant la prison il souleve un voile sur lequel sont tracés des caracteres de sang. Ils luî apprennent qu’il trouvera renfermée dans une tombe une barre de fer dont il pourra se servir pour renverser des pierres déja ébranlées par un long travail. Il court chercher cet instrument, le saisit, & dans un mouvement, de l'effet le plus pathétique, il se précipite à genoux pour rétracter les blasphèmes qu'il vient de proférer. Il découvre bientôt l'endroit qui lui est désigné pour achever de s'ouvrir une issue. Il y travaille avec ardeur. Eugénie attirée par le bruit qu'elle entend, le seconde de son côté ; les pierres tombent, les deux amans s'envisagent. Eugénie reconnoît Dorval & va tombes sur sa couche ; il se précipite sur elle pour la rappeller à la vie. Un grand bruit se fait entendre au même instant. C'est M. de Franchevill , qui, instruit de tout par le pere Louis, accourt avec la garde nationale, force la porte du cachot, & reconnoît Eugénie, qui, en revenant à elle-même, se trouve entre les bras de Dorval & de ses . parens.

Cette piece a eu un grand succès. Le sujet en est simple, & la conduite savante ; les passions y sont fortes, les caracteres prononcés & soutenus ; toutes les situations sont bien amenées & prises du fond du sujet. Mais pourquoi choisir un sujet qui ne présente que des situations pénibles & révoltantes, où le cœur est continuellement resserré pour sentir plus douloureusement ses blessures ? La représentation de Mélanie aurait épargné bien des crimes à des peres barbares : quel est ici l'objet de l'auteur ? Il eût été louable sans doute, s'il avoit fallu désabuser la nation sur des établissemens dangereux, & lui en faire désirer le renversement ; mais aujourd'hui que leur suppression est décrétée & consacrée par un assentiment général ; à quoi bon fouiller dans leurs ruines pour nous montrer les horreurs qu'elles recelent ? Les esprits ne sont-ils pas assez échauffés sans agiter de nouveaux brandons ? Est-ce après tant de meurtres, qu'il faut-repaître les yeux de cadavres & de sang ? Encore quelques-uns de ces spectacles atroces, qui nous défendra du spectacle des gladiateurs ? D'ailleurs, ces sujets de .nonnes & de moines, répétés à l'envi sur tous les théatres, commencent à vieillir. Développer sur la scene les principes de la constitution, en faire sentir les inestimables avantages, exciter aux plus grands sacrifices pour la soutenir ; avec la passion de la liberté, inspirer l'horreur de la licence ; pénétrer de plus en plus les bons citoyens de l'amour de leurs devoirs ; ramener les plus rebelles par la modération & la générosité ; porter dans tous les cœurs le désir de la concorde ; leur imprimer la soumission à la loi & le respect pour ceux qui la font exécuter : voilà des objets qui, habilement fondus dans une action dramatique, réuniroient le charme de la nouveauté à l'intérêt le plus puissant pour un peuple qui vient de se conquérir une patrie, qui seroient bien plus dignes d'exercer le talent que M. Monvel a montré dans la piece dont nous venons de présenter l'analyse.

Cette piece est jouée avec une perfection qui ne laisse rien à désirer. On a sur-tout distingué le naturel piquant de M. Dazinconrt dans le rôle d'un vieux domestique, le jeu animé de M. st.-Phal dans; celui de l'honnete pere Louis, la diction franche & éloquente; de : M. Vanhove dans celui de Francheville. On a applaudi à la maniere dont Mlle. Contat., belle dans ses larmes comme la Magdelaine de Lebrun a rendu plusieurs expressions touchantes d'Eugénie. Mais on doit les plus grands éloges à M. Fleury, qui, dans tout le cours de son rôle, exprime avec la plus grande énergie l'amour, la frénésie & le désespoir, toutes les passions qui agitent Dorval.

D’après la base César, la pièce a été jouée 46 fois au Théâtre de la Nation (25 fois en 1791, 10 fois en 1792, 11 fois en 1793). Elle est reprise en 1795 : 8 fois au Théâtre Feydeau, 15 fois au Théâtre français de la rue de Richelieu ; en 1796, 3 fois au Théâtre de la rue Antoine, 6 fois au Théâtre français de la rue de Richelieu, 1 fois au Théâtre Feydeau ; ensuite, la pièce est reprise dans de nombreux théâtres (7 fois en 1797, 9 fois en 1798, 7 fois en 1799). Soit un total de 102 représentations. Et la pièce a survécu au changement de siècle, puisqu'elle est encore reprise en 1830.

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