La Mort d'Adam

La Mort d'Adam, tragédie lyrique en trois actes, de Guillard, musique de Lesueur, 21 mars 1809.

Académie impériale de Musique.

Titre :

Mort d’Adam (la)

Genre

tragédie lyrique

Nombre d'actes :

3

Vers / prose

en vers

Musique :

oui

Date de création :

21 mars 1809

Théâtre :

Académie Impériale de Musique

Auteur(s) des paroles :

Guillard

Compositeur(s) :

Lesueur

Almanach des Muses 1810

Sélime, fille d'Adam, et le jeune Eman, doivent s'unir dans le jour ; les compagnes de Sélime célèbrent, par des chants et des danses, le bonheur dont ils vont jouir. Eve vient de leur apprendre que le plus jeune des enfants d'Adam, Sunim, a disparu. Adam arrive, et, resté seut avec Seth, prédit sa fin prochaine. Le souvenir de sa première faute l'accable. Tout-à-coup le ciel tonne, le théâtre s'obscurcit ; un Ange paraît, et annonce à Adam qu'il mourra avant que le soleil ait terminé son cours. Adam se résigne, et Seth prie le ciel de prolonger les jours de son père. Caïn accable Adam de reproches, et fait des vœux pour voir s’anéantir avec lui toute la nature. Il accuse le ciel, et, conduit par Adam sur le tombeau d'Abel, il vomit des imprécations contre l'auteur de ses jours. Au nom de l'enfer, il menace Adam de sa dernière heure. Caïn se repent d'avoir maudit son père, et fuit dans la forêt des cèdres. Adam est endormi. Eve arrive, tressaillant de joie ; Seth le lui montre endormi près l'autel d'Abel. Le soleil touche à son couchant, et c'est le terme fatal que le ciel a fixé pour la vie du premier homme. Adam se réveille ; Eve veut mourir avec lui. Les enfants d'Adam paraissent ; tous implorent sa bénédiction paternelle ; Adam les bénit ; l'heure terrible sonne ; un bruit sourd annoncer la dernière heure d'Dadam, et il meurt. Le théâtre change ; la nature est en deuil ; Satan et ses Démons viennent réclamer leur proie ; ils menacent d'escalader les cieux. Satan jure de poursuivre, sans repos, l'homme et sa race ; en même temps, il descend dans le royaume sombre pour rassembler ses forces. Le théâtre change de nouveau ; c'est le ciel qui paraît dans toute sa splendeur. Les chœurs célestes célèbrent l'arrivée d'Adam, qui bientôt monte au séjour des bienheureux.

Sujet triste ; peu d'action, peu d'intérêt. Musique savante, mais monotone. Décoration ravissante au dénouement.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Roullet, 1809 :

La Mort d'Adam et son apothéose, tragédie lyrique en trois actes. Représenté pour la première fois sur le Théâtre de l'Académie impériale de musique, le vendredi 17 mars 1809.

Sur la page suivante :

Le Poëme est de Mr. Guillard.

La Musique est de Mr. Lesueur, Directeur de la musique de la chapelle de S. M. l'Empereur et Roi.

Les Ballets du dernier Acte sont de la composition de Mr. Gardel, Maître des Ballets de S. M. l'Empereur et Roi.

Ceux du premier Acte sont de Mr. Milon.

Il a été fait, aux dernières répétitions, dans l'Apothéose, des retranchemens qu'il n'était plus tems de faire dans l'impression.

La Mort d'Adam a eu bien du mal à paraître sur la scène : en 1801, Lesueur publie une Lettre en réponse à Guillard sur l'Opéra de la Mort d'Adam, dont le tour de mise arrive pour la troisième fois au Théâtre des Arts et sur plusieurs points d'utilité relative aux arts et aux lettres. Manifestement, les obstacles étaient nombreux !

[Le texte est celui de la brochure de brumaire an 10, pris dans Google Books.

Publication provisoire (demande à, être améliorée, mais elle est en concurrence avec d'autres tâches). J'ai essayé de rendre compte de la variété des effets de caractère, malgré l'incapacité du traitement de texte employé d'afficher les petites majuscules. J'ai donc fait le choix maladroit de remplacer les petites majuscules de l'original par des caractères gras. Sinon, j'ai respecté la distinction entre minuscules et majuscules. Pour les notes, j'ai choisi de les placer à la fin du paragraphe où elles sont appelées. Certaines sont très longues et couupent plusieurs pages dans la brochure originale. J'ai également voulu donner les numéros de page, mais sans interromper le texte. J'ai donc choisi de placer ces numéros au début du premier paragraphe de chaque page, si bien que certains numéros n'apparaissent pas (aucun paragraphe ne débute dans ces pages), et que les pages sont de longueur très inégale, très brèves ou très longues (simple reflet de la longueur très variable des paragraphes.]

Lesueur, Lettre en réponse à Guillard sur l'Opéra de la Mort d'Adam, dont le tour de mise arrive pour la troisième fois au Théâtre des Arts et sur plusieurs points d'utilité relative aux arts et aux lettres.

La page de titre de la brochure porte le texte suivant :

LETTRE

EN RÉPONSE

A GUILLARD.

Sur l'Opéra de la Mort d'Adam, dont le tour de mise
arrive pour la troisième fois au Théâtre des Arts

Et sur PLUSIEURS POINTS D'UTILITÉ
RELATIFS AUX ARTS ET AUX LETTRES;

PAR LESUEUR,

De plusieurs Sociétés savantes, Membre et l'un des Inspecteurs
de l'enseignement du Conservatoire de Musique (ci-devant Maître de
Chapelle de l'ancienne Métropole de Paris):

POUR ÊTRE DISTRIBUÉE, AUX AUTORITÉS.

_________

PARIS,

BAUDOUIN, Imprimeur de l'Institut national des sciences et
des arts, rue de Grenelle-S.-Germain, no. 1131.

BRUMAIRE AN X.

____________________________________________________________

AVERTISSEMENT.

[1] Les vrais appréciateurs des beaux arts, ceux de la musique dramatique (découverte et perfectionnée en France) ; les admirateurs de sa renommée acquise depuis plus de quarante ans par les Rameau, les Gluck, les Philidor, les Grétry, par les Piccini, les Monsigny, les Sacchini, et autres grands maîtres vivans (renommée avouée aujourd'hui par les étrangers eux-mêmes et leurs écrivains) ; ces vrais appréciateurs, disons-nous, ont eu souvent à gémir des efforts que les ennemis de toute gloire, chez les Français, ont faits déprécier leurs beaux arts, et particulièrement celui de la musique dramatique.

Depuis plusieurs années, ces mêmes ennemis emploient avec adresse la voix publique pour entourer, étourdir même les autorités, des dépréciations suivantes, en répandant avec profusion ;

[2] 1°. Qu'il n'y a plus de compositeurs capables de renouveler ou continuer le répertoire du théâtre des Arts ;

2°. Que, quand bien même il en existeroit, il n'y a plus, au Grand-Opéra (disent-ils), ni les talens scéniques, ni les comédiens lyriques capables d'exécuter les ouvrages qu'ils feroient, avec la perfection dont l'ont été les chefs-d'œuvre de Gluck et de Piccini, dans leur nouveauté ;

3°. Qu'il faudroit trouver à remplacer sur-le-champ les acteurs lyriques et les compositeurs Français.

Avec de pareilles assertions, je conçois qu'on pourroit facilement amener les autorités à supprimer le théâtre des Arts, le théâtre de la vraie musique dramatique, pour y laisser substituer, dit-on, (eh ! pourroit-on le croire ?. . . .) un opéra sérieux étranger qui s'appuieroit de nos ballets. Une fois cette habitude prise par les Parisiens, et les chefs-d'œuvre de nos grands musiciens-dramatiques oubliés, que deviendroit alors la nécessité de perfectionner une école de musique dramatique en France, dont un des principaux buts eût été de fournir, vis-à-vis de l'étranger, ses preuves glorieuses au théâtre des Arts ? Que deviendroit alors le besoin de former, parmi les Français, des élèves-chanteurs, des élèves-acteurs lyriques, des élèves-compositeurs, pour soutenir la gloire de cette école, si le grand théâtre lyrique n'existoit plus, ou du moins s'il n'avoit besoin que de poëmes en langues étrangères, et par conséquent que de poëtes, de compositeurs et de chanteurs étrangers?

[3] Comment a-t-on déja pu préparer et amener plusieurs gens de goût, plusieurs personnes éclairées, à presque se rendre à ces idées, à prêter l'oreille à de si dangereuses maximes ?

Ces ennemis de la gloire des arts en France, en répandant depuis long-temps, avec dessein, qu'il ne falloit plus de grands ouvrages à l'opéra, sous le faux prétexte qu'ils n'étoient plus dans le goût de la génération actuelle, et qu'il falloit conséquemment bannir la tragédie lyrique ; ces ennemis, disons-nous, amateurs de l'opéra de genre, ont déprimé les grands-opéras, sans s'apercevoir qu'en faisant brûler la maison de leur voisin ils mettoient la leur dans le plus grand péril, et dans le cas d'être renversée et rebâtie pour l'opéra sérieux des étrangers.

[4] Il seroit certes d'un grand avantage pour le bon goût du chant, pour la pureté du style, pour la richesse de mélodie, pour la naïveté d'expression autant que pour la sagesse de facture musicale, de faire venir ce genre d'opéra à Paris, mais à côté, et non sur les débris du Grand-Opéra français, qu'il faut rendre à sa première gloire dont Paris s'enorgueillissoit tant autrefois, et que l'étranger lui-même venoit admirer. Qui répondroit même qu'on ne pût le faire arriver au-delà de cette ancienne splendeur, pour peu que l'amour-propre français voulût que la bonne musique, que la musique dramatique se naturalisât chez lui, comme les autres arts, les sciences et les lettres, s'y sont naturalisés.

Alors l'opéra sérieux des Italiens seroit, à la vérité, très-utile pour nous inspirer la grace du chant, mais l'Opéra français ne seroit point en reste avec lui ; il lui inspireroit à son tour l'art de la musique dramatique ; car quelle nation de l'Europe aujourd'hui pourroit nous offrir de grands opéras dont la musique fût plus théâtrale, plus profondément scénique que celle de Gluck, de Philidor de Piccini, de Grétry et de Sacchini, composée en France d'après le goût dramatique et la manière de sentir des Français (1) ?

(1) Ne faire que de la musique prétendue dramatique en négligeant la mélodie ; certes, ce ne seroit point assez. Ne faire que de la musique prétendue italienne qui négligeroit l'entente du théâtre ; ce ne seroit point atteindre davantage le but. Mais fondre le raisonnement réfléchi, le raisonnement dramatique de notre scène lyrique, avec les moyens naïfs et séducteurs, avec les moyens mélodieux et tout-puissans de la scène italienne, sans y oublier tout ce qui peut exister de grand dans les maîtres allemands..... Voilà, à mon sens, la perfection à laquelle on doit tendre ; voilà celle qu'atteignoient Gluk, Sacchini et Piccini.... Suivons la route qu'ils nous ont ouverte, elle est immense..... et l'on formera en France la plus riche de toutes les écoles.

[5] Répondons maintenant aux objections rapportées ci-dessus.

Nous n'avons plus, dit-on, de compositeurs capables de renouveler ou de continuer le répertoire du théâtre des Arts. Pour donner du poids à cette assertion, pourquoi s'appuie-t-on seulement du petit nombre de bons ouvrages qui ont paru au Grand-Opéra, depuis dix à douze ans ? N'est-ce pas aussi avoir trop présumé de nos forces, que de n'avoir envoyé dans l'arène que deux ou trois compositeurs, sur les sept à huit qu'on pouvoit y appeler ? Est-il raisonnable de vouloir mettre en comparaison le Grand-Opéra français (soutenu seulement de ces deux ou trois bons compositeurs) avec l'Opéra sérieux italien, soutenu de Cimarosa, de Paësiello de Sarti, de Vicenzo Martini, de Gulielmi, de Zingarelli et de trois ou quatre autres maîtres célèbres qui font ensemble un faisceau redoutable ?

[6] Avant donc de vouloir condamner sans appel le Grand-Opéra de Paris, sans l'avoir entendu dans les ouvrages qu'il eût pu offrir depuis dix à douze ans, et qu'il peut produire encore, avez-vous montré de votre côté tous vos Cimarosa, tous vos Paësiello, vos Sarti, vos Gulielmi, etc. ? – Non, car depuis dix à douze ans que Grétry, Chérubini, Méhul, Gossec, Martini, Leberton, Langlé et d'autres encore eussent pu produire chacun quatre ou cinq ouvrages au théâtre des Arts, tous ont été laissés dans l'inaction ; aucun n'a été appelé par le théâtre des Arts à travailler. Méhul seul est parvenu, après bien des peines et des contradictions, à y faire entendre deux opéras ; Grétry lui-même n'en a donné guère plus depuis cette époque. Est-il juste alors de s'en être seulement reposé sur deux ou trois bons compositeurs, pour soutenir seuls au théâtre des Arts tout le poids de la gloire immense que lui avoient acquise Gluck, Sacchini, Piccini, Grétry, Rameau et Philidor ? La partie ouverte entre le Grand-Opéra français et le Grand-Opéra italien n'est pas juste. Procurez donc au moins le contrepoids. Mettez aux mains, si vous voulez, le Grand-Opéra italien avec le Grand-Opéra français ; mais n'ôtez pas à l'un une partie de ses hercules en les doublant pour l'autre.

[7] Passons à la seconde objection. Quand bien même il existeroit, dit-on, de quoi former un faisceau de ce qui nous reste de grands musiciens pour relever, ou du moins soutenir le Grand-Opéra, il n'y a plus, ajoute-t-on, ni les talens scéniques, ni les comédiens lyriques capables d'exécuter les ouvrages de ces musiciens.

Fausse assertion ! (chants, ornemens et broderies de comédie-lyrique à part :) qu'on me trouve dans toute l'Italie un assemblage d'acteurs ou comédiens-lyriques qui nous représentent, peignent et expriment une action-tragique animée, échauffée, organisée par les sublimes musiques dont Gluck, Grétry et Sacchini ont enrichi notre Grand-Opéra, et cela avec plus de talens scéniques et plus d'entente théâtrale qu'Adrien, Laïs, Cheron, Lainez, Maillard, et que bien d'autres du théâtre des Arts ; en y joignant l'aplomb majestueux et imposant, ainsi que l'ensemble solennel des chœurs, de l'orchestre et de la danse mimique et héroïque du théâtre des Arts, . . . alors je passerai condamnation.

[8] Convenons donc de bonne foi que si le Grand-Opéra laisse quelquefois à desirer (comme on le crie bien haut depuis long-temps) pour la douceur, la clarté, la limpidité de mélodie, en un mot pour la simplicité d'expression qui ne doit jamais sortir des véritables moyens-musicaux, le Grand-Opéra italien laisse peut-être bien plus à desirer encore pour toutes les sortes de talens-scéniques et mimiques que le Grand-Opéra français posséde. Le théâtre des Arts peut acquérir bien plus vîte ce qui lui manque du Grand-Opéra italien, que celui-ci ne peut acquérir ce qui lui manque du premier.

Ils ont donc été bien imprudens ceux qui, pour faire tenir le Grand-Opéra de Paris, et pour se rendre maîtres, dit-on, des déplacemens et remplacemens à y faire, ont cru qu'il falloit d'abord s'étudier à entourer et étourdir les autorités de leurs fausses assertions ; . . . . . ils ont donc été bien imprudens ceux qui se sont attachés à déprécier sans distinction les talens-scéniques qui pourtant y existent encore : ils ont donc été bien imprudens ceux qui, comptant sur la facilité des remplacemens, ont osé promettre prématurément des fruits trop précoces, et qui ne sont point encore arrivés à la maturité où certes on peut les faire parvenir. Il ne suffit pas d'étourdir les autorités, en déprimant auprès d'eux le Grand-Opéra, pour en venir à cette fin ; il faudroit au moins, a-t-on raison de dire, il faudroit avoir dans les mains des sujets tout prêts et capables d'opérer cette régénération.

[9] Si on n'a pas eu jusqu'ici, si on n'a pas et si on ne peut avoir d'ici à quelque temps un assez grand nombre de sujets capables d'aider les acteurs qui aujourd'hui soutiennent encore l'Opéra, à quoi bon fatiguer, tourmenter sitôt le Gouvernement de la fausse idée qu'il n'y a plus aucun talent au théâtre des Arts, idée qui ne peut avoir, assure-t-on, qu'un but d'intérêt personnel de la part de ceux pour qui la régénération est plutôt un prétexte pour y introduire leurs créatures, que pour faire arriver l'art à sa plus grande perfection ? seul but cependant qu'on devroit avoir.

[10] Le Gouvernement, impatienté du bruit de ces continuelles assertions, et ne voyant point arriver assez vîte les sujets qu'on prépare et qu'on lui fait avec raison espérer, finiroit peut-être par accueillir ces dépréciations des sujets du théâtre des Arts, et par regarder le Grand-Opéra comme incapable de nous honorer désormais vis-à-vis de l'étranger : et, si on l'amenoit à cette persuasion, pourquoi alors ne deviendroit-il pas indifférent ou à sa stabilité ou à sa suppression ? et pourquoi les amateurs du nouveau, venant à la traverse, ne viendroient-ils pas à bout de déterminer l'autorité à laisser supprimer le théâtre des Arts pour lui substituer le Grand-Opéra étranger, tandis que, dans plusieurs capitales de l'Europe, on joue aujourd'hui le Grand-Opéra français, quoique dénué de la perfection que l'ensemble magique lui donne encore à Paris.

Une fois supprimé. . . . . . il ne se releveroit jamais. . . . . . L'émulation des acteurs lyriques et celle des compositeurs de génie qui pourroient parvenir à honorer leur art, seroient éteintes. L'art musical qui, chez les Français est enfin (après de nombreux efforts) arrivé à l'époque d'arracher à l'étranger le tardif aveu, que l'École française pourroit rivaliser les Écoles allemandes et italiennes, retomberoit pour des siècles dans une nuit totale en France ; et les étrangers, profitant de sa chute, attireroient nos artistes, et se feroient une gloire de relever chez eux l'édifice que nous aurions abattu.

[11] L'Opéra de Paris, qui a toujours attiré et qui peut parvenir encore, plus qu'on ne le pense peut-être, à attirer la curiosité et l'or de l'étranger, se verroit enseveli, et regretté des gens de goût, des hommes sages qui chérissent jusqu'à la moindre portion de gloire de leur pays. Ils s'écrieroient, en entendant ce qu'on lui auroit substitué : « Ils se sont hâtés de détruire, ayant des talens capables d'édifier et de créer . . . . de créer, en se tenant dans les sentiers glorieux ouverts par Gluck et Sacchini que nous n'entendons plus ! . . . O légèreté française ! . . . . . »

Passons à la troisième et dernière objection. Il faudroit, dit-on, trouver à remplacer sur-le-champ et les acteurs lyriques du Grand-Opéra, et les compositeurs français.

Remplacer sur-le-champ nos acteurs lyriques ! . . . Ne nous pressons point d'accélérer la chute du théâtre des Arts, en déprimant si vîte des acteurs qu'on sera encore très-heureux de posséder jusqu'à ce qu'on vienne à bout de les bien faire seconder. . . . . On peut l'espérer. . . . . Les bons élèves-chanteurs, les bons élèves-symphonistes, les bons élèves de déclamation lyrique, qui, au Conservatoire, sont dans les mains des maîtres les plus habiles, peuvent grandement donner cette espérance ; et c'est alors que cet intéressant établissement pourra donner des preuves brillantes de son extrême utilité pour concourir à la gloire des arts en France ; mais il faut encore accorder quelque temps à ses travaux ; il faut former des chanteurs à la fois acteurs-lyriques, qui aient étudié, non l'acoustique d'un boudoir, mais bien celui du temple propre à y faire entendre les résultats de l'expression douce ou forte de la tragédie lyrique ; il faut former des acteurs qui sachent deviner ou prévoir ce que produira (à vingt pas d'eux, soit perpendiculairement, soit horizontalement), l'effet plus ou moins en saillie de leur pantomime, ou l'effet de leur organe plus ou moins ouvert, et de leur prononciation plus ou moins articulée. J'en sais à l'Opéra, qui (pour les talens-scéniques), doivent long-temps encore leur servir de modèles. . . Maillard, Adrien, Laïs, Chéron, Lainez, ne vous découragez point ! . . . . ce n'est pas moi seul qui vous juge ; les plus célèbres acteurs du théâtre français de la République (et certes ceux-là s'y connoissent), vous portent une estime distinguée : j'en ai personnellement la garantie, et cette même estime vous assure celle du Gouvernement et de la Nation (1).

(1) Ont-ils tort ou raison ceux qui soutiennent que Laïs est un des plus grands modèles pour les jeunes chanteurs-dramatiques qui se destinent au Grand-Opéra, lorsque Garat lui-même rend justice à ce chantre du sentiment ?. . . . Il n'y a pas plus de doute sur les autres talens scéniques et musicaux qui existent encore au théâtre des Arts, tant sur la scène que dans l'orchestre le premier de l'Europe. Puissent les élèves du Conservatoire, puisse ce brillant espoir de l'école française acquérir un jour la réputation que ceux-ci se sont acquise ! L'enseignement y est des mieux suivis, l'administration des plus actives. . . . Les premiers maîtres en musique et en déclamation y donnent chaque jour les preuves du plus grand zèle. . . . Espérons.

[13] Il se peut que les vérités que j'exprime sans détour comme sans crainte, me suscitent des ennemis capables de faire reculer encore mes ouvrages, ou du moins de leur attirer des désagrémens : alors, s'ils n'attaquent que mon personnel ou mes frèles talens, je les laisserai faire à loisir ; . . mais s'ils attaquent ouvertement l'art, s'ils ne parviennent à faire reculer encore la mise de la Mort d'Adam de Guillard qu'avec le faux prétexte que le genre de la tragédie-lyrique, mêlée au merveilleux, est passé de mode, et que ce GENRE fera tomber le théâtre des Arts ; . . . . je reste sur la brèche, et je les attends. . . . . . . il ne s'agira plus alors ni d'Adam ni d'Ossian que je sacrifierai, j'en donne ma parole d'honneur ! . . et il faudra pourtant en venir (pour le soutien du théâtre des Arts), à faire représenter les grands ouvrages, à faire ouvrir les porte-feuilles de nos grands maîtres, tels que les Grétry, les Chérubini, les Martini, les Gossec et autres. . . . . Puissent-ils être pleins ! . . . . . je fermerai le mien,. . . . et j'attendrai pour le rouvrir, et reparler d'Adam et d'Ossian, que les leurs soient épuisés.

[14] Jusqu'à ce que je sache s'ils ont des tragédies lyriques faites et prêtes à offrir, qu'il me soit au moins pardonné d'avoir examiné, dans la lettre qui va suivre, si le tour et les droits de Guillard étoient réels, et s'il nous restoit en France assez de bons compositeurs, assez de bons acteurs-lyriques, assez de moyens réels de former d'excellens élèves pour prévenir la chute du théâtre des Arts, qui entraîneroit bientôt après elle celle du Conservatoire, et étoufferoit ce brillant espoir de la nation, ces élèves-chanteurs, ces élèves-symphonistes, ces élèves-compositeurs, dont les travaux prêts à être couronnés, n'ayant plus de grand but à atteindre, se trouveroient arrêtés au milieu de leur course.

[15] Cette double chute, tant desirée par les amateurs du nouveau, plongeroit dans un véritable deuil les gens de goût, les gens éclairés, jaloux de la gloire des arts en France, dont le Grand-Opéra français fut toujours le plus bel ornement (1).

(1) Hommes de goût ! artistes français ! du courage ! toutes les subtilités des intrigues ignorantes, quelque hardies, quelque tranchantes qu'elles osent se montrer, S'ÉMOUSSERONT. . . . . Que peuvent leurs efforts appuyés spécieusement sur une prétendue économie ? Que peut le faux jour de ces obscures assertions auprès d'un Gouvernement aussi puissant qu'il est riche et éclairé, auprès d'un Gouvernement qui aime autant et plus que vous encore la splendeur des beaux arts en France ? Il sait que la musique dramatique, que le Grand-Opéra si utile à nos jouissances ; il sait que le Conservatoire si nécessaire à la propagation de l'art, si bien organisé, et à la fois administré avec tant de soin dans son intérieur ; il sait, dis-je, que ces deux établissemens (nécessaires l'un par l'autre) forment en France et formeront un des plus brillans fleurons de la couronne des beaux arts.

Le peu qu'il dépensera pour ces beaux arts, pour les sciences et les lettres, lui sera rendu (et bien au-delà du centuple) par le nombreux concours d'étrangers (admirateurs de l'universalité des connoissances humaines), qui ne trouveront plus qu'à Paris de quoi pleinement satisfaire leur curiosité, soit en visitant nos Bibliothèques et nos Musées, soit en visitant nos chefs-d'œuvre en tout genre, tant en peinture, sculpture, architecture, qu'en littérature et hautes sciences ; enfin (pour parler aussi de l'art intéressant de la musique DRAMATIQUE adaptée à notre langue tant aimée dans toute l'Europe), ce n'est qu'à Paris qu'ils verront véritablement un théâtre réunissant tous les beaux arts, un spectacle magique par ses effets, LE GRAND-OPÉRA. Eh ! seroit-ce chez LES FRANÇAIS qu'on désespéreroit de la continuation d'un aussi brillant établissement ! CHEZ LES FRANÇAIS qui possédent chez eux toutes les ressources de l'art dramatique, ressources dont une forte partie est encore cachée, et qu'on s'est toujours efforcé d'empêcher de découvrir. Ennemis de l'art, vous ne triompherez point ! . . . . Nos ressources percent déja malgré vous ! . . CELUI au seul aspect duquel s'est enfuie la longue nuit de l'ignorance ; celui-là, croyez-m'en, ne la laissera point reparoître. . . . . Dépréciateurs des arts ! obscurs Pythons ! sifflez, mais sifflez tout bas ! . . . Le Gouvernement français vous observe ; son chef a l'œil sur vous, il tient les flèches d'Apollon.

[16] Prenez y garde, et cessez, croyez-moi, de chercher à détourner le sens d'un simple avis du Gouvernement, qui ne tend qu'au mieux et au bien de l'art. Certes, cet avis dont il faut profiter, n'est point une dépréciation comme vous voudriez le faire entendre, et dont vous cherchez malignement à profiter pour satisfaire vos vues destructives, pour satisfaire votre amour du nouveau, dont même vous ne vous rendez pas compte. Un sage avis donné par lui aux membres d'un intéressant établissement des arts et qui excite l'émulation, qui excite à y éviter tout ce qui tendroit au mauvais goût, au goût suranné, pour ne diriger tous les efforts que vers la perfection, prouve sans réplique qu'il attache du prix à ce même établissement, et qu'il desire le voir arriver à la splendeur réelle dont il seroit susceptible.

[17]Si vos adroites subtilités sont parvenues depuis si long-temps à empêcher l'art de reprendre en France sa véritable direction ; certes, ce n'est pas la faute de l'homme que son seul mérite, que ses seules lumières ont appelé à remplir la place importante de ministre de l'intérieur, où chaque jour il justifie l'heureux choix qu'on a fait de lui; choix, dans sa partie, aussi heureux que celui de ses collègues dans la leur.

Il est faux que jamais le ministre de l'intérieur, cet ami le plus fidèle des sciences et des arts, ait jamais rien relâché de l'intérêt qu'il porte au Grand-Opéra, ait jamais négligé le progrès des arts en France ; lui qui, sans cesse, les protège de la manière la plus ostensible, les provoque même par des travaux qui lui sont personnels. Ces magnifiques inventions dans les hautes sciences sont-elles, dites-moi, sont-elles pour la destruction des arts. Faussaires ! Coureurs perpétuels ! obstrueurs des bureaux ! (qu'on me passe le terme), fabricateurs d'obscures intrigues ! osez-vous bien vous donner la morgue de faire croire qu'il ne fait rien sans vous et que vos plates intrigues, présentées sous couleur d'avis, sont pour lui des oracles, ainsi que pour ses chefs de divisions et de bureaux, dont le bon choix, aujourd'hui plus que jamais, dont les lumières reconnues assurent que vous MENTEZ ? d'ailleurs, vous avez bien l'insolent orgueil de vous prévaloir d'ordres de mise d'opéras (prétendus émanés de lui), pour satisfaire vos intérêts et vos prétentions; ordres qui n'ont jamais existé, et que néanmoins vous publiez d'après les plans réglés dans vos coteries. Oseriez-vous bien encore soutenir plus long-temps que c'est l'autorité, que c'est le Gouvernement, que c'est le ministre lui-même, qui provoquent la destruction du théâtre des Arts ? . . . Dans toutes vos fourberies, dans tout ce que vous croyez propre à étayer vos projets, et que vous employez sans pudeur dans le public pour vous y donner de la force comment osez-vous appuyer faussement de ce ministre que tout ce qu'il y a en France de gens instruits ont appelé à sa place, et dont le cœur protège autant les sciences, les lettres et les arts, que lui-même règne dans celui des savans, des gens de lettres et des artistes ? Pourriez-vous exhiber aussi hautement ces prétendus ordres ministériels que vous les dites fièrement avoir obtenus pour des tours que vous supposez, ou passés, ou actuels, ou très-prochains ? tours qui ne viendront cependant qu'après Ossian et Adam, dont les mises ont été fixées par des ordres RÉELLEMENT ministériels, émanés tant du ministre Lucien Bonaparte que du ministre actuel, et dont les représentations, on le sait, sont desirées depuis long-temps par l'autorité supérieure ? Les écarteurs ( qu'on me permette le terme), les écarteurs, dis-je, de ces deux derniers ouvrages osent-ils bien s'appuyer d'un ministre qui s'est fait rendre plusieurs fois, depuis un an, le compte le plus sévère sur les ouvrages à mettre au Grand-Opéra dans cette même année ; d'un ministre qui, à diverses reprises, a donné les ordres les plus précis pour la mise de la Mort d'Adam, ainsi que pour celle d'Ossian dont il a recommandé de commencer les décorations dès l'été dernier, pour qu'elles se trouvassent prêtes dans les commencemens de l'hiver ? Ils ont encore trouvé le moyen de rendre illusoires ces ordres réels, en entraînant adroitement, et comme presqu'à son insu, l'administration du théâtre des Arts, elle qui cependant n'a que d'excellentes vues et ne desire rien tant que la splendeur de ce Théâtre. . . . .

[19] C'est ainsi qu'en agissant dans l'ombre, qu'en s'emparant d'abord adroitement de toutes les issues, même de celles qui sont les plus détournées, qu'en saisissant ensuite effrontément jusqu'aux plus médiocres ressorts ; c'est ainsi, disons nous, qu'on a trouvé le moyen d'agir à l'insu du ministre, de se dérober à son œil vigilant, et d'employer, contre ses ordres mêmes, une force d'inertie d'autant plus grande, qu'elle a été plus cachée. . . . . . et lorsque le ministre de l'intérieur doit croire aujourd'hui que les décorations d'Ossian sont achevées. . . . . elles ne sont pas même commencées. Adam, qui étoit au moment d'être en répétition, il y près de deux mois, et dont la partition (complétement prête, sans avoir besoin de révision), est maintenant au théâtre des Arts depuis plus d'un mois ; Adam, dis-je (parce qu'il faut, on ne sait pourquoi, copier tels ou tels autres ouvrages, qui cependant n'ont tour qu'après lui, et n'ont besoin d'avoir leurs copies prêtes et achevées qu'après les siennes, de droit, plus urgentes), Adam se recule, à mesure, sous le vingtième ou le trentième prétexte, aussi foible et aussi déraisonnable, aussi faux et aussi injustes que tous ceux qu'on mẹt obscurément en avant depuis quatre ou cinq années.

Vous vous ferez des adversaires terribles en osant émettre ces vérités, me disent quelques personnes qui ne connoissent point ma lettre actuellement sous presse. On parviendra, disent-elles, on parviendra (en détournant le sens même de votre lettre), à vous prêter des intentions que vous n'aurez pas eues. . . . . . . on ira jusqu'à vous faire perdre la faveur du Gouvernement et celle du ministre des arts. On ira, ajoutent-elles, jusqu'à empêcher plus que jamais la mise de vos nouveaux ouvrages ; et si vos secrets adversaires concouroient maintenant à les faire donner, ce seroit pour les mieux anéantir à leurs premières représentations, et pour créer (par une chute préparée), des preuves, selon eux, qui attesteroient (au moins en apparence), que pourtant ils auroient eu quelque raison de faire circuler précédemment autour des autorités, que l'opéra d'Ossian ou des Bardes, et celui de la mort d'Adam, n'étoient que de mauvais ouvrages. Ils iront, d'après ces chutes apparentes, jusqu'à vous empêcher d'approcher désormais d'aucune scène lyrique ; ils iront jusqu'à vous attirer la haine de vos contemporains. . . . . . jusqu'à vous faire perdre votre place. . . . . jusqu'à. . . . . . que m'importe, si on ne me dépouille point de ma plus vive jouissance, de celle de voir les arts, les lettres et les sciences (sous l'influence d'un Gouvernement établi qui s'en déclare ouvertement le protecteur), reprendre en France la direction, qu'on leur desire et qu'ils réclament ? Qu'importe enfin si, en me dévouant pour tous, je suis le seul sacrifié ; si ces vérités reconnues parviennent à faire appeler au théâtre des Arts le faisceau de compositeurs que nous possédons, et qui peuvent soutenir la gloire du Grand-Opéra français ? Je jouirai de leurs succès; je jouirai de celui de l'art en France.

[20] Hommes craintifs, hommes pusillanimes ! (qui cependant méritez doublement mon estime et mon attachement par le vif intérêt que vous portez à ce qui me touche) ; hommes intéressans, mais trop sensibles ! auriez-vous osé prétendre me faire trembler par un tableau, peut-être effrayant pour d'autres, mais qui ne l'est point à mes yeux ; auriez-vous, dis-je, prétendu étouffer ma voix par tant de chimères ?. . . . . Ce n'est pas, croyez-m'en, ce n'est pas à l'homme qui jouit par le sacrifice même de toute ambition personnelle qu'on pourroit venir à bout de faire éprouver le plus réel des chagrins, tant qu'il ne s'agiroit que de lui ! que l'art, objet de sa passion dominante, triomphe chez les Français, et ce sera, soyez-en sûrs, sa plus chère jouissance. Quelle perte, dites-le-moi; quelle perte après cela pourroit être encore quelque chose pour lui ?. . . . .

[21]Eh bien ! l'intrigue, toute réelle qu'elle soit (m'a-t-on de plus ajouté), ira jusqu'à oser affirmer que vous vous serez créé des monstres pour avoir le plaisir de les combattre. – L'intrigue !. . . . l'intrigue elle-même imprimera le cachet de la vérité à ce que j'émettrai pour la déjouer ; elle portera, écrites sur son front, la réalité de ses oeuvres l'exactitude des faits ; . . . . . elle les prouvera sans réplique, par sa mauvaise humeur de voir s'arracher son voile et tomber son masque, de voir ses moyens affoiblis devant des vérités qui désormais lui répondront en plein jour.

Déjouez ces intrigues, à la bonne heure, me disoit-on encore il n'y a qu'un instant, mais que ce soit par un mémoire seulement manuscrit, ou par vos connoissances auprès des autorités ; attendez plus tard : ce n'est pas le moment ; telles et telles personnes qui sont encore à la campagne pourront être employées avec ceux que vous connoissez, et serviront d'autant plus à faire valoir vos raisons en faveur de l'art musical et des talens dramatiques qui nous restent. – Point de moyens couverts pour déjouer les effets nuisibles des intrigues cachées. . . . . point de nuages devant la vérité ; c'est en pleine lumière qu'elle doit se montrer.

Puissé-je n'avoir point connu, n'avoir point vu les effets sans-cesse renaissans de ces intrigues accumulées. . . . . Bas intrigans, ne vous effrayez point !.... je connois les milliers de fausses démarches, mais je ne veux point encore qu'on m'en découvre tous les auteurs. . . . . je dévoilerai les oeuvres, je mettrai à portée qu'on soit en garde contre les maux qu'elles pourroient continuer à répandre sur les arts ; mais je laisserai à leurs auteurs ou à leurs instigateurs les moyens de sentir vivement (et à temps pour eux), tous les dangers auxquels leurs sourdes menées les exposoient eux-mêmes : je leur laisserai le temps de retirer le pied et d'échapper à un péril dont je sais bien (sans qu'ils me l'avouent), dont je sais bien qu'ils ne se rappelleront pas sans battement de cœur. . . . . Puissent-ils, en ce cas, venir pour eux-mêmes à résipiscence !. . . . . Ils sont, dis-je ; ils sont encore à temps ; il n'y auroit que les maux qu'ils continueroient de verser sur les arts, qui pussent m'ordonner impérativement de mettre les noms au bas du tableau dont jusque-là je n'expliquerai que l'action, sans m'informer plus amplement du nom des personnages.

[22]En attendant, cessez, croyez-moi ; cessez vos efforts contre l'art : vous pourrez vous en dédommager à loisir, vous dédommager de ne plus attaquer sans contrariété le Grand-Opéra, nos compositeurs et acteurs dramatiques, le Conservatoire et la musique théâtrale chez les Français : n'avez-vous pas la ressource de vous en venger sur le foible écrit d'un musicien qui s'avise sans en avoir le talent, de discourir sur son art ?. . . . . Il y aura matière. . . . . écrire n'est point son métier. . . . . composer de la musique le moins mal qu'il peut, à la bonne heure ! mais en parler, de quoi s'avise-t-il ? Aussi, pour mettre dans leur véritable jour les vérités que j'ai cherché à émettre dans l'introduction et la lettre suivante, que n'ai-je eu la plume de nos écrivains !. . . . . Il m'eût fallu, je le sais, celle de certains littérateurs. . . . . Suffit. . . . . vous m'entendez. . . . . Combien de fois, je vous l'avoue, ne l'ai-je pas desirée en travaillant à ce frèle ouvrage !. . . . . mais (puisque j'ai été forcé, par des circonstances impérieuses, de m'en être tenu à la mienne pour tenter forcément un métier, un art qui n'est pas le mien), quel beau jeu n'aurez-vous pas pour même paroître justes, tout en étant inexorables, tout en mettant en pièces le style pour en déprécier le but ?. . . . . quel beau jeu n'aurez-vous pas pour me refuser jusqu'au pardon des formes en faveur de la matière ? quel beau jeu encore pour n'admettre aucune excuse, pas même celle que je pourrois appuyer sur le peu de temps que vous avez laissé à celui qui devoit se presser d'écrire à la hâte, se presser de prévenir les effets de vos sourdes et dangereuses menées contre la gloire de l'art contre celle de la musique dramatique en France, contre celle de nos artistes les plus accrédités, contre les vrais moyens à prendre pour leur préparer de dignes successeurs ?

[23] Mais prenez-y garde, contentez-vous de faire tomber vos accusations sur mon ignorance du grand art d'écrire, sur mon ignorance d'un métier qui n'est pas le mien ; car il seroit pourtant dans les possibles que le but du frêle écrivain sur son art éveillât l'attention de nos littérateurs. Certes, beaucoup plus habiles que moi, et plus accoutumés à tenir une plume que le défaut d'habitude peut fort bien ne pas me faire tenir sans me décontenancer quelquefois ; ces littérateurs, dis-je, pourroient cependant écouter la cause que je leur expose. . . . . s'ils la trouvoient bonne par hasard. . . . . s'ils s'en -chargeoient. . . . . s'ils ne prenoient le papier, et qu'ils me dissent : « Laissez-nous faire ; ce n'est pas votre métier d'écrire sur une cause qui a bien trait à votre art, mais qui vous force de faire des excursions hors de votre sphère : laissez-nous écrire sur cette ample matière : » – Ennemis de l'art, que deviendriez-vous alors ? que croyez-vous que vous y gagneriez ?. . . . . Il y a cent à parier contre un que, sous leur plume habile et exercée (plus exercée sur-tout que celle du musicien), le triomphe des arts s'assureroit, que celui de la musique dramatique en France prendroit plus que jamais de la stabilité ; que le Grand-Opéra resteroit debout ; que la grande utilité du Conservatoire seroit enfin reconnue par tous sans contestation ; que le faisceau de nos huit à neuf excellens compositeurs-dramatiques seroit appelé enfin pour soutenir la gloire du Grand-Opéra-Français ; que l'éducation du Conservatoire (toute excellente qu'elle est pour la musique en particulier, et pour la déclamation), seroit complétée par les maîtres de littérature que je réclame dans la lettre suivante où j'en expose les raisons, pour préparer des élèves dignes de devenir les émules et les successeurs des compositeurs et acteurs ou actrices qui ont honoré et honorent notre scène-lyrique.

[24]Laquelle de votre cause ou de celle de l'art seroit perdue ou gagnée ? Mais ne préjugeons rien; avant de savoir si les gens de lettres ne m'abandonneront point à mon seul zèle, au zèle d'un musicien qui prend la cause d'un art où, pour l'ordinaire, on écrit peu ou point, où conséquemment il est aussi facile que fréquent d'être attaqué sans trouver de défenseurs ; . . . . si les écrivains m'abandonnent à mes seuls efforts, alors permis à vous de vous flatter d'avance de l'espoir du triomphe. . . . . et je me renfermerai dans mon ut, re, mi, fa, sol.

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INTRODUCTION.

[1] J'ai dernièrement reçu de Maintenon une lettre du citoyen Guillard, qui m'annonce de fortes inquiétudes sur la mise prochaine de son ouvrage de la Mort d'Adam au théâtre des Arts, et des craintes très-grandes de le voir encore reculer. Je n'ignore pas les bruits que l'on répand avec profusion sur le sujet de Klopstorc, au moment même d'en commencer les répétitions.

Comme ces préventions défavorables, jetées avec art dans le public, paroissent concerner un poëte de talent dont les preuves sont faites ; comme on ne livre d'avance des attaques à son poëme que pour mieux atteindre la musique, que les faiseurs de démarches trouvent le moyen de faire écarter depuis cinq ou six ans, aussi bien qu'Ossian ou les Bardes, destiné au même théâtre, et dont Guillard ne doit point être la victime ; comme tout ceci tient, non à lui, mais à une rivalité d'écoles (rivalité dont les compositeurs ne se mêlent point, mais dont se mêlent les partisans exclusifs ou de ceux-ci ou de ceux-là) ; comme tout ceci, disons-nous, tient à une rivalité d'écoles qui ne doit point exister (car nous devons faire nos efforts pour n'en former qu'une de plusieurs, et diriger tous nos travaux vers sa plus grande gloire : en France) : j'ai cru, dans ma réponse faite à la hâte et d'abondance de cœur, devoir entrer avec lui dans les détails de ces divers points  ; j'ai cru devoir d'abord le tranquilliser par l'apologie même du sujet qu'il a, comme on sait, emprunté de la magnifique tragédie de Klopstorc, et sur lequel on le décourage au point de le presque déterminer à retirer son ouvrage, sous prétexte d'ailleurs que la musique n'en est point convenable, et qu'elle l'exposera à la chute la plus déshonorante. J'ai cru devoir prévenir en lui cette détermination de laisser son ouvrage dans l'oubli ; j'ai cru devoir lui découvrir alors les causes de cette espèce d'acharnement porté (par contre-coup) jusque sur lui, quand on ne veut étouffer que la musique de son poëme, et lui montrer les moyens cependant de vaincre cet acharnement, en ne se laissant point décourager.

[2] En entrant dans l'exposé de ces causes, qu'on peut détruire par leur propre développement, j'avois pour but de lui prouver combien la pente naturelle et la véritable direction des arts concourroient tôt ou tard à diminuer l'effet de ces mêmes causes, qui n'ont acquis une apparence de force que par cette trop malheureuse habitude de laisser certains faiseurs de démarches profiter de l'espèce d'abandon, ou plutôt du silence dans lequel ont été réduits de véritables hommes de lettres ou artistes; que par cette trop malheureuse habitude, disons-nous, de leur laisser arracher, au moyen de basses souplesses, les avantages refusés à la dignité des talens.

[3] Aussi m'a-t-il fallu, pour l'en convaincre, entrer dans l'examen de plusieurs points d'utilité relatifs aux arts et aux lettres, qui, par la nécessité même des choses, devront donner enfin aux hommes qui les cultivent les moyens de se trouver à leur place. Ils sont passés ces temps malheureux où l'honnête homme, où les vrais talens frémissoient au seul aspect d'audacieux ignorans, de certains hommes à tous rôles, auxquels on avoit la coupable foiblesse de laisser prendre le pouvoir d'établir de fausses réputations sur les débris des véritables qui sont encore plus dans tous les cœurs que dans l'imagination.

J'étois bien éloigné d'avoir fait cette réponse pour être publiée. En en communiquant la copie à quelques amis, hommes de lettres ou artistes, et à quelques autres personnes dans le Gouvernement, qui ont la bonté de prendre quelqu'intérêt à ce qui me regarde, et qui avoient appris que j'avois fait une réponse à l'auteur de la Mort d'Adam, relativement aux craintes qu'on lui inspiroit sur cet opéra, ils se sont persuadés que je la devois au public, qui attend l'ouvrage de Guillard : ils se sont persuadés que le silence pourroit encore m'être permis si l'on continuoit de n'attaquer que moi ; mais qu'il y auroit plus que de la pusillanimité de ma part de souffrir patiemment que Guillard pût devenir la victime, d'adversaires que moi seul lui attire, d'adversaires qui tenteroient de même d'arrêter la mise de l'opéra d'Ossian, si elle arrivoit la première, puisque ce sont les mêmes (m'observèrent-ils), qui ont déja essayé d'éloigner les Bardes, et qui ne dirigent aujourd'hui, selon eux, leurs traits contre Guillard, que par rapport à la musique de son poëme d'Adam.

[4] Ces mêmes amis se sont persuadés que ma réponse à la lettre de Guillard pourroit devenir utile dans ses trois premières parties, non seulement pour donner au public, qu'on cherche à égarer sur le sujet de la Mort d'Adam, une idée juste de l'ouvrage de Guillard, mais encore pour prévenir le découragement qu'on pourroit peut-être parvenir à inspirer aux artistes à talens qui doivent le jouer et l'exécuter. Ils ont cru apercevoir dans les trois dernières parties de cette réponse un autre point d'utilité générale, celui de désigner nos grands artistes qu'il faut charger de composer la tragédie-lyrique pour le théâtre des Arts, celui en un mot de signaler les moyens à prendre pour former des élèves capables de leur succéder un jour (1).

[5] (1) Est-ce bien l'intérêt de l'art, me dira-t-on, ou est-ce votre seul et propre intérêt qui vous fait prendre, dans la lettre suivante, le parti des compositeurs qu'il faut faire travailler en France, ainsi que des jeunes gens de grande espérance, dont il faut bien diriger l'émulation pour les faire succéder aux premiers ? Faut-il attribuer ceci (ajoutera-t-on, comme on l'a déja fait dans d'autres circonstances), faut-il attribuer ceci aux contrariétés longuement éprouvées par vous depuis vingt ans dans les places de maître de chapelle, à celles que vous avez eues depuis dix ans pour vous faire jour au théâtre, et, depuis six ans, pour faire monter vos nouveaux ouvrages ? ou faut-il l'attribuer au véritable desir de voir l'art reprendre en France sa véritable direction, de voir les nouveaux ouvrages de nos grands compositeurs briller aux yeux de l'étranger qui viendra juger à quel point nous en sommes ? Faut-il l'attribuer enfin au desir de voir nos jeunes étudians prendre le véritable chemin pour marcher dignement sur les traces de ceux qui les précèdent ? . . . . . N'êtes-vous pas (ainsi que de mauvais plaisans l'ont déja dit dans d'autres temps), n'êtes-vous pas orfèvre, monsieur Josse ? Eh! que m'importe que vous le croyiez, pourvu que le bien en résulte ; . . . . . pourvu que le théâtre des Arts charge tous nos grands maitres, tous nos maîtres éprouvés, de lui composer la musique de ses poëmes choisis. Qu'importe que monsieur Josse (puisque Josse y a) ; qu'importe, dis-je, que monsieur l'orfèvre vous parle ou ne vous parle pas pour lui, s'il vous indique et vous prouve, peut-être, que c'est chez tels ou tels autres de ses confrères ou de ses rivaux qu'on trouvera l'or pur et sans alliage qu'à peine les apprentis savent distinguer du faux et apprécier à sa valeur ; et que c'est cependant ce seul or fin que Paris doit faire briller avec orgueil aux yeux de l'étranger, pour montrer à quel point véritable l'art est en France, et prévenir la continuation des faux jugemens qu'on en a si souvent portés dans des temps. antérieurs où les vrais orfèvres se trouvoient à l'écart ?

[6] J'eus beau leur représenter que peut-être on me demanderoit de quel droit je me serois permis, dans ces trois dernières parties, de discourir sur des points où l'on pourroit me prêter l'air de déterminer dans les arts des opinions que l'opinion générale a seule le droit de fixer, ils m'observèrent qu'on se chargeroit de répondre pour moi. . . . et que d'ailleurs ce droit me seroit tout acquis par celui même appartenant à tout le monde, jusqu'au moindre élève, par celui de n'émettre que toutes choses conformes à cette opinion générale. Ils me persuadèrent, par la force même de leurs argumens. . . . ou plutôt ils me firent espérer que, bien loin que je prêtasse par là le flanc à ce qu'on y pût trouver de nouveaux prétextes de me nuire au moment même de faire représenter mes nouveaux opéras, les gens de goût et de bonne foi n'y verroient autre chose, si ce n'est que je m'y serai rendu l'interprète du vœu général des grands artistes (sans en excepter les gens de lettres) ; ils m'observèrent même que si, parmi ces grands artistes, il s'en trouvoit un seul qui (par quelques craintes particulières ou certains ménagemens qu'il croiroit devoir garder), feignît de ne point être de mon avis, il seroit alors en contradiction avec son propre cœur. A ces raisons je me suis rendu ; je me suis rendu à celles des personnes les plus importantes du théâtre des Arts, à celles d'autres artistes extrêmement distingués, qui desirent le plus la gloire du Conservatoire et de son école, enfin à celles des personnes dont l'autorité. . . . . . . . est sans réplique.

[7] La chaleur naturelle avec laquelle (dans cette réponse) je discute sur ces divers points d'utilité relatifs aux arts, et celle avec laquelle j'y parle d'un poëme qui m'est si présent, peuvent m'être pardonnables. Je n'avois écrit cette lettre que pour un ami que je voulois rassurer, que pour un ami avec lequel je n'en étois point au premier entretien sur ces importans objets ; je m'épanchois tout simplement dans son amitié, dont je fais le plus grand cas. Le travail accumulé que je suis obligé de préparer pour les répétitions promises, et que je suis forcé de prolonger sur mon sommeil, m'ôte absolument le temps de la refondre pour la rendre digne d'un public éclairé. Je ne puis y rien retrancher : de nouvelles liaisons à refaire me prendroient plusieurs matinées que je me trouve obligé d'employer à la musique d'Adam.

[8] D'ailleurs, on m'a en quelque sorte forcé de laisser subsister plusieurs dispositions. . . . qu'absolument je voulois retrancher. Quoi! (m'a-t-on vivement représenté,) vous auriez la pusillanimité d'altérer des paragraphes inspirés par la vérité........ pour y mettre en la place ; quoi ? de la dissimulation, des ménagemens qui multiplieroient le découragement et les dégoûts parmi les artistes dont les talens sont entièrement reconnus : tandis que, dans ces mêmes paragraphes (a-t-on ajouté), il s'agit du plus puissant intérêt des arts, de leur plus grande splendeur vis-à-vis de l'étranger, et de l'utilité particulière à chacun des hommes à talens dont la réputation ne peut être mise en problème ? – Comment n'eus-je pas alors cédé aux avis de personnes au poids desquelles d'ailleurs je ne devois pas même me permettre de résister, et auxquelles je me fais un devoir de renouveler ici toute ma gratitude et la déférence que je leur dois ?

[9] J'eus desiré néanmoins avoir le temps nécessaire pour revoir cette lettre, sinon quant aux choses, du moins quant au style, qui, à mes yeux, n'est point assez châtié pour être offert au public aussi promptement qu'on m'y oblige. Au surplus je trouverai mon excuse auprès de lui dans le desir que je partage avec ces mêmes personnes de ne point lui voir prendre de fausses impressions sur le poëme que Guillard m'a confié et dont on semble vouloir le punir : je la trouverai dans mon souhait que les propos inconsidérés et qu'on s'attache à répandre avec profusion, ne parviennent point à le priver d'un ouvrage de plus de l'auteur d'Iphigénie en Tauride, et d'OEdipe à Colonne ; je la trouverai, en un mot, dans mon vœu, tant partagé avec d'autres, que plusieurs compositeurs qui honorent notre école actuelle, puissent parvenir à la faire arriver où elle peut prétendre, en donnant à l'art sa véritable direction. Car l'époque est enfin arrivée où de jeunes aspirans, où de jeunes prétendans aux talens de l'art dramatique, soit en poésie, soit en musique, dans lesquels ils n'auront précédemment donné aucune preuve, aucune garantie ; l'époque est arrivée, disons-nous, où ils devront néanmoins donner ces garanties, ou sur des théâtres secondaires, ou ailleurs, avant d'oser porter leur ambition jusqu'à essayer de surprendre des protections pour enlever sur les premiers théâtres mêmes, les tours acquis par des maîtres éprouvés.

[10] Il faut pourtant que ces jeunes étudians qui en sont encore (comme nous le dirons) au calcul matériel des échelles harmoniques, s'accoutument enfin à renoncer à la vaine prétention de croire que ces froids calculs apportent avec eux les inspirations du génie, comme un excès de complaisance motivée par des ménagemens hors de saison, a pu ou pourroit encore le leur faire croire ; il faut pourtant, disons-nous, que ces jeunes postulans s'accoutument, ou de gré ou de force, à voir passer avant eux ceux qui leur ont ouvert la route (1). . . . .

(1) (Pour ne parler que des maîtres vivans) qui leur a mieux indiqué cette route que les Gretry, les Cherubini, les Gossec, que les Martiní, les Mehul, les Leberton, etc.

C'est d'après les raisons développées ci-dessus que, convaincu par mes amis et les personnes dont j'ai parlé, je laisse aller à l'impression ma réponse à Guillard. On sentira que, d'après la manière franche dont je parle du talent du poëte qui nous a donné OEdipe à Colonne (sans avoir égard ni à sa modestie ni à son peu de prétention), il me seroit impossible de lui demander son agrément pour publier la réponse que j'avois précédemment faite à sa lettre. Je prends donc sur moi, à mes risques et périls, de la livrer au public (parce que moi seul veux me charger de tout ce qui pourroit en résulter, quoi qu'on veuille m'en éviter la peine) : je dis à mes risques et périls, vu que dans ce qu'on fait circuler on a été jusqu'à prétendre sans vergogne qu'effectivement ces risques ne seroient que pour ceux dont les tours seroient pris ; mais que les autres qui ont l'adresse de les enlever, ne risquoient rien de continuer les démarches et toutes les sortes de subtilités faire encore reculer les ouvrages des maitres, sous le faux prétexte qu'il faut aussi encourager les jeunes commençans, en taisant adroitement aux autorités quelles seroient auparavant les arènes subsidiaires (qui sont cependant les filières par où ils doivent passer), quelles seroient, disons-nous, les arènes subsidiaires où il faudroit leur donner ces encouragemens. Et c'est ainsi qu'effectivement les démarches viennent à bout de faire écarter sans cesse les ouvrages des compositeurs, des artistes, ou des gens de lettres tous éprouvés, et qui avoient pu prendre la longue habitude de le souffrir. . ., le souffrir ?. . . Existeroit-il encore quelques hommes de lettres ou quelques artistes à talent capables de cette foiblesse, et qui ne fussent irrévocablement déterminés à défendre leurs droits pour l'intérêt même des arts, qu'il faut enfin faire briller aux yeux des étrangers ? Niera-t-on que nous ayons des gens de lettres, des peintres ; que nous ayons des sculpteurs, des architectes, capables de remplir ce but ? Pourquoi la musique seule en seroit-elle exceptée ? N'a-t-elle pas aussi ses maîtres éprouvés (1) ? Ce sont les ouvrages de ceux-là qu'il faut montrer aux étrangers, pour leur faire juger (sans tromperie) à quel point la musique en est en France.

[12] (1) Nous les nommerons dans les trois dernières parties de la lettre suivante, ces maîtres éprouvés : nous indiquerons les compositeurs qu'il faut faire travailler, ou plutôt nous ferons un appel à leur génie ; nous chercherons à rallumer leur émulation, que les continuels faiseurs de démarches, que les obstrueurs perpétuels, que les adroits créateurs d'obstacles sont presque parvenus à éteindre ou du moins à assoupir. Et c'est en ôtant ainsi au vrai talent tous les moyens d'arriver, qu'on suppose et fait entendre qu'il n'a pas besoin d'être encouragé pour arriver de lui-même, mais que les jeunes commençans ont besoin d'être épaulés, soutenus, portés. Et c'est avec ces raisons qui auroient besoin d'être développées, qu'on ferme tous les passages aux vrais poëtes, aux véritables hommes de lettres, aux musiciens éprouvés, et que si souvent on les oblige à défendre leurs droits ou leurs tours prêts à être enlevés par ceux qui en sont encore à apprendre à les imiter. Il ne suffit pas d'étudier les ouvrages du génie, il faut, avant tout, avoir le génie de les étudier. Sans doute, il faut encourager les commençans ! sans doute, il faut leur montrer les palmes glorieuses ! mais au bout de la carrière et dans l'arène qui leur convient d'abord.

[13] Je trouverai donc (quant à la publicité de ma réponse), je trouverai de même mon excuse auprès du citoyen Guillard, dans mon desir de voir enfin les arts reprendre en France la direction naturelle qu'ils ont dans tous les pays éclairés de l'Europe, dans mon desir de voir les Français s'en enorgueillir vis-à-vis de l'étranger ; car la France peut (si elle le veut) faire parvenir ses écoles en tous genres jusqu'à tenir le premier rang dans l'univers. Je la trouverai cette excuse dans mes vœux ardens qu'il soit aussi impossible de donner en France de grands ouvrages dramatiques par protection, qu'il l'est d'avoir, par protection, le génie de les faire. . . . Ce seroit peut-être là (comme dans l'antiquité) le cas des concours publics vis-à-vis des personnes éclairées et sensibles, dont les suffrages, ainsi que dans Athènes, dont les suffrages, disons-nous, dont les voix ne seroient pesées et mesurées que sur leur plaisir spontané, que sur leur enthousiasme involontaire, que sur un enthousiasme, disoit Gluck, qui s'est laissé faire. . . ., car c'est là pourtant (après tout) ce qu'il faut procurer au public, qui viendroit ensuite entendre ces ouvrages couronnés par de véritables prix. . . . . O vérité ! puisses-tu me punir ! puisses- tu faire tomber la musique d'Adam et d'Ossian ! puisses-tu déterminer les auteurs de leurs poëmes à choisir d'autres musiciens ! ou du moins puisse la mise d'Adam, puisse la mise d'Ossian être encore reculées de plusieurs lustres, si mon intérêt est quelque chose devant l'intérêt des arts, devant l'intérêt de leur gloire en France ! . . . .

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Paris, ce 12 vendémiaire an 10.          

LETTRE

EN RÉPONSE

A GUILLARD,

Sur l'Opéra de la Mort d'Adam, dont le tour de mise arrive pour la troisième fois au Théâtre des Arts ;

et sur plusieurs points d'utilité relatifs
aux arts et aux lettres;

DIVISÉE EN SIX PARTIES.

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PREMIÈRE PARTIE.

[15] Je reçois votre lettre à l'instant ; je vous réponds à la hâte. Comment, mon ami ?. . . toutes les sortes d'amour, sans cesse contrariées par la religion et la mort, ne parleroient point au cœur des hommes, ne seroient point essentiellement théâtrales ?. . . Allons donc !. . . ayez, je vous en conjure, un peu plus de confiance dans ce qui se fera éternellement entendre au genre humain, et dans cette immuable et antique nature dont le cœur le plus froid ne sauroit méconnoître la voix puissante, lorsqu'elle lui parle d'une manière aussi souveraine, aussi impérative qu'elle le fait dans le poëme de la mort d'Adam, de Klopstorc, que vous avez si bien imité. Guillard, je doute que vous retrouviez jamais les cordes premières que votre cœur, dans Adam, fait sonner à l'unisson dans celui des autres ; je doute que vous retrouviez à ce point ce caractère de poésie auguste et solennelle qui appelle à chaque vers la musique, son antique compagne.

[p. 16] Il se peut, mon ami, que des gens s'avisent de juger votre ouvrage sans l'avoir entendu, et se plaisent à répandre que votre poëme est une lamentation des solitaires de la Thébaïde, renforcée par les moeurs des religieux de la Trappe ; il se peut qu'on dise que les morceaux d'ensemble du musicien sont les patenôtres d'une congrégation d'hermites, et ses airs, les antiennes nazillardes d'un couvent de capucins : mais ne vous arrêtez point, mon ami, à ce jugement prématuré ; attendez que votre ouvrage soit exécuté dans son cadre. Vous avez fait, à l'aide de Klopstorc, une statue équestre destinée au grand opéra, qu'on a voulu à toute force examiner de près dans un boudoir : aussi ses traits ont pu paroître trop prononcés. Laissez placer votre statue dans son lieu ; et votre tableau de trente pieds, qu'on a mal jugé dans une chambre, ne présentera que des traits adoucis et de grandeur naturelle, lorsqu'il sera placé dans le temple et examiné de la distance où il doit être vu. Patience, mon ami; vous les transporterez, je l'espère, dans la Mésopotamie, au bord du Tigre et de l'Euphrate, non loin du jardin d'Eden ; vous leur ferez entendre, avec Klopstorc, le langage de l'homme sortant naguère des mains du Créateur : mais attendons la décoration, le costume, le nom des personnages, l'effet des mœurs patriarcales de ces siècles antiques. . . . . Je vous réponds des pleurs des enfans d'Adam ; et les plus déterminés à se mettre en garde contre l'impression du sujet, vous paieront de leurs larmes les propos inconsidérés qu'ils tiennent aujourd'hui.

[17] Le rôle d'Adam une capucinade !. . . (1) Attendez, mon ami (avant que toutes ces critiques accumulées dont on cherche à vous accabler, puissent vous décourager au point de vous ôter toute confiance dans votre ouvrage, et de vous déterminer à ne plus poursuivre sa mise au théâtre des Arts), attendez au moins l'effet bon ou mauvais des grandes répétitions ; attendez, avant que tant de cris (au moins inconsidérés) puissent presque vous persuader que vous avez fait un mauvais ouvrage ; attendez, dis-je, que le parterre voie descendre de la colline le père des hommes qui s'avance vers le tombeau d'Abel, tandis que ·Seth et Sélime, ses enfans, le considèrent de loin pénétrés d'un respect religieux ; attendez le moment où, arrivé à ce tombeau (l'objet de la vénération de toute la famille), il adresse à l'Éternel cette prière auguste : Toi, qui créas d'un signe et la terre et le ciel, entends, ô Dien puissant, ma timide prière. . . . . Ils passeront ces cieux et cette terre ; toi seul demeureras ; toi seul es éternel. . . . Exauce les derniers vœux d'un père ; protège et bénis ses enfans. Ils sont là ses enfans émus ; ils l'entendent, ils le voient ; ils voient ce père auguste, ce père bienfaisant, s'occuper d'eux sans cesse, et même quand il les croit absens ; ils voient ses grands exemples leur servir de modèles jusqu'au terme de sa vie. . . . Ils ne veulent point le troubler dans ses pieux devoirs envers l'auteur suprême, et cependant ils mêlent à l'écart leurs voix à celle de leur père: leurs vœux se confondent. Le parterre voit d'un côté Adam conjurer le ciel pour ses enfans, qu'il croit absens, tandis que ses enfans adressent les mêmes vœux pour lui à l'auteur des choses. Dès cet endroit, mon ami, le parterre doit former déja dans son cœur des vœux pour Adam ; il doit s'intéresser déja fortement au père des hommes, ou je me trompe bien fort sur ces premiers sentimens de la nature, dont il ne se défend jamais lorsqu'il en reconnoît la voix.

(1) Je prends sur moi, sans l'aveu du poëte, de mettre, pour ainsi dire, sous les yeux du public le programme de son poëme : il pourra m'accuser de nuire par là à l'intérêt de curiosité ; mais j'obvie à un inconvénient beaucoup plus grave qu'il ne le croit lui-même. Enfin le public, les gens de lettres et les artistes, qui, en définitif, nous jugeront, et dont l'opinion est la seule qui demeure, sauront d'avance si les préventions qu'on cherche à leur donner sur le sujet sont bien ou mal fondées : s'ils nous condamnent, alors plus d'appel. On pardonnera, je l'espère, au musicien un peu de chaleur ; mais, je le répète, j'ai vraiment beaucoup plus eu en vue de louer le choix du sujet que le talent du poëte.

D'ailleurs, il étoit peut-être temps de ne plus garder le silence en m'entendant continuellement accuser de paresse par le public, qui ignoroit sans doute les obstacles toujours renaissans qui, depuis six ans ne cessent d'entraver la mise de quatre ouvrages nouveaux que j'ai composés pour les grands théâtres. Quatre fois, depuis plusieurs années, mon tour est arrivé ; quatre fois on a été au moment de les répéter; et, par les mêmes manœuvres, ils ont été quatre fois écartés. Dois-je me laisser repousser une cinquième fois, me présentant avec le sujet de Klopstorc, ouvrage dont la réputation est faite depuis quarante ans ?

Avant de vous décourager, qu'il vous soit au moins permis de douter que ce même parterre puisse voir et entendre sans intérêt la scène qui suit entre Adam et Seth, l'aîné actuel de ses fils, ainsi que le duo, où, resté debout, Adam demande au ciel d'envoyer à Seth la force nécessaire pour soutenir, leur séparation, tandis que Seth, à genoux, conjure le grand moteur de lui conserver con père.

[19] Avant de vous décourager, qu'il vous soit encore permis de douter que, dans la même scène, l'on voie avec indifférence la noble résolution d'Adam de préparer son tombeau, l'auguste déclaration qu'il en fait à l'aîné actuel de ses fils, ainsi que ses nobles et brûlans regrets sur ce que les enfans de ses enfans, par sa chute entraînés, le suivront dans la tombe. Attendez sa scène solennelle avec l'ange de la mort, qui, le matin, vient lui annoncer qu'au coucher du soleil il mourra de la mort ; attendez la noble réponse du père des hommes à l'envoyé des cieux, et, à la fin de cette scène magnifique, l'effet plus magnifique encore de la sortie d'Adam ; attendez que Seth, effrayé, se relevant du rocher, coure vers Adam, l'arrête, et lui dise : Vous me fuyez, mon père !. . . où voulez vous aller ?. . . Adorer l'éternel, répond Adam. (Voilà pour le rôle d'Adam dans le premier acte.)

[20] Avant de vous décourager, attendez qu'au second acte, le parterre entende la touchante douleur d'Adam sur la perte du très-jeune Sunim, de son dernier enfant, perdu dans la forêt des cèdres, et que ses sœurs ne peuvent retrouver : qu'il vous soit permis de douter que le spectateur n'éprouve point lui-même les regrets d'Adam sur ce que la mort va le surprendre sans qu'il ait pu du moins entendre encore, toucher et bénir cet enfant. C'est sur-tout aujourd'hui, dit-il, que je dois le bénir; c'est mon dernier enfant, l'enfant de ma vieillesse.

Avant de vous décourager, qu'il vous soit permis de douter que le parterre voie avec indifférence le père des hommes monter avec son fils sur la montagne pour saluer encore une fois, mais de loin, son antique patrie, le jardin d'Eden, et lui faire un éternel adieu.

Qu'il vous soit permis de douter qu'on puisse entendre sans intérêt s'exhaler du cœur paternel d'Adam votre air imprégné des grands souvenirs de l'antique communication de l'homme avec Dieu, d'Adam avec les chœurs de la milice céleste, lorsqu'il chante : A mes enfans, ce séjour fut promis. . . ; et c'est par moi, c'est par leur père qu'ils en sont à jamais bannis. . . . O regrets ! ô douleur amère !. . . .

Avant de vous décourager à ce point, mon ami, attendez les terribles scènes entre Caïn accompagné de sa race, revenant des monts hyperborés, et Adam accompagné de ses enfans, qui ont conservé leurs mœurs douces et patriarchales ; attendez qu'Adam dise à Seth qui veut arrêter les imprécations de Caïn : Laisse-le ; c'est son juge et le mien qui l'envoie ; attendez (lorsque Caïn annonce qu'il veut maudire son père), attendez, dis-je, que le parterre voie alors ce père vénérable se lever avec calme, prendre avec une noble tranquillité la main de Caïn, et le faire avancer avec lui près du tombeau qu'il s'est préparé lui-même ; attendez que ce parterre lui entende dire : Approche donc, Caïn ; c'est ici que tu dois me maudire : regarde ce tombeau, c'est celui de ton père ; j'y descends aujourd'hui. Dans cet endroit, l'acteur peut donner à Adam trente coudées ; l'effet de la scène peut devenir colossal. Les mouvemens qu'Adam excitera sur le théâtre doivent passer jusqu'aux cœurs des spectateurs, ou vous et moi aurions été bien au-dessous du sujet.

[21] Après cette scène entre Caïn et Adam, attendez encore que son ame paternelle dise à ses autres enfans : Ah ! plaignons-le, mes chers amis ; la haine et le malheur ont aigri ses esprits ; essayons d'amollir ce fougueux caractère. Seth, retourne de ma part vers ce malheureux fils ; détourne ces terreurs où son cœur s'abandonne : dis-lui bien que le Ciel, s'il veut se repentir, en sa faveur encore peut se laisser fléchir ; dis-lui sur-tout, dis-lui que mon cœur lui pardonne.

Avant de vous décourager, qu'il vous soit encore permis de douter si votre juge, si le parterre verra sans intérêt la fin du second acte, où Adam, continuant toujours d'être sur le premier plan, me semble parler sans cesse au cœur du parterre, comme l'auteur des choses parleroit lui-même, ou du moins comme les prophètes hébreux le font parler. C'est là qu'Adam peut entraîner toutes les ames ; c'est là que le public doit devenir plus que jamais son enfant ; c'est là que tout le parterre doit voir en lui son propre père ; c'est là que toutes les entrailles doivent s'émouvoir, en prévoyant la douleur de sang qui va assaillir toute la famille d'Adam, lorsqu'il faudra qu'elle découvre le secret qu'il lui cache encore, qu'elle soit témoin de la première mort naturelle, et qu'elle soit privée pour toujours de ce père bienfaisant, devenu l'amour et l'exemple de la terre. Les terreurs des enfans d'Adam sur la scène doivent être, au troisième acte, les terreurs des enfans d'Adam dans toute la salle. Chacun ne considérera plus dans Adam que l'auteur de ses jours, dans Eve que sa propre mère. Combien elles vont l'émouvoir (ce parterre), les douleurs d'Eve, les douleurs de la mère commune, forcée de se résigner à rester seule avec sa douleur, après des siècles de l'union la plus auguste ! (Voilà pour le rôle d'Adam dans le second acte). Voyons le troisième.

[22] Avant de vous décourager, mon ami, osez ne point vous persuader que le public, que les gens de lettres et les artistes pourroient être insensibles à la scène où Seth raconte à Adam le repentir de Caïn. Osez fonder quelqu'espoir sur l'effet de votre morceau où Adam dit alors : O vous bonté suprême ! vous m'avez pardonné, pardonnez-lui de même. Seth, porte mes derniers vœux à mes autres enfans ; dis-leur que sur ma tombe, au moment d'y descendre, j'ai versé dans ton sein les pleurs du repentir, peut-être sur mon sort ils pourront s'attendrir, et ne maudiront pas ma cendre. . . . . C'est là que tous les cœurs du parterre (j'ose l'augurer), bien loin de maudire la mémoire d'Adam, lui prouveront, par les élans dont ils ne pourront se défendre, que tant qu'il existera, comme vous le chantez, des cœurs purs sur la terre, le nom de leur auteur sera sacré pour eux. Quel intérêt ce grand personnage ne doit-il pas inspirer jusque dans son sommeil ! Combien cette tête auguste est vénérée par ses enfans ! ne doit-elle pas attirer autour d'elle toutes les ames des spectateurs ! Combien ne doivent-elles pas sentir et dire avec Seth : D'aimables souvenirs son ame est caressée ; sans doute un songe heureux retrace à sa pensée et notre amour et ses bienfaits. Osez, mon ami, osez espérer quelqu'effet de votre allegro, peignant alors les douleurs de Seth, causées par le soleil qui commence à s'incliner vers le couchant. Adam sommeille. . . . il ne se réveillera peut-être plus. . . . . Attendez l'effet de son réveil, lorsqu'il prend Eve pour Sélime, et qu'il lui dit : Console-toi, ma fille ; il te reste une mère. . . . . C'étoit à Eve qu'il vouloit le plus cacher le moment de sa mort, et c'est ainsi qu'il lui découvre, sans le savoir, qu'il va la quitter pour toujours. . . . . Il faut ici que les cœurs se brisent, ou je ne sens plus la marche des sentimens humains.

[23] N'attendez-vous rien de la scène où le jeune Sunim retrouvé, vient jouir des derniers embrassemens de son père, prêt à le quitter ? n'attendez-vous rien de l'effet que peut produire l'acteur représentant Adam, lorsqu'ayant déja la vue presqu'éteinte, il dira, en entendant la voix de son enfant : Ah ! qu'il s'approche davantage ! si je ne puis revoir ses traits chéris, que je touche au moins son visage !. . . . . N'attendez-vous rien du moment où ce père auguste, que la mort va bientôt atteindre, relève encore son visage où brille un dernier rayon de joie, étend ses mains errantes qui cherchent son jeune fils ?. . . . . Dans une heure il ne l'entendra plus ;. . . . . dans une heure, il le quitte pour jamais.

[24] Attendez!. . . . . qu'il vous soit permis de douter encore que le parterre puisse voir sans intérêt l'instant où le soleil, prêt à arriver au bas de l'horizon, a rassemblé le genre humain autour d'Adam, le genre humain qui le presse de le bénir ;. . . . . attendez que ce père adoré refuse, et conjure le Ciel de le bénir lui-même. Espérez quelque chose de cette prophétie solennelle sur les malheurs qui devront arriver sur le globe, et le bonheur qui doit naître ensuite. . . . . N'attendez-vous rien de l'effet chaud et brûlant de cette scène imposante, où, comme la lampe du prophète avant de s'éteindre, Adam rassemble plus de force qu'il n'en a montré, depuis le commencement de l'opéra, pour prédire au genre humain maintenant assemblé dans la vallée, sur les collines et la montagne, les grands événemens que la terre verra dans la longue suite des siècles ? Quel mince effet produiroit la pithie de Delphes auprès de cette prédiction auguste et solennelle où le père des humains, devenu l'être entre la divinité et l'homme, dévoile aux hommes même qui composent le parterre, et sont ses descendans, ce qui doit leur arriver, ce qu'ils doivent faire pour éviter les maux, ce qu'ils doivent entreprendre pour rencontrer le bien, et dont la dernière action est de bénir le genre humain en mourant debout contre le rocher, qui se brise au moment même où le soleil disparoît de l'horizon pour faire place à la nuit. . . . . La nature prend le deuil. . . . .

[25] Ne vous découragez point, mon ami; laissez crier contre votre ouvrage : mais rappelez-vous encore quel puissant contraste existe entre l'auguste, l'imposante paternité d'Adam et le ton angélique de Sélime et de Seth ; rappelez-vous l'effet que le brûlant attachement d'Eve pour Adam doit produire en elle, quand elle apprend qu'il va la quitter pour jamais. Songez à l'effet qui doit résulter du mariage de Sélime, projeté et préparé par Adam, lorsque l'Ange exterminateur vient lui annoncer que l'heure de sa mort sera marquée par la chute de ce jour même où toute la famille faisoit déja les apprêts de l'union de sa fille avec le jeune Eman ; songez aux oppositions qui doivent exister entre le caractère de vos chœurs des enfans d'Adam, et les chœurs des enfans de Caïn.

Je sais comme vous, mon ami, que dans ce moment même, où mon tour arrive pour la troisième fois au Théâtre des Arts, on dit que plusieurs protecteurs d'autres opéras sont aussi pour la troisième fois à l'affût des événemens pour en faire tourner la chance en faveur de leurs protégés, dont ils veulent, dit-on, faire répéter les ouvrages en la place de la Mort d'Adam, quoiqu'ils n'aient tour depuis long-temps qu'après les miens : mais aussi ces bruits sont-ils bien vrais ? Est-il bien vrai qu'on n'épargne point les démarches pour parvenir à annuler la détermination du ministère actuel sur la mise de mes ouvrages ? Est-il bien vrai qu'on espère d'autant plus y parvenir, qu'on en étoit déja venu à bout sous le ministère précédent, et qu'en se servant principalement de la force d'inertie, on avoit, l'année dernière, rendu nulle la détermination très-prononcée du ministre Lucien Bonaparte de faire monter et la Mort d'Adam et les Bardes dans l'hiver de l'an 9 ? Mais ces ruses, si elles ont existé, doivent être découvertes et usées, mon ami. Il est temps que les différentes décisions de plusieurs ministres successifs, et notamment de celui-ci, reçoivent enfin leur exécution. On ne les éludera plus, je l'espère, en cherchant, par de faux rapports, à surprendre la religion des chefs de divisions du ministère : ils ont porté un jugement favorable de votre ouvrage ; ils s'intéressent à sa mise. Les directeurs de l'Opéra, les citoyens Bonnet et Célérier, le portent de toutes leurs forces ; les acteurs, la danse, les chœurs et l'orchestre desirent ardemment l'exécuter : que voulez-vous de plus ?

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DEUXIÈME PARTIE.

[27] On se presse de répandre que votre poëme est une tragédie fanatique. Ou ces personnes ne connoissent point la tragédie de l'auteur allemand, ni la vôtre, ou leur intention pourroit être soupçonnée de perfidie. Ce n'est, ajoute-t-on, qu'un grand tableau de dévotion qui va faire perdre à l'Opéra le fruit d'une étude de six semaines, parce que le public ne se souciera guères de l'aller voir. Avancer ceci, comme on le fait, sur l'intéressant et imposant sujet de Klopstorc, c'est comme si on disoit, mon ami, qu'on ne se soucie guère d'aller voir les tableaux de dévotion qui ornent à Paris la plus belle galerie qui soit en Europe ; et cependant chaque fois que cette galerie est ouverte, j'y vois le public venir en foule pour admirer les sujets de dévotion du Poussin, de Raphaël, de Rubens, du Dominiquin, de Lebrun, de Lesueur ; on n'y rencontre que ces sujets ; et sur cent tableaux, il y en a toujours quatre-ving dix de ce genre : détourneroit-on le public d'aller voir ces sujets religieux, sous le spécieux prétexte que ce sont des capucinades ?. . . . Combien de pareilles capucinades, répondroit-il, effacent cependant les tableaux mithologiques de Mignard, de l'Albane, de Lahyre : malgré la grace de ces derniers, je reviendrai vingt fois, diroit-il, pour voir la mâle et élégante sévérité des premiers ; et ce ne sera plus que par occasion que j'admirerai le pinceau gracieux des seconds.

[28] D'ailleurs, mon ami, pour que votre tragédie de la Mort d'Adam fút une pièce fanatique, comme on ose méchamment le répandre, dans l'intention de nuire à sa mise, il faudroit au moins qu'il y fût question de quelques disputes entre des religions particulières : or il seroit impossible d'y rencontrer le soupçon même d'aucune de ces idées.

L'unique et grande pensée qui, ce me semble, règne continuellement dans votre ouvrage, c'est que chacun y trouvera toutes les vertus privées des familles, prises dans tel peuple que ce soit, et communicatives à tout auditeur, de quelqu'âge, de quelque profession ou de quelque pays qu'il puisse être, avec les grandes idées de la morale universelle de tous les peuples ; et comme toutes les idées religieuses et toutes les sortes de religions remontent à un premier homme, que toutes les nations actuelles du globe appellent Adam : c'est aussi dans ce père commun des humains que chaque homme, que chaque auditeur de votre poëme pourra reconnoître son modèle et son exemple.

Si on laisse aller l'ouvrage, et si la musique ne lui nuit point, on ne sortira point de votre spectacle (j'ose vous le prédire), sans que le fils ne sente fortement se réveiller dans son cœur vivement touché, encore plus de vénération pour son père, plus d'amour pour sa mère, et sans que le père ne sente, dans ses entrailles émues, une tendresse encore plus brûlante pour ses enfans ; et ces sentimens, promptement réchauffés, ne feront qu'augmenter leurs jouissances à la fois les plus douces et les plus nobles. En un mot, on ne quittera point le dénouement de votre opéra sans se sentir meilleur qu'auparavant. Rappelez-vous les procédés et la marche de nos mouvemens intérieurs : le tableau vif des premiers sentimens de la nature enlève d'abord nos cœurs, les transporte avec véhémence, et finit bientôt par aller les reposer doucement sur nos proches, sur ce que nous avons de plus cher. Et pourroit-on venir à bout de faire accroire aujourd'hui au théâtre de Arts que ceci soit au détriment de la morale publique ? Pourroit-on faire accroire que ce soit une capucinade ? De la constance, mon ami ! L'opinion publique vous fera triompher de ces propos inconsidérés.

[29] Les plus grandes passions, celles des âmes chaudes, élevées et brûlantes, font le pivot du sujet que vous avez traité, et ce sujet est fondé sur toutes les sortes d'amour, la religion et la mort.

C'est au milieu de ces diverses modifications d'amour paternel, d'amour filial, d'amour maternel, et d'amour conjugal ; c'est au milieu de cette pitié douce, excitée par ces sentimens, et toujours renaissante à côté des terreurs de la mort ; c'est au milieu, non de l'accent particulier à un peuple, mais au milieu de l'accent universel de la nature qui arrache à tout homme des cris inarticulés ; en un mot, c'est au milieu de ces mœurs pures, probes et patriarcales des premiers siècles, que votre terrible rôle de Caïn (revenant des monts hyperborés, et accompagné de sa race), vient faire pyramide, et produire les contrastes les plus frappans.

[30] Rassurez-vous mon ami, vos cordes sonneront en temps et lieu, je m'en rapporte au cœur humain. Croyez que même le tombeau d'Abel, que la continuelle perspective de la mort d'un père qui va quitter une famille nombreuse dont il est chéri, et que chaque heure du cours du soleil qui en avance à mesure le fatal instant, joueront, dans votre ouvrage, des rôles qui ne seront pas les moins imposans.

Croyez-vous (lorsque toute la nature, dans votre décoration, semblera prendre part elle-même à ce grand événement), croyez-vous, dis-je, que les descendans de cet illustre ancêtre ne prendront de leur côté aucune part à ses antiques malheurs, quand dans la personne de l'acteur qui le représentera, son ombre auguste, après tant de siècles vénérables, semblera repasser le seuil de la mort pour revenir demander les larmes de ses derniers neveux ?. . . . . Les lui refuseront-ils, lorsque le flambeau du monde semblera s'éteindre lui-même avec le flambeau de la vie de l'aïeul commun des hommes, en laissant le deuil s'étendre en long crêpe sur l'horizon obscurci..... Allons, mon ami; est-ce donc là une capucinade ? Remerciez ceux qui vous font partager une si noble honte avec Klopstorc.

Des répétitions particulières ne sauront même faire juger votre ouvrage dans toutes ses parties. Ce ne sera qu'en scène qu'on pourra réellement sentir et apprécier le grandiose antique que vous avez répandu à pleines mains dans votre opéra, et au ton duquel le musicien a tâché de se monter. Vous y avez parfaitement senti qu'il faut donner à la musique le langage des passions, beaucoup de sentimens et d'images, mais peu de simples idées à rendre. Il n'y a effectivement que les passions qui chantent ; l'entendement ne fait que parler.

[31] Aussi combien n'avez-vous pas eu raison, en suivant votre excellent original allemand, de mettre constamment en jeu les trois grands leviers de ces sentimens et passions, l'amour, comme je le disois, la religion et la mort ! et vous savez comme moi que, selon les plus célèbres critiques tant anciens que modernes, « ce sont les trois mobiles les plus efficaces de la tragédie ». Voilà pourquoi de célèbres critiques modernes ont mis l'Adam de Klopstorc à côté des tragédies antiques les plus vantées ; et je ne suis point étonné que nos meilleurs poëtes actuels et nos gens de lettres les plus distingués (entendant lire votre Mort d'Adam), n'aient point fait difficulté de le mettre, en ma présence au moins à côté de votre Iphigénie en Tauride et de votre OEdippe à Colonne.

Avancer (comme on cherche aujourd'hui à vous en donner les craintes) que votre poëme d'Adam ne sauroit faire espérer le succès de vos autres ouvrages, ce seroit condamner, avant de l'entendre, la musique de la Mort d'Adam, et ce ne seroit pas diminuer le mérite des paroles ; car je tiens pour bon le jugement porté d'avance par nombre de nos gens de lettres dont les talens sont sur la première ligne. Et si ce poëme neuf et original venoit à ne point avoir le succès que j'ose vous présager, ce seroit moi qu'il en faudroit accuser ; car la faute viendroit seule de la musique, qui n'eût pu atteindre alors ni cette nouveauté de forme, ni cette originalité, ni ce caractère tout particulier de grandeur et de sublimité, fait pour aller frapper du premier coup le cœur le plus froid et le plus en garde contre sa sensibilité; fait, en un mot, pour causer dans tout un auditoire ces vifs élans de l'ame qui transportent les auditeurs hors d'eux-mêmes. Alors les prédictions de ceux qui se plaisent à vous dire et répandre au théâtre des Arts que la musique fera toujours tomber le poëme dans tel état qu'il se trouve, s'accompliroient à la lettre, et dès ce moment je m'avouerois vaincu mais jusque-là espérons..... Ayons le courage de soigner les répétitions ; n'épargnons point nos travaux ni nos peines. Qui sait ? Nous en serons peut-être récompensés.

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TROISIÈME PARTIE.

[33] Votre poëme ne paroît si nu ou plutôt si simple à quelques-uns, que parce qu'on y voit, la nature à découvert ; et pour l'avoir peinte et exprimée avec cette vérité native qu'on reconnoît dans l'ouvrage de l'auteur allemand et dans le vôtre, il a fallu l'avoir eue non pas sous les yeux, non pas en idée, mais au fond du cœur ; et soyez assuré que le musicien a tâché de s'en pénétrer. . . . . Je m'étois toujours refusé à faire entendre cet ouvrage au clavecin, vu que cet instrument, qui n'a que des effets de batteries et des pulsations sèches et coupées, ne sauroit rendre ni le caractère particulier, ni la couleur locale d'une musique qui a dû souvent employer des sons larges et soutenus, et n'offrir que les chants primitifs des passions. Il faut d'ailleurs que la décoration (quoique très-simple) et l'exposition transportent l'auditeur dans un site et dans un siècle où il puisse desirer et demander lui-même les premier age du monde ; il faut, dis-je, que l'auditeur, mis dans cette situation par les décorations et les costumes, puisse sentir que les mœurs patriarcales de ce siècle, et les diverses modifications des passions ont dû (dans cet âge) agir et chanter avec cette sorte de mélopée antique.

[34] C'est pour cela qu'en évitant soigneusement tout ce qui pourroit réveiller la moindre idée de musique gothique, le musicien s'est au contraire scrupuleusement efforcé de prendre le ton de votre grandioss antique [sic], et de ne faire sonner que des cordes montées à l'accent des poëtes hébreux dont vous avez si bien imité le style. Voilà quelle fut l'intention de mon travail ; mais les répétitions à grand-orchestre pourront seules me prouver que je me serai trompé. Jusque-là, mon ami, je tiendrai fortement à ne point changer le ton antique dont j'ai cherché à colorer votre ouvrage, et à ne point le bigarrer d'une musique moderne qui jureroit avec le sujet. Dans toutes les situations douces, mon ami, il y faut le ton d'une mélodie aérienne, le caractère des chants angéliques ; mais gardez-vous bien de croire que ces chants angéliques puissent jamais avoir la moindre affinité avec des tournures de chant moderne, qui réveilleroient plutôt des idées de comédies lyriques, que les sentimens élevés qui conviennent au grand sujet que vous avez traité.

Attendez donc, je vous en conjure, les dernières répétitions à grand-orchestre, pour savoir si vous devez écouter les jugemens prématurés de ceux qui vous assurent si hardiment que je me suis trompé, et que ma musique écrasera votre poëme sous sa chute. Laissez crier, mon ami : je me trouve forcé de vous rappeler que pendant toutes les répétitions de la Caverne, vous entendiez dire de tous côtés que la musique n'en étoit que de mauvais chants d'église. Il falloit, assuroit-on, retrancher le chœur (la foudre éclate) qui finit le second acte, ou en faire un autre, si je voulois que l'ouvrage ne tombât point ; je soutins heureusement qu'il feroit le succès de la pièce : le chœur est resté, et la Caverne (malgré toutes les prédictions sur sa chute) n'est point tombée. Il falloit, selon le plus grand nombre d'avis, retrancher de Télémaque le double chœur des nymphes et des satyres ; il falloit en ôter la scène et le chœur des vents. C'étoit, disoit-on, de la musique d'église qui ne convenoit point au théâtre, et qui feroit tomber Télémaque. Je tins bon, et fis toujours répéter ces deux chœurs ; il a fallu que je fusse secondé par plusieurs amis du théâtre Feydeau, pour faire soupçonner que je pouvois avoir raison : Télémaque se donna, et il dut une partie de sa réussite aux deux morceaux que l'on avoit voulu retrancher ; du moins ce sont ces deux chœurs, vous le savez, pour lesquels le public a eu le plus d'indulgence.

[35] Avant la première représentation de Paul et Virginie, l'Hymne au soleil étoit regardée comme ne convenant point au genre de cet opéra. C'est fort beau, disoit-on ; mais voilà encore un chœur d'église qui ne convient point au théâtre. La première représentation arrive, et l'hymne au soleil fait prendre Paul et Virginie.

Il seroit maintenant inutile de vous faire ressouvenir que les mêmes gens qui m'accusent aujourd'hui d'avoir transporté au théâtre une musique qui ne conviendroit qu'à l'église, me traitoient, il y a quinze ans, dans leurs écrits anonymes, d'effronté novateur, qui transportoit à la Métropole de Paris un faire scénique qui ne convenoit qu'au grand Opéra.

[36] Je retourne à vous. Il est vrai que ceux qui vous aiment, se plaignent de ce que vos succès au théâtre des Arts dans des ouvrages qui, certes, les méritoient, bien loin de vous tenir, sans contestation désormais, les portes ouvertes, deviennent, au contraire, des causes qui motivent des démarches pour vous les fermer. Et vous et eux, vous vous découragez ; et vous et eux, vous vous lassez d'insister sur des droits réels que l'opinion publique vous y a si justement acquis : mais qu'eux et vous se souviennent que les représentations de vos anciens ouvrages renouvellent à chaque fois l'intérêt du public pour vous, et accumulent d'autant plus ces mêmes droits à la mise de vos nouveaux opéras. Il ne s'y connoît pas mal ce public qui a porté cinq ou six cents fois son tribut d'admiration aux représentations d'OEdipe à Colone....

Ne vous laissez point abattre, mon ami ! ces sortes de contrariétés sont arrivées à d'autres  ; et, bien loin de diminuer leur constance à poursuivre leur carrière, elles doivent au contraire contribuer à leur faire faire de nouveaux efforts pour produire des ouvrages capables d'y résister. C'est alors qu'ils finissent par ne point succomber, ou du moins par se relever s'ils ont succombé. Que d'exemples, mon ami, je pourrois vous en citer parmi nos gens de lettres, parmi nos bons poëtes, nos grands peintres, nos architectes ou nos compositeurs !. . . Les persécutions qu'on leur a suscitées, bien loin de les décourager, n'ont fait que communiquer un feu nouveau à leurs nouveaux ouvrages, et imprimer à leurs brillants travaux un caractère encore plus auguste.

[37] Souvenez-vous que, dans les lettres et les arts aussi bien que dans les hautes sciences, tout ce qui est marqué au coin de la nouveauté n'a souvent été admis qu'après bien des combats et des contradictions. Souvenez-vous que plusieurs chefs-d'œuvre admirés aujourd'hui par toute l'Europe, ont été sans succès pendant plus de trente ans. Vous, mon ami, qui courez une carrière qui n'est pas moins épineuse, armez-vous de courage, et que ces sortes d'attaques ne vous rebutent point.

Les grands écrivains et les poëtes fameux qui ont pu vous servir de modèles dans vos productions, doivent aussi vous en servir dans votre constance à soigner encore plus, s'il est possible, vos nouveaux opéras, et dans votre attention à ne rien négliger pour les faire monter au théâtre. Après vous avoir cité, mon ami, de pareils exemples, je ne puis plus vous parler de ce qui est arrivé à moi-même (à moi qui cependant tiens un si foible rang au-dessous de pareils hommes), à moins que -ce que je vous en dirois pût concourir à vous ôter votre découragement. Aussi je ne vous rappellerai point ce que me valut, à la métropole de Paris, le bonheur d'y avoir plu par mes foibles essais musicaux ; je ne vous rappelerai point qu'après l'exécution de la première solennité, il n'en succéda aucune autre sans qu'on eût (dans les huit jours qui précédoient chaque nouvelle fête) imprimé et colporté avec profusion de longues diatribes anonymes sur les nouvelles musiques que je me disposois à у faire entendre : je ne vous rappellerai pas non plus que ces pamflets si volumineux étoient, avant même les répétitions, d'abord, comme on sait, distribués à Versailles dans l'orchestre de la Chapelle du Roi, ensuite envoyés aux orchestres du Concert-spirituel et des grands théâtres de Paris, puis à l'évêché, sans omettre d'en faire tenir des foules d'exemplaires à chaque membre du chapitre et à chacun des conseillers au parlement.

[38] Il vous est pénible, dites-vous, de supporter avec courage les traits dirigés d'avance contre votre Adam ; vous craignez qu'ils en empêchent l'exécution. . . . Eh ! mon ami ! toutes les musiques destinées aux solennités de l'église de Paris ont été exécutées, malgré qu'elles aient été constamment précédées des plus fortes diatribes qui développoient, avec la plus ingénieuse adresse, tous les moyens de jeter d'avance le découragement parmi les orchestres et artistes distingués qui devoient exécuter et chanter chaque nouvel essai ; malgré que cette foule de pamflets avant-coureurs aient sans cesse tenté d'effrayer la religion de l'archevêque et du clergé, par rapport au genre et aux plans de musique qui alloient être exécutés dans l'église métropolitaine ; malgré, en un mot, que ces enluminés anonymes me refusoient de toutes leurs forces la capacité nécessaire pour composer la musique de ces solennités, sans se souvenir qu'un an auparavant, et lorsque je n'en étois encore qu'au moment d'être nommé maître de chapelle de Notre-Dame, ils avoient fait savoir soigneusement dans le chapitre que j'avois mis une tragédie en musique sur le point d'être alors représentée, et qu'ils m'avoient même attribué plusieurs pièces des Italiens, genre de travail qui ne pouvoit s'accorder avec la gravité de la place à laquelle on m'appeloit, et dans laquelle il étoit défendu de composer pour le théâtre. Les honnêtes gens ! les belles ames ! il leur importoit donc peu, un an auparavant, de m'attribuer des talens au-dessus d'un maître de chapelle, pourvu qu'ils parvinssent dès cette époque à me nuire dans l'esprit de l'archevêque et du clergé, qui étoient alors sur le point de m'admettre à la direction de la musique de la Métropole. Eh bien ! mon ami, les propos inconsidérés, les diatribes, les pamflets, n'ont point empêché que je n'y fusse admis, n'ont point empêché que le clergé n'encourageât mes foibles travaux. Ce qu'on dirige aujourd'hui contre votre Adam, mon ami, me paroît à peu près aussi déraisonnable que l'étoit le but de ces vaines diatribes.

[39] Mais comme je ne veux chercher qu'à vous rendre courage que jamais vous n'eussiez dû perdre un instant, je vous tairai de ma situation passée tout ce qui ne pourroit point se comparer avec votre situation actuelle par rapport à votre Mort d'Adam ; je vous épargnerai les détails sur ce que firent ces trop nombreux anonymes qui, n'ayant pu parvenir à obtenir à temps des ordres supérieurs qui supprimassent les musiques à grand-orchestre de la métropole, changèrent alors de batteries et ne dirigèrent plus leurs nouveaux traits que contre la personne et l'honneur même de l'auteur de ces musiques ; je vous tairai tout le vague et la déraison des calomnies qui parvinrent cependant (ne vous en effrayez pas pour vous, ce ne fut qu'après des milliers d'efforts), qui parvinrent, dis-je, à accumuler sur sa tête tout ce que le malheur peut avoir de plus difficile à supporter. D'ailleurs, quand je veux vous donner de l'espoir et vous rendre la sécurité, pourquoi reporterois-je devant vous mon imagination sur le pénible souvenir de longs sujets de chagrins, qui n'ont été que trop publics, et qu'un espace de quinze ans a dû me faire oublier ?

[40] Ainsi je m'en tiendrai uniquement à fixer votre principale attention sur les efforts tout particuliers qu'on avoit faits précédemment pour former une opinion défavorable sur les essais et nouveaux plans musicaux qu'on se disposoit à entendre à Notre-Dame de Paris. Fait-on la même chose aujourd'hui par rapport à votre Adam qu'on se dispose à monter au théâtre des Arts ? essaie-t-on réellement aussi avant de l'avoir entendu, de le faire juger défavorablement ? J'oserai alors vous conseiller de prendre le parti auquel je me rangeois. Mon ami ! redoublez d'efforts pour obtenir de bonnes répétitions. Quittez la campagne où vous allez à tort vous livrer à une inaction nuisible et à un découragement hors de saison. Revenez à Paris seconder mes soins ; tachez que votre ouvrage soit entendu avec son véritable caractère. Que toutes vos intentions soient bien connues : et j'ose vous répondre du zèle éclairé des artistes à talent qui doivent l'exécuter. Autrement vous feriez croire à ce qu'une personne importante du théâtre des Arts vient encore de me confier : « On nous assure, me dit-il, que votre propre intention est maintenant de reculer la mise de la Mort d'Adam, et de faire monter d'abord votre Ossian ou vos Bardes ». On l'en avoit tellement persuadé (ces jours derniers encore) qu'il m'a fallu avec lui une conférence pour l'en dissuader.

[41] Vous entendez bien, mon ami, (comme les Bardes ou Ossian demandent encore quelque temps pour achever les décorations,) qu'alors, dans l'intervalle, ceux dont l'étude constante est toujours de faire écarter les autres, eussent redoublé leurs démarches et leurs efforts pour essayer d'enlever d'emblée votre tour en faveur des ouvrages qu'ils protègent : et la Mort d'Adam, peut-être même les Bardes (une fois la place prise), se trouvoient encore reculés à je ne sais quand. . . . et c'est avec de tels moyens que d'aussi gauches champions (ainsi qu'on le dit dans le monde) cherchent à se donner de l'importance, en voulant parvenir à faire affubler de l'honorable nom d'auteur leurs très-soumis protégés qui se croient beaucoup plus forts de l'opinion de leurs protecteurs sans cesse en chemin pour eux, que de celle du public, qui ne les connoît que comme des aspirans à étudier l'art dramatique. La gloire facile est une si belle chose ! être fort des démarches plus qu'importunes de ces mêmes protecteurs; faire par eux une cour suivie, bien déguisée et sans prétention à cette gloire qui fuit dès qu'elle s'aperçoit du projet qu'on a de la saisir ; arriver jusqu'à elle et la surprendre sans essais préalables, sans assauts ni batailles, seroit un événement si heureux ! faire du premier coup son premier essai sur le premier théâtre du monde, et avec cela intéresser noblement le public, quel triomphe ! . . . Sauter sans efforts des bancs de l'école à la première scène lyrique de l'Europe, où Quinaut, Gentil-Bernard et Offman, où Gluk, Sacchini, Piccini et Grétry, où Martini, Gossec, Rameau et Philidor, où Cherubini, Méhul et d'autres grands maîtres vivans ont tremblé de paroître ! . . Oh! pour le coup, nous serions de véritables Mozarts ! Dès notre premier âge, nous nous asseyerions à côté des Hayden, des Pergolèse, des Jomelli et des Hendel ! il n'y a pas de gloire pareille ! . . . Si ce que je vous écris, mon ami, n'étoit pas confidentiel, plus d'un, en lisant cette lettre, diroit dans son cœur : « Comme il m'a deviné ! ! !

[42] S'il a été si facile à ces intrigans (comme on les nomme), qui ne quittent pas plus le seuil de l'administration, que les mites (dit-on d'eux dans le monde) ne quittent le bon drap qu'elles rongent ; s'il leur a été si facile, disons-nous, de faire parler votre musicien, en assurant encore, il y a quelques jours, qu'il desiroit que la Mort d'Adam fût reculée, lui qui, dans le silence, livré au travail de son cabinet, s'en reposoit bonnement sur son tour, et ne pouvoit les démentir : quelle facilité n'auront-ils pas de faire parler aussi le poëte, qui s'en va de confiance à la campagne pour se reposer de ses veilles et de ses travaux, tandis qu'eux ne négligent rien pour lui en enlever le fruit !

Revenez à Paris, mon ami, nous avons besoin d'y être tous deux : autrement, on criera bien haut que vous-même n'avez plus de confiance dans votre ouvrage. On répandra que c'est rendre service au musicien, en le faisant commencer par Ossian et non par Adam qui lui feroit perdre sa réputation ; et ces dernières assertions, on ne les répandra pas ; elles sont toutes répandues. Et si je consentois maintenant à commencer par Ossian ou les Bardes (ce que je ne ferai point), on renouvelleroit bien vîte celles dont on avoit entouré l'administration. Vous voulez monter les Bardes au Grand-Opéra, disoit-on, il y a un an ? Cet opéra fut trouvé, au théâtre Faydeau, impossible à mettre, et la musique d'un genre bâtard et incapable de plaire au public. Heureusement, l'administration du Grand-Opéra savoit le cas qu'elle devoit faire de ces assertions controuvées, vu qu'elle n'ignoroit pas que, depuis plusieurs années, cet opéra n'a cessé d'être redemandé par le théâtre Faydeau, qui s'en étoit dessaisi malgré lui lors des malheurs de Sageret ; et le Grand-Opéra s'est disposé à le faire monter après la mise d'Adam.

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QUATRIÈME PARTIE.

[44] La Mort d'Adam, m'écrivez-vous, ne parviendra point à être donnée. L'intrigue, que vous avez vue de très-près se former contre cet ouvrage, lui fermera la porte. Eh ! mon ami, si l'on parvient à vous ôter à vous-même toute confiance non seulement sur la musique, non seulement sur votre poëme, mais encore sur le sujet, au point de tout abandonner à l'aventure, il n'y a plus de doute que votre tour ne soit encore pris pour la troisième fois. Vous ne demandez pas, mon ami, de prendre la place du petit nombre d'auteurs qui, depuis dix ans, sont en possession de l'Opéra. Qu'il vous soit au moins permis d'y trouver la vôtre à côté d'eux. Depuis cette époque, certes, on a donné quelques bons ouvrages au théâtre des Arts ; mais cependant comment se fait-il que, malgré le zèle éclairé des différentes administrations, et notamment de celle-ci, la place semble n'avoir été réservée qu'à un très- petit nombre de concurrens tant poëtes que musiciens, et qui jusqu'ici sont les seuls auteurs des bons opéras nouveaux qu'on y a joués depuis douze ou quinze années ? Pourquoi Offman ? pourquoi Guillard ? pourquoi d'autres bons poëtes lyriques qui pourroient rivaliser ceux pour qui les portes se sont tenues ouvertes  ; pourquoi, dis-je, Offman et Guillard n'ont-ils pas, depuis cette époque, donné chacun cinq ou six nouvelles productions qui eussent pu, avec ceux qui tiennent la place, contribuer à la gloire et au soutien de ce magnifique établissement ?

[45] Comment se fait-il, par exemple, qu'un compositeur distingué n'ait pu, depuis environ deux ans, paroître à ce grand théâtre qu'à la moitié de l'âge, tandis qu'il avoit le même talent huit à dix ans plus tôt ? Ceci me rappelle ce que disoit Saint-Huberti dans le fort de sa gloire : « Ils m'applaudissent ! . . . Ils m'ont empêché de paroître depuis nombre d'années ; j'avois alors le même acquis qu'aujourd'hui, avec beaucoup plus de forces et de moyens : . . . ils ne jouiront pas long-temps de mes efforts. Je ne puis faire au théâtre ce que je pouvois y faire dès l'âge de vingt-quatre ans ! »

Comment se fait-il que Chérubini, si célèbre dans toute l'Europe, et dont le talent précoce et extraordinaire est autant admiré en Allemagne qu'en Italie ; comment se fait-il que Chérubini qui a donné en France des preuves si frappantes d'un talent extrêmement convenable au Grand-Opéra ; comment se fait-il que ce compositeur dont l'école est si large, si pure, et à la fois si mélodieuse et si savante, ne soit point chargé par le Grand-Opéra même de lui composer des ouvrages ? Que doivent penser l'Allemagne et l'Italie, s'ils savent que nous possédons un tel homme, s'ils savent que nous lui laissons dépenser sa jeunesse dans l'inaction ? Il seroit par trop déshonorant pour le grand goût qui règne en France, qu'on parvînt jamais à décourager un pareil artiste (1).

(1) On me citera, je le sais, dans les opéras italiens et allemands qui se jouent dans toutes les cours de l'Europe, des morceaux au-dessus desquels on ne sauroit rien trouver quant au charme, à l'attrait mélodieux, à l'énergie dont ils sont empreints, et qui ont même des intentions dramatiques extrêmement senties : mais qu'on ose avancer que ces intentions théâtrales y sont plus en saillies, plus fortement prononcées que dans le fameux final de Lodoïska de Cherubini ; que dans le final célèbre des Deux journées ; que dans le chœur à l'hymen de l'opéra de Médée ; que dans mille morceaux de Grétry ou de Philidor ; que dans plusieurs morceaux d'ensemble du Droit du Seigneur et de la Sapho de Martini ; que dans Rose et Colas de Monsigni ; que dans le magnifique quatuor de Stratonice ; que dans le chœur du second acte d'Adrien ; que dans le nerveux duo du Tyran corrigé, de Méhul ; que dans plusieurs chœurs et airs pantomimes de Rameau et de Gossec ; et que même, dans un certain final de Leberton, exécuté à la comédie italienne : je le nierai ; et les Italiens, même les Allemands, le nieront avec moi. Qu'on ajoute, pour me fermer la bouche, que ces morceaux sont à la vérité dramatiques, mais qu'ils n'ont pas le charme puissant du chant italien, je le nierai encore ; et les Italiens, ainsi que les Allemands, avoueront avec moi que les compositeurs de ces étonnans morceaux respiroient, en les composant, respiroient, par tous les pores, la mélodie imitative. L'inspiration seule les a produits.

[46] Comment se fait-il que Méhul, qui, depuis dix ans, parcourt une carrière si brillante ? comment se fait-il que l'auteur de Stratonice, d'Euphrosine et Coradin, du magnifique final d'Euphrosine et Mélidor, de l'opéra d'Ariodan ? comment se fait-il que le compositeur qui, au Grand-Opéra même, a fait entendre l'opéra d'Adrien dont on cite principalement, et avec juste raison, des chœurs si beaux et si fortement dramatiques ? comment se fait-il, disons-nous, qu'il soit à peine parvenu à у faire représenter deux ouvrages ? Comment ce grand compositeur n'est-il pas chargé non plus par le théâtre des Arts lui-même de composer pour ce spectacle où son talent l'appelle ?

[47] Gossec et Martini tous deux découragés, n'y offrent plus rien, et leurs ouvrages (peut-être des chefs-d'œuvre) sont restés dans leurs porte-feuilles. Nous avons en France d'autres compositeurs distingués, dont les ouvrages, composés depuis nombre d'années, sont confinés dans leurs cabinets. Langlé a composé plusieurs grands opéras qu'il n'a pu faire représenter. Il en est de même de Leberton ; et les opéras qu'il a donnés aux Italiens pourroient lui ouvrir les portes d'un plus grand théâtre.

Je ne vous parlerai point, mon ami, d'autres compositeurs qui méritent extrêmement d'être encouragés, et auxquels on devroit inspirer la plus chaude, la plus active émulation, si nous voulons que la musique, en France, prenne tout son essor, et use de tous ses moyens pour rivaliser de plus en plus les écoles étrangères. Ces compositeurs ont déja donné des preuves brillantes, et certes, ils paroissent aussi avec avantage sur nos scènes lyriques. N'ayant pas besoin de vous citer l'élégant et dramatique Dalayrac, ni le génie chaud et abondant de l'auteur de Romeo et Juliette, du théâtre Faydeau, pour preuves de nos richesses lyriques, je passe donc aux autres musiciens qui peuvent aussi singulièrement les augmenter : nous en avons des garans certains dans les ingénieux auteurs de Palma, de Paul et Virginie des Italiens, et d'Apel et Campaspe ; nous les avons dans les compositeurs de Zulnar, de Fanni et Mornal, et de plusieurs morceaux d'ensemble d'Astyanax et des Horaces. Pour une autre scène, nous en avons encore dans les compositeurs de l'Amour filial, de Toberne, des Visitandines, de Marcellin, et du Secret. Je ne vous parlerai point de l'auteur de la musique d'Hécube ; j'en ai parlé plus haut. On sait de combien d'intentions dramatiques sa musique est remplie : le soupçon d'Achille respire la verve des plus grands maîtres.

[48] Nous avons donc, comme vous le voyez, des garans du faisceau musical, que les Français peuvent trouver dans nombre de compositeurs connus et à talens, qui, sans contredit, doivent avoir le pas sur ces étudians en art dramatique, qui, à peine sortis des bancs, ont besoin d'abord d'être soumis aux épreuves de leurs devanciers sur des scènes moins élevées, avant de prétendre pousser derrière eux les beaux talens que je viens de citer, pour entrer (comme ils y prétendent) les premiers en lice avec les plus grands maîtres dont j'ai parlé plus haut, et sur une scène où ces maîtres eux-mêmes n'ont paru, pour la plupart, qu'après les plus brillans essais, qu'après les plus fortes garanties.

Que les jeunes aspirans au talent du théâtre fassent d'abord leur noviciat : ceux qu'ils veulent devancer l'ont fait. Qu'ils commencent donc par s'élancer dans l'arène secondaire, où ceux avant lesquels ils voudroient marcher ont déja fait leurs preuves ; qu'ils les surpassent, s'ils le peuvent : alors permis à eux de franchir l'espace, et d'aller avec orgueil s'essayer sur la grande scène où les talens de Cherubini, de Méhul, de Martini, où ceux de Grétry, de Leberton, et d'autres, reconnus comme ayant fait toutes leurs preuves, devroient d'abord combattre pour leur servir d'exemple et exciter leur émulation. Je vous demande à présent si ce seroit ou ne seroit pas au profit des jouissances du public, qui ne se soucieroit guère, je crois, de voir s'essayer sur la première scène des athlètes qui n'eussent pas même appris à combattre sur les scènes subsidiaires ? Je vous demande, en un mot, si cette marche toute naturelle et non intervertie, ne seroit pas au profit de l'orgueil national vis-à-vis des connoisseurs étrangers qui viennent ou qui viendront entendre et juger notre scène lyrique ?

[49] Que les élèves en compositions théâtrales cherchent d surpasser les commençans, que les commençans cherchent à atteindre ceux qui donnent des espérances, et qu'alors ils s'escriment déja sur des théâtres secondaires en essayant leurs forces avec ceux qui ont déja produit leurs premières preuves ; rien de mieux: c'est même là qu'il faut les encourager; c'est là, c'est là, s'ils montrent du génie, qu'il faut les exciter et allumer leur émulation, en leur montrant de loin la couronne qui les attend au bout de la carrière. Mais vouloir les faire sauter des bancs sur la scène des Gluk et des Piccini, c'est vouloir les perdre dans l'opinion, c'est vouloir étouffer leur génie dans sa naissance.

Il ne faut pas croire, mon ami, que c'est y regarder de trop près, et que ces étrangers désespèrent encore et désespéreront toujours, quoi que l'on fasse, du goût musical en France (1). C'est là, je vous le jure, la plus insigne de toutes les erreurs toutes les anciennes assertions là-dessus sont démenties aujourd'hui par les étrangers eux-mêmes, et par leurs nouveaux écrivains qui en parlent. Les meilleurs talens de l'opéra-buffa disent par-tout qu'ils n'ont jamais entendu un chanteur plus extraordinaire, plus parfait, plus étonnant que Garat (Garat est un Français) ; que si la musique est le langage du cœur, Laïs est le chantre du sentiment, le peintre des moindres altérations du cœur humain (Laïs est un Français) ; que Richer, Martin, Elleviou ; que Gavaudan ; que Solier, et plusieurs autres maîtres de chant seroient applaudis par les Napolitains ou les Romains autant qu'ils le sont par les Parisiens (ces chanteurs sont des Français). Patience ! de bons élèves les imiteront. Nous avons, en outre, des amateurs dont le goût du chant ne le cède point aux Italiens (et ces amateurs sont des Français). Combien de chanteuses intelligentes et dramatiques on peut entendre dans nos théâtres !

(1) L'Opéra français, jadis exclusivement représenté en France, est aujourd'hui joué dans toutes les grandes villes de l'Europe : en français, à Pétersbourg, à Brunswick, à Hambourg, à Reinsberg, etc. ; joué, traduit, à Berlin, à Stockholm, Copenhague, etc., et même dans plusieurs villes d'Italie. On joue dans toutes ces villes les opéras français de Gluk, Philidor et Sacchini, de Grétry, Cherubini et Méhul, de Leberton, Martini, d'Alayrac, Lemoine, et de plusieurs autres.

[50] Les étrangers regardent nos orchestres comme les premiers de l'Europe ; ils avouent la presque-supériorité de nos instrumens à cordes, comme de nos instrumens à vent. Effectivement il seroit bien difficile, à mon sens, de rencontrer aujourd'hui en Europe des artistes qui pussent surpasser nos Rodes, nos Creutzer, ou nos autres brillans violons ; la même difficulté se rencontreroit eu égard à nos Rumberg, nos Janson, nos Levasseur et nos autres excellens violoncelles. En instrumens à vent, seroit-il plus aisé de rencontrer les égaux des Lefebvre, des deux Duvernois, des Dominic, de rencontrer ceux des Sallentin, des Hugot, des Devienne, des Ozi et des Delcambre ? Et croyez-vous que cette réunion de talens ne puisse être offerte avec orgueil à l'admiration des étrangers ?

[51] Si nous portons nos regards sur la scène, n'avons-nous pas encore sur celle du Grand-Opéra les plus chauds acteurs et les plus intelligentes actrices ? N'avons-nous pas sur celle de Faydeau une réunion de talens infiniment recommandables ? Mais arrêtons-nous un instant sur celle du théâtre des Arts, où le talent scénique dans toutes ses parties, où les pantomimes soignées, où la danse portée au premier degré, où le plus magnifique ensemble doivent encore échauffer votre verve tragique pour de nouveaux ouvrages à produire. Dites-moi : si vous aviez le pouvoir magique de former d'un coup de baguette des acteurs à votre guise pour jouer avec ensemble votre opéra d'OEdipe à Colone, absolument comme vous le sentez, comme le public le sent, comme les étrangers le sentent eux-mêmes ; dites-moi, mon ami, ne seroit-ce pas ces mêmes acteurs, ne seroit-ce pas le jeu et la pantomime d'Adrien ou Chéron, ne seroit-ce pas le jeu de Lainé et de bien d'autres du théâtre des Arts, ne seroit-ce pas ce même orchestre, ne seroit-ce pas ces mêmes chœurs, ne seroit-ce pas ces mêmes pantomimes, ces mêmes danseurs, en un mot, ce même ensemble que vous feriez sortir de votre baguette (1) ? L'Opéra peut donc encore jouer la tragédie lyrique ? Et peut-être en est-ce là la meilleure manière, celle de l'exécution simple et dénuée des ornemens de l'Opéra comique, celle du chant accentué, expressif, et réuni à tous les moyens de la pantomime tragique, toujours d'accord, toujours en parfaite simultanéité avec les indications mimiques de l'orchestre ?

(1) Plusieurs acteurs du premier rang (au théâtre français) m'ont avoué à moi-même qu'OEdipe à Colone ne seroit pas mieux joué chez eux qu'il ne l'est au Grand-Opéra, et que les chants-scéniques de Sacchini (secondés par les vrais talens qui les jouent) montrent, pour ainsi dire, la preuve des étonnans effets de la musique, que le plus grand critique de l'antiquité, qu'Aristote place dans toutes les tragédies d'Euripide, de Sophocle et d'Eschile.

[52] Et ce seroit par ces acteurs si capables de faire ressortir les chefs-d'œuvre de Gluk, de Sacchini et de Piccini ; ce seroit par les excellentes actrices qui les secondent si bien ; ce seroit par ces talens mimiques portés aux derniers périodes ; ce seroit par ces chœurs si d'aplomb, par ces orchestres formidables en talens du premier ordre ; ce seroit, en un mot, par cette plus belle réunion musicale qui puisse peut-être exister en Europe, qu'il faudroit (vis-à-vis des étrangers qui viennent ou viendront nous entendre pour juger à quel degré la musique qu'on fait en France pourroit être comparée à celle des Italiens et des Allemands), qu'il faudroit, disons-nous, s'amuser à faire maladroitement essayer les nouveaux ouvrages d'athlètes dont aucune preuve dramatique n'eût été faite préalablement sur d'autres scènes, et cela de préférence aux opéras qu'il faut tout d'abord faire composer, ou par Grétry, Cherubini et Méhul, ou par Martini, Stebelth et les autres véritables maîtres ? Allons, mon ami !. . . vous vous êtes trop effrayé ; vous avez cru trop facilement que la première scène lyrique, laissant ces grands maîtres, alloit s'abandonner au premier écolier venu qui feroit le plus de démarches, et emploieroit le plus de subtilité pour les motiver. . . . C'est impossible !. . . l'amour-propre national y est trop intéressé (1).

(1) L'ancien gouvernement français s'enorgueillissoit de ce brillant théâtre vis-à-vis des cours étrangères. Les Français d'aujourd'hui, les Français, plus amateurs que jamais des beaux-arts, et qui ont réuni dans Paris tout ce qui autrefois faisoit entreprendre les voyages d'Italie ; les Français, disons-nous, ne voudront pas que la musique seule perde de son ancienne splendeur ; ils feront du théâtre des Arts tout ce qu'il peut être et ce beau spectacle n'avoit pas même, dans le siècle dernier, ni les excellens machinistes, ni les Boullet, ni les grands peintres de décorations qui y sont employés ou qu'on peut y employer. Ce superbe théâtre qui possède encore de grands talens-scéniques, des acteurs-lyriques comédiens, des chœurs et un orchestre magnifiques, qui possède, en un mot, un corps de pantomimes dirigé par des artistes aussi supérieurs que les Gardel et les Vestris, doit exciter, comme par le passé, l'admiration des étrangers, qui, en venant visiter nos tableaux, nos statues, nos bibliothèques, nos sciences et nos arts, iront encore entendre la musique dramatique de Gluk, de Piccini, de Sacchini, et les productions nouvelles des compositeurs éprouvés qui seront chargés de travailler pour lui. Ils diront : « L'opéra de Paris est encore le plus brillant spectacle de l'Europe. »

[54] Mais songez, mon ami, que les Français, maintenant, pourroient d'autant mieux rivaliser les étrangers dans l'art musical, qu'ils ont encore d'autres compositeurs à opposer aux grands talens des Allemands et des Italiens ; et cette arrière-garde, qui ne se montre point, certes, est digne du faisceau de talens dont je viens de vous entretenir, et soutiendroit dans l'occasion la gloire de ce bel art. Il existe dans le monde un certain Rose, qui, pendant vingt ans, fut reconnu comme le premier maître de chapelle de France, et regardé comme l'égal des meilleurs maîtres de chapelle de Rome et de Naples : c'étoit du moins le jugement qu'en portoit Gluk; c'étoit celui qu'en portoient Piccini et Sacchini, lorsqu'ils entendoient sa musique à grands chœurs dans ces brillans concerts spirituels où ce véritable maître a, trente ou quarante fois, donné les preuves les plus éclatantes d'un talent prodigieux pour son art : eh bien ! ce compositeur si éminemment distingué, ce compositeur encore dans toute la force de l'âge, ce compositeur qui peut hardiment se mettre sur la première ligne pour enseigner les vérités les plus occultes de la composition musicale, ce compositeur n'est point encore appelé aux places d'enseignement que personne mieux que lui ne sauroit occuper !. . . Jugez à présent, mon ami, de ce que nous pourrions opposer aux étrangers : ce même compositeur seroit aussi susceptible d'être chargé de porter ses compositions tragiques sur la scène du Grand-Opéra, et certes il s'y distingueroit.

On a entendu aussi au concert spirituel des scènes d'un autre compositeur, faites pour marcher à côté des meilleures musiques. Il a donné des opéras, ce compositeur ; il en a composé pour le theâtre des Arts, qu'il n'a jamais pu faire représenter, quoiqu'il eût donné préalablement des preuves brillantes ; et ce musicien, aussi distingué par un talent vrai dans son art que par une instruction peu commune, se tient à l'écart quand il pourroit se montrer encore avec de grands avantages. Pourquoi n'est-il plus chargé de composer aucun opéra ? Il n'est cependant point arrivé, il s'en faut, à l'âge où nous permettons au célèbre Monsigny de se reposer ; et Cambini peut encore travailler. Vous voyez donc, mon ami, que, quand nous le voudrons, nous ne serons pas aussi pauvres qu'on voudroit le faire croire.

[55] Sans oublier Viterker, qui a publié de bonnes symphonies ; sans oublier Ladourner, qui s'est essayé au théâtre, n'avons-nous pas un Playel dont les chants vrais, communicatifs, dont l'harmonie pittoresque devroient lui inspirer la hardiesse de composer pour nos scènes lyriques ? Et combien d'autres qui ont déja paru, tant sur nos scènes comiques que sur celle du théâtre des Arts, et qui cependant ne peuvent parvenir à faire jouir le public de leurs ouvrages, pour lesquels ils ont déja donné des garanties ?

Je vous parlerois bien d'un autre compositeur qui ne sera pas le dernier à honorer son art, si le délaissement et les chagrins le laissent vivre, et s'il parvient à faire représenter ses opéras. Ses ouvrages, je vous en réponds, sont des ouvrages ; ses preuves ont été faites chez l'étranger, dans plusieurs places de maître de chapelle en France qu'il remporta au concours, et notamment sur le théâtre de la comédie italienne. On se rappelle bien des pleurs qui mouilloient tous les yeux lorsqu'on entendoit le sublime morceau romantique de Vascos dans la prison ; on se souvient du froid frémissement qui gagnoit tous les cœurs à l'impression du final du, second acte du même opéra, intitulé Arabelle et Vascos : mais je ne puis vous dire quant à présent tout ce que son opéra de Macbeth pourra prouver ; je ne puis vous dire jusqu'à quel point ce compositeur français peut honorer notre école et se montrer digne d'en être une des fortes colonnes. Si je ne connoissois pas son opéra de Macbeth, j'éprouverois plus que de l'étonnement à sa première représentation, sur-tout, si j'y apprenois que l'auteur, de cet ouvrage, que marc attend, depuis huit à neuf ans. Voilà, mon ami, pour l'école française, une richesse de plus qu'on ne soupçonne même pas, vu l'oubli trop marqué dans lequel on laisse ce véritable talent.

[56] Il existe aussi, mon cher Guillard, un certain maître de chapelle, de Chartres (votre propre pays), dont les preuves depuis vingt ans sont faites avec supériorité et sans tâtonnement. Ses compositions peuvent concourir avec celles du plus hardi,contre-pointiste ; et rivaliser de mélodie, de facture musicale, d'élégance d'orchestre, d'intentions pittoresques, et dramatiques, avec plusieurs de nos compositeurs, très distingués : il fut l'un des maîtres de chapelle destinés à me remplacer à la métropole de Paris. Beaucoup de théâtres des départemens sont remplis de ses nombreux élèves, et beaucoup de musiciens à Paris lui doivent leurs talens.

[57] Durant les malheurs de la révolution, pouvant hardiment prétendre à une place d'harmonie, ce compositeur (Desvignes) se présenta modestement à un simple concours de maîtres de solfège, sans autre recommandation que ses partitions : sur leur examen, il fut reçu d'une voix unanime par le jury, qui ne le connoissoit point. Il occupa cette place l'espace de trois ans, sans s'être jamais exposé à aucun reproche. Mais une suppression à faire dans le nombre des professeurs arrive ; et celui à qui l'art musical doit de nombreux élèves, ainsi que nous venons de le dire, celui qu'on devroit aussi faire travailler pour augmenter les richesses musicales de nos principales scènes lyriques ; ce compositeur, dis-je, dont le talent véritable a été prouvé par ses musiques exécutées à grand orchestre dans les principales cathédrales, eut le malheur, dans les arrangemens d'alors, malgré les regrets les plus marqués de tous ses confrères, qui représentèrent, avec autant de chaleur que de justice, combien celui que l'on pouvoit porter sans crainte aux premières classes d'harmonie, étoit aussi en état qu'aucun antre d'enseigner la solfège, eut le malheur, disons-nous, d'être la victime du babil influent de certaines personnes sans expérience, qui, jetées en avant pour l'éviction projetée de Desvignes, eussent mieux fait (vu l'importance qu'on veut bien leur supposer), de se réunir aux nombreux artistes qui défendoient le maître dont je vous parle, que de profiter de cette prétendue et circonstancielle importance pour oser s'opposer à son maintien.

[58] Elles eussent dû, au contraire, lui savoir bon gré de ne les avoir point appelées dès les premiers temps dans l'arène, afin de concourir avec lui pour la place même qu'elles occupent, sans les preuves préalables que Desvignes a données soixante fois depuis vingt ans dans ses productions musicales, singulièrement approuvées par les plus grands maîtres. Eh bien ! mon ami, ce compositeur estimable est encore à faire la première démarche pour que l'erreur commise à son égard soit réparée, ou obtenir une place digne de son mérite. Sans doute tous les professeurs de solfège conservés méritent leur place, et ils doivent y rester. Mais qui fera dire que Desvignes (compositeur éprouvé) ne méritoit pas la sienne, qu'il n'existoit alors aucun moyen de le conserver, et que depuis il n'en a point existé de le rappeler à sa modeste place ?. . . . . . . . Je ne vous eus point parlé de ceci, si la chose eût tenu à ce que (dans certaines circonstances) il faut taire. Mais la chose a été publique et notoire parmi la grande généralité des artistes : elle y a été sue d'elle-même, et publiée exactement avec les circonstances dont je viens de vous parler ; il se peut même qu'en cela je ne vous aie rien appris. . . . . . . . . ; vous n'en apercevrez pas moins qu'il faudroit pourtant éviter tout ce qui pourroit jeter le découragement dans les arts.

Cependant, quoiqu'il ne soit plus dans sa place, Desvignes n'en a pas moins conservé sa réputation parmi les artistes : son talent est connu et apprécié par la plupart des musiciens ; et celui-là, mon ami, n'est pas non plus un écolier. Qu'on emploie son génie, qu'on le fasse travailler, sur-tout pour notre scène comique, et il augmentera le nombre des athlètes capables de prouver que les Français ne manquent pas de bons compositeurs, et qu'il ne s'agit que de mettre en œuvre leurs talens distingués. Lui et les auteurs dont je viens de parler pourroient prouver, sans réplique, qu'outre ceux qui tiennent la scène, on pourroit en trouver encore qui présenteroient un surcroît de forces pour rivaliser les écoles allemandes et italiennes.

[59] Ne vous découragez point, mon ami ; nos scènes lyriques ne tomberont point, ou ne finiront point, comme vous le craignez, par être abandonnées à ceux qui importuneroient le plus, n'importent leurs preuves et leurs talens.

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CINQUIÈME PARTIE.

[60] Outre l'importante arrière-garde dont je viens de vous entretenir, il se forme et se formera des élèves dignes de remplacer leurs maîtres : il ne s'agit pour cela que de rendre complète l'éducation musicale, en joignant des maîtres de littérature aux excellens maîtres de l'art qui sont maintenant employés. Expliquons-nous.

Il est incontestable que le jeune élève de la musique ne sait encore rien lorsqu'il n'a acquis que les connoissances mécaniques de l'exécution et de la composition musicale ; il lui faut en outre les documens du grammairien, du poëte, du pantomime, du philosophe. Il faut qu'il s'arrête sur-tout sur l'étude de la poésie ; car, comment saura-t-il mouvementer la langue ou la poésie d'une tragédie lyrique, ou d'un opéra d'un autre genre ? Comment saura-t-il la prosodier, l'accentuer, l'organiser, et lui prêter une nouvelle vie, s'il ignore la grammaire et le mécanisme de la poésie ? Cette étude toute particulière est tellement une des parties intégrantes de l'étude de la composition musicale, qu'elle est aussi nécessaire à l'élève compositeur de musique vocale que l'étude de l'anatomie est nécessaire à l'élève de peinture. Arrêtons-nous un instant sur cette matière je vous ramenerai ensuite au principal sujet de ma lettre.

[61] Osera-t-on nier que les élèves-compositeurs (sans en excepter les élèves-chanteurs et symphonistes, dont la fonction continuelle sera un jour d'être les interprètes fidèles des passions et de toutes les images dans leur exécution), osera-t-on nier, disons-nous, que les élèves-compositeurs, et sur-tout les élèves-compositeurs en musique vocale, doivent se mettre dans le cas, non seulement de connoître les secrets les plus profonds de leur art, mais encore de montrer dans leurs productions musicales un esprit cultivé et un grand nombre de connoissances acquises ? Avant donc de penser même à s'essayer sur les moindres scènes lyriques, et à plus forte raison sur le premier théâtre du monde, il faut qu'à l'étude de la composition vocale ils joignent celle de l'histoire, de la mythologie, de la poésie, de l'éloquence, de la philosophie, et qu'ils se familiarisent de bonne heure avec beaucoup d'autres connoissances qui servent à perfectionner l'homme de lettres, le peintre et le musicien.

En effet, comment l'élève qui veut parvenir à remplir son état avec distinction, ignoreroit-il aucune de ces choses si essentielles à son art ? Dans la supposition où il les ignoreroit, comment entreroit-il dans le sens des rôles de Didon, d'Hélène ou d'OEdipe ? Comment rendroit-il, comment exprimeroit-il ceux d'Iphigénie, d'Achille ou d'Oreste ? Comment peindroit-il Alceste, Cinna, Britannicus ? Comment représenteroit-il tous les personnages de la fable et de l'histoire, si l'étude de l'histoire et de la mythologie ne lui a fait connoître les mœurs, les âges, les pays, les caractères des différens personnages qu'il aura à faire parler dans sa musique vocale? Comment imprimera-t-il à chaque chose les bienséances requises ? Comment aura-t-il égard aux localités, aux convenances de chaque peuple et de chaque siècle ?

[62] Comment connoîtra-t-il l'art de séduire, d'émouvoir, d'attendrir, si l'étude de la morale ne lui a découvert les mystères des sentimens et des passions qui meuvent le cœur humain ? Et comment mettra-t-il en jeu tous les ressorts de son art qui peuvent porter dans l'ame de son auditeur tout ce qu'il a à exprimer, si l'étude la plus profonde de ce qui, dans son art, fera naître telle ou telle sensation, ne l'a mis à même de toujours choisir d'une manière sûre les côtés privilégiés de cet art, qui sont les plus aptes à exprimer telle ou telle face de l'objet qu'il se propose de peindre, de faire sentir et de faire reconnoître ?

Comment parviendra-t-il à peindre toutes les pensées du poëte sans que son chant ou son orchestre mente jamais à ces pensées ? Comment parviendra-t-il à exprimer jusqu'aux moindres altérations des mouvemens de l'ame, si des études approfondies et une méditation continuelle ne lui font connoître l'homme tel qu'il est ? Comment observera-t-il la prosodie poétique ? Comment saisira-t-il à temps l'accent oratoire ? Comment aura-t-il égard à l'accent logique ? Comment observera-t-il la marche des phrases ? Comment saura-t-il ménager, filer et terminer une période comme dans un discours harmonieux et bien ordonné, si le maître de grammaire, si le maître de poésie lyrique, si le rhéteur ne lui ont donné leurs documens ? Encore faut-il supposer que ces maîtres seront musiciens, ou du moins auront un sentiment délicat de la musique, pour savoir parfaitement enseigner quels sont les rapports certains et les analogies véritables qui existent entre l'art musical et les arts adjacens qu'ils enseigneroient, et montrer nettement à l'élève quels sont tous les points par lesquels ces différens arts se touchent.

[63] Comment l'élève-compositeur calculera-t-il le degré de force qu'il devra donner à tel ou tel rôle, à tel ou tel caractère, à tel ou tel mouvement des passions, si son jugement et son goût ne sont formés par l'éloquence, et si d'ailleurs il ne connoît parfaitement sa langue ?

On dira en vain que l'usage et la raison suppléent à ce qui peut lui manquer d'ailleurs ; ce ne sera, tout au plus, que dans l'élève compositeur qui sera né avec d'heureuses dispositions et un germe de talent décidé. Mais combien l'application à des connoissances relatives à son art eussent singulièrement contribué à le rendre plus parfait ! C'est par ce fonds d'instruction que Palestrina, Lulli et Pergolèse, que Rameau, Hasse et Hendel avoient acquis les moyens de surpasser les compositeurs qui les avoient devancés ; c'est à ce fonds d'études assidues dès la jeunesse, que Gluck et Piccini ont dû leurs talens supérieurs, qui ont acquis tant de gloire à notre Théâtre Lyrique, et aux pays qui les ont vu naître. On peut dire la même chose du fameux Durante, du célèbre Jomelli, et d'un très-grand compositeur de nos jours, Hayden. Combien de compositeurs vivans je nommerois encore si je ne respectois leur modestie !

[64] Pourroit-on croire que ces études, si essentiellement nécessaires à l'élève-compositeur, pussent nuire à l'élève-chanteur ou à l'élève-symphoniste ? Qu'on se désabuse : le chanteur doit exprimer les sentimens et les passions des héros qu'il représente sur la scène, et le symphoniste, dans l'orchestre, doit l'aider en peignant les images. Si la vocale est la partie poétique de la musique, l'orchestre en est la partie pittoresque. Le même génie qui a animé le compositeur, doit donc animer à leur tour, non seulement les chanteurs, les acteurs, mais encore les symphonistes dans leur exécution.

Dans la peinture, le peintre fait tout. Il compose et exécute lui-même. Son tableau fini, il n'a plus qu'à le montrer. Il n'en est pas de même du compositeur ; sa composition faite, il a besoin maintenant, pour faire connoître son ouvrage, de faire passer son génie dans les musiciens qui l'exécutent : c'est donc aux symphonistes comme aux chanteurs, ou acteurs, de se saisir du même esprit qui a animé le compositeur pendant sa composition, et de sentir maintenant jusqu'aux moindres nuances des passions et des images, pour en transmettre l'expression à l'auditeur.

Ce génie de l'exécution demande dans les exécutans non seulement l'habileté avec laquelle on exécute sa partie, mais encore la prompte et chaude intelligence avec laquelle le symphoniste habile sent vivement et avec la rapidité d'un coup d'œil le caractère particulier de chaque chose, et sa liaison avec le tout. Et ce n'est pas une petite chose que de saisir avec promptitude le génie, le style et le caractère de telle ou telle musique qui anime et vivifie telle ou telle tragédie lyrique dont le théâtre des Arts s'est enrichi depuis vingt-cinq ou trente ans. Qu'on réfléchisse un instant à се que c'est qu'une simultanéité d'action, qui s'y rencontre très-souvent entre les acteurs, les chœurs, les pantomimes et l'orchestre; qu'on réfléchisse qu'un seul point hors de mesure dans le rhythme et le mouvement commun détruiroit toute la magie, et feroit évanouir le prestige, tant le jugement de l'oreille est le plus exigeant de tous !. . . Combien ce tact fin, combien ce génie de l'ensemble ne doit-il pas présider aux talens d'un chef d'orchestre ! Il est le moteur de toute l'action musicale ; c'est à lui de guider, retenir ou animer l'ensemble général ; c'est à lui, par une certaine adresse de mouvement qui en imprime fortement le rhythme et le caractère dans toutes les oreilles, de faire sentir où la phrase commence, où la phrase se développe, et où la phrase finit ; c'est à lui de faire éprouver ce sentiment d'ordre périodique d'où découlent les plus grandes jouissances procurées par la musique.

[65] Si vous me répondez, mon ami, que ceci est prouvé depuis vingt-cinq ans au théâtre des Arts par l'homme même qui, aux excellentes traditions (de Gluck, de Sacchini et de Piccini, desquels il les tient,) joint la science de la composition, et des preuves qu'on ne peut démentir ; je vous dirai, à mon tour, que Sacchini qui avoit la plus grande confiance dans cet artiste, et des lumières duquel il faisoit assez de cas pour le consulter, lui appliquoit justement ce que je viens de vous rapporter des talens nécessaires à un chef d'orchestre. Il sera difficile, mon ami, de remplacer cet intelligent maître de musique, de remplacer Ray : son art est un art d'expérience qu'il faut avoir long-temps exercé, pour le posséder au même point. Il ne sera pas plus aisé de remplacer l'expérience et les traditions dramatiques de plusieurs maîtres du chœur ; il en est même parmi eux qui peuvent d'autant mieux sentir une partition, qu'ils en ont composé eux-mêmes.

[66] Puisque la musique doit avoir comme le discours, ses repos, ses demi-repos, ses points, ses virgules ; c'est encore à ces chefs d'orchestres, c'est aussi aux premiers violons, c'est aux chefs de chaque partie de l'ensemble, à faire sentir toutes ces choses ; c'est à eux de faire passer leur chaleur dans tous les symphonistes qui concertent ou accompagnent avec eux. Enfin, c'est à l'universalité des concertans à observer à propos les différentes modifications de l'accent musical ; c'est à eux tous de phraser avec exactitude, soit qu'ils saisissent, au moment précis, les instans d'une passion calme ou d'une passion animée, soit qu'ils concourent à l'expression d'un sentiment de mélancolie ou de joie brillante, soit qu'ils peignent la douleur des tombeaux que les chanteurs-acteurs expriment sur le théâtre, soit qu'ils observent et fassent sentir, par une certaine adresse de jeu qui se communique à tout l'ensemble, l'unité musicale qui règne à la fois, et dans toutes les parties de la scène, et dans toutes celles de l'orchestre ; soit qu'ils observent, en un mot, avec esprit et sentiment, toutes les nuances délicates du pianissimo au forte, et de celui-ci à celui-là.

[67] Nous avons donc raison de croire, mon ami, que l'élève-symphoniste doit s'instruire comme l'élève-chanteur, et que celui-ci doit l'être autant que l'élève-compositeur. Encore quelques additions dans l'éducation musicale ! Encore quelques maîtres de littérature, sans lesquels cette éducation (au moins pour l'élève-compositeur de musique vocale) ne sauroit être parfaite ! Encore quelques maîtres de grammaire, de poésie-lyrique et de rhétorique, puisque l'étude sérieuse de ces arts est incontestablement, comme nous l'avons dit, aussi nécessaire à l'étude de la composition vocale et dramatique, que celle de l'anatomie l'est à la peinture ! Encore quelques-uns de ces maîtres, disons-nous, joints aux professeurs du premier ordre, et à l'excellent maître de déclamation que le Conservatoire de musique possède ! C'est seulement alors que celui à qui le Conservatoire doit déja tant, que celui dont la vue active et pénétrante sait toujours et dans les mêmes instans, se porter à la fois sur tous les points de son organisation intérieure, que celui à qui l'amour pour l'art a communiqué une chaleur assez constante pour le rendre, au nom de tous, vainqueur de toutes les difficultés dont il tiroit même une nouvelle force ; c'est seulement alors, disons-nous, que celui-là verra s'achever son ouvrage (1).

(1) On diroit en vain que les élèves musiciens, et principalement les élèves en composition-vocale, iroient former leur éducation inhérente à l'art, leur éducation-littéraire hors du Conservatoire et dans les écoles centrales ; que là ils recevroient les documens poétiques, et, de l'enseignement grammatical ou des leçons du rhétoricien, ce qui est le plus en rapport avec la musique vocale ou la musique à paroles, de manière à ne laisser rien à desirer, et cela en apportant un simple certificat de grammaire.

[68]Dans quelle nuit on a pu voir encore plusieurs porteurs de ces certificats de grammaire, eu égard aux points de contact et aux liens étroits par lesquels la langue parlée touche et tient à la langue chantée !. . . . . On diroit vainement que ces deux sortes d'instruction (la littéraire et la musicale) sont trop incohérentes pour être données en même temps et dans le même édifice. Ces assertions, si dénuées de sens, ne mériteroient pas qu'on y repondit vis-à-vis de gens éclairés, si elles n'étoient pas susceptibles de se faire des prosélytes chez certaines personnes qui, à la vérité, se prétendent très-influentes près des bureaux et des autorités : mais ces bureaux, mais ces autorités, ne peuvent, comme eux, réfléchir légèrement sur l'importante utilité de ces objets : du moins, je le crois. . . . . Au surplus, développons notre pensée.

Je dois donc dire (tout en rendant hommage aux professeurs éclairés des écoles centrales, dont les gens instruits savent apprécier les grands talens,) qu'il n'est pas vrai que l'étude de la composition vocale et dramatique doive se séparer en aucune manière de l'étude de la poésie, de la grammaire, de l'art de bien parler une langue qu'on doit chanter ou faire chanter : je dois dire que ces deux sortes d'enseignemens (ceux de la poésie et de la musique vocale, qui sont les deux espèces appartenantes à un seul et même genre), dans tous les cas, n'en doivent faire qu'un pour l'élève-musicien-compositeur-dramatique ; je dois dire qu'il est nécessaire, qu'il est indispensable même que cet élève se nourrisse à la fois et de bonne heure (dans le même édifice et dans le même lieu,) des documens des professeurs de littérature, et des documens des professeurs de composition vocale, si l'on veut que les diverses branches, les différentes portions de son art, (qui ne sont que les membres d'un même corps,) lui soient enseignées avec une telle cohérence, que, se soutenant l'une par l'autre, il les voie du premier coup-d'œil réduites à un seul et même principe ; je dois dire que l'étude littéraire, et l'étude de la langue dont se sert le poëte, qui est la même que celle dont se sert le musicien-vocal en l'unissant à la sienne, doivent être aussi inhérentes à l'étude de la musique composée sur des paroles, de la musique faite pour être chantée, que l'étude de la composition-poétique dans le grand art du peintre est inhérente à l'étude du coloris, du dessin, de la disposition des groupes, pour rendre ses tableaux parfaits. Qui dit peinture, dit l'art de peindre avec des traits et des couleurs ; qui dit poésie, dit l'art de faire bien parler la langue en vers ; qui dit musique-vocale, dit l'art de faire bien parler les vers en chant, l'art de prononcer, de faire ressortir leur caractère, leurs pensées, leurs sentimens ; l'art de relever leur coloris ; l'art d'en faire sentir le sens, l'accent, la prosodie, l'art, en un mot, de donner un nouveau lustre, une nouvelle force, une nouvelle énergie, aussi bien qu'une nouvelle clarté à la disposition de l'ouvrage du poëte. . . . . Qu'en dites-vous ?. . . . L'élève-musicien-chanteur, l'élève-musicien-compositeur de musique-vocale et dramatique, qu'on auroit négligé de rendre poëtes dans leur art, auroient-ils ou n'auroient-ils pas un jour raison de regretter amèrement de ne point avoir reçu les nécessaires documens de la poésie, et les leçons de l'éloquence ? Sans eloquence dans son art, sans poésie dans son art, plus de mélodies entraînantes et communicatives, plus d'harmonies pittoresques, puissantes et imitatives !. . . . .

[69] Il seroit aussi déraisonnable d'avancer que l'élève qui apprend à chanter la poésie (la langue des dieux, comme l'appeloient les anciens), ou à composer le chant de cette poésie, pût se faire instruire de celle-ci dans des écoles séparées, dont l'enseignement, embrassant de plus grandes vues, ne s'arrête point à l'union particulière de la musique à l'art des vers, et qu'il pût en même temps recevoir avec fruit, dans un autre lieu (au Conservatoire), les documens du mécanisme du chant et de la composition, les documens du mécanisme de la musique-vocale et dramatique, sans l'application claire et limpide des cohérences de son art avec la grammaire, la poésie, l'éloquence, avec l'histoire et la mythologie, sans les connoissances desquelles il mentira à chaque pas dans les caractères et l'expression des musiques dont il revêtira un jour la tragédie-lyrique: il seroit aussi déraisonnable, disons-nous, de croire que cette marche dans l'éducation des musiciens pût jamais devenir utile et efficace, qu'il le seroit d'avancer qu'il pourroit apprendre, dans une école de Paris, la musique-vocale, selon de certains principes ; dans une autre école, l'harmonie par des règles différentes et fondées sur d'autres bases ; dans un troisième collége, la composition-musicale avec un enseignement incohérent par rapport aux deux premiers, et de s'imaginer avec cela que cet élève, non seulement sera capable de digérer (de lui-même) cette foule de principes différens qu'il aura reçus à droite et à gauche, mais encore qu'il pourra (sans aide et sans secours) les réduire dans un seul et même point.

[70] Vouloir qu'on apprenne à mettre en musique ou la tragédie-lyrique ou la comédie-lyrique, sans recevoir à la fois les documens du grammairien, les documens du poëte, les documens du rhéteur ; (car si l'éloquence est l'art d'émouvoir, d'attendrir, qui dira que la musique ne doive point avoir le même but ?) vouloir, disons-nous, qu'on apprenne à mettre en musique la tragédie-lyrique sans ces documens, sans ceux de l'historien ou du mythologue, sans, en un mot, des professeurs de littérature qui, dans le Conservatoire, puissent souvent, par leurs explications, donner lieu à reconnoître quels sont les rapports intimes entre la musique et sa compagne qu'elle chante ou fait chanter ; vouloir enfin qu'il soit possible de se passer de ces professeurs éclairés, qui sur-le-champ feroient dans les classes littéraires d'élèves en composition, les applications des principes de la grammaire, de la poésie, de l'éloquence, aux principes musicaux : c'est comme si l'on vouloit qu'il fût possible d'apprendre à faire des vers, à composer de la poésie dans une langue qu'on ignore.

[71] Jamais les véritables élèves de la musique, jamais ces élèves remplis du feu de l'émulation, et qui sentent déja les élans précurseurs du génie, ne feront d'efficaces progrès que lorsqu'ils apprendront dans le même local, dans le même édifice (où les lumières pourront facilement se communiquer d'une classe à l'autre), que lorsqu'ils apprendront, disons-nous, et la musique et la littérature à la fois, et que ces deux sortes d'enseignemens les éclaireront de concert et en même temps l'une par l'autre. L'élève de génie, ayant l'imagination remplie des démonstrations lucides de l'homme de lettres, du grammairien, appliquées à l'union de la poésie et de la musique, saisiroit ensuite avec bien plus de rapidité celles des poëtes et des compositeurs, appliquées à l'union de la musique et de la poésie.

Que l'élève laborieux se mette au travail en sortant de ces lumineuses leçons ; il sera étonné lui-même de toutes les difficultés applanies devant lui, et ses maîtres le seront de ses progrès. Son art, sous sa plume, ne sera plus un mécanisme froid que le manque de littérature lui feroit croire d'autant plus important, qu'il en rendroit l'harmonie plus compliquée ou plus inextricable. Il le sentira, au contraire, s'élever par sa simplicité même, par sa clarté à la fois naïve, forte et vraie, jusqu'à la dignité de la peinture, de la poésie, de l'éloquence : il deviendra lui-même poëte dans son art, en ayant sans cesse égard à ce que la musique ne couvre ou n'offusque jamais les paroles de l'auteur du poëme, et en écrivant son orchestre de manière que la musique ressorte au contraire par la poésie, et la poésie par la musique. Il ne verra plus des notes dans son art ; il y verra des signes représentatifs d'une langue dont il n'avoit pas même soupçonné le charme entraînant, l'énergie, la puissance. Il commencera à ajouter foi à ce qu'il lit chez les plus sages écrivains de l'antiquité, qui lui disent « que la musique, sans les moyens littéraires et poétiques, est bien encore quelque chose de très-beau, mais qu'elle ne devient un art étonnant par sa puissance sur nos affections, qu'en s'étayant de sa sœur éloquente, la poésie : (Musicæ partes sunt, cantus, harmonia, rhythmus, poesis.) »

[72] Que seroit-ce donc si, lorsqu'arrivé au dernier période de ses études en composition-vocale, l'élève pouvoit souvent, et dans la même classe, recevoir à la fois les documens du professeur de poésie et ceux du professeur de composition-musicale, qui, tous deux appuyant conjointement leurs démonstrations les unes par les autres, lui feroient sentir clairement la véritable analogie de ces deux arts, qui, par leur union étroite et leur marche du même pas, pourroient parvenir jusqu'à enfanter des prodiges ? C'est là que toutes les vérités doubleroient pour lui de force ; et l'une de ces classes ou de ces leçons mixtes lui en vaudroit cent de celles qu'il prendroit séparément au Conservatoire, ou de celles qu'il iroit prendre, hors de cet établissement, à l'école centrale, où le but et l'intention des excellens maîtres qui y professent, est bien de montrer les liens généraux qui unissent les arts entre eux, mais non pas de s'arrêter (pour quelques élèves du Conservatoire qui se trouveroient dans leur classe) à des démonstrations particulières sur l'union-intime de la musique et de la poésie.

Sans doute, il faudroit aux élèves du Conservatoire les meilleurs maîtres de littérature des écoles centrales ! . . . . . . . Pourquoi le Conservatoire n'espéreroit-il pas obtenir dans son sein l'érection de quatre ou cinq chaires de littérature, dignes de ces grands professeurs, et susceptibles de leur être offertes. Sans doute l'entrée dans cet intéressant établissement doit être fermée à la médiocrité littéraire, autant qu'à la médiocrité musicale ; . . . . sans doute, il y faut porter tous ses soins dans chaque partie de l'enseignement de la littérature, sans cependant y négliger aucune des parties de la musique : . . . . . sans doute, il y faut faire ceci, sans négliger cela (hæc oportet facere, et illa non omittere). Pourquoi l'art-musical, et qui tient de si près à la poésie, n'y seroit-il pas enseigné dans son entier ? Pourquoi l'élève de cet art n'y apprendroit-il pas tout ce qu'il faut ? Pourquoi ne l'y apprendroit-il pas comme il faut ? en réunissant ces deux parties, il n'apprendroit que ce qu'il faut ? Soit dans l'Institut où tant de grands maîtres se trouvent réunis ; soit dans les écoles-centrales où chaque jour les professeurs montrent de si grandes preuves ; soit dans les autres sociétés savantes ou littéraires, dans lesquelles le génie se déploie avec force ; soit ailleurs, à Paris, ou dans tous les points de cette France qui ne forme, pour ainsi dire, qu'une seule et même université, on trouvera de reste, et grandement de reste, de quoi remplir ce but. Il n'est pas vrai que tous nos grands maîtres en littérature soient disparus : . . . . .ce n'est pas dans un pays comme le nôtre qu'il est possible de croire qu'il faille de grands efforts pour faire arriver la musique dramatique et les beaux arts jusqu'où ils peuvent aller. . . . . Les Français desirent-ils que chez eux cet art si puissant sur nos affections parvienne presque subitement jusqu'à dépasser peut-être la splendeur de son antique union avec la poésie et l'éloquence ? – oui. . . . Prenons-en donc les moyens : ce n'est pas dans le siècle qui s'ouvre qu'ils pourroient être refusés pour rendre enfin complète l'éducation - musicale du Conservatoire, sans même rien changer à son organisation actuelle.

[73] Les savans, les poëtes, les littérateurs, en acquérant dans les colléges les talens auxquels ils se destinoient, recevoient en même temps et dans le même lieu toutes les connoissances adjacentes à n'importe quelle branche de littérature dont ils pourroient un jour faire leur talent principal. Le jeune poëte, par exemple, ou l'élève qui se sentoit destiné à embrasser un jour cette brillante partie de la littérature, y recevoit, avec les explications lumineuses des ouvrages des plus grands poëtes, les documens préalables sur la grammaire, sur les langues ; il y entendoit les explications des meilleurs prosateurs, celles des rhéteurs les plus fameux; il y entendoit les explications de l'histoire, de la mythologie; il y recevoit les leçons du rhétoricien, du logicien, du philosophe : il y acquéroit, en un mot, toutes les connoissances littéraires qui pouvoient avoir une cohérence-étroite avec le grand art de la poésie. La musique, au Conservatoire, est encore dénuée de ces secours aussi nécessaires à l'auteur du chant qu'à l'auteur du poëme. Les cathédrales seules (comme nous le disons dans le texte) donnoient une partie de cette éducation-littéraire, sur-tout au musicien qui se destinoit à la composition de la musique-vocale : pourquoi le Conservatoire, qui a donné une si grande et si nécessaire extension aux diverses branches de la musique, n'auroit-il pas aussi la faculté de donner au moins les documens littéraires que le jeune compositeur recevoit dans les églises ? Qu'il acquiere dans le conservatoire la connoissance de toutes les branches de la musique : bien ! Mais aussi il faut qu'il y apprenne à savoir rendre toutes ces branches de la musique-vocale inhérentes à leur véritable tronc, LA POÉSIE, sans laquelle cette musique-vocale ne sauroit réellement se montrer telle qu'elle doit être.

[74] Ce que vous demandez, dira-t-on, n'a point d'exemple dans les anciennes éducations-musicales (si ce n'est dans les églises). Ce ne sont pas ceux qui possèdent bien l'antiquité, qui ont pu avancer une telle assertion et qui la soutiendroient encore. Ils savent trop bien que dans Athènes les écoles publiques de musique réunissoient à la fois les maîtres de la musique, les maîtres d'éloquence, avec les grammairiens et les poëtes, qui enseignoient les plus secrets liens du chant, de la mélodie, de la mélopée, de l'harmonie et du rhythme, avec la langue poétique. Les antiques écoles de la savante Égypte enseignoient aussi à la fois, et dans les mêmes édifices, la musique et la poésie qu'elles regardoient comme inséparables. Les historiens nous rapportent la même chose de ces fameux colléges des Bardes-antiques, situés sur tous les points de l'ancienne Gaule. Les écoles chinoises ont été depuis quatre mille ans et sont encore organisées sur les mêmes principes. . . . Pourquoi le pays éclairé où nous vivons seroit-il le dernier à reconnoitre cet imposant consentement de tous les peuples qui, pour la plupart, ont senti d'eux-mêmes et sans se l'être communiqué, que l'éducation musicale devoit être absolument inséparable de l'éducation poétique ?

Je sais que beaucoup de compositeurs actuels ont appris d'eux-mêmes toutes ces choses, et que leur instruction-littéraire n'en est pas moins prouvée dans leurs excellens ouvrages dramatiques ; mais parce qu'il s'en est trouvé d'heureusement nés, et que la nature a forcés à s'instruire d'eux-mêmes, auroit-on par-là la garantie bien certaine qu'il ne faut pas aider cette nature, et qu'elle continuera, sans secours, de faire les mêmes efforts ?

[75] Qu'il y ait des écoles d'architecture, des écoles de sculpture, des écoles de peinture sans être annexées dans le même lieu à des écoles de grammaire et de prosodie, qui ne sont nécessaires à l'élève-architecte, à l'élève-sculpteur ou à l'élève-peintre, que comme des connoissances d'ornement et indispensables à tout artiste cultivé : . . . je suis de cet avis, et je n'oppose rien à cette objection mise si souvent en avant pour lui comparer l'école de musique. . . . . Mais une école de musique-vocale et à paroles ; mais un collége de composition(musicale et dramatique, qui prétendroit enseigner à organiser, à prosodier, à mouvementer, à accentuer, à chanter la poésie à des élèves qui ne connoitroient parfaitement ni la grammaire, ni la prosodie-musicale, ni la prosodie poétique ; à des élèves qui ignoreroient la poésie, que les peuples les plus sensibles et les plus éclairés ont faite l'une des principales portions de la musique, comme la musique à son tour redevient une des principales portions de la poésie (musicæ partes, cantus melodia, poesis. . . .) – C'est tout différent et je ne suis plus de cet avis : je suis trop persuadé que la musique est une des parties intégrantes de la poésie, comme la poésie, à son tour, est une des parties intégrantes de la musique.

La grammaire, la poésie et l'art du rhéteur sont si inhérens à la science de la composition de musique-vocale, de musique dramatique ou théâtrale, que si l'on ôte l'art grammatical, l'art prosodique, l'art poétique, l'art d'émouvoir, d'attendrir, ou plutôt l'art de l'éloquence, et toutes les connoissances de la langue rendue propre à être chantée ; si l'on ôte, disons-nous, toutes ces choses de l'art de la musique, il ne reste plus alors de véritable musique-vocale, de véritable musique à paroles : il ne reste tout au plus que de la musique instrumentale. Tirez-vous de-là, vous qui prétendez que c'est y regarder de trop près, et que des musiciens pourroient, sans ces connoissances venir à bout de bien mettre en musique la tragédie-lyrique ou la comédie-lyrique. . . . Je sais comme vous que, qui dit peintre ne dit pas pour cela peinture, grammaire, syntaxe et prosodie réunies ; que qui dit bon architecte, ne dit pas pour cela à la fois bon architecte et bon prosateur, quoique cela se soit rencontré, se rencontre et se rencontrera ; que, qui dit bon prosateur, ne dit pas pour cela à la fois bon prosateur et bon poëte. . . . Prouvez moi maintenant que, qui dit musique-vocale, dramatique et théâtrale; que, qui dit opéra-tragique, opéra-comique, opéra-pastoral, ne dit pas à la fois musique et poésie, ne dit pas chants et vers attachés par les liens les plus étroits, ne dit pas deux parties cohérentes, deux parties essentielles d'un même tout, d'un même art, pour ainsi dire dont l'une ne peut se détacher sans faire perdre à l'autre la moitié de sa force, la moitié de son existence, la moitié de sa destination. Prouvez-moi que le mérite d'une véritable tragédie-lyrique, ou d'une vraie comédie-lyrique, ne s'affoibliroit pas en raison même de ce que ces deux parties (la musique et la poésie) seroient susceptibles de se séparer, et que ce même mérite n'augmenteroit pas à mesure que ces deux choses deviendroient deux parties, deux membres inséparables, comme dans les opéras de Gluck, de Sacchini, de Piccini et de Grétry. . . . . Ils ont eu pourtant quelqu'espèce de raison, ces quatre célèbres musiciens, il faut l'avouer, de regarder l'éducation littéraire comme inséparable de l'éducation-musicale. . . . Avoient-ils tort ces Grecs ; avoient-ils tort tous ces peuples éclairés de l'antiquité d'avoir tant répandu, par l'organe de leurs plus sages écrivains et de leurs philosophes les plus graves, ces idées sur l'union étroite de la musique et de la poésie, qu'ils regardoient comme formant l'art des arts :du moins c'est ainsi qu'ils appeloient la musique, ne faisant qu'une avec la poésie, ou celle-ci avec la première.

[76] Je sais bien que nous aurons un jour l'avantage inappréciable de former des séances savantes au Conservatoire, où les Lacépède, les Prony, les Charles, et autres membres célèbres, de l'Institut, nous feront entendre de lumineuses démonstrations sur les rapports généraux qui existent entre la musique, les mathématiques, la physique, l'acoustique, et généralement sur les grandes analogies qui attachent aux hautes sciences l'art intéressant qu'on professe au Conservatoire : je sais que plusieurs autres membres de l'Institut y prononceront de savans discours et de profondes dissertations sur tous les nœuds universels qui concentrent dans un seul et même cadre les hautes sciences avec les beaux-arts, les beaux-arts avec les lettres, les lettres avec la musique : je sais bien qu'ils montreront en grand la chaîne générale qui resserre en un seul faisceau la musique, la grammaire, l'éloquence et la poésie : je sais bien que ces discours qui embrasseront des vues aussi universelles sur ces importans objets, deviendront de la plus grande utilité. Mais, pour concevoir d'aussi larges, d'aussi profonds développemens, il faut auparavant que l'élève de la musique ait reçu des professeurs de littérature dont j'ai parlé, les documens particuliers et continus qui déja l'auront en quelque sorte initié, et sans qu'il s'en soit même aperçu, dans les secrets mystérieux qu'il appartient seul à l'esprit déja cultivé de pénétrer, mais à l'aide du génie qui les lui montre et les lui découvre.

[77] L'élève de la musique ne deviendra point grammairien, poëte et littérateur-musicien (comme principalement l'élève compositeur doit s'efforcer de se le rendre ), parce qu'il aura entendu (sans les préparations multipliées qui auroient facilité son intelligence) un lumineux discours que les seuls professeurs auront bien compris. Il faut que les élèves-compositeurs, pour profiter d'aussi utiles discours, pour tirer tout le fruit de ces lucides démonstrations que voudront bien leur faire ces hommes célèbres ; il faut, dis-je, qu'ils aient été préalablement alimentés, non seulement par les principes généraux, mais encore par les principes particuliers attachés à chacun des détails inséparables de la musique, de la littérature, de la poésie, de l'éloquence. Il faut qu'ils aient grandi avec cette nourriture aussi essentielle qu'indispensable au développement du génie musical, et qu'ils aient, à mesure, déja vu se développer les connoissances de leur art, en proportion de ce que s'étendoient par degrés leurs connoissances en littérature.

[78] C'est ainsi et non autrement que se font les provisions du génie, desquelles il aura tant besoin, lorsque, dans l'âge mûr, dans l'âge de l'expérience, il créera ces grands ouvrages dramatiques qui, à chaque instant, forceront son imagination de recourir promptement, et pour ainsi dire à son insu, à ces connoissances apprises dès la jeunesse, et que son génie garde comme en réserve, à ces connoissances, qui se seront de bonne heure imprimées dans sa mémoire comme le cachet sur la cire, ou plutôt comme des caractères qui, gravés d'abord sur l'écorce d'un jeune arbre, se seront depuis étendus, agrandis avec lui. Autrement, son génie, dénué des provisions nécessaires, se trouveroit à chaque pas en défaut. . . . . Au milieu de son incertitude il prendroit souvent dans son art le parti que ces provisions de connoissances lui eussent fait répudier; et loin de faire comme Gluck, Piccini, Rameau, Grétry, Sacchini, Philidor, et nos autres grands musiciens, soit tragiques, soit comiques, il pourroit lui arriver de faire chanter dans la tragédie Alceste comme Eglé de la pastorale, dans la pastorale Églé comme Iphise de la comédie, et dans la comédie Iphise comme Marton de l'opéra-comique. OEdipe sous sa plume, pourroit devenir le vieux Orgon.

Des écoles littéraires intra : – Oui ! des écoles littéraires extra : – Non ! les principes ne pourroient plus être assez les mêmes, pour en tirer les lumières nécessaires.

Je n'avance ces incontestables vérités que d'après les gens les plus instruits, que d'après les personnes les plus éclairées avec lesquelles j'ai eu si souvent occasion d'en conférer. L'époque est venue de ne plus se laisser subjuguer par ces idées rétrécies, si contraires à la véritable éducation musicale, si souvent employées néanmoins, si souvent mises en avant, et qui pourroient peut-être encore arrêter cet élan rapide dont le Conservatoire est susceptible ; cet élan qui peut enfin faire monter l'art jusqu'où il peut arriver. . . . . Hommes de génie ! Vous, compositeurs habiles qui en faites la gloire! Eprouvez hardiment vos forces !. . . . . Me provoqueriez-vous à vous prouver que je ne me suis pas fait une idée de la musique trop au-dessus de ce qu'elle est réellement ? – Je ne vous le conseille point, nous combattrions à forces inégales ; vous me donneriez des armes qui abattroient les vôtres ; je me présenterois dans l'arène n'en ayant d'autres que vos propres ouvrages-dramatiques à la main, qui prouveroient (à ceux qui veulent voir) que cette idée, quelque haute, quelqu'élevée qu'elle puisse être, n'a cependant point été inaccessible à vos grands talens, puisque vos partitions l'ont touchée, l'ont déja atteinte. Mais pourquoi l'avez-vous atteinte ? Parce que la nature (comme je l'ai dit), par l'un de ces efforts rares et extraordinaires qu'elle fait quelquefois en faveur de bien peu de personnes, vous a forcés presque tous à vous donner de vous-mêmes les documens-littéraires dont j'ai parlé, et dont les élèves actuels sont encore privés.

[79] Mais l'avare nature fera-t-elle d'elle-même et sans aide ; prodiguera-t-elle, sans la provoquer, prodiguera-t-elle pour eux, pour ces jeunes plantes dont la foiblesse réclame notre sollicitude, pour ces frêles roseaux sans appui qui commandent notre intérêt, prodiguera-t-elle ces efforts presque surnaturels qu'elle s'est plue à faire pour quelques génies extraordinaires, que sa sévère économie nous laisse si peu rencontrer; prodiguera-t-elle ces efforts qu'elle s'est plue à faire pour vous qui étiez ses favoris ? – Rien de plus douteux ! Rien de moins certain ! . . . . . Cherchons donc à faire aider la nature, à la provoquer même, si nous voulons que ces intéressans élèves puissent un jour monter jusqu'à vous, qui contribuez déja à la gloire musicale que ce siècle desire, demande, exige avec tant de force.

Si l'on m'accusoit de ne point avoir assez démontré la nécessité absolue d'une éducation littéraire intrinsèquement unie à l'éducation musicale dans le Conservatoire ; de ne point avoir assez démontré le besoin essentiel d'avoir dans cet établissement un ou deux maîtres de grammaire, un professeur de poésie, un professeur de rhétorique ou d'éloquence, et un autre d'histoire et de mythologie ; (et cela, sans aucune diminution dans le nombre si nécessaire des professeurs actuels, sans même apporter aucun changement à sa bonne organisation) ; si l'on m'accusoit, dis-je, de ne point avoir assez développé cette nécessité : je dirois alors que je me réserve de l'éclaircir plus amplement dans un essai beaucoup plus étendu, mais encore inédit, où je tâche de prouver que si je la démontre foiblement, je n'en sens pas moins la vérité (qualem nequeo monstrare, et sentio tantùm. Juv.). Eh ! qu'ai-je besoin d'ailleurs de tant développer toutes ces choses devant le génie tutélaire qui, en veillant à toutes les sortes de gloire en France, veille également à celle des arts ?

[80] Ce génie tutélaire et ces hommes éclairés qui, par la longue hiérarchie d'autorités, la série continuelle des travaux si utiles à la prospérité de l'Etat, à la perfection et l'agrandissement des lettres et des arts ; cette masse imposante d'hommes instruits qui reçoivent de lui les grandes impulsions qu'ils dirigent à leur tour vers tout ce qui est bien, se reposeront enfin de ces sublimes efforts qui ont attaché tant de gloire au nom français. Ils s'occuperont aussi des gloires secondaires et des moindres portions de cette réputation vaste qui ne peut plus être contestée dans l'univers. Ils porteront plus que jamais un œil bienveillant sur toutes les parties des sciences, des lettres et des beaux-arts qui concourront tant à faire briller la France aux yeux de l'étranger. Ils savent d'ailleurs que dans les rangs qu'occupent les sciences, les lettres et les arts, dans l'échelle des connoissances humaines (tout en mettant les sciences et les lettres au degré qui leur appartient), la musique pourtant doit y trouver aussi une place intéressante, en la mettant (par des professeurs de littérature) à portée de sentir tout le prix du commerce des sciences et des lettres, et de pouvoir tirer tout le fruit qu'elle seroit susceptible de trouver dans cette précieuse réunion.

Ce n'est pas dans le siècle qui s'avance, et qui sera l'exemple des temps à venir ; ce n'est pas dans le siècle qui sera rappelé avec orgueil par nos derniers neveux, que les Français, devant qui tout s'est aplani, pourroient s'arrêter devant la mince et chétive difficulté de créer quatre ou cinq chaires de plus dans le Conservatoire, qui tripleroient l'efficace utilité de ce bel et intéressant établissement. Ils se souviendront, ces Français, que c'étoit dans leur propre pays que jadis existoient les colléges si vantés de ces bardes fameux, de ces chantres de la renommée, qui acquirent tant de gloire à la Gaule antique, et la firent remarquer dans l'univers. Ils se souviendront que ces colléges-musicaux étoient, à la vérité, remplis des professeurs de la musique, mais qu'ils étoient étayés par des professeurs-historiens et par des professeurs-poëtes. Ils se souviendront que la trempette de l'histoire, que celle de la poésie, que celle de la musique, formoient ensemble la trompette de la renommée, pour publier, chanter et répandre la gloire des héros. . . Sublime Ossian ! le premier des Bardes ! toi que la harpe harmonieuse rendit aussi grand pour la musique chez les Calédoniens, qu'Orphée et Terpandre le furent chez les Grecs ! Toi. . . . dont le caractère fut si grave, si sérieux, si sévère, me permettras-tu de citer ce que disoit de toi un Barde célèbre, qui fut l'un de tes plus justes admirateurs ?. . . . Me permettras-tu de citer une louange, qui cependant pourroit effaroucher l'innocence, et faire rougir peut-être la timide pudeur ?. . . . Et, pour donner une idée vraie de la supériorité de tes talens musicaux, oserai-je enfin redire à nos musiciens français ce que ton admirateur disoit de toi dans l'un de ses chants ? « Je préfère la mélodie et les accords de la harpe d'Ossian, lorsqu'il chante, aux caresses d'une jeune fille au sein d'albâtre, à l'aimable fille des héros qui viendroit embellir les heures destinées à mon sommeil. . . . . . ».

[81] Mais laissons-là cette image, ne nous arrêtons point davantage sur tes talens musicaux, ô toi que notre siècle regarde comme le rival du prince, du premier, du plus grand des poëtes, comme le rival d'Homère ! tu es sorti de ces colleges fameux que l'imitation des Gaulois avoit fait répandre jusque dans l'antique Calédonie ! tu es sorti de ces écoles aussi brillantes, aussi célèbres par leur réputation poétique que par leur gloire musicale ! à tes augustes accords l'obscurité qui voiloit le passé se dissipoit devant toi, et tu faisois revivre dans tes chants les héros qui n'étoient plus ! ton génie perçant cherchoit aussi à prévoir quelle seroit dans l'avenir la gloire des beaux-arts dont tu étois l'orgueil ! tu cherchois à prévoir les chants qui célébreroient la gloire des héros futurs !. . . . . si ton ombre révérée voit encore les siècles qui, chargés de grands événemens, roulent après toi, ton œil s'arrêtera sur celui qui va naître. . . . . Si tu pouvois encore chanter, que de faits éclatans ton ame brûlée de l'attachement à la gloire des héros auroit à reproduire dans tes chants !. . . . ton génie allumé, par l'amour du chant, a osé prédire ta renommée future, en assurant que ton nom resteroit dans la contrée des héros, et qu'il y croîtroit comme le chêne de Morven, qui oppose sa large tête à l'orage. . . . . Chantre des héros !. . . . ta prophétie s'est accomplie. . . Les héros du troisième siècle te chérissoient. . . . les héros du dix-huitième te chérissent encore !. . . .

[67] La nouvelle éducation des musiciens, dans le Conservatoire, a certes, pour la partie musicale, remplacé au centuple dans Paris, l'éducation qu'ils recevoient dans les églises. Mais les églises de Paris, mais toutes les cathédrales de France donnoient aux jeunes musiciens (outre les maîtres de musique) des maîtres de grammaire, de langues anciennes et de poésie ; et l'étude de la langue parlée marchoit de front avec celle de la langue chantée : persuadé qu'on étoit que pour bien chanter une langue, il faut savoir la parler comme le poëte, comme le grammairien, comme le rhéteur. Et cette persuasion ne me semble pas aussi déraisonnable qu'on voudroit le faire croire. . . . . Au surplus, j'en partagerois la honte avec Gluk qui avoit la bonhomie de tenir à cette persuasion, et d'en parler sans cesse. Cette partie de l'éducation que je crois si nécessaire sur-tout pour l'élève qui se destine à la composition ou à l'exécution de la musique vocale et dramatique, manque encore à un ]Conservatoire qui peut devenir le premier de l'Europe.

[78] Si ce vœu s'exauçoit, ce seroit alors que l'on pourroit espérer de former des élèves de composition musicale qui, en parvenant à reculer les bornes de l'art, agrandiroient peut-être en France cette portion de la gloire nationale. Qui sait même s'ils n'iroient pas jusqu'à ressusciter les miracles que la sage antiquité attribue à la musique. . . . . . La France a de grands peintres vivans ; elle possède des poëtes non moins distingués ; ses littérateurs excellens sont en grand nombre ; elle a des architectes très-habiles et des sculpteurs non moins célèbres ; certes les hautes sciences ne le cèdent point à tous ceux-ci. Pourquoi ce beau pays, si fécond en hommes de génie, ne parviendroit-il pas (en en prenant tous les moyens) à rivaliser, pour la musique, l'Allemagne, l'Italie, et peut-être l'antiquité ?. . . . . Et quels sont les moyens à prendre ? Quatre maitres de littérature à ajouter au Conservatoire. . . . . et j'ose prédire que les lumières de nos compositeurs, réunies à celles que les élèves acquerront, mettront ces mêmes élèves dans le cas de nous surpasser tous.

[82] C'est par cette éducation musicale qu'on parviendra à former de véritables élèves en musique ; c'est alors seulement que tenant aux lettres par la vérité lucide des intentions, à l'école italienne par la mélodie, le charme et la pureté ; à l'école allemande, par le nerf et la force ; à l'école française, par sa majesté : la musique, chez les Français, deviendra véritablement mixte, comme plus conforme à leur manière de sentir et de voir, laquelle tient le milieu entre celles des peuples de l'Italie et de l'Allemagne.

[83] Que les élèves, mon ami, y joignent l'étude approfondie de l'ancienne école italienne, mère de toutes les écoles actuelles, et qui s'étoit entée sur les majestueux et simples procédés des théories de la musique antique. Gluck l'avoit senti, Sacchini de même et c'est cette belle et ancienne école qu'ils ont crue la plus convenable au Grand-Opéra de Paris, à la tragédie lyrique ; leurs ouvrages le prouvent sans réplique.

Que les élèves en composition vocale marchent donc d'après ces procédés aussi vénérables qu'ingénieux. Qu'ils cherchent à produire comme eux les plus sublimes effets, en raison même de la simplicité des moyens employés. Qu'ils étudient ces anciens chefs-d'œuvre, qui deviendront pour eux comme les archives de l'art ou plutôt de la nature de cet art.

Mais en imitant ces grandes et sublimes expressions (que Rameau lui-même atteignoit dans ses morceaux d'ensemble et dans ses airs pantomimes), qu'ils n'aillent point cependant les transporter à la lettre dans leurs chants dramatiques. Bien que la musique soit une langue universelle, également sensible à tous les peuples et à tous les âges, chaque siècle néanmoins a ses convenances. Et comme l'homme de lettres en étudiant dans Amiot et Montaigne les choses, le naturel et la naïveté, n'en imitera point le style vieilli ; de même, en musique, on n'ira point employer dans la partie vocale des inflexions surannées ou des tournures de mélodie qui contrarieroient le goût de son siècle, et qui d'ailleurs tiendroient au genre gothique et non pas à ce grand goût de l'antique qui en est le point opposé, non pas à ce grand goût de l'antique dont Gluck nous a donné de si grands exemples dans le chœur et la marche des prêtres qui conduisent Iphigénie à l'autel ; dans le duo d'Achille et d'Iphigénie, qui finit le premier acte d'Iphigénie en Aulide ; dans le chœur, que de grace ! que de majesté ! et l'ouverture du même opéra ; dans la marche et toute. la scène du temple d'Apollon, dans Alceste; enfin dans l'hymne d'Écho et Narcisse.

[84] Il n'est pas moderne non plus le sublime chœur des prêtres qu'on admire dans le premier acte de l'OEdipe. à Colonne de Sacchini ; elle n'est pas moderne la musique de l'étonnante scène entre OEdipe et Antigone ; elle n'est pas moderne la musique du chœur des prêtres de Pluton dans la Didon de Piccini. Ils ne sont pas modernes les chœurs de la Fontaine enchantée, dans le Roland du même musicien. Il n'est pas moderne le chœur si vrai, si touchant, si communicatif, le chœur du célèbre Rameau : Que tout gémisse ! que tout frémisse !dans son Castor et Pollux. Quelle couleur sombre ! quel profond caractère dans son air du même opéra : Tristes apprêts ! pâles flambeaux ! Quel génie puissant dans la musique du quatrième acte de Zoroastre ! quel musicien inspiré dans tout l'acte de magie, dans son Dardanus ! Ils ont montré la route dramatique tous ces grands maîtres. Gluck, Sacchini et Piccini, sans en excepter de grands maîtres français, ont donc su, quand il le falloit, suivre les procédés du grand goût de l'antique.

[85] Je reprends. Pour vouloir imiter ces procédés on n'ira donc pas, comme nous le disions plus haut, employer dans la partie vocale des inflexions surannées ou des tours de phrases mélodiques qui contrarieroient le goût de son siècle, et qui d'ailleurs tiendroient au genre gothique, et non pas à ce grand goût de l'antique qui en est le point opposé. Que seroit-ce donc si, en croyant marcher d'après les procédés et les théories des musiciens poëtes de la sage antiquité, on s'avisoit de ne créer que des inflexions surannées, que des phrases d'une mélodie tournée à la manière des Goths, revêtues néanmoins de tout le sémillant, de toute la jeunesse, si nous pouvons nous exprimer ainsi, des accompagnemens actuels ? L'élève de génie s'en gardera bien. Mais il mariera, il fondra (non le gothique), mais l'antique et le moderne avec une telle convenance, une telle bienséance (eu égard au siècle, aux mœurs, et aux localités où se passe son action musicale, sans oublier le lieu ni le goût du pays où il fera exécuter son ouvrage), qu'il en résultera ces mélodies vraies, nobles et touchantes, ces masses belles, aussi imposantes qu'augustes, et capables d'être senties et regardées comme telles dans tous les temps : autrement il n'offriroit au spectateur que l'image comique et ridicule d'une vieille coquette sillonnée et flétrie qui chercheroit à cacher ses rides multipliées sous les atours du bel âge.

[86] L'école italienne ! l'école italienne ! . . . Gluck lui-même a le plus souvent écrit ses tragédies si fortement dramatiques, avec l'ordre et l'attrait de cette école. L'école italienne, disons-nous ! . . . Elle répandra sa mélodie, son charme irrésistible, son attrait tout-puissant, sur le nerf et l'énergie des musiques allemandes, et sur la majesté solennelle des morceaux d'ensemble français. Soyons dramatiques, mais soyons dramatiques avec de la bonne musique. Il seroit possible d'être théâtral et de faire marcher l'action avec de la mauvaise musique, comme on pourroit faire marcher l'action d'un drame quoiqu'avec de très-mauvais vers. Sans doute il faut être dramatique et théâtral, mais il faut l'être avec toute la mélodie d'une excellente école ; sans doute l'élève en composition dramatique doit apprendre à imiter la nature, avec la nature de son art. Accuser alors la musique de ne point assez ressembler à la déclamation, qui elle-même est un art particulier ; c'est, comme nous l'avons déja dit ailleurs, accuser la musique d'être de la musique, c'est accuser une langue d'être une langue. Qu'on déclame le récitatif, c'est au mieux ; mais déclamer les airs ? mais déclamer les chœurs ? le rhythme et la mesure périodique doivent s'y montrer. . . . . . La déclamation alors, qui ne veut ni rhythme ni mesure périodique, détruiroit tout le prestige mélodieux, et par conséquent toute la puissance de la musique théâtrale. . . . . Attachons-nous donc à ce qui fait l'essence de cet art, la mélodie, puis à la mélodie, et toujours à la mélodie expressive et dramatique.

[87] Les Italiens, dira-t-on, ne sont pas toujours dramatiques. – Comme on peut ne pas l'être avec de très-belle poésie : mais Racine et autres ont toujours été dramatiques avec toutes les perfections, toute la mélodie de cette poésie ; pourquoi les élèves n'apprendroient-ils pas à être dramatiques et théâtrals avec toutes les perfections, toute la mélodie de la musique, comme l'ont été Gluck et Sacchini  ? L'école italienne disons nous ! . . . . . .des trois écoles elle n'en fera qu'une, peut-être la plus étonnante qui ait jamais existé. . . . Et s'il se trouvoit dans l'État de nouveaux Mécènes ; s'il se trouvoit un nouvel Auguste qui connût tout le prix de l'école italienne (susceptible d'être un jour ainsi modifiée par les Français) ; qui aimât cette mère et magnifique école comme Auguste aimoit la poésie mélodieuse de Virgile, je répondrois, par cela même, que le goût le plus éclairé dans les sciences et les arts est dans l'ame du héros ; je répondrois qu'à son influence la musique prendroit enfin, vis-à-vis de l'étranger, la stature à laquelle elle peut parvenir ; je répondrois qu'à son influence l'émulation des jeunes compositeurs se réveilleroit d'autant plus que le sol des héros, la terre des Francs, fut aussi la terre qui répondit la première aux accens du barde antique, tant admiré dans l'Occident lorsqu'il chantoit leur gloire. . . . Il naîtra peut-être le plus grand des siècles ! . . . Les sciences, les lettres, les arts l'attendent.

[88] N'allez pas croire, mon cher Guillard, que lorsque je vous ai entretenu des précautions à prendre (avant de montrer sur le premier théâtre lyrique les œuvres de jeunes postulans qui n'auroient point donné préalablement les garanties nécessaires), j'aie voulu y comprendre, avec la même rigueur, les jeunes chanteurs et les jeunes musiciens symphonistes. C'est au contraire dès la jeunesse, dès la plus grande verdeur de l'âge, qu'il faut, aux premiers théâtres comme aux autres, faire arriver les élèves du chant, si toutefois ils ont de grandes dispositions au talent d'acteur : car ce n'est que là qu'ils perfectionneront ce dernier talent à joindre à la qualité de chanteur ; ce n'est que là, disons-nous ; ce n'est que sur les planches même, qu'un public éclairé les rendra véritablement grands comédiens. C'est encore dans la jeunesse qu'il faut faire arriver dans les orchestres les musiciens symphonistes. Dans le premier cas, encore plus que dans le second, les moyens physiques sont aussi nécessaires que les moyens moraux. Ceux-ci ne peuvent se soutenir sans la force ou la vigueur des premiers. C'est la fraîcheur de voix, c'est la facilité du chant, qu'on a le plus ordinairement dans la première jeunesse ; c'est la vivacité d'exécution, plus aisée dans cet âge que dans les âges suivans, qui flattent le plus les sens des spectateurs, et leur procurent conséquemment les plus grandes jouissances. C'est même vers cet objet qu'aujourd'hui le Conservatoire dirige avec raison ses principaux efforts. Encore quelques années; il remplira, je l'espère, le but louable qu'il se propose, celui d'être extrêmement utile au soutien des grands théâtres, comme des théâtres secondaires ; celui de propager l'éducation musicale, et de répandre de plus en plus le goût de la bonne musique en France ; celui de fournir à nos armées victorieuses les moyens de célébrer grandement leur gloire et les bienfaits d'une paix durable ; celui, en un mot, de former de jeunes compositeurs capables de prétendre un jour à enrichir nos scènes lyriques, et à remplacer leurs maîtres.

[89] Qu'on ne s'imagine pas, cependant, que les élèves-chanteurs-acteurs pourront rivaliser de sitôt Laïs, ou Chéron, ou Adrien, ou Maillard, et autres du théâtre des Arts. Il faut auparavant que ceux-ci leur servent encore long-temps de modèles, principalement pour les talens pantomimes de l'acteur lyrique, pour la connoissance de la scène, et pour tout ce qui, dans le grand art du théâtre, tient à une longue expérience et à de mûres et profondes réflexions. Il en sera de même des symphonistes : et parce que nous avons déja de forts élèves, il ne faut pas croire que dans ceux qui les devancent dans les orchestres, il ne s'en trouve point, au-delà même de l'été de l'âge, qui n'aient au dessus d'eux l'expérience, ainsi que la longue et difficile habitude d'accompagner avec esprit, précision et sentiment. Malgré que nous ayons aussi les meilleurs et les plus forts conducteurs d'orchestres. . . on peut cependant regarder derrière soi. . . . et l'on y voit encore, avec orgueil, des La Houssaie, des Navoigils, etc,

[90] Si nous abordons les jeunes compositeurs, c'est alors sur-tout que nous leur représenterons la nécessité d'un talent mûri et consommé. . . Ce n'est pas au théâtre des Arts qu'il faut les essayer. . . Il faut, dans ce cas, bien plus d'expérience encore. . . Il faut des œuvres préalables. . . Il faut des garanties. . . Il faut qu'ils aient acquis des talens égaux à ceux qui se distinguent aujourd'hui sur nos différentes scènes, comme à ceux qu'on laisse dans l'oubli, dans l'inaction, et qu'il faut rappeler à une lumière que leurs talens peuvent soutenir.

Il faut rappeler à ces jeunes postulans du talent théâtral que Rameau, Sacchini et Piccini étoient presque quinquagénaires lorsqu'ils ont osé se montrer sur le grand Opéra de Paris. . . Il faut leur rappeler que Gluck lui-même (persuadé de la provision d'expérience nécessaire dans ce cas) étoit presque sexagénaire lorsqu'il arriva à cette grande scène pour y produire ses chefs-d'œuvre. . . Il avoit une si haute idée du premier Théâtre lyrique de Paris, qu'il disoit à un très-grand compositeur de nos jours, qui dès-lors avoit atteint quarante ans, au compositeur en un mot, de la sublime musique des Danaïdes: « Soignez, mon ami, soignez votre ouvrage. . . . Les Parisiens se connoissent en art dramatique. . . . Il faut tous les talens que vous avez; il faut en outre éviter même la moindre négligence en musique dramatique, pour se faire véritablement remarquer sur leur premier théâtre lyrique. . . . ». Le célèbre Salieri, enfin, trembloit encore pendant les répétitions de son opéra, quoiqu'il eût eu l'assentiment de Gluck.

[91] Il faut aussi rappeler aux jeunes aspirans d'aujourd'hui, (et qui n'y regardent pas de si près) que les Pasiello, les Cimarosa, les Iomelli, avoient gagné le milieu de l'âge, lorsque toutes les cours de l'Europe les crurent en état d'être employés pour leurs grands théâtres : il ne sera pas hors de saison d'y joindre qu'Hayden ne fut qu'à cinquante ans le prince des musiciens. . . . . S'il s'agit de chanteurs, d'acteurs, de symphonistes, pour remplir des places, justement vacantes, appelons donc la jeunesse. . . Mais pour la composition vocale et dramatique, mais pour l'invention du chant théâtral, et propre (comme le disoit Gluck) ou à la tragédie lyrique, ou à la haute comédie lyrique. . . attendons la maturité de l'âge et du génie. . . . C'est alors que les bons élèves du Conservatoire (en cette partie) ; c'est alors que les aspirans au talent de la composition vocale (après s'être exercés, s'être longuement essayés), nous apporteront les fruits d'une expérience consommée, et se rendront dignes d'être remarqués dans le siècle brillant qui se prépare. . . Qui sait même si alors ils ne feront pas oublier tout ce qui les aura précédés ?. . . C'est du moins ce à quoi ils doivent chercher à prétendre ; c'est vers ce but aussi chaud que sage qu'ils doivent diriger leurs brûlans efforts. Puissent-ils nous surpasser tous ! . . . La France n'aura plus de rivaux. . . Mais si nous voulons communiquer aux jeunes élèves les forces nécessaires pour arriver un jour à ce haut degré de gloire, il faut d'abord qu'ils reçoivent les documens musicaux et littéraires dont nous avons parlé ; il faut en outre se bien garder (avant même qu'ils les aient reçus) de les tromper, au point de leur faire accroire que leurs leçons ou essais en composition dramatique, seroient dans le cas de paroître au moins sur les théâtres secondaires. Le public pourroit s'y amuser, mais ce seroit de leurs vains efforts. Au lieu d'exciter en eux l'émulation nécessaire pour arriver au grand, on étoufferoit, par-là même, leur génie dans son germe. Que seroit-ce donc si, avant qu'ils aient reçu l'instruction littéraire dont je vous ai entretenu, et qui est si essentiellement nécessaire à l'étude de la composition vocale et dramatique ; si, avant qu'ils se soient essayés sur des théâtres subsidiaires on leur persuadoit maladroitement qu'ils ne doivent point s'arrêter à combattre les auteurs qui les précédent dans ces mêmes théâtres; que ce ne seroit point des rivaux dignes d'eux ; mais qu'ils doivent, du premier pas, laisser derrière eux ces athlètes que, selon leur opinion, on a tort de vanter ; qu'ils doivent, en un mot, courir du premier vol sur le théâtre de Gluck et de Sacchini, pour y combattre d'avance les Cherubini, les Martini, les Leberton, et y montrer. . . . quoi ? leur inexpérience.

[92] Que seroit-ce enfin si, en intervertissant cette hiérarchie productrice de l'émulation, qui elle-même est productrice de tout ce qu'il y a de grand dans les lettres et les arts ; que seroit-ce, disons-nous, si on parvenoit jamais à remplir nos théâtres de ces essais musicaux qui en seroient encore à la gamme harmonique, au calcul matériel du mécanisme de l'art, ou de ces essais poétiques à peine sortis de l'a, b, c grammatical ; et cela pendant des saisons entières, sans s'embarrasser si les étrangers qui viendront en France ne diront pas sur ces auditions uniques et continuelles : « Voilà donc toute la musique, voilà donc toute la poésie lyrique qu'on fait en France !. . . . . voilà donc » les seuls maîtres qu'elle produit !. . . . . »

[93] Pauvres étrangers ! on ne vous aura laissé entendre ni la musique des Grétry, des Chérubini, des Gossec ou des Martini, ni celle des Leberton, des Méhul, des d'Alayrac, des Creutzer, et de tant d'autres compositeurs d'un véritable talent, dont les preuves ont été faites sur les théâtres des Italiens et de Faydeau! On ne vous aura offert que de la musique de jeunes étudians dans l'art dramatique, de jeunes étudians que (sans preuves préalables) on aura voulu faire passer en philosophie, tandis qu'ils sortoient à peine du rudiment ! On ne vous aura laissé entendre que des poëmes d'enfans, qui, pouvant à peine se tenir debout, auront voulu fièrement monter sur les chaises ! On ne vous aura, en un mot, laissé entendre que des essais qui n'auront pas plus été trouvés bons par notre public que par vous, qui n'auront pas été plus approuvés par nos maîtres que vous ne les approuvez, qui ne l'auront pas même été par les administrations qui les auront reçus et montés par un excès de complaisance ou de foiblesse vis-à-vis des gens qui ont l'adresse de se rendre forts avec les noms de grands maîtres qu'ils mettent toujours en avant, pour ensuite (force prise) employer tous les moyens de ne faire paroître que leurs chers protégés étudians. Oui, pauvres étrangers ! on ne vous aura laissé entendre que ces sortes d'ouvrages de jeunes commençans, qui ne seront pas tombés sur la scène entourés de prôneurs, se croyant forcés d'accorder de l'importance aux adroits et zélés fabricateurs des réputations de ces commençans sans garantie, de ces commençans qui n'auront même donné aucune preuve, soit sur le théâtre italien, soit sur le théâtre Faydeau ! On ne vous aura, en un mot, laissé entendre que des opéras non tombés sur le théâtre, mais peut-être tombés dans l'opinion  !. . . . . et vous vous en retournerez bonnement répandre en Europe que la France n'a plus de compositeurs (1)!. . . . .

(1) En conférant ainsi avec Guillard, je n'ai point prétendu confondre les étudians de grande espérance, ni les jeunes talens avec ceux qui n'en auroient que la prétention. J'en sais beaucoup au contraire parmi les jeunes prétendans au titre d'auteur, qui peut-être honoreront un jour l'art qu'ils étudient. Non, jeunes compositeurs ; non, jeunes musiciens, qui nous donnez un si brillant espoir, ce n'est point de vous que j'ai voulu parler. Il seroit dans les possibles même qu'il se montrât (entre vous) un de ces génies précoces, qui, pour son coup d'essai, nous donnât un coup de maître : (je dis un. . . ., car la nature fait-elle souvent l'effort d'en produire un grand nombre à la fois?) Puisse-t-il se montrer ce génie précoce à l'âge où l'on étudie encore les grands principes de son art ! puisse t il commencer par où les autres finissent ! puisse-t-il, sans avoir eu besoin de garantie ni de preuves préalables, puisse-t-il (son premier ouvrage à la main) se montrer déja le digne rival de nos maîtres, et prouver sur la grande scène-lyrique qu'il avoit le droit d'y paroître !. . . . puisse-t-il dès le plus jeune âge étonner son pays comme Pergolèse, à peine arrivé au quatrième lustre, étonna le sien !. . . . Nous lui tendrons nous-mêmes les mains. . . . nous ne verrons plus en lui que l'orgueil de l'art, qu'un grand artiste capable de contribuer à la gloire de la musique en France. . . et j'ose lui répondre que tous les compositeurs français partageront avec moi la glorieuse satisfaction de compter un maitre de plus. . . . . puisse-t-il même parvenir à nous effacer tous ! il augmentera nos éloges, et la gloire de l'art en France ne sera plus contestée. . . . . . Sens-tu, jeune compositeur, ce feu secret qui te porte à imiter, à exprimer la nature par les inflexions et les mouvemens d'un art qui semble être né avec elle pour être l'un de ses plus fidèles interprètes ? Mesures-tu sans crainte la carrière immense que ton art ouvre devant toi ? Sens-tu cet enthousiasme intime qui promette de t'aider à peindre par des sons accentués, par des mélodies communicatives, par des harmonies pittoresques, tout ce qui est soumis à l'empire du génie ? Le beau t'enflamme-t-il ? ton ame s'élance-t-elle, à ton insu, vers tout ce qui est grand ? le sublime (sans l'expliquer) le sens-tu en toi-même ? une sensibilité aiguë, si je puis m'exprimer ainsi, t'émeut-elle vivement à la seule inspection des chefs-d'œuvre de l'art ? à la seule impression de ses effets ton cœur troublé bat-il avec véhémence ? un tressaillement involontaire te porte-t-il, malgré toi, au desir ardent de voir réaliser, dans ton art, chaque trait que la nature ne dévoile encore qu'à moitié dans ton imagination ? te sens-tu capable de créer ? accuses-tu la paresse de ton art qui semble encore tenir ton génie enchaîné ?. . . . . Prends la plume, la nature t'a fait musicien. . . . . entre. . . . les portes s'ouvriront. . . . mais si tu ne sens rien de tout cela, retire-toi. . . . le lieu est sacré. . . .

[95] Voilà, mon cher Guillard, à quoi s'exposeroient pourtant nos théâtres, s'ils éloignoient de préférence les auteurs dont j'ai parlé, ou s'ils ne les encourageoient nullement. Voilà, sans y songer, la belle réputation qu'on feroit au goût de la nation française. Voilà, mon ami, comme les arts s'abâtardiroient, si ce n'étoit point le véritable talent, mais bien celui qui auroit le plus de cotteries ou le plus de compères, qui s'emparât d'une arène où les athlètes éprouvés ne trouveroient plus aucune place  : et cela, en faisant croire aux étrangers que voilà tout ce que nous possédons ; qu'il n'y a rien autre chose en musique ; qu'il faut se contenter de peu, quand on n'est pas plus riche : tandis que peut-être des chefs-d'œuvre dormiroient dans les porte-feuilles des véritables maîtres dont j'ai parlé plus haut, loin du public dont le goût sauroit les apprécier, loin des étrangers venant au spectacle pour les entendre. . . Mais apparemment on réserveroit ces chefs-d'œuvre pour une meilleure occasion. On en feroit jouir le public, quand les auteurs seroient morts. . . . . Grand Sacchini ! tu n'as point entendu ton OEdipe à Colonne ! ton sublime génie effaroucha trop !. . . . tu n'as pu le faire représenter ! tu es mort en entendant dire que ton ouvrage n'étoit point digne de l'auteur de Chimène et de Renaud. . . . tu es mort. . . . . persuadé qu'il ne seroit jamais représenté ! tu es mort. . . . . persuadé que ton chef-d'œuvre ne verroit jamais le jour !. . . . Que ne peux-tu repasser les sombres bords ! tu verrois un public sensible et connoisseur courir en foule à ses représentations, et te rendre les larmes que les plus astucieuses injustices t'ont fait verser !. . . . . Ingénieux Vogel ! tu n'as pas vu non plus ton meilleur ouvrage !

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SIXIÈME PARTIE.

[97] Ne seroit-il pas extraordinaire, mon ami, que ceux. de nos bons poëtes lyriques qui pourroient parvenir à être les successeurs de Quinault et de Gentil-Bernard, que les compositeurs dont je vous ai entretenu, et qui sont l'espoir de la France pour succéder à Gluck, Sacchini et Piccini ; ne seroit-il pas extraordinaire, disons-nous, que ces génies déja reconnus par l'Allemagne et l'Italie et par la France elle-même, pour être l'honneur de leur art ; que ces hommes marquans qui aiment mieux rester à Paris que de se laisser tenter par les propositions des cours étrangères, qui leur paieroient au poids de l'or la possession de leur personne et de leur talent, se voient dans ce même Paris, séjour du bon goût, et qu'ils ont préféré ; se voient, avant de parvenir à faire jouir le public des productions qu'ils ont composées pour lui, forcés d'entrer en lice, et de rompre des lances, avec qui ? – avec ces êtres qui, par leurs démarches sans nombre dont ils accablent ou font accabler les autorités, se font montrer au doigt dans le monde. Les personnes mêmes auxquelles ils s'adressent, les surnomment courtiers d'opéras, d'opéras composés par de jeunes apprentis en scène lyrique, qui, avant de connoître ce qui convient dans cet art plus que difficile, avant d'être entrés dans aucune arène, avant d'avoir vu le feu, ont déja la ridicule prétention de se croire en cette partie des généraux ; tandis qu'ils devroient s'estimer très-heureux d'obtenir pendant cinq ou six ans les leçons musicales et dramatiques, ou de Grétry, ou de Méhul, ou de Cherubini, et de tant d'autres maîtres qu'ils doivent étudier bien long-temps, s'ils veulent un jour obtenir de véritables et solides succès, et non pas surprendre des réussites dont on glose le lendemain. Que les chauds faiseurs de démarches attendent donc que leurs chers protégés, qui montrent à peine le duvet léger du talent, aient acquis du temps les plumes nécessaires, avant de vouloir les faire voler si haut.

[98] N'est-il pas ridicule, n'est-il ridicule, n'est-il pas même déshonorant qu'à Paris les démarches les plus actives, les plus chaudes, les plus tenaces, soient prodiguées, pour qui ? seroit-ce pour nos meilleurs poëtes tragiques, et qui ont fait leurs preuves ? seroit-ce pour nos bons poëtes comiques ? seroit-ce pour les poëtes lyriques qui se sont déja le plus distingués ? seroit-ce pour nos gens de lettres les plus marquans ? seroit-ce enfin pour nos plus grands artistes ou peintres, ou sculpteurs, ou architectes, ou musiciens ? – Non : c'est souvent pour les écarter, et mettre en avant ceux qui devroient les étudier. Eh ! pour Dieu ! laissons-là les démarches entreprises pour des aspirans au talent, qui veulent s'exposer à trébucher sur la première scène du monde ; qu'ils essaient d'abord de voler dans des lieux moins élevés : alors on les y encouragera même, comme on le doit, et leurs ailes ne s'y fondront point au soleil. Vous, chauds protecteurs ; vous, infatigables coureurs pour vos chers protégés, ne cherchez plus, croyez-m'en, à les exposer à la chute d'Icare, et laissez les maîtres de l'art, laissez les Grétry, les Martini, les Méhul, les Cherubini, leur présenter auparavant des modèles sur la même scène dont ils voudroient les écarter. Qu'ils viennent les y étudier d'abord : on verra ensuite si on peut les y admettre.

[99] Vous vous étonnez sans doute, mon ami, qu'à mesure que les paragraphes de votre lettre s'échauffent, je m'échauffe encore plus que vous et moi aussi je m'en étonne ; mais les dispositions que la vôtre contient sont si vivement exprimées, si fortement senties, que je n'ai pu vous répondre qu'en suivant graduellement votre chaleur ; et (soit dit entre nous) je n'en eus pas tant dit peut-être dans un écrit qui eût été fait pour être publié car vous savez qu'il existe dès-lors de certaines convenances ou bienséances qu'on ne peut heurter de front ; toutes les oreilles ne sont pas organisées sur le même ton : tels qui avouent que deux fois deux font quatre, pourroient m'approuver ; mais tels faiseurs de démarches, qui veulent, à tel prix que ce soit, que les opéras de leurs protégés soient les opéras des opéras, et qu'ils passent avant tous nos maîtres, pourroient fort bien soutenir encore, malgré mes récriminations, que nos douze bons compositeurs n'en font pas un seul de leurs jeunes aspirans au talent. Qui sait même si mon indignation ne seroit pas appelée par eux de la colère ? qui sait si mon amour pour les arts et pour leur gloire en France, ne seroit pas aussi regardé comme sollicitude personnelle ? qui sait si on ne redoubleroit pas d'action pour nuire encore plus à votre ouvrage ? Au surplus, ce seroit tant pis pour eux. Je n'ai point, il s'en faut, ni l'intention de les connoître, ni celle de les signaler ; mais ils se dévoileroient eux-mêmes : je voudrois qu'ils s'en épargnassent la honte.

[100] Je retourne à mon sujet : je reviens, mon ami, à votre ouvrage, qui, après avoir été écarté avec tant d'adresse depuis quatre ou cinq ans, va cependant, espérez-le, rentrer dans son tour acquis depuis si long-temps. Vous saurez, dites-vous, quels hommes sont les principaux moteurs de l'intrigue plus que forte formée contre votre Mort d'Adam. – Ne cherchez point à le savoir, je vous en conjure ; je ne chercherai pas plus que vous à les connoître, quoique je sois instruit aussi bien que vous de leurs manœuvres astucieuses. Tout m'a été confié depuis six semaines : encore tels moyens actuels mis en œuvre hier, tels autres employés avant-hier, telle autre ruse ce matin, bien plus méchante que les premières : j'ai tout su,mon ami sans chercher à en connoître les auteurs, comme je savois tout depuis six ans. Il n'y a pas une seule démarche, tout à la fois bien adroite et bien perfide, ou contre nous ou contre de précédens ouvrages, que je n'aie sue ; il n'y a pas un seul des consentemens qu'on m'ait prêtés que je n'ai su ; il n'y a pas un seul de mes discours controuvés que je n'aie su ; il n'y a pas un seul tour cédé, assuroit-on, par moi-même, que je n'ai su : si on me faisoit parler quand je me taisois, je le savois ; si on prétendoit que je gardois le silence, quand je parlois très-haut pour réclamer mes droits, je le savois encore : il n'y a pas une seule intrigue, en un mot, dont tous les fils ne m'aient été continuellement dévoilés par les personnes mêmes auxquelles nos adversaires s'adressoient ; et cela, mon ami, sans que je le cherchasse. Souvent telles et telles personnes qui se croyoient bien assurées de marcher contre nous dans l'ombre et à notre insu, étoient vues avec des yeux de lynx. Plus d'une fois, mon ami, il leur est arrivé de chercher à me desservir auprès de personnes importantes; et ces personnes, devinant leur adroite intention, se servoient sur-le-champ de leurs propres armes, paroissoient vaguement de leur avis, tout en faisant, dans ce même moment, des vœux dans leur coeur pour que leurs perfidies fussent déjouées et découvertes. Les perfides, mon ami, sont mal servis: on leur montre de l'attachement ; à vous, on vous en prouvera : Adam sera joué. Si leurs démarches parvenoient à le faire reculer encore, ce ne seroit pas pour long-temps. Télémaque (opéra) m'a donné, au théâtre des Arts, un tour de quinze ans ; je n'en attendrai pas vingt.

[101] Vous connoîtrez, dites-vous, les hommes qui nous desservent d'une manière si détournée. Eh ! mon ami, ils sont connus, pas de vous, pas de moi, mais de ceux qui peuvent faire donner votre opéra. Il me fut offert de me les démasquer. – Non, répondis-je, je ne veux point avoir à me plaindre ouvertement de gens qui peut-être, sont forcés de m'estimer. Je ne veux point les connoître ; je veux leur épargner la trop pénible honte de se sentir devant moi convaincus dans leur cœur par les faits ; je ne veux point qu'ils aient à souffrir un combat intérieur par l'effet de ma présence ; combat d'autant plus pénible qu'ils pourroient présumer alors que je serois instruit de leurs basses intrigues contre quelqu'un que peut-être ils savent, non seulement incapable de se servir contre eux de leurs propres armes, mais encore incapable de ne pas même saisir la plus légère occasion de leur être utile par tous les moyens qui peuvent être à ma disposition. Vous les connoîtrez, dites-vous : pourquoi me forceriez-vous de les connoître ? ce seroit me forcer malgré moi de les dévoiler. Alors je me reprocherois presqu'à moi-même d'être l'auteur qu'ils aient perpétuellement à rougir dans le public d'avoir employé des moyens aussi secrets. que perfides ; je me reprocherois peut-être encore d'avoir été, sans le savoir, la cause qu'ils se soient trompés, en croyant, par ma facilité (qu'ils ont pu juger comme foiblesse), que je me laisserois écraser par les premiers pygmées, par les premiers venus, qui, se faisant contre moi les armes les plus fortes de l'amour même que je porte au calme, à la paix, à la tranquillité, n'eussent point prévu que ce seroit eux-mêmes qu'ils écraseroient par leurs propres manœuvres.

[102] Je ne veux point qu'on me les fasse connoître, et je desire d'autant plus qu'on m'épargne la douleur pénible de me les faire toucher du doigt, que peut-être dans le nombre il s'en trouveroit malheureusement quelques-uns qui, dans certaines occasions plus importantes pour eux qu'ils ne peuvent le penser, avoient osé projeter de rompre le fil prétendu auquel ils croyoient que je tenois seulement ; tandis que moi-même éprouvant le sentiment douloureux de les voir dépendre d'un fil infiniment plus frêle que celui auquel ils me supposoient foiblement tenir, j'ai pu employer en leur faveur, non la foiblesse qu'ils me prêtoient dans leur espoir de m'écraser, mais toute la vigueur, la véhémence et le feu nécessaire pour les rattacher par des cables que me suggéroit l'amour des arts et de l'humanité. Non, mon ami, ne cherchez point à les découvrir ; ils auroient trop d'embarras d'être obligés de me marquer de l'amitié (j'allois dire peut-être même de la reconnoissance. . . .), tandis que leurs cœurs leur crieroient intérieurement : Vous êtes découverts ! il sait que vous mentez ! il ne peut plus, sans lâcheté, continuer de vous estimer. Je veux encore leur accorder ce que les bienséances me commandent, tant que je voudrai tout ignorer, et leur abandonner le temps de donner une autre direction à leurs projets.

[103] Ce sont de ces sortes de gens, mon ami, qui, pour s'appuyer de grands noms, disoient : « Palissot, qui est du jury de l'Opéra, n'estime nullement la Mort d'Adam »  : et j'avois vu Palissot n'en pouvoir entendre la lecture sans étouffer de sanglots. Combien d'autres gens de lettres les plus distingués ont déja payé ce tribut irrécusable au sujet que vous avez choisi ! Ce sont ces mêmes gens, qui, dans l'espoir de me décourager sur le poëme, comme on cherche à vous décourager sur la musique, qui, dans l'espoir, disons-nous, de nous faire renoncer à cet opéra, et de nous en faire abandonner les répétitions, osoient me dire : « Telle personne importante dans le gouvernement, et qui est très-influente au théâtre des Arts, ne peut souffrir le poëme de la Mort d'Adam » : et je sortois, il n'y avoit pas quatre jours, de lire votre ouvrage à cette même personne, qui, du commencement à la fin, lui avoit accordé des larmes aussi abondantes que celles de Palissot.

[104] Quelle aigre rivalité, me dites-vous, voudroit donc régner dans le monde musical ? C'est dans le moment même où vous vous disposez à faire monter enfin l'un de vos quatre ouvrages prêts depuis cinq ou six ans, qu'on renouvelle tous les genres d'efforts pour vous écarter de nouveau. C'est dans ce moment même qu'on entend dire de tous côtés que d'enluminés partisans de l'un de vos rivaux, qu'ils ne croient pas encore assez partagés, publient (à voix sourde néanmoins) qu'il est affreux aussi qu'on veuille mettre votre musicien à côté de nos bons compositeurs actuels. . . . Cette prétention, dites-vous, leur semble si ridicule, que notre opéra, fût-il bon, tombera, selon eux, par la chaleur même qu'y mettent les partisans de votre musicien ?. . . . Ne prêtez nulle foi à ces vains bruits, mon ami ! ils viennent de la part de gens qui voudroient diviser les compositeurs entre eux. . . . Ils n'en viendront point à bout. Quant à moi, je ne crois point à ce vain propos.

Loin de vous arrêter aux critiques répandues sur votre poëme, préférez d'employer à des travaux qui ont déja été agréables au public le temps que vous passeriez à riposter à des adversaires que vous aurez découverts. On prétend, dit-on, qu'on n'accoutumera point les spectateurs aux pensées, aux mœurs de votre ouvrage ? – Eh ! mon ami, parce que quelques idées, neuves peut-être à certains égards chez nous, mais bien connues, bien senties par les sublimes écrivains de l'antique Asie (et certes ce n'étoit point de foibles poëtes que ces prophètes hébreux) ; parce que quelques idées neuves, disons-nous, heurtent peut-être, en quelque sorte, d'autres idées adoptées par quelques hommes, vous amènent déja des attaques et multiplient pour vous les contradictions : iriez-vous vous y arrêter, vous en affecter, et peut être y répondre ? N'employez point, croyez-moi, vos loisirs à un genre d'escrime auquel vous ne devez point vous sentir ni aguerri par l'usage, ni porté par caractère. Les cris, mon ami, qui, dans ce cas, se font le plus entendre, et les erreurs alors, qui, dans les arts, sont le plus hardiment prononcées, sont, aux yeux de bien des gens, souvent les seules et quelquefois les meilleurs raisons : c'est finalement un métier, qui, dégénérant ordinairement en insulte, exige, ou trop d'apathie pour les souffrir, ou trop de grossièreté pour les repousser. Ne vous en occupez donc point ; ne sachez même pas ce qu'on se plaît à dire si légèrement sur le sujet de Klopstorc que vous avez choisi.

[105] D'ailleurs ne prenez point sur votre seul compte d'amers discours que votre poëme ne peut motiver ; ou si vous vous contentez de ne vous attribuer que la moitié des jugemens prématurés et défavorables, prenez donc aussi, je vous en conjure, la moitié du courage et de la constance qui nous sont indispensables; partagez les soins que je me propose de mettre aux répétitions ; continuez de poursuivre la mise de votre ouvrage : et vous serez, je vous le jure, bien secondé, et par l'administration et par les artistes du théâtre des Arts.

[106] Croyez-moi, mon ami, ne soyez pas plus inquiet sur le genre de votre ouvrage que le grand Opéra ne l'est lui-même : sa sécurité là-dessus doit assurer la vôtre. Il n'est pas vrai que le public verra avec peine et dédain le sujet de la Mort d'Adam. Les hommes ont été sensibles, ils le sont, et le seront toujours : toujours ils aimeront à revoir la primitive nature, ne seroit-ce qu'en tableau. La belle tragédie de la Mort d'Abel a dû vous le prouver beaucoup mieux que tout ce que je pourrois vous dire à cet égard. L'Adam de Klopstorc est regardé comme ce qu'il y a de plus imposant dans la littérature allemande ; il y eut un succès prodigieux. Votre Mort d'Adam développe les mêmes caractères, peint les mêmes mœurs, a la même coupe, suit la même marche ; et c'est (au jugement des gens de goût) votre meilleur ouvrage. Si le sujet de la Mort d'Adam a fait verser tant de larmes à tous les peuples du Nord, comment, à Paris, n'en feroit-il point verser aux sensibles Français? Espérons ! . . . .

Les hommes, mon ami, palpitent encore à l'impression de la jeunesse des mœurs du premier âge. Que vos détracteurs (par contre-coup, car vous avez dû l'apercevoir dans le corps de ma lettre), que vos détracteurs, dis-je, ne croient pas que plus un siècle est éloigné de ces natives habitudes, et plus il rejette le tableau qu'on lui en retrace. Il faut, ce me semble, en tirer la conséquence toute contraire. Qu'un voyageur sensible (et celui qui se feroit gloire de se dire insensible seroit bien vîte, à la première occasion, démenti par son propre cœur), qu'un voyageur sensible, disons-nous, se trouve transporté dans les terres du pôle antarctique ; qu'il y soit même tout accoutumé à des mœurs absolument opposées à celles de son enfance, tandis qu'un père tendre et révéré, qu'une mère chérie, qu'une famille dont il étoit aimé conservent vers le pôle arctique (d'où il est venu) leurs mœurs patriarcales, leurs habitudes de l'âge d'or : croyez-vous, mon ami que le cœur de cet homme ne se tournera pas souvent vers sa patrie, comme la boussole vers le même point du monde ? Croyez-vous qu'il ne fera point souvent en idée des milliers de lieues ? Croyez-vous que son ame ne s'élancera point souvent vers sa patrie ? Croyez-vous qu'il ne se rappellera point avec transport la tendresse d'un père adoré et les soins passés d'une mère tendre qu'il ne retrouvera peut-être plus, et dont le souvenir doux se lie avec celui des vertus qui eussent fait son bonheur, avec celui de cette richesse morale qu'il a perdue en s'en éloignant.

[107] Votre opéra d'Adam n'est point dans nos mœurs, vous dit-on, et par conséquent ne plaira point. Mais cet on dit veut-il parler d'une comédie peignant nos habitudes, ou d'une tragédie peignant les primitifs et universels sentimens de la nature ?. . . . . Or, s'il parle d'une tragédie de ce genre, répondez à cet on dit qu'il ne s'agit point de savoir si l'action de votre opéra est dans nos habitudes, mais si elle est à la fois bien contraire à nos mœurs et dans une nature vierge et primitive ; car ce doit être là son but, et c'est seulement alors qu'elle pourra transformer, pour ainsi dire, le spectateur en la personne même de ce voyageur sensible dont je viens de vous parler, et qui, après avoir été long-temps éloigné de sa patrie, et par conséquent des mœurs douces et pures de ses parens, revoit enfin sa terre natale, sa forêt, sa montagne, le ruisseau qui le désaltéroit, l'arbre antique qui autrefois l'a si souvent ombragé, et la chaumière paternelle dont la douce vue réveille promptement en lui les plus chères sensations de son enfance. C'est à l'aspect de ce toit qui lui rappelle son vieux père et les tendresses d'une mère adorée, que son cœur ému (à mesure que ses pas tremblans l'approchent du seuil révéré), que son cœur ému, disons-nous, se gonfle, que sa gorge s'enfle, que ses yeux roulent dans de douces larmes. . . . . Il ne donneroit pas ce demi-quart d'heure de jouissance pour toutes celles qu'il a rencontrées dans les pays lointains où son éducation l'a jeté. . . . . Il voudroit que cet instant durât toute sa vie. . . . . Le souvenir lui en sera toujours cher. Je vous laisse le soin de l'application. Combien je les trouve touchantes, mon ami, toutes ces situations du sujet de Klopstorc, que vous avez si bien rendues dans votre Mort d'Adam, et qui ressemblent si fort à celles que j'essaie de vous décrire. Et croyez-vous que le public, croyez-vous que les gens de lettres, croyez-vous que les artistes les rejeteront ?. . . . . . Non, mon ami (j'ose vous l'augurer), j'en ai pour garant la nature : et qui la sent mieux qu'eux, qui la sent mieux que ceux qui seront vos juges ?

[109] Que vous redoutiez ce tribunal, je ne m'en étonne point ; je le crains autant que vous : mais que l'auteur d'Iphigénie en Tauride et d'OEdipe à Colone n'ose plus paroître dans l'arène, sur-tout avec le chef-d'œuvre de Klopstorc, parce qu'on l'effraie à tort sur ce sujet, je m'en étonne. Il seroit par trop malheureux que dans les lettres et dans les arts on en fût réduit au point d'être sans cesse contraint de s'effrayer sur la prétendue hardiesse imprudente d'y montrer quelques idées peut-être neuves. . . . . Pourquoi ces craintes, mon ami ? Je sais bien que l'intrigue et les manœuvres se sont formées très-souvent contre nos gens de lettres vivans, contre nos bons poëtes, nos meilleurs peintres, nos savans même ; je vois aussi qu'elles n'ont point oublié nos architectes les meilleurs ; qu'elles se sont souvent dirigées de même contre nos meilleurs poëtes lyriques, contre nos bons acteurs, contre plusieurs de nos musiciens, et généralement contre nos gens de lettres ou artistes qui se distinguoient par quelques côtés, soit dans les sciences ou les lettres soit dans les arts  : mais je ne vois pas cependant que ces basses intrigues en soient venues au point de se rendre. maîtresses de l'opinion publique, et de faire perdre, malgré leurs cris réitérés, un seul point de la réputation de ces hommes distingués chacun dans leur genre. Je ne vois pas qu'elles soient venues à bout de faire punir nos gens de lettres vivans et nos bons poëtes de leurs brillans succès ; je ne vois pas que nos grands peintres, justement parce qu'ils produisent des ouvrages dignes d'un public éclairé, éprouvent de si grandes difficultés pour ne point laisser ternir leur gloire : ils n'ont pas même besoin de se charger du soin de tout faire pour conserver leur grande réputation ; le public, reconnoissant du plaisir qu'ils lui procurent, s'en charge pour eux, et les paie avec usure en leur conservant dans l'opinion générale le rang où leur mérite les a placés, malgré les intrigues sans nombre employées contre eux. Je ne vois pas non plus que nos compositeurs ne jouissent pas au moins de leur réputation ; et parce qu'il y en a parmi eux qui ont eu et qui ont encore tous les jours, dans leurs nouvelles musiques, des pensées grandes, des conceptions neuves, des idées mères et hardies, avez-vous vu le public se laisser prendre à des manœuvres employées contre leurs succès ? – Non, ce même public leur rend justice, il reconnoît leur talent, et sait parfaitement mettre chacun à sa place. Soyez sûr qu'il ne vous mettra point à la dernière, en vous punissant d'avoir fait tous vos efforts pour le faire jouir du beau sujet de Klopstorc.

[110] Si par l'effet de toutes ces machinations adroites et raffinées, votre magnifique sujet, si bien imité du poëte allemand, venoit à tomber aux représentations premières, il ne tomberoit pas dans l'opinion des gens de lettres, ni des artistes, ni dans celle de cette saine partie du public qui ne seroit venue au spectacle qu'avec la seule intention d'y prendre plaisir. Il seroit repris, soit dans une époque, soit dans une autre ; il finirait par se faire jour.

Je suis, etc.

Le Sueur.

Le Journal de Paris, dans ses numéros du 21 mars 1809 (n° 80), p. 586 (réponse à une lettre parue dans le Journal de l’Empire du 17 mars) et du 31 mars (n° 90), p. 679, contient des lettres de Guillard, Lesueur et Hoffman concernant la pièce (Hoffman accuse Guillard d’avoir plagié la Mort d’Abel).

Journal de l'Empire, du 17 mars 1809, p. 2 :

AU RÉDACTEUR.

Monsieur,

Le public s'intéresse fort peu aux querelles d'auteurs, je le sais ; mais cependant ce même public ne manque pas de couvrir de ridicule l'auteur qui s'approprie l'ouvrage ou les idées d'un autre, et qui présente, un plagiat comme une invention. De deux maux inévitables, il faut choisir le moindre, et je me décide à faire une réclamation.

La Mort d'Adam, que l'on va représenter au théâtre de l'Académie Impériale de musique, offre des ressemblances frappantes avec Abel, tragédie lyrique dont je suis auteur et qui doit. être jouée au même théâtre. Si ces ressemblances naissoient de la conformité des sujets, je n'aurois rien à dire ; mais comme les auteurs de la Mort d'Adam n'ont adopté que l'année dernière les idées que j'ai eues il y a seize ans, j'ai le droit de prouver que ce n'est point moi qui suis l'imitateur, et que l'antériorité de la conception, bonne ou mauvaise, m'appartient en tout ce que les deux pièces ont de ressemblant.

Si la preuve testimoniale suffit, je citerai MM. les acteurs du théâtre Feydeau où ma pièce a été lue il y a quinze ans. MM. Dufays et Sageret, qui ont été directeurs ou administrateurs de ce théâtre ; M. Degoty, peintre, qui a fait, il y a quinze ans, et qui vient récemment de faire les décorations d'Abel,. Je citerai en outre MM. Cherubini et Mehul, qui, a cette époque, ont eu mon poème entre les mains ; j'invoquerai aussi le témoignage de M. Arnault, qui dans le même temps a connu ma pièce, et a bien voulu me donner quelques conseils ; je citerai enfin M. Lesueur, auteur de la musique de la Mort d'Adam ; M. Lesueur, qui a connu et lu mon ouvrage il y a quinze ans ; M. Lesueur, qui m'a, dans ce temps, demandé à en faire la musique et qui auroit dû conseiller à M. Guillard de ne pas inventer ce que j'avois fait quinze ans avant lui.

Pour contre-preuve, je démontrerai que MM. les artistes, peintres, machiniste et copiste de l'Académie Impériale deMusique ne connoissoient pas, il y a un an, les changemens que M. Lesueur a faits à la Mort d'Adam ; changemens qui sont une imitation évidente de mon poëme, tandis que ces Messieurs ont connu et reçu mon ouvrage, il y a plus de huit ans, quand il leur a été lu par M. Legouvé ; et une seconde fois, il y a quatre ans, quand M. Roger en a fait une seconde lecture. A ces témoignages, j'ajouterai celui de M. Gardel et celui de M. Bonnet, alors directeur : ils n'ont pas oublié sans doute que mon poëme contenoit alors ce que M. Lesueur a jugé à propos de faire ajouter, depuis, à son ouvrage.

Mais si la preuve par témoins trouve encore des incrédules, j'offre de montrer l'acte de la première réception d'Abel ; acte passé avec les administrateurs du théâtre Feydeau, et qui date du 16 frimaire an III de la république ; acte que j'ai fait voir à M. Guillard lui-même.

On peut en outre consulter la copie de mon ouvrage, qui depuis sa dernière lecture est déposée à l'Opéra ; et l'on y rfeonnoîtra la même pièce que M. Lesueur a desidé mettre en musiqueil y a quinze ans, et qu'il a oubliée sans doute, puisqu'il ne s'aperçoit pas que les changemens faits à la Mort d'Adam en sont une imitation frappante.

Au surplus, je lui souhaite un grand succès ; mais je veux qu'on sache que mon Abel est trop honnête homme pour avoir volé Adam.

L'auteur d'Abel.          

P. S. M. Guillard m'avoit donné, devant témoins, sa parole d'honneur qu'il écriroit dans les journaux pour prévenir le public contre le reproche de plagiat, qu'on ne manqueroit pas de me faire un jour; mais puisqu'il manque à sa parole, je tiens celle que je lui ai donnée de répondre avant sa représentation.

Journal de Paris, n° 80 du mardi 21 mars 1809.

VARIÉTÉS

MM. Guillard & Le Sueur, auteurs de la Mort d'Adam, à MM. Hoffman & Kreutzer; auteurs de la Mort d'Abel.

Messieurs, votre lettre insérée dans le Journal de l’Empire, du 17 mars, contient des imputations si graves, qu’elles compromettent l’honneur de deux auteurs, qui, dans ce moment surtout, ont le plus grand besoin que l’opinion publique leur soit favorable.

Mais ces imputations font tellement vagues & indéterminées, que vous nous avez mis par-là même dans l’impossibilité d’y répondre.

Si vous voulez donc , Messieurs, que l’odieux de cette inculpation ne retombe pas sur vous, exposez quelles sont les scènes, les situations, les pensées mêmes que, selon vous, nous aurions eu la bassesse d'emprunter de votre ouvrage.

P. S. Nous nous sommes déterminés à nommer les auteurs de la Mort d'Abel, parce qu’ils ne se sont pas fait scrupule de nous ôter l’anonyme avant la représentation de notre pièce.

Guillard, Le Sueur.          

Je déclare d’avance, que je n’ai jamais eu la moindre connoissance du poème de la Mort d‘Abel, de M. Hoffman ; j’atteste que jamais M. Le Sueur ne m’en a parlé.

Le Ciel, les Anges, l’Apothéose d’Adam ont toujours fait le dénouement de mon ouvrage. Plus de cent personnes qui en ont entendu la lecture dans l’an 3.me pourront l’attester.

J’ai depuis, il est vrai, ajouté à cette apothéose, pour donner du mouvement à la scène, l'ombre d'Abel qui vient recevoir son père, ce qui étoit d'ailleurs textuellement dans mon poëme :

            Ame pure ! Ange de lumière !
      Abel, mon fils, ah ! sans doute c'est toi,
Ton ombre m'environne & plane autour de moi,
Tu viens pour consoler, pour recevoir ton père.

(Acte II, Scène 9.)

J'ai encore ajouté, pendant l'ascension d'Adam, un chœur de prophéties qui lui annoncent les grandes destinées de sa race. Je ne vois pas comment tout cela peut se trouver dans la Mort d'Abel.

Quant au puits de l'abîme où les Anges rebelles sont précipités, c'est une idée visiblement empruntée de l'Apocalypse et de Milton.

N. B. D’agrès cette déclaration, bien sincère, je crois pouvoir me dispenser de répondre à tout ce que M. Hoffman pourroit écrire ou faire écrire à ce sujet.           Guillard.

J'atteste que je n'ai jamais parlé à M. Guillard, de la Mort d'Abel, de M. Hoffmann, dont effectivement j'ai eu connoissance, il y a 12 à 15 ans, & que ne l'ayant pas revu depuis, il ne m'en est resté aucun souvenir.

Le Sueur.          

Journal de Paris, n° 87 du mardi 28 mars 1809, p. 644-645 :

VARIÉTÉS.

Guillard, auteur de la Mort d'Adam, à MM. Hoffmann & Kreutzer.

26 mars 1809.          

Je n’ai pas comme vous, Messieurs, une presse active toujours à ma disposition ; vous avez donc sur nous de grands avantages, dont vous avez adroitement usé pour atténuer l’effet de ma déclaration du 20 mars dernier. Je pouvoit craindre de n’avoir à opposer à des sophismes captieux que cette déclaration, le calme d'une conscience sans reproche, & quelques témoignages peut être assez peu suspects pour balancer l'opinion publique, & vous mettre vous-mêmes en défiance sur la vôtre ; mais votre acharnement à soutenir, à renouveler, à propager par toutes les voies , une imputation dont je devais être à l'abri, m'a forcé de rechercher quelque preuve matérielle & positive qui pût enfin terminer ce procès que vous vous êtes un peu pressés de déclarer jugé. Je viens enfin de la retrouver, cette pièce péremptoire, & je viens de la déposer, avec quelques autres, chez M. Defaucompret, notaire, rue de Seine. C’est un manuscrit dont la date n'est pas équivoque. Vu le certificat de M. Argenvilliers, chef de division au ministère de la guerre, qui atteste que ce manuscrit est entièrement de la main de son frère, copié en 1'an 4 avant qu’il en fût même donné connoissance à M. Lesueur. C'est ce même manuscrit qu'un administrateur de l'Opéra en l’an 4 & en 1'an 5, atteste avoir vu, & sur le souvenir duquel étoit fondé son premier témoignage inséré, le 20 mars, au Journal de Paris. C’est enfin la copie de l’ouvrage tel que MM. Barouillet, Lavalée, Rolida, Guichard, Bouilli & Lachabeaussière, tous membres de la société philotechmque, en avoient entendu la lecture en l'an 3, ce dont ils ont bien voulu me donner une attestation également déposée. Or c’est dans ce manuscrit ainsi certifié que se trouvent sans interpolation, rature, addition ou changement d'écriture, non-seulement les vers de l'apothéose d'Adam, tels qu'ils sont aujourd’hui, mais encore l’indication claire & précise de la décoration pour son ascension, en ces termes textuellement copiés.

Le théâtre change tout à coup ; il se remplit de nuages transparens. L'autel d'Abel où étoit Adam, a disparu ; on voit épars sur les nuages des groupes d'anges placés à différentes hauteurs, au plus haut du ciel, on voit une Gloire extrêmement brillante, environnée de plusieurs chérubins, séraphins, &c. Pendant le chœur, une figure légère & aërienne s'élève doucement vers la Gloire, &c. (Toute cette représentation est livrèe à l'imagination du décorateur.)

Voilà, Messieurs, la preuve irréfragable dont j'espère qu’il vous fera difficile d’atténuer la validité ; elle me paroît devoir vous convaincre de l'anachronisme de vos allégations, lorsque vous assurez qu’en l'an dix mon opéra finissoit sans apothéose (ce qui ne prouveroit pas que je vous eusse pris la vôtre). &c que M. Lesuenr l'eût transportée dans mon ouvrage depuis un an, tandis que j'avois une apothéose avant qu'il eût la moindre connoissance de mon poëme. Si l’opéra d’Abel, dont je n'ai connu l’existence que depuis très-peu de temps, a fourni à son auteur 1'idée d'en ajouter une ; cela prouve seulement que nous avons eu tous deux le bien léger mérite de deviner ce que les talens précieux de MM. Gardel, Degotty & Boutron jeteroient de charme & d'intérêt sur en dénouement tout naturellement appelé par le sujet & qui ne valait peut-être pas la peine d'être si vivement disputé.

Maintenant que cette preuve & quelques autres sont déposées chez M. Defaucompret, notaire, qu'on s'obstine à m'opposer des dénégations injurieuses, des attestations étrangères à 1'état réel de la question, & données par des gens dont la mémoire trompe la bonne foi, des sarcasmes, des épigrammes, même des lettres anonymes, vile ressource d’une intrigue maladroite ; je déclare que je ne réponds plus un mot, ne voulant plus fatiguer le public d’une misérable querelle, dont je lui demande pardon d avoir été forcé de l’importuner trop longtemps.

Guillard.          

Journal de Paris, n° 91 du samedi 1er avril 1809, p. 679 :

M. Hoffman nous invite à publier la lettre suivante, en réponde à celle de M. Guillard, qu’on a vue dans notre N.° du 28 de ce mois.

A Monsieur Guillard.

Vous dites, Moniteur, que vous êtes décidé à cesser toute discussion relative à la Mort d’Adam, & cependant vous avez trouvé bon de réveiller l’attention du public sur votre ouvrage, en m’adressant une lettre , après avoir gardé le silence pendant cinq jours. Si vous aviez réellement le projet de laisser tomber cette affaire, pourquoi m’écriviez-vous de nouveau, à moi, qui ne vous demandois plus rien ; à moi, qui depuis la représentation de votre opéra, avois perdu l’envie d’y rien réclamer ? Puisque vous provoquez de nouveaux reproches, ayez la patience de les écouter.

Vous m’accusez de n’avoir point répondu à votre lettre du 20 ; ma réponse se trouve dans le Journal de l’Empire du 21, mais vous avez eu soin de ne la point lire ou de l'oublier. Ecoutez bien, Moniteur, & répondez vous-même si vous pouvez.

1.° Ce n’est point hier que j’ai déposé chez un notaire, une copie du poème d’Abel ; mais il y a quinze ans qu’un exemplaire de mon ouvrage a été déposé au théâtre Feydeau, après une lecture & une réception légale. |

2.° Ce ne sont point des attestations d’amis que je vais mendier, mais j'offre des preuves écrites, preuves matérielles, preuves irrécusables, puisqu'elles sont de la main de M. Lesueur. Est-ce là ce que vous appelez des sophismes captieux ?

3.° J’ai réclamé l’apothéose & ce qui termine votre opéra, parce que j’ai des rainons de craindre que ce soit tout ce qu’il y ait de boa dans mon ouvrage & dans le vôtre.

4.° Quand il seroit vrai que vous auriez fait une lecture en l'an 4, comme vous le dites, j'aurois encore l’antériorité sur vous, puisque je vous ai montré mon acte de réception en l'an 3, & puisque M. Lesueur a avoué avoir connu mon ouvrage à cette époque.

5.° Mais M. Lesueur même prouve que l’apothéose n existoit pas dans votre ouvrage, en l'an 10, voyez la lettre a Guillard, depuis la page 17 jusqu’à la page 25. *

6.° Le même M. Lesueur avoue que votre opéra n’a été reçu qu’à la fin de l'an 5. Voyez son Mémoire imprimé en l'an 11, page 9, lignes 13 & 14.

Voilà, Monsieur, les preuves que je vous ai données dans ma réponde du 21 mars ; mais vous aimez mieux dire que je ne vous ai pas répondu, afin d'avoir le prétexte de faire parler de votre Adam ; & je prévois que tous les mardi & vendredi, M. Lesueur vous conseillera d’annoncer publiquement que vous ne parlerez plus de votre ouvrage.

Dorénavant, Mosieur, c’est contre M. Lesueur que vous devez écrire, car c’est lui qui me fournit les preuves les plus claires contre vous. Si mardi prochain il vous prend encore fantaisie de réveiller le public, & de lui rappeler votre mort d'Adam, le vendredi suivant je produirai une lettre à laquelle M. Lesueur ne répondra pas. Vous voyez que j’entre dans vos vues, & que je choisis bien les jours, parce que je ne veux pas que le public se lasse de voir notre apothéose.           Hoffman.

* Pourquoi M. Lesueur, qui se montre si jaloux de votre gloire, fait-il l’énumération de toutes les scènes sans parler de celle de l’apothéose ?

Journal de Paris, n° 81, du 22 mars 1809, p. 598 :

[Un article très prudent : succès, oui, en apparence, mais il y a beaucoup à dire, sur les conditions de la représentation, sur le livret, « languissant & dénué d’intérêt », sur la musique où transparaît aussi « le vice du sujet ». Une seule chose peut être sauvé, « les décorations de l’apothéose ».]

La Mort d’Adam, opéra en 3 actes, paroles de M. Guillard, musique de M. Lesueur. – Il n’est pas si facile qu’on pourrait le croire, de dire si cette tragédie lyrique a véritablement réussi. Les nombreux applaudissemens qu’elle a obtenus dans le cours de la représentation, surtout à la fin du 3.e acte, & l’empressement que quelques personnes ont mis ensuite à demander les auteurs, sont bien, du moins en apparence, ce qui constitue un succès ; mais de léger smurmures se sont fait entendre, mais l’extrême lenteur d e l’action a plus d’une fois lassé la patience du public ; quelques sifflets impertinens ont voulu contrarier après la représentation, le désir des spectateurs bénévoles qui s’enrouaient à crier : l’auteur!... la réussite de l’ouvrage peut donc être contestée, & au théâtre de l’Opéra, il est rare que de véritables succès éprouvent cette opposition.

Il y a pourtant dans la Mort d’Adam des beautés sur lesquelles tout le monde nous paroît d’accord, & qu’on ne peut même louer assez dignement ; ce sont les beautés qu’offrent, à la fin, les décorations de l’apothéose ; de toutes les merveilles qu’on voit au théâtre de l’Opéra, celles-là sont peut-être les plus étonnantes. Elles forment un spectacle ravissant & qui doit, seul, assurer à l’ouvrage une longue suite de représentations.

Le poëme nous a paru languissant & dénué d’intérêt ; le fonds en est triste & peu susceptible d’effets dramatiques ; c’est une agonie en trois mortels actes ; le vice du sujet se fait sentir jusque dans la musique ; nous y avons remarqué des chœurs, une invocation, & d’autres morceaux d’ensemble qui nous ont paru travaillés avec force, & qui exécutés séparément, auroient sans doute obtenu un grand succès ; mais l’ensemble en est monotone, lamentable, fastidieux. Le musicien, homme d’un talent rare, a fait en pure perte de très grands calculs d’harmonie ; on louera sous le rapport de la science, le mérite de sa composition ; mais les auteurs qui voudront plaire ne le prendront pas pour modèle.

Nous donnerons un autre jour l’analyse de la pièce.

L’Esprit des journaux français et étrangers, tome V, mai 1809, p. 272-280 :

[L’article constate d’abord le succès qui lui semble durable de la Mort d’Adam, qu’on peut définir comme un drame religieux ou une tragédie. Le succès est inattendu, du moins pour l’auteur des paroles, et c’est l’activité du musicien qui a permis à l'œuvre d’atteindre enfin les spectateurs et a vivement encouragé le parolier à tout faire pour que la représentation ait lieu. Le critique considère que tout sujet est susceptible d’intéresser le public, même un sujet austère comme celui de la Mort d’Adam : ce qui motive le public, c’est le traitement du sujet plus que le sujet lui-même. A l’annonce du titre, personne ne pouvait attendre « des tableaux rians ou gracieux » ou « une musique brillante et légère ». La musique de Le Sueur paraît poser problème au critique, qui attendait une musique « d’une extrême simplicité », une simplicité que seuls « les grands mélodistes » sont capables de proposer. Il semble juger sa musique trop ambitieuse, comme s’il avait « prétendu sans doute être poëte à un assez haut degré pour n'être plus musicien ». L’expression de cette idée passe par une supposition, et si c’était Sacchini qui avait écrit la Mort d’Adam). Et il tente de décrire cette musique idéale à ses yeux, une musique qui n’est justement pas ce que Le Sueur a écrit : sa musique est « vague, indéterminée, sévère sans s'emparer de l'imagination, et triste sans émouvoir les ames ». L’examen des différents actes montre les passages correspondant à ce que le critique attendait. Il s’achève sur l’éloge enthousiaste des décors créés pour la fin de l’ouvrage, l’apothéose d’Adam. Leurs créateurs sont étroitement associés à la grandeur du spectacle proposé par l’Opéra.]

Académie Impériale de Musique.

La Mort d'Adam, tragédie lyrique en trois actes.

Les représentations de la Mort d'Adam se sont continuées sans interruption depuis la première ; ce drame religieux, cette tragédie dont le sujet remonte en même temps au berceau du monde et au principe de notre foi, peut sans difficulté, dans cette époque de l'année consacrée aux solennités les plus saintes, succéder aux exercices pieux, et tenir lieu, soit d'un oratoire, soit d'un véritable concert spirituel.

Le concours des spectateurs a toujours été très-considérable ; l'impression première qu'on avait éprouvée, n'a fait que se confirmer en devenant successivement le partage d'un plus grand nombre d'individus.

L'auteur du poème, M. Guillard, paraît avoir eu de son ouvrage une idée juste ; sa modestie était ici inséparable de son talent ; il se défiait du choix du sujet et de son effet sur un spectateur accoutumé à se livrer sur notre grande scène lyrique à d'autres illusions, à tous les prestiges de la féerie, à tous les tableaux que présente la mythologie.

Le musicien, M. Le Sueur, encouragé par des succès brillans, mais inattendus, inespérés et contestés à l'avance, ainsi qu'il le raconte lui-même, avait plus de confiance dans le poëte ; on en peut juger par ce qu'il lui écrivait en l'an 10, pour vaincre son irrésolutiou, pour le déterminer à combattre une opposition sérieuse, une rivalité redoutable ; rappeller ce que disait M. Le Sueur de la Mort d'Adam, et ce qu'il espérait des effets ménagés au musicien par le poète, nous dispensera de faire pas à pas l'analyse de l'ouvrage.

M. Le Sueur félicitait M. Guillard d'avoir transporté sur notre scène l'Adam de Klopstock, comme l'OEdipe de Ducis, comme l'Iphigénie de Guymond de la Touche ; laissez-lui, disait-il, placer votre statue dans son lieu, attendons la décoration, le costume, le nom des personnages, l'effet des mœurs patriarchales de ces temps antiques ; je vous réponds des pleurs des enfans d'Adam....

Attendez que le parterre voie le père des hommes descendre vers le tombeau d'Abel; qu'il adresse à l'Eternel son auguste prière ; qu'il lui demande sa faveur pour sa race ; qu'il prenne la noble résolution de préparer son tombeau : attendez la scène solennelle où l'ange de la mort vient lui annoncer sa fin prochaine ; attendez la noble réponse du père des hommes, puis sa touchante douleur sur la perte de l'un de ses fils égaré dans la force des cèdres, son éternel adieu au séjour délicieux d'Eden ; attendez les terribles scènes de Caïn maudissant son père et frémissant à la vue du tombeau où ce père va descendre, la douleur auguste d'Eve, les terreurs des enfans d'Adam, le jeune Siméon retrouvé et recevant les derniers embrassemens de son père ; enfin l'heure fatale, le retour de l'ange exterminateur, le dernier rayon de joie brillant sur le front vénérable d'Adam bénissant sa race et prédisant au genre humain qui va naître, les grands événemens qui lui sont comptés dans le livre des destinées : attendez et espérez.

C'est ainsi que M. Le Sueur retraçait à l'auteur du poëme les principales situations de son ouvrage, pour ranimer en lui l'espérance d'un grand succès, et le déterminer à le tenter ; pénétré de la beauté de ce sujet, c'est avec une bonne foi remarquable et une générosité tout-à-fait digne d'un grand artiste, qu'il déclarait à l'auteur que si la Mort d'Adam n'avait pas un grand succès, ce serait lui seul qu'il en faudrait accuser, Je n'aurais pas atteint, dit-il, cette nouveauté de formes, cette originalité, cette sorte de caractère primitif de grandeur et de sublimité nécessaires dans un tel ouvrage.

S'il était vrai qu'en effet la Mort d'Adam eût eu peu de succès, que l'émotion n'eût pas été générale et l'intérêt pressant, nous ne dirions pas à M. Le Sueur que c'est lui seul qu'il en faut accuser ; il y a, sans parler de la musique, des défauts sensibles dans le poëme, et le premier de tout est, sans contredit, le défaut d'action, l'uniformité, la monotonie de la situation, la faiblesse des incidens, leur peu de liaison avec le sujet, la longue attente d'un événement prévu, annonce inévitable, souvent aussi la négligence du style.

Il .faut se garder de croire que le goût du public repousse de tels sujets plus que d'autres : en général, le public ne se montre difficile que sur le mérite d'exécution ; et quelque sujet qu'on choisisse, il ne demande qu'une chose ; est-il bien traité ? Est-il intéressant ? Promet-il du plaisir ou de l'émotion ? Satisfait-il l'esprit ou le cœur ? La Mort d'Adam traitée d'une manière plus dramatique, l'aurait intéressé comme tout autre sujet, et il ne faut ici rien rejetter, et sur la frivolité dont on chargerait injustement ce siècle plutôt qu'un autre, ni sur une accusation non moins injuste d'éloigement pour les idées qui tiennent à la religion, ni sur-tout sur le goût des modernes mélomanes, goût qu'on accuse d'être un peu efféminé. Tout cela nous semble étranger au succès de la Mort d'Adam, et le succès constant de Saiïl, qui est aussi un sujet sacré, suffit pour y répondre : le titre annonçait assez dans quel cercle d'idées l'imagination du poète se trouverait renfermée ; personne ne venait demander des tableaux rians ou gracieux ; personne ne s'attendait surtout à entendre une musique brillante et légère ; mais on pouvait espérer du poëte plus de variété dans l'emploi des moyens que lui offrait son sujet, plus de liaison et de gradation dans les événemens, plus d'art enfin dans un sujet qui en exigeait plus que tout autre. On pouvait demander au musicien non pas de sacrifier au goût moderne, et de faire en sa faveur un contre-sens et une absurdité, mais de renoncer à une prétention chimérique qui nous semble l'avoir souvent égaré dans cette grande composition.

Il s'est pénétré de la situation de l'homme dans la nature primitive ; il a voulu donner à sa composition un caractère particulier , une couleur locale, rechercher, ce sont ses expressions, une sorte de mélopée antique : mais ce caractère, cette couleur, cette mélopée, telle que notre imagination se les représente, devaient être d'une extrême simplicité ; il fallait donc être très-simple dans la composition, et ici la difficulté apparaît toute entière ; il n'y a que les grands mélodistes qui soient simples, il n'y a qu'eux qui le puissent être : Piccini le fut avec noblesse, Sacchini avec une expression pathétique, Paësiello avec une grace et une élégance continue : M. Le Sueur a sans cesse dans ses écrits invoqué ces grands noms ; il les a toujours désignés pour modèles, mais on peut les admirer, et ne pas réussir toujours à les imiter.

La couleur locale est un mot dont il est facile de se servir, et très-facile d'abuser. Les ouvrages de Grétry ont ce mérite au suprême degré ; voyez Aucassin et Richard :on entend ce mot lorsqu'il s'agit, par exemple, des Bardes ou des Troubadours ; M. Le Sueur l'a prouvé mieux qu’un autre ; à cet égard, il existe des données, les instrumens même sont indiqués, c'est déjà beaucoup, et M. Le Sueur les a très-habilement employés ; mais en remontant aussi haut, et voulant être aussi vrai dans la peinture du premier âge que dans celle des âges connus, de quelle imagination, ou plutôt de quel sentiment exquis ne faudrait-il pas être doué ? La vérité n'est ici que l'idéal ; dans les arts, c'est toujours le beau idéal qui fixe l'admiration, qui rend les productions durables et les noms immortels ; mais quel musicien peut se flatter d'y atteindre dans une situation longue, fatigante et toujours la même ?

Je ne sais si Sacchini eût choisi la Mort d'Adam ; mais en écrivant sur ce poëme, il n'aurait pas prétendu sans doute être poëte à un assez haut degré pour n'être plus musicien, et se pénétrer assez du sentiment de la vérité pour sortir souvent des seuls moyens qui peuvent donner à son art son charme et tous ses effets. Il eût été constamment mélodiste, constamment pur et chantant ; c'était le secret de son ame, plus encore que celui de son talent : il eût adouci les teintes franches et sévères des scènes principales, comme il l'a fait dans Oedipe par des oppositions pleines de charme et de douceur ; Caïn dans ses menaces, Caïn dans ses remords eût fait frémir, mais il eût chanté : écoutez les admirables scènes de Polynice : Adam eût eu un caractère de déclamation auguste, solennel, patriarchal, mais il eût chanté : écoutez les airs admirables et le récitatif plus admirable encore d'OEdipe. Nous sommes loin de reprocher à la musique d'Adam le caractère de musique sacrée, auquel elle s'élève par intervalles. La musique de Léo, de Durante , d'Iomelli est sacrée, et rien de plus admirable qu'elle. Nous nous plaignons au contraire que souvent la musique de la Mort d'Adam soit vague, indéterminée, sévère sans s'emparer de l'imagination, et triste sans émouvoir les ames.

Notre compositeur, entraîné par l'idée d'un mieux imaginaire, nous semble resté cette fois au-dessous de son propre talent, et de ce qu'on est en droit d'attendre de l'auteur de la Caverne, de Télémaque et des Bardes, ouvrage trop long peut-être, mais qui offre des traits d'une grande énergie et une véritable originalité. Les éloges que cent fois nous avons donnés à ces ouvrages, garantissent ici notre impartialité.

Le premier acte, celui dans lequel M. Le Sueur s'est le plus livré au système qui le dominait, est le plus froid, et le moins véritablement musical, à l'exception du premier chant ; il y a plus de chant dans le second, et de beaux effets dans les chœurs ; le troisième acte rentre plus que les autres dans ce que sous appellerons un style positif ; il y a moins de recherches d'une vérité prétendue, et plus de vérité réelle, surtout plus d'énergie et de chaleur ; il faut convenir que la scène des adieux d'Adam, sa prédiction, et les chœurs qui saluent son ame prête à s'élancer vers son auteur, sont écrits avec inspiration, et produisent une vive émotion ; cette scène se lie heureusement au magnifique spectacle de l'apothéose d'Adam (si l’on peut employer ce terme païen dans un sujet qui l'est si peu) ; là, le décorateur est venu accomplir avec un talent inexprimable, et des moyens qu'on ne peut décrire, l'intention assez facilement exprimée par le poëte ; celui-ci n'a eu que la peine de concevoir une idée qui devait naître assez naturellement ; il n'a eu qu'un mot à écrire, car le deuil universel dont parle M. Le Sueur dans sa lettre à M. Guillard, eût terminé d'une manière bien lugubre un sujet dont la triste monotonie est le premier défaut ; mais le décorateur et le chorégraphe, a la voix du poëte, ont ouvert les profondeurs du puits de l'abîme, et bientôt après les espaces brillans de lumière, habités par les ames heureuses ; ils ont rétabli l'Opéra dans tous les droits de sa magnificence, et reculé les bornes de sa magique perspective : il faut donc ici que le poëte et le musicien accordent aux artistes qui les secondent une part réelle du succès qu'ils peuvent obtenir, et il est juste de nommer après eux M. Degotti qui a conçu cette étonnante décoration, et M. Bochet qui l'a exécutée avec la plus grande habileté.

S....

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, 14e année, 1809, tome II, p. 168-169 :

[L’opéra a été longtemps annoncé, et sa représentation était très attendue. Le compte rendu montre plutôt la déception des premiers spectateurs L’image donnée du déroulement de la pièce est assez négative : « Adam […] passe son temps à se lamenter et à dormir ». Peu d’incidents donc, seule la fin est « un beau spectacle », et le compte rendu la décrit avec précision. C’est cette apothéose finale qui « attirera la foule ». Sinon, la pièce est plus un oratorio qu’un opéra. Le livret est critique : « l‘'ouvrage est d'un genre trop sérieux, et l'auteur n'a pas su y donner du mouvement ». la musique est jugée de façon plus favorable (elle « est belle et religieuse »), plusieurs morceaux sont remarqués, mais « elle se ressent en général de l'influence du poème », influence négative, bien sûr.]

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

La Mort d'Adam, opéra en trois actes, joué le 21 mars.

On vient enfin de représenter cet ouvrage prôné, attendu depuis si longtemps. L'attente générale a été un peu trompée, et la pièce n'a pas produit tout l'effet qu'on en attendoit. La simplicité du sujet, l'uniformité des situations, tout a contribué à rendre la représentation très-froide. Au lever de la toile, Adam sait qu'il doit bientôt mourir, l'ange exterminateur vient lui annoncer qu'aussitôt que le soleil se sera caché derrière la forêt des cèdres, il cessera d'exister. Adam éprouve donc pendant toute la pièce une grande difficulté de vivre, il meurt en détail : il passe son temps à se lamenter et à dormir. Au troisième acte, il est aveugle ; enfin il bénit ses enfans, le soleil se couche et il meurt.

Les seuls incidens qui se trouvent dans l'ouvrage, sont la perte du dernier né d'Adam, et la visite que lui fait Caïn avec toute sa race pour le maudire. Mais la fin amène un beau spectacle. La nature se couvre de deuil, des voix gémissantes pleurent le père du genre humain. Les démons veulent enlever son ame, ils sont foudroyés et rentrent dans leurs abîmes. Bientôt le premier ciel s'ouvre, et l'ombre d'Abel reçoit celle d'Adam ; elles sont élevées toutes les deux jusqu'au trône de l'Eternel au milieu des légions d'anges, dont les chants mélodieux et les danses gracieuses, forment le spectacle le plus ravissant. Cette apothéose est ce que l'on a jamais vu de plus beau à l'Opéra : elle attirera la foule. L'ouvrage est d'un genre trop sérieux, et l'auteur n'a pas su y donner du mouvement. C'est un Oratorio qui sera très-bien placé dans la semaine sainte. La musique est belle et religieuse. On y a remarqué deux beaux chœurs, celui des Démons et celui du fils de Caïn ; l'air d'Abel, et plusieurs duos : mais elle se ressent en général de l'influence du poème. Les paroles sont de M. Guillard, la musique de M. Lesueur.

La Mort d'Adam a eu 16 représentations à l'Académie impériale de Musique, 14 du 21 mars au 23 juillet 1809, et 2 en 1810, le 9 janvier et le 4 mars.

A titre de comparaison, Abel (son titre, avant de devenir tardivement la Mort d'Abel) a eu 8 représentations en 1810 et 2 en 1811). Repris en 1824, il a 5 représentations de 1824 à 1826.

Dans les deux cas, ces opéras ont fait couler plus d'encre qu'ils n'ont recueilli d'applaudissements.

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