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Le Philinte de Molière, ou la Suite du Misanthrope
Le Philinte de Molière, ou la Suite du Misanthrope, comédie en 5 actes, en vers, par P. F. N. Fabre d'Eglantine, (le 12 février 1790. Paris, Prault, in-8°.)
Théâtre de la Nation
-
Titre :
Philinte de Molière (le), ou la Suite du Misanthrope
Genre
comédie
Nombre d'actes :
5
Vers ou prose ,
en vers
Musique :
non
Date de création :
12 février 1790
Théâtre :
Théâtre de la Nation
Auteur(s) des paroles :
Fabre d’Eglantine
Almanach des Muses 1792
Plan du Misanthrope, tel à-peu-près que l'a tracé Jean Jacques Rousseau. Situations fortes et approfondies. Beaucoup de talent, de belles tirades, mais une incorrection inexcusable.
Philinte se refuse obstinément aux instances d'Alceste son ancien ami qui le presse d'employer le crédit d'un ministre parent de sa femme, pour empêcher le succès d'une friponnerie. Il s'agit d'un faux billet de 200,000 liv. L'égoïste Philinte ne veut se mêler de cette affaire en aucune façon, et il persiste à le déclarer très-positivement, lorsqu'un incident découvre que la somme contenue au billet est répétée contre lui-même, et que le fourbe qui la réclame est Robert, son ancien intendant. Des gens de justice viennent mettre à exécution contre lui le décret de prise-de-corps. Alors tout ce qui a précédé retombe sur lui, et sert à lui montrer les conséquences de son affreux système. Alceste, qui est très-riche, le tire de ce mauvais pas en le cautionnant, et a ensuite besoin lui-même de ses bons offices. Philinte soutient son caractère jusqu'au bout, et ne s'occupe que de ses propres affaires. Alceste parvient heureusement à se passer de lui, et renonce à son amitié.
Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Prault, 1791 :
Le Philinte de Molière, ou la Suite du Misanthrope, comédie en cinq actes et en vers, Par P. F. N. Fabre d'Eglantine. Représentée au Théâtre François, le 22 Février 1790.
. . . . . Miseris succurrere disco.
Virg. Æneid. L. 1.
Le texte de la pièce est précédé d'une très longue préface.
Mercure de France, tome CXXXVIII, n° 10 du samedi 6 mars 1790, p. 40-48 :
[Le Philinte de Molière est un grand événement de la saison théâtrale de 1790, et le critique en fait un long compte rendu : écrire la Suite du Misanthrope, c’est se mettre dans les traces du plus grand auteur de comédie de notre littérature. Ce défi est d‘ailleurs jugé audacieux par certains qui auraient préféré un titre plus modeste. La pièce est examinée ensuite à la lumière de ce que Rousseau en a dit, Rousseau qui critiquait le caractère donné à Alceste et à Philinte, et la pièce nouvelle est présentée comme réalisant le vœu de Rousseau : un Alceste indifférent à ses propres maux, et souhaitant au contraire soulager les maux des victimes d’une injustice, et un Philinte cynique, indifférent à tout ce qui ne le touche pas. Le critique résume l’intrigue, avec précision, pour montrer que la pièce est bien la mise « en action [de] l’idée de J. J. ». Un Alceste altruiste, et un Philinte « toujours retranché dans son apathique insouciance sur des maux qu'il croit lui être étrangers ». Le rapprochement de la pièce avec l’opinion de Rousseau n’est en rien une dépréciation du travail de l’auteur : son talent, c’est de transformer une idée en action. Le plan choisi par Fabre d’Eglantine coïncide bien à ce qu’on attend dans une comédie de caractères, et le critique n’a que des reproches secondaires à lui faire sur ce point (il aimerait en savoir plus sur le « billet dérobé » qui va ruiner Philinte). Plus grave, il discute la vraisemblance du caractère de Philinte, qui ose tenir à Alceste des propos qui heurtent ses convictions : ce qu’on pourrait voir comme du cynisme ne paraît pas tolérable au critique. Toujours plus grave, le style de la pièce est présenté comme « souvent incorrect » : « cette partie de l'Ouvrage méritoit plus de soin de la part de son Auteur ». Mais tous ces reproches ne doivent pas faire oublier les qualités de l’ouvrage, et le talent de son auteur. Un seul acteur est félicité, en une seule phrase.]
THÉATRE DE LA NATION.
C’étoit sans doute une entreprise des plus hardies en Littérature, que de donner une suite à la Comédie du Misanthrope. C'est ce que vient de tenter Mr. Fabre d'Eglantine ; et pour ne pas plus dissimuler aux autres qu'à lui-même la nature de ses prétentions, il a bien franchement appelé sa Pièce, Le Philinte de Molière, ou la suite du Misanthrope. C'est bien ici qu'on peut appliquer ce vers de Racine :
Et pour être approuvés,
De semblables projets veulent être achevés.
Quelques personnes auroient voulu qu'il eût choisi le titre de l'Egoïste, ce titre étoit en effet plus adroit, parce qu'il étoit plus modeste; mais au moins celui qu'il a préféré, à cela près qu'il établit une comparaison dangereuse, n'est nullement contraire à son but. Ces mots, la suite du Misanthrope, ne disent point que le Misanthrope soit le principal personnage de sa Comédie, et en la voyant, on ne doute point que Philinte n'en soit le véritable Héros : si ce caractère ressort moins que celui du Misanthrope, c'est que ce dernier, par sa nature, ayant, pour ainsi dire, plus d'explosion, est plus théatral, plus propre à captiver l'attention du spectateur.
J.J. Rousseau, dans sa Lettre sur les Spectacles, en raisonnant sur le Misanthrope de Molière, n'est pas pleinement satisfait de la manière dont ce caractère y est présenté ; il propose un changement au plan que Molière a choisi ; et c'est l'idée de Rousseau que M. Fabre d'Eglantine paroît avoir voulu exécuter.
Le Philosophe Genevois auroit désiré que Molière eût fait « un tel changement à son plan, que Philinte entrât comme Acteur nécessaire dans le nœud de sa Pièce, en sorte qu'on pût mettre les actions de Philinte et d'Alceste dans une apparente opposition avec leurs principes, et dans une conformité parfaite avec leurs caractères. Je veux dire, poursuit-il, qu'il falloit que le Misanthrope fût toujours furieux contre les vices publics, et toujourstranquille sur les méchancetés personnelles dont il étoit la victime. Au contraire, le Philosophe Philinte devoit voir tous les désordres de la société avec un flegme stoïque, et se mettre en fureur au moindre mal qui s'adresseroit directement à lui. En effet, j'observe que ces gens si paisibles sur les injustices publiques, sont toujours ceux qui font le plus de bruit au moindre tort qu'on leur fait, et qu'ils ne gardent leur philosophie qu'aussi long-temps qu'ils n'en ont pas besoin pour eux-mêmes. Ils ressemblent à cet Irlandois qui ne vouloit pas sortir de son lit, quoique le feu fût à la maison. La maison brûle, lui crioit-on : Que m'importe ? je n'en suis que le locataire. A la fin le feu pénétra jusqu'à lui: aussi-tôt il s'élance, il court, il crie, il s'agite, il commence à comprendre qu'il faut quelquefois prendre intérêt à la maison qu'on habite, quoiqu'elle ne nous appartienne pas ».
C'est d'après cette idée que M. d'Eglantine a construit la Fable de son Philinte. Il a représenté Alceste consolé, sans doute, de la perte de Célimène, mais en butte à de nouvelles injustices qui ont dû nourrir sa haine contre les hommes. Retiré dans sa terre, il s'est pourtant occupé du bonheur de ses vassaux, le zèle qu'il a mis à défendre l'un d'eux, opprimé par un procès injuste, l'en a rendu lui-même la victime ; et c'est pour un décret personnel qu'il revient à Paris, où il rencontre par hasard, dans un hôtel garni, Philinte avec sa femme Eliante.
Voilà donc Alceste de retour pour ses affaires personnelles, pour un danger pressant ; mais, à Paris, informé par son Avocat, d'un abus de confiance, d'une trame ourdie contre un inconnu qui est près d'être sacrifié, apprenant ensuite que cet inconnu est Philinte lui-même, il a bientôt oublié ses intérêts, et il n'est plus occupé que du soin de repousser l'injustice, et de défendre l'amitié.
Telle est la situation où le nouvel Auteur a placé son Alceste, et tel est le développement qu'il a donné à son caractère. Pour Philinte, dans ses conversations avec sa femme et avec son ami, il étale l'égoïsme le plus complet, le plus immoral; et la manière dont cet égoïsme est mis en action, est aussi morale que dramatique. C'est Philinte lui-même qui est la victime de la fourberie dont Alceste s'est indigné, avant de savoir qu'il étoit question de son ami. C'est à lui même qu'Alceste s'adresse pour armer le crédit en faveur de la justice ; il lui parle d'un billet de deux cent mille écus surpris à un Maître trop confiant, par un Intendant fripon, et comme Philinte est allié à un Ministre puissant, Alceste lui propose de l'implorer pour défendre un honnête homme opprimé, mais Philinte ignorant que c'est sa propre signature qu'on a surprise, oppose au zèle ardent de son ami la plus froide insensibilité : il prétend qu'il ne doit pas fatiguer pour autrui un protecteur qui peut lui être utile à lui-même, et il va même jusqu'à dire qu'il n'y a pas grand mal à cela ; qu'un argent qu'on dérobe n'est jamais perdu pour la société ; que l'un s'enrichit de ce qui appauvrit l'autre, et qu'au bout du compte, tout est bien.
Mais bientôt il apprend que c'est lui qu'on a dupé, que c'est lui que l'on condamne à payer les deux cent mille écus ; alors ce n'est plus cet esprit si tranquille et si indulgent; c'est un homme furieux et désespéré, qui crie à l'injustice, et qui n'est plus tenté de dire que tout est bien.
Cette découverte ne ralentit point le zèle d'Alceste ; il empêche Philinte d'aller en prison, en offrant et en faisant accepter son cautionnement pour les cent mille écus ; bientôt même il parvient à retirer le billet ; mais après avoir satisfait aux devoirs de l'amitié et de la justice, il croit devoir rompre des nœuds qui l'attachoient à un homme, indigne du nom de son ami ; et avec toute la franchise énergique de son caractère, après avoir rendu Philinte heureux, il l'abandonne, et lui dit adieu pour toujours.
D'ap:ès cette courte notice, on voit que M. Fabre d'Eglantine a mis en action l'idée de J. J. dans Alccste. Arrivé à Paris pour ses affaires, et les abandonnant aussi-tôt pour repousser une injustice faite à autrui, on retrouve ce Misanthrope que Rousseau voudroit voir toujours furieux contre les vices publics, et toujours tranquille sur les méchancetés personnelles dont il est la victime ; comme dans Philinte, toujours retranché dans son apathique insouciance sur des maux qu'il croit lui être étrangers, refusant de faire un pas, de dire un mot, pour repousser une injustice dont il est loin de se croire l'objet, mais perdant tout à coup son flègme et jetant les hauts cris, dès qu’il s’apperçoit qu'il est question de son propre intérêt, il est aisé de reconnoître ce Philosophe que Rousseau vouloit représenter, voyant tous les désordres de la société avec un flègme stoïque , et se mettant en fureur au moindre mal qui s'adresse directement à lui.
Le but de ce rapprochement n'est point de déprécier le mérite de cette Comédie, ceux qui connoissent les secrets de l'Art, savent que le talent de mettre une idée au théatre, c'est-à-dire en action, de réaliser par l'illusion dramatique, ce qui n'existoit encore que par l'observation, est une création véritable, et l'exemple de nos plus célèbres Auteurs en fait foi. Cette réflexion est si vraie, que tel homme qui, né sans talent pour la Scène, auroit imaginé le plus heureux sujet, ne parvicndroit jamais à en faire un ouvrage médiocre.
On a dû voir déjà que le plan de Philinte étoit propre à développer les sentimens des divers personnages mis en scène ; et c'est le genre d'action qui convient aux Comédies de caractères. On eût seulement désiré plus d'éclaircissement sur la nature de l'obligation des deux cent mille écus surprise à Philinte, et plus de vraisemblance dans la manière dont elle est retirée par Alceste ; car ce caractère donné au Procureur Rolet, ne promet pas un homme qui se dessaisit d'un titre aussi aisément. Peut-être aussi l'Auteur pouvoit-il donner à sa fable une base plus importante que le billet dérobé. Mais tout cela est bien racheté par les intentions dramatiques et les résultats de morale qui sortent de l'intrigue et du dénouement, lorsqu'on voit Philinte trouver dans son propre égoïsme une grande leçon, comme un juste châtiment, et le vertueux Alceste, toujours juste & sensible envers Philinte, servir en lui le malheureux, et punir l'égoïste, le rendre heureux, et s'en séparer.
Si après l'examen de l'action, nous passons à celui des caractères de cette Comédie, nous trouverons ceux d'Alceste et de Philinte tracés avec énergie, mais ils donnent lieu l'un et l'autre à quelques observations On a déjà remarqué avec raison qu'Alceste avoit gagné, pour la bonté morale, dans la nouvelle Comédie, tandis que Philinte qu'on n'avoit vu que foible, s'y montre vraiment odieux. L'Auteur a pressenti lui même cette dernière objection, puisqu'il fait dire à Philinte par Alceste :
Et je vous ai connu bien meilleur que nous n'êtes.
Aussi ce rôle a-t-il souvent déplu par l'indignation qu'il a excitée. Tâchons d'en trouver les motifs. D'abord, Molière avoit fait de Philinte un personnage subordonné à Alceste ; M. Fabre d’Eglantine en ayant fait le Héros de sa Pièce, a donné plus d'étendue à son caractère, et en renforçant les traits de la peinture, il a rendu le modèle plus odieux ; Molière n'avoit montré de ce caractère que ce qu'il en falloit pour atteindre à son but, il n'en a laissé voir que le profil, M. d Eglantine l'a peint en face, et il en a montré par là toute la difformité morale. Aussi ne doit-on pas manquer d'observer que le résultat est bien différent dans les deux Ouvrages, car si M. d'Eglantine a rendu Philinte plus coupable, aussi l'a t il puni de la manière la plus éclatante et la plus exemplaire.
M. d'Eglantine, pour être fidèle à son plan, devoit donc renforcer le caractère de Philinte ; mais s'il a donné à ce personnage la physionomie qu'il devoit avoir, nous le croyons bien moins irréprochable pour le langage qu'il lui a prêté ; et c'est sur-tout à ce second motif qu'il faut attribuer le déplaisir qu'une partie du public a témoigné en voyant ce personnage. Assurément les Philinte de la Société pensent bien ce que dit le Philinre de M. d'Eglantine, mais ils n'ont garde de le dire comme lui. En effet, il est invraisemblable que ce personnage dise froidement qu'un vol ne fait du mal qu'à un seul, et qu'il fait le bien de plusieurs, qu'il trouve une sorte de gentillesse à prononcer gracieusement ce vers :
Eh bien! c'est un trésor qui va changer de bourse,
Et à qui débite-t-il cette morale si peu humaine ? à un homme pour qui la vertu n'est pas un devoir, mais une passion, à un homme dont les austères principes lui sont connus depuis si long-temps. Ces sentimens doivent être en effet dans le cœur de Philinte ; mais il devoit ou ne les manifester que par ses actions, ou ne les confier qu'à un complice, et non à un ami vertueux.
Ce reproche touche de près au style ; et cette partie de l'Ouvrage méritoit plus de soin de la part de son Auteur. Car enfin ; le Misanthrope de Molière est la Pièce la mieux écrite de son Théatre; et M. d'Eglantine devoit d'autant moins s'attendre à éviter la comparaison, qu'il l'avoit, pour ainsi dire, provoquée par le titre de sa Comédie. Son style est souvent incorrect ; il faut le dire, mais en ajoutant qu'il a souvent aussi de la verve, et qu'on y remarque de ces vers heureux qui frappent l'esprit ou le cœur d'une maxime ou d'un sentiment inattendu.
Nous soumettons à M. d'Eglantine lui même des observations qui ne nous sont dictées que par l'estime qu'inspire son Ouvrage ; ce qui est plus évident encore que nos critiques, c'est que cette Pièce prouve un véritable talent pour la bonne Comédie ; et ceux qui connoissent les difficultés de ce bel art, sentiront toute la force de cet éloge.
M. Molé a réuni tous les suffrages par les savans apperçus et la chaleur entraînante qu'il a su mettre dans le rôle d'Alceste
L'Esprit des journaux français et étrangers, dix-neuvième année, tome IV (avril 1790), p. 318-328 :
Le lundi 22 février, on a donné avec succès la première représentation du Philinte de Moliere, ou la suite du Mysanthrope, comédie en cinq actes & en vers de M. Fabre d'Eglantine.
L'auteur avoit prévenu le public sur sa pièce, ar la lettre suivante, insérée dans un journal quelques jours avant la représentation.
Messieurs,
« On va jouer, sur le théatre de la nation, le Philinte de Moliere, ou la suite du Mysanthrope. Quelques personnes trouveront sans doute mon entreprise téméraire ; d'autres me taxeront d'imprudence, de ce qu'ayant composé cet ouvrage, je n'ai pas l'adresse de faire le modeste en le produisant sous un autre titre. Je ne m'excuserai auprès de qui que ce soit ; j'ai fait la suite du Mysanthrope, & je l'affiche.
« Je prie avec instance les spectateurs de vouloir bien écouter attentivement ma comédie, & ne la juger qu'après l'avoir entendue ; je le mérite par le choix du sujet.
« Dans la suite du Mysanthrope, il ne s'agit ni d'amour proprement dit, ni d'amour paternel ou filial, ou fraternel, ou conjugal, ni d'amitié, ni de belles-lettres, ni de sciences, ni de religion, ni de politique, ni de philosophie, ni de ridicules anciens ou modernes, ni de modes, ni d'étiquette, ni de préjugés : ce n'est rien moins qu'un drame, c'est une vraie comédie de caractere, & en ma conscience, j'en y crois l'intérêt véhément.
« Ma comédie étoit faite, reçue & distribuée par rôle avant la révolution ; depuis, je n'y ai pas ajouté un vers : cependant jamais piece de théatre, à mon sens, ne convint mieux aux circonstances actuelles que la suite du Mysanthrope, par la raison que j'y présente au siecle l'homme du siécle, l'homme que doit méditer le légistateur, & que l'administrateur doit connoître.
« On va s'attendre à des sermons : pas un vers qui en ait seulement l'air ; tout est action, du premier mot jusqu'au dernier.
« Ce que je viens de dite est vrai à la lettre ; je ne dis pas pour cela que ma piece soit bonne ; mais, graces à l'attention que je réclame pendant tout le cours de la représentation, & que j'espere , on verra combien mes intentions sont respectables.
« L'auteur de la suite du Mysanthrope, »
C'étoit sans doute une entreprise des plus hardies en littérature, que de donner une suite à la comédie du Misanthrope. Et pour ne pas plus dissimuler aux autres qu'à lui-même la nature de ses prétentions, M. Fabre d'Eglantine, comme on le voit, a bien franchement appellé sa piece, le Philinte de Moliere, ou la suite du Misanthrope. C'est bien ici qu'on peut appliquer ce vers de Racine :
Et pour être approuvés,
De semblables projets veulent être achevés
Quelques personnes auraient voulu qu'il eût choisi le titre de l'Egoïste ; ce titre étoit en effet plus adroit, parce qu'il étoit plus modeste ; mais au moins celui qu'il a préféré, à cela près qu'il établit une comparaison dangereuse, n’est nullement contraire à son but. Ces mots, la suite du Misanthrope, ne disent point que le Misanthrope soit le principal personnage de sa comédie, & en la voyant, on ne doute point que Philinte n'en soit le véritable héros : si ce caractere ressort moins que celui du Misanthrope, c'est que ce dernier, par sa nature, ayant pour ainsi dire plus d'explosion, est plus théatral, plus propre à captiver l'attention du spectateur.
J. J. Rousseau, dans la lettre sur les spectacles, en raisonnant sur le Misanthrope de Moliere, n'est pas pleinement satisfait de la maniere dont ce caractere y est présenté ; il propose un changement au plan que Moliere a choisi ; & c'est l'idée de Rousseau que M. Fabre d’Églantine paroît avoir voulu exécuter.
Le philosophe genevois auroit désiré que Moliere eût fait « un tel changement à son plan, que Philinte entrât comme acteur nécessaire dans le nœud de sa piece, en sorte qu'on pût mettre les actions de Philinte & d'Alceste dans une apparente opposition avec leurs principes, & dans une conformité parfaite avec leurs caracteres. Je veux dire, poursuit-il, qu'il falloit que le Misanthrope fût toujours furieux contre les vices publics, & toujours tranquille sur les méchancetés personnelles dont il étoit la victime. Au contraire, le philosophe Philinte devoit voir tous les désordres de la société avec un flegme stoïque, & se mettre en fureur au moindre mal qui s'adresseroit directement à lui. En effet, j'observe que ces gens si paisibles sur les injustices publiques, sont toujours ceux qui font le plus de bruit au moindre tort qu'on leur fait, & qu'ils ne gardent leur philosophie qu'aussi long-tems qu'ils n'en ont pas besoin pour eux-mêmes. Ils ressemblent à cet Irlandois qui ne vouloit pas sortir de son lit, quoique le feu fût à la maison. La maison brûle, lui crioit-on : que m'importe ? je n'en suis que le locataire. A la fin le feu pénétra jusqu'à lui : aussi-tôt il s'élance, il court, il crie, il s'agite ; il commence à comprendre qu'il faut quelquefois prendre intérêt à la maison qu'on habite, quoiqu'elle ne nous appartienne pas. »
C'est d'après cette idée que M. d'Eglantine a construit la fable de son Philinte. Il a représenté Alceste consolé sans doute de .la perte de Célimène, mais en butte à de nouvelles injustices qui ont dû nourrir sa haine contre les hommes. Retiré dans sa terre, il s'est pourtant occupé du bonheur de ses vassaux ; le zele qu'il a mis à défendre l'un d'eux, opprimé par un procès injuste, l'en a rendu lui-même la victime ; l'enfer est déchaîné pour un arpent de terre ! & c'est pour un décret personnel qu'il revient à Paris où il rencontre par hasard, dans un hôtel garni, Philinte avec sa femme Eliante.
Voilà donc Alceste de retour pour ses affaires personnelles, pour un danger pressant ; mais à Paris, informé par son avocat, d'un abus de confiance, d'une trame ourdie contre un inconnu qui est près d'être sacrifié, apprenant ensuite que cet inconnu est Philinte lui-même, il a bientôt oublié ses intérêts, & il n'est plus occupé que du soin de repousser l'injustice, & de défendre l'amitié.
Telle est la situation où le nouvel auteur a placé son Alceste, & tel est le développement qu'il a donné à son caractere. Pour Philinte, dans ses conventions avec sa femme & avec son ami, il étale l’égoïsme le plus complet, le plus immoral ; & la maniere dont cet égoïsme est mis en action, est aussi morale que dramatique. C'est Philinte lui-même qui est la victime de la fourberie dont Alceste s'est indigné, avant de savoir qu'il étoit question de son ami. C'est à lui-même qu'Alceste s'adresse pour armer le crédit en faveur de la justice ; il lui parle d'un billet de deux cent mille écus surpris à un maître trop confiant, par un intendant frippon ; & comme Philinte est allié à un ministre puissant, Alceste lui propose de l'implorer pour défendre un honnête homme opprimé ; mais Philinte ignorant que c'est sa propre signature qu'on a surprise, oppose au zele ardent de son ami la plus froide insensibilité : il prétend qu'il ne doit pas fatiguer pour autrui un protecteur qui peut lui être utile à lui-même, & il va même jusqu'à dire qu'il n'y a pas grand mal à cela ; qu'un argent qu'on dérobe n'est jamais perdu pour la société ; que l'un s'enrichit de ce qui appauvrit l'autre, & qu'au bout du compte, tout est bien.
Mais bientôt il apprend que c'est lui qu'on a dupé, que c'est lui que l'on condamne à payer les deux cent mille écus ; alors ce n'est plus cet esprit si tranquille & si indulgent ; c'est un homme furieux & désespéré, qui crie à l'injustice, & qui n'est plus tenté de dire que tout est bien
Cette découverte ne ralentit point le zele d'Alceste ; il empêche Philinte d'aller en prison, en offrant & en faisant accepter son cautionnement pour les cent mille écus ; bientôt même il parvient à retirer le billet ; mais après avoir satisfait aux devoirs de l'amitié & de la justice, il croit devoir rompre des nœuds qui l'attachoient à un homme, indigne du nom de son ami ; & avec toute la franchise énergique de son caractere, après avoir rendu Philinte heureux, îl l'abandonne, & lui dit adieu pour toujours.
D'après cette courte notice., on voit que M. Fabre d'Eglantine a mis en action l'idée de J. J. dans Alceste. Arrivé à Paris pour ses affaires, & les abandonnant aussi-tôt pour repouser une injustice faite à autrui, on retrouve ce misanthrope que Rousseau voudroit voir toujours furieux contre les vices publics, & toujours tranquille sur les méchancetés personnelles dont il est la victime ; comme dans Philinte, toujours retranché dans son apathique insouciance sur des maux qu'il croit lui être étrangers, refusant de faire un pas, de dire un mot, pour repousser une injustice dont il est loin de se croire l'objet, mais perdant tout-à-coup son flegme & jettant les hauts cris, dès qu'il s'apperçoit qu'il est question de son propre intérêt, il est aisé de reconnoître le philosophe que Rousseau vouloir représenter, voyant tous les désordres de la société avec un flegme stoïque, & se mettant en fureur au moindre mal qui s'adresse directement à lui.
Le but de ce rapprochement n'est point de déprécier le mérite de cette comédie ; ceux qui connoissent les secrets de l'art, savent que le talent de mettre une idée au théatre, c'est-à-dire en action, de réaliser par l'illusion dramatique, ce qui n'existoit encore que par l'observation, est une création véritable ; & l'exemple de nos plus célebres auteurs en fait foi. Cette réflexion est si vraie, que tel homme qui, né sans talent pour la scene, auroit imaginé le plus heureux sujet, ne parviendroit jamais à en faire un ouvrage médiocre.
On a dû voir déjà que le plan de Philinte étoit propre à développer les sentimens des divers .personnages mis en scene ; & c'est le genre d'action qui convient aux comédies de caractere. On eût seulement désiré plus d'éclaircissement sur la nature de l'obligation des deux cent mille écus surprise à Philinte, & plus de vraisemblance dans la maniere dont elle est retirée par Alceste ; car le caractere donné au procureur Rolet, ne promet pas un homme qui se dessaisit d'un titre aussi aisément. Peut-être aussi l'auteur pouvoit-il donner à sa fable une base plus importante que le billet dérobé. Mais tout cela est bien racheté par les intentions dramatiques & les résultats de morale qui sortent de l'intrigue & du dénouement, lorsqu'on voit Philinte trouver dans son propre égoïsme une grande leçon, comme un juste châtiment, & le vertueux Alceste, toujours juste & sensible envers Philinte, servir en lui le malheureux, & punir l'égoïste, le rendre heureux, & s'en séparer.
Si après l'examen de l'action, nous passons à celui des caracteres de cette comédie, nous trouverons ceux d'Alceste & de Philinte tracés avec énergie ; mais ils donnent lieu l'un & l'autre à quelques observations. On a déjà remarqué avec raison qu'Alceste avoit gagné, pour la bonté morale dans la nouvelle comédie ; tandis que Philinte, qu'on n'avoit vu que foible, s'y montre vraiment odieux. L'auteur a pressenti lui-même cette derniere objection, puisqu'il fait dire à Philinte par Alceste :
Et je vous ai connu bien meilleur que vous n'êtes.
Aussi ce rôle a-t-il souvent déplu par l'indignation qu'il a excitée. Tâchons d'en trouver les motifs. D'abord, Moliere avoit fait de Philinthe un personnage subordonné à Alceste ; M. Fabre d'Eglantine en ayant fait le héros de sa piece, a donné plus d'étendue à son caractere ; & en renforçant les traits de la peinture, il a rendu le modele plus odieux ; Moliere n'avoit montré de ce caractere que ce qu'il en falloit pour atteindre à son but ; il n'en a laissé voir que le profil ; M. d'Eglantine l'a peint en face ; & il en a montré par-là toute la difformité morale. Aussi ne doit-on pas manquer d'observer que le résultat est bien différent dans les deux ouvrages ; car si M. d'Eglantine a rendu Philinte plus coupable, aussi l'a-t-il puni de la maniere la plus éclatante & la plus exemplaire.
M. d'Eglantine, pour être fidele à son plan, devoit donc renforcer le caractere de Philinte ; mais s'il a donné à ce personnage la physionomie qu'il devoit avoir, nous le croyons bien moins irréprochable pour le langage qu'il lui a prêté ; & c'est sur-tout à ce second motif qu'il faut attribuer le déplaisir qu'une partie du public a témoigné en voyant ce personnage. Assurément les Philinte de la société pensent bien ce que dit le Philinte de M. d'Eglantine ; mais ils n'ont garde de le dire comme lui. En effet, il est invraisemblable que ce personnage dise froidement qu'un vol ne fait du mal qu'à un seul, & qu'il fait le bien de plusieurs ; qu'il trouve une sorte de gentillesse à prononcer gracieusement ce vers :
Eh bien! c'est un trésor qui va changer de bourse.
Et à qui débite-t-il cette morale si peu humaine ? à un homme pour qui la vertu n'est- pas un devoir, mais une passion ; à un homme dont les austeres principes lui sont connus depuis si long-tems. Ces sentimens doivent être en effet dans le cœur de Philinte ; mais il devoit ou ne les manifester que par ses actions, ou ne les confier qu'à un complice, & non à un ami vertueux.
Ce reproche touche de près au style ; & cette partie de l'ouvrage méritoit plus de soin de la part de son auteur. Car enfin, le Misanthrope de Moliere est la piece la mieux écrite de son théatre ; & M. d'Eglantine devoit d'autant moins s'attendre à éviter la comparaison, qu'il l'avoit, pour ainsi dire, provoquée par le titre de sa comédie. Son style est souvent incorrect ; il faut le dire, mais en ajoutant qu'il a souvent aussi de la verve, & qu'on y remarque de ces vers heureux qui frappent l'esprit ou le cœur d'une maxime ou d'un sentiment inattendu.
Nous soumettons à M. d'Eglantine, lui-même, des observations qui nous ne sont dictées que par l'estime qu'inspire son ouvrage ; ce qui est plus évident encore que nos critiques, c'est que cette piece prouve un véritable talent pour la bonne comédie ; & ceux qui connoiffent les difficultés de ce bel art, saisiront toute la force de cet éloge.
M. Molé a réuni tous les suffrages par les savans apperçus & la chaleur entraînante qu'il a su mettre dans le rôle d'Alceste.
Après la représentation, on a demandé l'auteur ; M. Molé a paru, au bruit des applaudissemens, & a nommé M. Fabre d'Eglantine, que le public a voulu voir & qui lui a été présenté. On a saisi cet instant pour demander la remise de l'heureux Imaginaire, comédie du même auteur, dont l'année derniere, on n'a pas voulu laisser achever la premiere représentation.
Dans son numéro de mai 1791 (vingtième année, tome V), p. 67-95, l'Esprit des journaux français et étrangers a consacré un très long article à la pièce, lors de la publication de la brochure de le Philinte de Molière.
Mercure de France, tome CXXXIX, n° 28 du samedi 9 juillet 1791, p. 90-108 :
[La publication de la pièce de Fabre d’Eglantine est saluée par un compte rendu très long, et qui touche à plusieurs questions littéraires importantes. Le premier problème concerne le titre : il n’aurait pas fallu selon certains l’appler le Philinte de Molière, puisque le personnage de la nouvelle pièce est très différent de celui de Molière, différence indiscutable que le critique relève en effet. A l’ami indulgent de Molière Fabre a substitué le parfait égoïste, produit d’une société « où l'on ne s'accoutume que trop à n'exister que pour soi », et il était possible d’utiliser cette idée pour peindre le caractère méprisable de cet égoïsme. Fabre d'Eglantine est crédité d’une belle réussite dans la peinture de cet égoïste qui n’est « ni un ambitieux, ni un avare, ni un intrigant », juste un égoïste qui contraste fortement avec Alceste, qui est à l’image de celui de Molière « qui reparaît ici avec son ame ardente & impétueuse, & toute sa haine pour les méchans », avec une différence toutefois : il est présenté comme un homme ne supportant pas l’injustice. Deuxième grande question, celle de la construction de la pièce, largement approuvée. Elle repose sur une idée que le critique considère comme « très-dramatique & très-morale » (il appelle ce genre d’idée des « idées meres »), « punir l'égoïsme par lui-même » et faire de Philinte « l’objet d’une friponnerie atroce » contre laquelle il ne veut lutter que quand il comprend que c’est lui qui en est la victime : auparavant, il fait preuve d’une indifférence cynique envers le mal pourvu qu’il ne le touche pas. A l’inverse, Alceste est montré indifférent à l’injustice qui le touche alors qu’il s’émeut du malheur d’autrui. Ces deux personnages bien dessinés sont entourés de personnages secondaires au « rôle très bien entendu, bien adapté à la Piece » (l’avocat que choisit Alceste dans un procès engagé au nom d’autres que lui) ou ayant une teinte comique, comme le « coquin de Procureur » Rolet (dont le nom renvoie à la première satire de Boileau : « J’appelle un chat un chat et Rollet un fripon »). Seule le dénouement paraît contestable, mais le critique le justifie avec des arguments juridiques. Entre temps, une troisième question tout à fait importante a été rapidement évoquée, celle de la nature de la pièce, dont le ton est « plutôt celui du Drame que de la Comédie » : pour le critique, il ne faut pas enfermer le talent « dans des bornes trop étroites », et il en profite pour rappeler que « tout Ouvrage dramatique qui attache, qui intéresse, qui instruit, est par cela même un Ouvrage estimable », même s’il est resté « fort loin au dessous » de « ces chef-d'œuvres de l'esprit humain » que sont le Misanthrope ou le Tartuffe. Quatrième grande question, celle du style « qui ne répond pas à tout le reste » : le passage consacré à l’écriture de la pièce est d’une extrême sévérité : « Je ne dirais pas trop, en assurant que la moitié de sa Piece demande à être récrite ». Certes la majorité de ces fautes passe inaperçue à la représentation, mais la lecture les fait apparaître à « tout lecteur un peu instruit », et même à « quiconque a un peu d'oreille & de goût naturel ». Impossible de relever toutes ces fautes, et l’article se limite à en donner une sélection. Ces exemples montrent en effet des négligences de rédaction auxquelles les nécessités de la versification ne sont pas étrangères dans bien des cas. La critique de la pièce s’arrête là, mais l’article revient sur la préface donnée à la pièce. Le critique lui reproche de s’en prendre à l’Optimiste de Collin d’Harleville, accusé d’être une pièce immorale. Mais ce reproche repose sur la confusion entre les propos du personnage et les opinions de l’auteur (et aussi, un peu, sur « une animosité personnelle »...). De même, le reproche fait à la pièce de montrer « des préjugés qui régnaient encore quand M. Collin a fait son Optimiste » est jugé bien sévère, même si la critique des préjugés est bien sûr justifiée. Mais « je ne vois pas qu'on puisse faire un crime à un Auteur comique de se conformer aux préjugés dominans », et le lecteur moderne pourrait faire le même reproche à Fabre d’Eglantine, sa pièce montrant, dans une pièce de 1790, des restes des préjugés féodaux.]
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Le Philinte de Moliere , ou la Suite du Misanthrope, Comédie en cinq Actes & en vers , par P. F. N. Fabre d'Eglantine ; représentée au Théatre Français le 22 Février 1790.
Miseris succurrere disco. VIRG.
A Paris , chez Prault , Impr. du Roi,quai des Augustins, à l'Immortalité.
On a fait une observation critique sur le titre de cette Comédie, que l'on voudrait changer ; & cela prouve d'abord qu'on la regarde comme un Ouvrage de mérite ; car qu'importerait le titre d'une mauvaise Piece ? On a dit, & avec raison, ce me semble, qu'il ne fallait pas appeler celle-ci le Philinte de Moliere, parce que le Philinte de M. d'Eglantine en est très différent ; lui-même paraît l'avoir senti, puisque l'on dit à son Philinte :
Et je vous ai connu bien meilleur que vous n'êtes.
C'est qu'en effet celui de Moliere n'est point un homme personnel, insensible &dur, son caractere est celui de la raison indulgente, qui croit devoir se prêter aux faiblesses & aux travers que l'on ne saurait corriger ; il est d'ailleurs très bon ami, & s'occupe, pendant toute la Piece, des intérêts d'Alceste, dont il ne blâme la mauvaise humeur qu'en raison du mal qu'elle peut lui faire. Cette maniere d'être n'a rien de commun avec celle du nouveau Philinte, qui n'est autre chose qu'un parfait égoïsme : j'aurais donc intitulé la Piece, Philinte Egoïste & Alceste Philantrope, & j'aurais voulu exposer dans le cours de l'Ouvrage, comment le caractere de Philinte s'était corrompu & endurci dans le commerce d'un certain monde où l'on ne s'accoutume que trop à n'exister que pour soi. J'en aurais tiré une moralité de plus, c'est que l'indulgence & la douceur, quand elles ne tiennent pas à des principes réfléchis, mais à une sorte de mollesse & d'indolence, peuvent conduire jusqu'à cette insouciance méprisable qui rend un homme étranger aux sentimens & aux devoirs de l’humanité. C'est précisément notre Philinte : l'idée & l'exécution de ce rôle font beaucoup d'honneur à M. d'Eglantine, & d'autant plus qu'il a réussi où d’autres avaient échoué. On avait plusieurs fois essayé de peindre cet égoïsme qui a été, aux yeux des observateurs, un des caracteres les plus marqués parmi nous , à cette époque où le Gouvernement avait découragé les vertus, & avili les ames au point d'introduire une immoralité systématique & une corruption raisonnée. Voilà, en effet, ce qui caractérise le Philinte de M. d'Eglantine ; l'Auteur en a supérieurement saisi & dessiné tous les traits, & graces à lui, nous avons enfin au Théatre, ce qui était très-difficile à faire, un personnage qui remplit l'idée que nous avons d'un véritable Egoïste. M. d’Eglantine a très habilement évité le grand écueil du sujet, celui de rentrer dans des caracteres connus. Je ne le louerai pas de n'avoir point fait de son Egoïste un escroc & un fripon ; cette faute était trop grossiere, & n'a pu être commise qu'une fois ; mais il a fait plus : son Philinte n'est ni un ambitieux, ni un avare, ni un intrigant ; c'est purement un Egoïste , & pas autre chose, un de ces hommes comme il y en a tant dans une Nation profondément dépravée , qui, pour ne pas déranger leur sommeil ou leur digestion, se refuseraient à rendre le plus grand service ou à faire la meilleure action qui dépendrait d'eux ; un homme pour qui rien n'existe au monde que lui, pour qui tout est bien dès que lui-même n'est pas mal, qui n'a aucun autre sentiment que celui de son bien-être individuel, un homme tout entier dans son moi, & que rien de ce qui regarde autrui ne peut en tirer un moment ; qui ne plaint point le malheur & ne s'indigne point du crime, attendu que cela troublerait sa tranquillité, & qu'il ne se croit chargé de rien que de lui. On sent qu'un pareil caractere est la mort de toutes les vertus, de tous les sentimens humains & honnêtes : s'il devenait général, il ferait de la Société un désert. On ne peut avoir trop de gré à un Auteur comique d'avoir fait servir son talent à combattre cette espece de monstre anti-social, à le montrer dans toute sa difformité, à en inspirer l'horreur. Il a fait très-heureusement concourir à ce but moral le contraste de l’Alceste de Moliere, qui reparaît ici avec son ame ardente & impétueuse, & toute sa haine pour les méchans ; mais l'objet de l'Auteur moderne étant très-différent de celui de Moliere, il a représenté son Alceste sous un jour nouveau, beaucoup moins comique, il est vrai, mais bien plus intéressant. Moliere a voulu faire voir combien la vertu pouvait se nuire à elle-même par des formes rudes & repoussantes, & par l'oubli de tous les ménagemens : conventions nécessaires de la Société, & il a parfaitement rempli cet objet. L'Auteur moderne, qui a eu le noble courage de marcher sur ses traces, s'est emparé du beau côté que Moliere n'avait pas dû présenter. Nous avions un Alceste ne pouvant supporter les vices des hommes, ni même leurs faiblesses & leurs travers, & les gourmandant avec une rigueur intraitable, & sous ce point de vue, c'est le Misanthrope : ici, Alceste ne peut voir une injustice sans s'y opposer de toute sa force, ni un opprimé sans vouloir le servir, & sous cet autre point de vue, c'est le Philanthrope. Ce beau caractere moral est peint avec toute1'énergie, toute la véhémence, tout le feu dont il était susceptible ; & mis en opposition avec l'odieux égoïsme de Philinte, il acquiert encore plus d'effet.
Le plan de la Piece est simple & bien conçu ; la marche en est claire & soutenue, & l'action, sans être compliquée, ne languit pas un moment. Toute l'intrigue tient à une seule idée ; mais elle est du nombre de celles qu'on appelle, en termes de l'art, idées meres, & il n'en faut qu'une de ce genre pour fournir cinq Actes au talent qui sait construire une Piece & disposer les accessoires. Cette idée, très-dramatique & très-morale, consiste à punir l'égoïsme par lui-même, en rendant l'apathique Philinte l'objet d'une friponnerie atroce, qu'il ne veut pas que l'on combatte, quand il croit qu'elle ne tombe que sur un autre, contre laquelle il refuse obstinément d'employer des moyens qui ont à sa disposition, & dont il est au moment d'être lui-même la victime, s’il ne trouvait son appui dans le zele actif & courageux d'Alceste, dans ce même zele qu'il n'a cessé, pendant trois Actes,de blâmer comme une imprudence, & de mépriser comme un ridicule. Il ne peut pardonner à son vertueux ami, qui a déjà un procès pour un de ses vassaux qu'il veut défendre de l'oppression,.& qui est en ce moment frappé d'un décret de prise de corps, surpris par la chicane & la calomnie, il ne peut lui pardonner de vouloir se mêler encore d'une affaire qui ne le regarde pas : il se refuse à faire aucune démarche auprès d'un homme en place, qui est de ses parens, & qui pourrait prévenir un crime ; il rebute très-durement les prieres de sa femme Eliante, qui se joint à son ami Alceste pour solliciter ses secours, & les raisons de ses refus sont prises dans la nature d'un pareil personnage ; c'est qu'il ne faut pas se brouiller avec les méchans qui ne pardonnent pas; & que si l'on a quelque crédit, il faut le garder pour soi : voilà bien l'Egoïste. Il fait plus, il emploie ce qu'il a d'esprit à prouver, par de misérables sophismes, qu'il n'y a aucun mal à ce que 2oo mille écus passent de la bourse du légitime possesseur dans celle d'un fripon. Rien ne lui paraît plus simple & plus dans l'ordre : tant pis pour l'homme confiant ; s'il est dupe, il n'a que ce qu'il mérite ; il est bien sûr, lui, de ne pas l'être ; & si cela lui arrivait, il ne dirait mot...... & c'est lui qui est la dupe dont il s'agit ; & dès qu'il l'apprend, il jette des cris de fureur, & tombe, un moment après, dans l'anéantissement qui est le dernier degré du désespoir. C'est là, sans contredit, une situation qui réunit la leçon & l’effet, elle est d'ailleurs bien suspendue, amenée par des ressorts naturels : tout a été caché, & tout se découvre à propos sans qu'il y ait rien de forcé ni d'invraisemblable, & toujours les situastions mettent en jeu les personnages, de maniere à faire ressortir leur caractere. Alceste, dans ce moment terrible & théatral où Philinte est atterré, ne dément pas la générosité qu'il a montrée jusque là Il est vrai que par un mouvement impossible à contraindre, & que le Spectateur partage, il s'écrie d'abord :
Oh ! morbleu !
C'est vous que le destin, par un terrible jeu,
Veut instruire & punir !... O céleste justice !
Votre malheur m'accable & je suis au supplice.
Mais je ne prendrais pas moi, de ce coup du sort,
Cent mille écus comptant.. Hé bien ! avais-je tort ?
Tout est-il bien, Monsieur ?
P H 1 L I N T E.
Je me perds, je m'égare.
O perfidie ! ô siecle & pervers & barbare !
Hommes vils & sans foi ! Que vais-je devenir ?
Rage ! fureur! vengeance ! Il faut...On doit punir,
Exterminer.....
N'est ce pas-là encore l'Egoïste ? Les autres souffrent ; cela est dans l'ordre : le mal vient-il jusqu'à lui ? le monde entier est confondu. Mais comme le Spectateur jouit de cette catastrophe ! Comme, après tous les beaux propos que Philinte vient de débiter, on est tenté de lui crier avec Alceste,
Tout est-il bien, Monsieur ?
On le déteste si cordialement, qu'on pardonnerait presque au fripon qui lui vole toute sa fortune. Mais ce premier mouvement donné à la justice, a-t-on moins de plaisir à entendre Alceste dire à son ami coupable, mais malheureux :
Vous pouvez disposer de tout ce que je puis.
Mes reproches, Monsieur, seraient justes, je pense ;
Mais mon cœur les retient : le vôtre m'en dispense.
Tout mérité qu'il est, le malheur a ses droits,
La pitié des bons cœurs, le respect des plus froids.
Mon ame se contraint, quand la vôtre est pressée ;
Quand vous serez heureux, vous saurez ma pensée
Ce dernier vers est fort beau ; les autres devraient être meilleurs.
Remarquez que ce même Alceste, qui s'affecte si vivement de ce qui regarde autrui, est calme & imperturbable dans ses propres dangers. Il est arrêté au 4°. Acte, en présence de Philinte, qui s'écrie :
Alceste, cst-il bien vrai ? quel accident terrible !
Mais Alceste se contente de lui répondre froidement :
Quoi ! Monsieur ! vous voyez enfin qu'il est possible
Que tout ne soit pas bien.
PHILINTE.
Après un pareil coup,
Je suis desespéré..... Que faire ?
ALCESTE.
Rien du tout.
(Au Commissaire.)
Monsieur, me voilà prêt : menez-moi, je vous Prie,
Au Juge, sans tarder.
On ne peut mieux observer les convenances de caractere. Philinte aussi ne dément pas le sien. Le revers qu'il vient d'éprouver, & la leçon qu'il a reçue, ne le rendent pas meilleur. Sa femme le presse, au 5°. Acte, de courir auprès de son ami arrêté, & qui ne l'est que parce qu'il s'est exposé pour lui ; mais Philinte a bien autre chose à faire. Tout ce qui l'occupe, c'est d'engager sa femme à faire opposition à la saisie des biens, en vertu de ses droits & de ses reprises ; il compte employer la journée avec elle à courir chez des gens d'affaires, & Alceste deviendra ce qu'il pourra. Un autre trait caractéristique, c'est qu'il consent à s'accommoder en payant une partie de ce billet faux que l'on produit contre lui, ce qui est à peu près avouer la dette qu'il nie, & par conséquent se déshonorer ; mais il aime mieux cette infame transaction que les peines & les fatigues d'un procès où son honneur n'est pas moins compromis que sa fortune. Son Avocat en rougit pour lui ; Alceste refuse d'être témoin d'une démarche si avilissante ; mais un Egoïste n'est pas si délicat.
Cet Avocat est encore un rôle très-bien entendu, bien adapté à la Piece, bien lié à l'action. C'est Alceste qui le fait venir, au commencement du premier Acte, pour le charger de la poursuite de ce procès qu'il a entrepris en faveur de ses Vassaux ; mais la maniere dont il s'y prend pour se procurer un Avocat est fort originale : se défiant de son choix & de la renommée qui peuvent le tromper également, il aime mieux s'en rapporter au hasard pour trouver un honnête homme ; & il envoie son Valet au Palais chercher le premier Avocat qu'il rencontrera. Cette idée est plaisante & bizarre, & produit quelques détails comiques. Heureusement il se trouve que cet Avocat est en effet le plus honnête homme du monde ; mais il commence par avoir une querelle avec Alceste, parce qu'il refuse d'abord de se charger d'une affaire qui l'empêcherait d'en suivre une très-instante, où il ne s'agit de rien moins que de faire tête à un fripon qui, avec un faux billet dont la signature est vraie, veut escroquer deux cent mille écus : c'est précisément l'affaire de Philinte ; mais on n'en sait encore rien, vu que Philinte a pris depuis quelque temps le titre de Comte de Valancés. Un Intendant qu'il a chassé, lui a surpris une signature & y a joint le billet frauduleux ; il l'a remis entre les mains de notre Avocat, pour en poursuivre le payement, mais celui-ci, qui con naît son homme & qui ne doute pas de la fausseté du titre, est occupé à chercher le prétendu débiteur pour éclaircir l'affaire avec lui. Dès qu'Alceste a entendu ces détails, il est le premier à convenir que l'Avocat a raison ; il laisse là son Procès & se joint à l'honnête Légiste, pour consommer la bonne action qu'il veut faire ; il veut y employer le crédit de Philinte, dont l'oncle est Ministre d'Etat, & peut en imposer à un faussaire impudent ; mais Philinte, comme on l'a vu, ne veut rien entendre ; il prépare lui-même son malheur & sa punition. La maniere dont tous ces incidens sont ménagés, mérite des éloges, & prouve de la connaissance du Théatre.
On voit par la nature de cette intrigue & par celle des personnages, que le ton de la Piece doit être en général fort sérieux ; c'est plutôt celui du Drame que de la Comédie ; mais, on ne saurait trop le redire, ne circonscrivons point le talent dans des bornes trop étroites. Tout Ouvrage dramatique qui attache, qui intéresse, qui instruit, est par cela même un Ouvrage estimable. Sans doute, si l'Auteur avait pu y répandre le comique que Moliere a mis dans le sujet sérieux du Misanthrope & dans le sujet odieux du Tartuffe, il aurait infiniment plus de mérite & de gloire ; mais ces chef-d'œuvres de l'esprit humain sont nécessairement rares ; & fort loin au dessous d'eux, il a encore de la gloire dans un Art aussi difficile que celui de la Comédie.
Le rôle d'un coquin de Procureur, nommé Rolet, & très-digne de son nom, est le seul qui ait une teinte comique ; ce rôle est très-bien fait, & suffirait pour prouver que l'Auteur n'est point du tout étranger au ton de la Comédie proprement dite, quand même il ne l'aurait pas prouvé dans d'autres Productions dont nous parlerons incessamment.
On peut faire quelques observations sur le dénouement ; il peut paraître un peu forcé : ce même Procureur Rolet se rend peut-être un peu facilement ; il a les formes pour lui, il ne risque rien, & il a montré de la tête. Alceste a beau s'offrir pour aller en prison ; il a beau demander qu'on y traîne aussi l'Intendant, sous la condition d'être pendu lui, Alceste, s'il ne prouve pas que l'Intendant doit l'être ; dans les formes de nos anciens Tribunaux, un pareil défi n'eût pas été accepté, sur-tout de la part d'un homme étranger à l'affaire. Le Commissaire lui aurait répondu qu'il fallait suivre la marche prescrite par les Loix ; c'est là sur-tout la réponse que le Praticien Rolet devait faire ; cependant Alceste nous apprend, dans un récit, que ce Rolet s'est troublé, & que l'Intendant a rendu le billet. Mais après tout, on n'a pas coutume de se rendre si difficile sur un dénouement de Comédie, qui d'ailleurs est satisfaisant, puis qu'il remplir tous les vœux des Spectateurs, & fait justice à tout le monde. Alceste humilie Philinte en lui rendant sa fortune, & le punit en renonçant pour jamais à son amitié : l'innocence de ce même Alceste est reconnue, & l'ordre qu'on avait donné contre lui est révoqué sur le vû de pieces probantes ; sa vertu brille aux yeux de tous les Juges, qui lui assurent le triomphe le plus complet dans le procès généreux qu’il a entrepris. Il va retrouver ses Vassaux dont il est le libérateur, & emmene avec lui le vertueux Avocat, dignement récompensé par le titre d'ami d'un homme tel qu'Alceste, qui désormais ne veut plus se séparer de lui.
Le seul reproche essentiel qu'on puisse faire à cette Piece, porte sur le style qui ne répond pas à tout le reste, & je dois d'autant moins dissimuler ce reproche après toutes les louanges que j'ai cru devoir à l'Auteur, qu'heureusement il n'y a point ici impuissance de faire mieux, mais seulement un excès de négligence, avec lequel il est impossible de faire bien. M. d'Eglantine n'a point en écrivant les défauts qu'on ne corrige point, le manque d'idées, de naturel, de vérité , de force ; il a au contraire de tout cela ; il pense ,il sent, il dialogue ; mais il est trop évident qu'il s'abandonne sans réserve à une facilité de composition qui est très-dangereuse, si l'on ne s'en défie pas. Sa diction est entiérement incorrecte, pleine de fautes de langage, de construction, de versification, chargée de termes impropres &de chevilles. Toutes ces fautes échappent, je le sais, dans la chaleur du débit théatral ; mais à la lecture, elles choquent & fatiguent tout lecteur un peu instruit, & sont senties mène de quiconque a un peu d'oreille & de goût naturel : en un mot, un Ouvrage mal écrit n'est jamais relu, & M. d'Eglantine a trop de talent pour ne pas aspirer à l'être : il est trop heureux de n'avoir besoin, pour y parvenir, que de travail & de réflexion. Je ne dirais pas trop, en assurant que la moitié de sa Piece demande à être récrite ; & comme elle est faite pour rester au Théatre, il doit être jaloux du succès du cabinet, sans lequel on n'a jamais qu'une réputation secondaire. On n'exigera pas que je releve tous les vers défectueux ; mais une foule de fautes graves rassemblées dans un petit nombre de vers pris fort près les uns des autres, démontrera combien sa diction est habituellement vicieuse.
Eh ! quel endroit sauvage
Que le vice insolent ne parcoure & ravage ?
Ainsi de proche en proche, & de chaque cité,
File au loin le poison de la perversité.....
Ce ne font point les endroits sauvages que le vice ravage ; il est clair que sauvage est là pour la rime ; & comment ravage-t-on un endroit sauvage ? C'est se contre-dire dans les termes. File au loin est extrêmement dur; & qu'est-ce qu'un poison qui file ?
La vertu ridicule avec faste est vantée.
C'est encore une contradiction dans les termes. Si la vertu est vantée avec faste, elle n'est pas ridicule. L’Auteur a voulu dire, la vertu dont on se moque en secret est vantée avec faste ; mais il ne le dit pas.
Tandis qu'une morale en secret adoptée,
Morale désastreuse, est l'arme du puissant
Et des fripons adroits pour frapper l'innocent.
Pour comprendre comment une morale peut être l'arme du puissant, il faudrait qu'on nous dît ce que c'est que cette morale ; il n'en est pas question dans tout le morceau. Il ne suffit pas de dire qu'elle est désastreuse ; tout cela est vague & insignifiant ; & quelle langueur traînante dans cet enjambement & dans cette construction ? L'arme du puissant & des fripons pour frapper. Cela serait mal écrit & mal construit en prose comme en vers.
Et ce morceau sur le crédit :
On n'en a jamais trop, pour que de toute part
On aille l'employer & l'user au hasard.....
On n'en a jamais trop pour qu'on aille, &c. n'a pas même l'apparence d'une construction Française ; c'est une phrase barbare.
Vous voulez le rebours de tout ce qu'on évite ;
Comme si la coutume en effet n'était pas,
Au lieu de porter ceux qu'on jette sur nos bras,
Pour si peu de crédit qui vous tombe en partage,
D'être prompt, au contraire,à prendre de l'ombrage
De toute créature & de tout protégé
Par qui l'on pourrait voir ce crédit partagé,
Soit pour les détourner ou pour les mettre en fuite.
Non seulement ces vers se traînent misérablement les uns après les autres, mais pour en découvrir le sens, ilfaut absolument reconstruire toute la phrase, dont il n'y a pas un seul membre qui tienne à l'autre.
Vos jours voluptueux, mollement écoulés
Dans ces affaissemens dont vous vous accablés.
Concevez ce que c'e t que des jours écoulés mollement dans un affaissement dont on s'accable ! tâchez d'accorder en emble ces expressions & ces idées.
Ce goût de la paresse, où la froide opulence
Laisse au morne loisir bercer son existence,
Sont les fruits corrompus qu'au milieu de l'ennui
L'égoïsmc enfanta, qui remontent vers lui,
Pour en mieux affermir le triste caractere...
Quelle incohérence de figures, & d'idées & de termes ! je le demande à l'Auteur lui même : comment peut il se figurer des fruits qui remontent pour affermir un caractere ? Ces quatre métaphores absolument disparates forment le plus étrange amphigouris.
Mais aussi de ces fruits dérive leur salaire.
Même style : un salaire qui dérive, & qui dérive des fruits ! je le répete, ce style est intolérable.
J'ai entendu applaudir au Théatre ce vers :
Vous clouez le bienfait aux mains du bienfaiteur.
Quelque illusion qu'ait pu faire le jeu de l’Acteur, qui mettait une grande expression dans ce vers, il n'en est pasmoins mauvais. Il n'y a point d'énergie sans. vérité, & il est impossible de se représenter, de quelque maniere que ce soit le bienfait cloué à une main, l'expression est également fausse & ignoble.
Si M. d'Eglantine veut, d'après ces observations, se juger de bonne foi, comme il convient à tout homme de sens , il sentira la nécessité de travailler, de corriger, d'épurer sa versification.
La Piece est précédée d'une Préface assez étendue, dont le but est de faire voir combien l'Optimiste de M. Collin est un Ouvrage immoral. Il y a bien un fond de vérité générale dans les remarques du Censeur à ce sujet ; mais d'abord il y regne un ton d'amertume qui accuse une animosité personnelle, & qui dès lors infirme & décrédite l'autorité du Critique ; de plus, c'est un grand principe d'erreur & d'injustice, de tirer des conséquences strictes & rigoureuses des discours d'un personnage de Théatre pour, les appliquer à l'Auteur, comme s'il eût écrit un livre de Philosophie. Il est certain qu'il se mêle à l'Optimisme de Plainville, une sorte d'insouciance sur les maux d'autrui, qui est fort contraire à la philantropie, mais d'abord le caractere de Plainville n'est pas donné dans la Piece comme un modele à imiter ; il est représenté seulement comme un homme dont la tournure d'esprit consiste à voir tous les objets du côté le plus favorable. M. d'Eglantine releve quelques détails analogues à des préjugés qui régnaient encore quand M. Collin a fait son Optimiste ; je ne vois pas qu'on puisse faire un crime à un Auteur comique de se conformer aux préjugés dominans ; mais j'avoue qu'il est beau de les combattre, & je pardonne de bon cœur à M. d’Eglantine son indignation contre l'Optimiste, puisqu'elle lui a fait faire son Philinte : Fecit indignatio versum. (D...)
Julien L. Geoffroy, Cours de littérature dramatique: ou Recueil par ordre de matières ..., tome 3 (1819), p. 421-425 :
[Dans cette critique écrite en 1803, soit plus de douze ans après la création de la pièce, le terrible Geoffroy donne libre cours à quelques unes de ses haines favorites, Rousseau et, par extension, son disciple supposé Fabre d’Églantine.]
LE PHILINTE DE MOLIÈRE.
Le Philinte de Molière ! Ce titre est un mensonge et même une calomnie. Le Philinte de cette pièce n’est point celui de Molière ; c’est le Philinte de l-J. Rousseau : Fabre en convient lui-même dans son prologue ; et il est bien étrange, qu’après avoir déclaré formellement que c’est au philosophe génevois qu’il doit sa comédie, il entreprenne de diffamer Molière en voulant se l'associer. M. Fabre, du moins pour les idées, est fait pour s’allier avec Rousseau ; mais il n’a rien de commun avec Molière. On ne peut trop inviter les comédiens‘ français à ne pas insulter plus long-temps le père de la bonne comédie par un titre aussi injurieux que faux. Le Philinte présenté dans le Misantrope comme un honnête homme, sage et modéré, n’a pas un seul trait de ressemblance avec le fripon peint par le génevois dans sa lettre sur les spectacles, et mis sur la scène par son disciple Fabre.
On sera peut-être surpris que Rousseau, qui avait pris pour devise la vérité ou la mort, ait falsifié un personnage de Molière, au point de faire d’un homme prudent et raisonnable, un monstre d’inhumanité ; mais il faut toujours se rappeler que le citoyen de Genève jouait dans la société le rôle de frondeur et de misantrope ; qu’une partie de son éloquence était dans l'amertume de sa bile. Si le Philinte de Molière n’était qu’un Philosophe doux et modéré, il fallait que le déclamateur Rousseau fût un imposteur et un charlatan. La conséquence était nécessaire ; et dans l'alternative,Rousseau a mieux aimé accuser ce Philinte d’être un fripon, que de laisser conclure qu’il était lui-même un charlatan.
Il était naturel que le jongleur génevois excitât l'enthousiasme de Fabre d’Eglantine : on peut dire que le panégyriste et le héros étaient dignes l'un de l'autre.
Je le dis hautement, si le méchant m'assiège,
s’écrie l'auteur du Philinte,
Qu’il sache que Rousseau lui-même me protège ;
Et certes ce n’est pas implorer aujourd'hui
Une frêle assistance, un médiocre appui,
Que d’être précédé de l'âme d'un grand homme
Digne de l âge d’or et de l'antique Rome,
Protecteur de l'enfance et de l'humanité,
L'apôtre précurseur de notre liberté.
Je compte pour rien la barbarie de ces vers ; je reprocherais à tout autre poëte cette tournure gothique et bizarre, ce galimatias pitoyable ce n'est pas implorer un médiocre appui que d’être précédé de l'âme, etc. Des hauteurs de sa philosophie, le régénérateur Fabre dédaigne ces vétilles de la grammaire et du style; il laisse l'élégance, la pureté, l'harmonie aux esclaves, aux âmes viles et corrompues ; mais ce que je ne puis pardonner à ce penseur sublime, c’est sa profonde ignorance du gouvernement de l'antique Rome. C’est une insulte plutôt qu’un éloge, de dire que Rousseau était digne de l'antique Rome : les écoliers mêmes savent que l'antique Rome fut le siége de la plus odieuse aristocratie. Un sénat orgueilleux et tyrannique opprimait les citoyens ; les riches déchiraient à coups de fouet les pauvres plébéiens leurs débiteurs ; exclu de toutes les dignités, le petit peuple n’était admis qu’à 1’honneur de verser son sang pour la patrie ; les pères conscrits, souvent importunés des plaintes de leurs victimes, n’avaient pas d’autre moyen de s’en débarrasser, que de les envoyer se faire tuer à la guerre sous divers prétextes. Rousseau, dans l'antique Rome, eût sans doute été un tribun aussi éloquent que les Gracques, mais il aurait eu le même sort ; il eût éprouvé qu’il était encore plus dangereux de faire le républicain dans la. république romaine que sous la monarchie française.
Qu’on ne me parle donc plus de l'antique Rome, car j’ai le malheur de savoir l'histoire romaine un peu mieux que ne la savaient ces illustres défenseurs du peuple qui, pleins de mépris pour les esclaves et les fanatiques qu’on leur avait donnés pour patrons dans leur baptême, s’étaient décorés des noms mémorables des Brutus, des Scévola, des Fabricius, etc. Ces honnêtes patriotes ne se doutaient pas qu’ils empruntaient les noms des plus fiers aristocrates et des plus fermes appuis du despotisme patricien.
Pour ce qui regarde l'âge d'or, M. Fabre me paraît beaucoup plus conséquent ; car on dit que dans l'âge d’or il n’y avait ni lois, ni gouvernement, ni propriétés, ni institutions civiles et religieuses, et qu’il y régnait par conséquent une véritable liberté : d’ailleurs, tous les biens étaient communs, et les femmes aussi, ce qui valait encore mieux que la loi agraire et le partage des terres, dogme fondamental des amis du peuple.
Lorsque j’attribue toutes les horreurs de nos dissensions civiles à l'entreprise extravagante de réaliser les chimères philosophiques, on m’accuse de calomnier la philosophie ; mais voici Fabre qui se déclare mon défenseur officieux, et j’espère bien qu’aucun de mes adversaires ne pourra méconnaître l'autorité d’un apologiste aussi respectable. Oui, Rousseau fut l'apôtre précurseur de cette terrible liberté dont Fabre fut l'un des fondateurs et des martyrs ; et ce n’est pas moi qui le dis, c’est Fabre lui-même. Rousseau a donc été le saint Jean de l'évangile révolutionnaire : il a préparé les voies à ces redoutables messies qui nous ont apporté le baptême de sang au nom de la patrie et de l'humanité. Ce que Fabre dit ici de Rousseau, s’applique à tous les prédicateurs d’hypothèses et de théories insensées, que l'orgueil aveuglait sur les dangers de leur doctrine ami-sociale.
Cette comédie de Philinte, regardée comme le chef-d’œuvre de Fabre d'Eglantine, fut représentée avant la révolution ; elle était trop favorable à l'esprit de vertige qui régnait alors, pour ne pas être bien accueillie ; mais elle est si triste et si lugubre, si hérissée de capucinades démagogiques, qu’elle n’obtint qu’un succès d’estime. Les spectateurs n’étaient pas encore assez patriotes pour s’ennuyer en l'honneur des nouvaux systèmes : le Philinte fut beaucoup loué et fort suivi ; aujourd’hui, on le loue peu et on le suit encore moins. Il y a une belle scène, une belle situation ; on remarque plusieurs traits d'égoïsme bien saisis dans le caractère de Philinte ; mais le tout n’est qu’une ébauche informe, un canevas pour des sermons. L’auteur oppose à son égoïste, un redresseur banal des torts et griefs, un dom Quichotte de vertu et d’humanité, un Alceste qui ne ressemble pas plus à celui de Molière, que le Philinte de Rousseau ne ressemble au Philinte de l'auteur du Misantrope. (19 brumaire an 12. [11 novembre 1803])
D'après la base César, la pièce a été jouée 13 fois au Théâtre de la Nation en 1790 et 1791, du 22 février 1790 au 11 décembre 1791, 2 fois au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles en 1792, 9 fois en 1793 (de nouveau au Théâtre de la Nation), 21 fois au Théâtre Feydeau, du 11 août 1795 au 7 août 1798, 7 fois au Théâtre de la Nation du 8 décembre 1796 au 3 mai 1798, 1 fois au Théâtre de l'Odéon (le 2 avril 1798) et 7 fois au Théâtre français de la rue de Richelieu, du 29 décembre 1798 au 6 novembre 1799.
D’après la base la Grange de la Comédie Française, la pièce a été jouée 87 fois à la Comédie Française, de 1790 à 1859.
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