Créer un site internet

Le Philinte de Molière, ou la Suite du Misanthrope

Le Philinte de Molière, ou la Suite du Misanthrope, comédie en 5 actes, en vers, de Fabre d'Églantine, 12 février 1790.

Théâtre de la Nation

Titre :

Philinte de Molière (le), ou la Suite du Misanthrope

Genre

comédie

Nombre d'actes :

5

Vers ou prose ,

en vers

Musique :

non

Date de création :

12 février 1790

Théâtre :

Théâtre de la Nation

Auteur(s) des paroles :

Fabre d'Églantine

Almanach des Muses 1792

Plan du Misanthrope, tel à-peu-près que l'a tracé Jean Jacques Rousseau. Situations fortes et approfondies. Beaucoup de talent, de belles tirades, mais une incorrection inexcusable.

Philinte se refuse obstinément aux instances d'Alceste son ancien ami qui le presse d'employer le crédit d'un ministre parent de sa femme, pour empêcher le succès d'une friponnerie. Il s'agit d'un faux billet de 200,000 liv. L'égoïste Philinte ne veut se mêler de cette affaire en aucune façon, et il persiste à le déclarer très-positivement, lorsqu'un incident découvre que la somme contenue au billet est répétée contre lui-même, et que le fourbe qui la réclame est Robert, son ancien intendant. Des gens de justice viennent mettre à exécution contre lui le décret de prise-de-corps. Alors tout ce qui a précédé retombe sur lui, et sert à lui montrer les conséquences de son affreux système. Alceste, qui est très-riche, le tire de ce mauvais pas en le cautionnant, et a ensuite besoin lui-même de ses bons offices. Philinte soutient son caractère jusqu'au bout, et ne s'occupe que de ses propres affaires. Alceste parvient heureusement à se passer de lui, et renonce à son amitié.

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Prault, 1791 :

Le Philinte de Molière, ou la Suite du Misanthrope, comédie en cinq actes et en vers, Par P. F. N. Fabre d'Eglantine. Représentée au Théâtre François, le 22 Février 1790.

. . . . . Miseris succurrere disco.

Virg. Æneid. L. 1.

Le texte de la pièce est précédé d'une très longue préface, consacrée à attaquer de façon très violente la pièce de Collin d'Harleville, l'Optimiste, jouée à partir du 22 février 1788.

L'orthographe est celle de la brochure.

PRÉFACE.

Nec vos decipiant blandæ mendacia linguæ. Ovid. ép. 2.

La France, cette belle partie du globe, cette belle surface de trente mille lieues, l'amour du ciel, le chef-d'œuvre des élémens, la protectrice de l'humanité, le triomphe de la civilisation, étoit dégradée désolée, dévorée par un petit nombre d'êtres malfaisans, revêtus de la figure humaine. De l'une à l'autre extrémité de cette vaste région, la nature éperdue, la tête courbée sous un joug de plomb, les yeux épuisés de larmes, les mamelles desséchées, les bras chargés de fers, le bâillon à la bouche, la nature erroit sans asyle, précédée de la crainte et de la terreur, ridiculisée par la dépravation, trahie par la lâcheté, méprisée par la sottise, trafiquée par l'avarice, persécutée enfin par l'orgueil, par la cruauté, par le mensonge et par tous les vices ensemble.

En France, il n'existoit ni foi, ni loi ; avec de l'intrigue et de l'impudence, on arrivoit aux honneurs tout salis par mille turpitudes; avec de la fierté dans l'ame, on étoit sûr d'essuyer les dédains, les rebuts, les mépris et la persécution des méchans heureux. La probité étoit le chemin de la ruine, la friponnerie celui de la fortune. L'agriculteur, dénué de pain, rampoit couvert d'opprobre ; le commerce ne présentoit qu'un champ de brigandage et de mauvaise foi. Dans les tribunaux, les jugemens se vendoient à front découvert et au plus offrant ; l'iniquité, l'oppression avoient un tarif connu. Avec de l'or ou un nom, vous frappiez le foible à volonté, vous perdiez l'innocent tout à votre aise ; la chicane, cette lèpre impolitique, corrodoit la nation ; un million de vampires achetoient le droit de succer le sang des Français. La pourpre, l'hermine et les rubans devenoient le prix de celui qui comptoit le plus de victimes sur ses rôles. Les arts, avilis sous le patronage des tyrans, des fripons et des sots, n'avoient que le choix de la misère ou de l'infamie. Le grand n'étoit qu'un oppresseur sans pitié ; le petit, qu'un opprimé sans courage ; les héros prétendus, que des fourbes adroits, ou des pervers insolens ; le soldat, qu'un esclave dépouillé de toutes ses facultés humaines. La noblesse étoit devenue un charlatanisme ; le génie, un ridicule; l'énergie, un crime ; le mot de liberté, un blasphême ; la pitié, hypocrisie ; l'égoïsme, doctrine publique ; la pudeur, grimace ; la vertu, rien, et l'argent, tout.

Eh bien! c'est du jour marqué par la nature des choses, comme le dernier période de ce bouleversement, comme le maximum du mal ; c'est du centre de cette dépravation, c'est une année avant la révolution, qu'un homme s'élève pour nous assurer

. . . . . . . que nos maux se réduisent à rien !
Et qu'il a grand sujet de dire : tout est bien ?

Optimiste, acte 5, scène dernière.

Hé ! juste Dieu, pour combler la mesure du mal, il falloit donc qu'il s'en trouvât un panégyriste ! Il falloit aux heureux du siècle un encouragement à se pardonner leur dépravation, leur égoïsme et leur tyrannie !

Je l'avouerai, jamais je n'ai pu, sans indignation, entendre l'Optimiste de M. Collin. Je n'ai point eu de repos que le théatre n'ait été armé d'une morale spécialement contraire aux principes de cet ouvrage. C'est pour les retorquer et en diminuer l'influence, autant qu'il étoit en moi, que j'ai composé le Philinte de Molière, ou la Suite du Misantrope.

Il ne s'agit pas ici précisément de M. Collin : laissons l'art et l'artiste de côté ; il s'agit du fonds de son ouvrage et de sa doctrine détestable. Certes, il n'y a point à se vanter de son talent, quand il devient la dernière pierre jettée à l'humanité, quand il n'enfante que des sophismes destructeurs de la pitié ; quand il fait une blessure mortelle à la patrie : et tel est le venin répandu dans l'Optimiște de M. Collin. J'aime à conjecturer que cette pièce lui fut, sinon commandée, du moins conseillée. Je n'ose croire qu'un homme qui dit à tout propos, avoir été malheureux, et l'être encore, puisse, par de subtiles combinaisons, avoir inventé la flagornerie la plus raffinée et la plus insidieuse dont jamais homme de lettres ait été capable.

Je ne sais ce que c'est que les ménagemens, quand il est question de l'instruction publique.

Je ne puis estimer ces dangereux auteurs,
Qui de l'honneur, en vers, infames déserteurs,
Trahissant la vertu sur un papier coupable,
Aux yeux de leurs lecteurs rendent le vice aimable.

Boileau, Art poét. ch. 4.

J'attaque M. Collin comme le ministère public attaqueroit le vendeur de Mithridate sur ses trétaux; c'est mon devoir de citoyen que de servir la vérité, et c'est encore mon plaisir. Ce que je reproche à M. Collin, je m'engage à le prouver, et mes preuves seront invincibles.

Si l'esprit de la Comédie de M. Collin est de flatter la cour, les grands, les riches, les heureux du grand monde, et d'invétérer leur perversité en leur présentant le mal comme nul, en cherchant à leur persuader que leur cupidité, leur tyrannie et leurs malversations ont tout laissé dans le meilleur ordre de choses ; qu'ils ont beau se gorger de la substance du pauvre, que le pauvre n'en est pas moins l'être le plus heureux ; qu'en vain se sont-ils livrés et se livreront-ils à toutes sortes de méchancetés et d'abominations, que d'abord ces méfaits n'étant pas supposables, il reste encore que le systême qui nie le mal et pose que tout est bien, doit les rassurer et les laisser dans une sécurité et une apathie parfaites sur tout ce qui se passe ; on conviendra que cette Comédie renferme une morale affreuse et un mensonge bien dangereux.

Si l'esprit de la Comédie de M. Collin est encore de porter les opprimés et les malheureux à une lâche complaisance, à une paresse servile, à une insouciance d'esclave ; d'éteindre dans les ames cette énergie salutaire, la terreur des fripons et des oppresseurs, et le seul recours des opprimés ; de professer l'égoïsme, en invitant à ne regarder qu'autour de soi, et à se moquer du reste ; de nier la gravité des maux qui affligent le pauvre plus que le riche, et tout cela, en épuisant les arguties les plus misérables, pour bercer les gens du monde dans leur insensibilité. On conviendra que la Comédie de M. Collin est une école anti-sociale, où le fort apprend à tout oser et le foible à tout souffrir.

Eh bien! tel est l'esprit de cette Comédie, et quiconque l'a lue ou entendue, doit déja trouver la concordance établie entre ces intentions et les maximes de l'ouvrage.

Car, je vous prie, quelle est l'opinion que professe et que veut inspirer M. Collin, lorsqu'en nous présentant son Optimiste, son Plinville comme un modèle à suivre pour être content de tout, et par sa conséquence, toujours heureux : il ne nous offre qu'un ami déclaré des préférences, qu'un zélateur des distinctions de l'orgueil, qu'un véritable ennemi du genre-humain, puisqu'il en regarde en pitié les quinze vingtièmes, malgré la bonhomie qu'il affecte et le ton doucereux dont il se pare ? Je ne me laisse pas prendre aux puériles affeteries ; les larmes et le ton piteux ne font rien aux choses, quand les choses sont pernicieuses. C'est à faire aux enfans à trouver bon le miel qui déguise le poison.

Plinville.

Quand j'y songe, je suis bien heureux, je suis homme,
Européen, Français, Tourangeau, gentilhomme !
Je pouvois naître Turc, Limousin ; paysan.

Optimiste, acte I, scene 10.

Dans la gradation de ses avantages, voilà donc le héros de M. Collin, qui compte sa qualité de gentilhomme comme le plus haut période de sa félicité. Jugez du plaisir de la noblesse à ouïr ce beau principe ! C'est d'après ce principe que notre France est farcie de Secrétaires du Roi, de Trésoriers de France, et de tant de milliers de vilains savonnés, qui une fois devenus gentilshommes, se sont trouvés contens de tout, parce que, selon l'expression de Rousseau, ils ne se sont alors plus souciés de personne.

Je pouvois naître Turc, Limousin, paysan.

Lettre sur les Spectacles.

Voilà d'un seul trait, les paysans, c'est-à-dire, près des trois quarts des habitans du globe, regardés avec une compassion insultante par M. Collin, condamnés à être malheureux, jugés tels par M. Collin ; car Plinville pouvoit naître paysan, et alors la conséquence est claire, il n'eût pas été heureux. Pour l'être, il falloit qu'il fût gentilhomme. Ainsi ce n'est pas des paysans qu'il s'embarrasse ; il ne l'est pas, le voilà content.

Ah ! M. Collin, vous saviez bien à qui vous aviez à montrer votre Comédie. A quoi vous sert cet amour des champs dont vous nous rimez tant les délices ? Et puis fiez-vous aux tendres pastorales des Poètes suivant la Cour.

Quant à la gentilhomanie du héros de M. Collin, ne vous figurez pas que la rime lui ait imposé ce principe extravagant ; car un peu plus loin, lorsqu'il veut égayer les chagrins de son ami, dans l'énumération des avantages que cet ami possède, il ne manque pas de lui dire :

Vous avez, comme moi, naissance, bien, santé.

Optimiste, acte 1, scène 11.

Il est donc clair que dans la théorie de bonheur de M. Collin, il faut de la naissance. Il n'y a donc de bonheur que pour les gens qui ont de la naissance ? M. Collin n'a donc voulu apprendre à être contens de tout qu'aux gens qui ont de la naissance ? La nation française lui rend mille graces.

Si vous doutiez encore, lecteur, de la religion de M. Collin et de ses principes sur la noblesse, donnez-vous la peine d'observer comme il y revient toujours et quelle est sa précaution à caresser les nobles, en flattant leurs prétentions, par sa recherche scrupuleuse des convenances patriciennes.

Madame de Roselle, nièce de l'Optimiste Plinville, veut seconder l'amour secret de la fille de ce Plinville pour un aventurier nommé Belfort. Elle connoît fort bien les principes de la maison de son oncle ; elle cherche à pénétrer cet amant, pour en apprendre la seule chose qu'elle ait à savoir, et la seule, qu'elle fait bien sentir être absolument et uniquement nécessaire pour le mariage qu'elle médite. Or quelle est cette chose ?

Madame de Roselle, à Belfort.

Vous allez admirer ma pénétration.
Vous êtes, je le vois, né de condition.

Optimiste, acte 2, scène 2.

Et un peu plus bas, avec de nouvelles instances comme pour ne pas s'embarquer plus avant dans le traité, sans ce préliminaire :

Parlons à cœur ouvert, vous êtes Gentilhomme !

L'embarras de Madame de Roselle est justement celui de M. Jourdain.

Cléonte, à M. Jourdain.

Monsieur... l'honneur d'être votre gendre, est une faveur glorieuse que je vous prie de m'accorder.

M. Jourdain.

Avant de vous rendre réponse, Monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme,

Cléonte.

Je suis né de parens, sans doute, qui ont tenu des charges honorables ; je me suis acquis dans les armes l'honneur de six ans de service, et je me trouve assez bien pour tenir dans le monde un rang assez passable : mais avec tout cela..... je ne suis pas gentilhomme.

M. Jourdain.

Touchez là, Monsieur, ma fille n'est pas pour vous.

Cléonte.

Comment!

M. Jourdain.

Vous n'êtes point gentilhomme, vous n'aurez pas ma fille:

Molière, Bourg. Gentilhomme, acte 3, scène 12.

A la grande satisfaction des petites loges et du public, qui aime fort à voir réussir les amours des jeunes gens, l'aventurier Belfort, plus heureux que Cléonte, avoue qu'il est gentilhomme. Madame de Roselle n'étoit pas femme à prendre le change.

Vous allez admirer ma pénétration ;
Vous êtes, je le vois, né de condition.

Le joli badinage ! c'est-à-dire, les gentilshommes ne sauroient se déguiser. La nature leur a imprimé un certain caractère, qui les fait reconnoître tout de suite ; ils sont d'une matière privilégiée. Observez que ce Belfort est doux, timide, sensible, modeste, humble, même et savant; ce qui n'empêche pas Madame de Roselle de deviner la caste de ce noble amant : d'où il résulte que les gentilshommes ont sur le front leur étiquette native. L'aimable philosophie !

Mais peut-être est-ce esprit de corps de la part de M. Collin ? peut-être est-il gentilhomme lui-méme ! non pas que je sache. Appréciez donc maintenant les adulateurs, et ne vous étonnez pas de l'empire qu'acqueroient, en dormant, les gens qui avoient de la naissance. O que le grand homme disoit bien :

C'est ainsi qu'aux flatteurs on doit par-tout se prendre
Des vices où l'on voit les humains se répandre.

Molière, Misantrope, acte 2.

La noblesse est-elle donc un vice ? Non : mais bien l'orgueil. Que sera-ce de l'inspirer, de le flatter, de le servir ?

La noblesse héréditaire n'est pas la seule chose qu'exige M. Collin pour être content de tout ; il veut encore la richesse : avec ces deux moyens, il vous montre combien il vous sera facile de trouver que tout est pour le mieux dans ce monde. Sa proposition n'est pas douteuse.

Plinville.

On est vraiment heureux d'être né dans l'aisance.
Je suis émerveillé de cette providence,
Qui fit naître le riche auprès de l'indigent.

Optimiste, acte 1, scène 8.

Le sage, l'observateur et le malheureux avoient toujours pensé que le crime seul, sous l'aspect multiplié de la cupidité, de la tyrannie et de l'injustice, avoit fait naître le riche auprès de l'indigent. M. Collin rassure les riches, et les invite à se tranquilliser sur la disproportion, qui pourroit les frapper quelquefois en dépit de leurs passions, en leur apprenant que ce n'est que par l'effet de la Providence qu'ils sont riches, c'est-à-dire, de droit divin et par la grace de Dieu. En fait de politique, a-t-on jamais écrit de niaiserie plus fausse ? en fait d'humanité, de maxime plus barbare ?

Et en quel autre voisinage pense donc M. Collin que pourroit naître le riche, si la Providence ne s'en mêloit pas, si ce n'est auprès de l'indigent ? Connoît-il un peuple sur la terre, chez lesquels il soit des indigens sans riches, et des riches sans indigens, liés nécessairement à côté les uns des autres par une conséquence inévitable de la chose même ? De quoi s'émerveille-t-il ? mais le vrai de l'admiration de M. Collin, c'est que plus une disproportion est inique, plus on sent de plaisir à trouver une ombre de droit qui la fonde, et sur ce point, les riches ne sont pas difficiles. Croyez que l'article poétique de M. Collin leur a paru extrait de la loi naturelle ; et voilà comme on raisonne, quand on veut être trouvé charmant par un noble, et sensible par un riche.

On sera peut-être étonné que M. Collin puisse soutenir que tout est bien en traçant le nom de riche, et sur-tout celui d'indigent ? il vous répond sans façon :

L'un a besoin de bras, l'autre a besoin d'argent.
Ainsi tout est si bien arrangé dans la vie,
Que la moitié du monde est par l'autre servie.

Optimiste, acte 1, scène 8.

Il ne pouvoit pas mieux, ce me semble, vous dire sa façon de penser sur le systême de nos fortunés, dont les maximes sont, qu'il est de droit que les gens-comme-il-faut soient maîtres de tout et dans l'abondance; et que c'est à ce qu'ils appellent la canaille à travailler si elle veut vivre. On prétend même que sous le règne du feu Roi, il fut prouvé au Conseil, lors de la persécution contre les mendians, qu'il seroit dangereux que le peuple fût à son aise, et l'on poussa le calcul jusqu'à déterminer que cinq sols par jour devoient suffire à chaque manant. C'étoit dire, le reste est à nous : prenons, et l'on a tout pris. Cette manière de tenir le peuple en esclavage est profonde et sur-tout heureuse, comme les nobles et les riches doivent s'en appercevoir. Mais quelques mois avant la révolution, il étoit bien doux pour les deux ordres riches, qui se croyoient bien plus de la moitié du monde, de dire au tiers-état :

Ainsi tout est si bien arrangé dans la vie,
Que la moitié du monde est par l'autre servie.

On voit que la providence de M. Collin est d'une invention admirable pour ceux qui ont eu l'habileté de se passer d'elle.

Après s'être extasié sur les propositions qu'il avance, l'auteur de l'Optimiste n'a garde d'oublier d'en faire l'application. On peut étudier, dans l'ouvrage même, la dextérité qu'il emploie à rendre cette application le moins choquante, pour en faire prospérer plus imperceptiblement l'inde mali labes, et en désigner les conséquences, vers lesquelles il marche à pas de loup. Voyez d'abord comme il multiplie les sophismes pour jetter toute la faveur de l'opinion sur les classes constituées en puissance et en richesse, afin d'en induire que les opprimés ont tout à fait tort de se plaindre.

Picard, laquais de Plinville, à son maître.

Pourquoi ne suis-je pas de la moitié qu'on sert ?

Plinville.

Parce que tu n'es pas de la moitié qui paie.

Optimiste, acte 1, scène 9.

Qu'est-ce à dire, M. Collin ? Quoi ! le peuple toujours opprimé, toujours dévoré, et dans les campagnes, où comme Tantale entouré des fruits de la terre et des bienfaits du ciel, il languit et périt de faim et de misère ; et dans les atteliers, où des milliers de néophites en noblesse et de voleurs surdorés trafiquent et brocantent sa sueur, ses veilles, son intelligence et son génie ; et dans les armées, où des fripons à plume et à glaive ont combiné les cent mille manières de rogner sa chétive solde ; et dans les antichambres, où Princes maltotiers et publicains de cour, viennent rapiner les fruits de son esclavage et le produit net de son ame dépravée et vendue. Quoi ! ce peuple n'est pas de la moitié qui paie ? êtes-vous insensé, ou le plus dangereux des sophistes ? Et dites-moi ? cette innombrable liste d'impôts indiscrets qui écrasent le malheureux et n'enrichissent que l'opulent, sans l'assouvir ; et ces aides, qui rendent la bouteille de vin du pauvre plus chère du pair au pair que la cave entière d'un Fermier général ; et ce chemin incrusté par l'indigence et foulé par la molesse ; et cette pourpre, ces lames d'or, ces tissus de soie, ces glaces lubriques, fabriqués par des cadavres, et ramassés, entassés en jouissance par nos sibarites ; et ces armées, ces chaînes vivantes et réciproques, hébétées par les agens ministériels ; et ces légions de valets dont la loterie et l'agiotage abusent l'espérance pour escroquer leur salaire ; quoi ! ces choses, et tant d'autres de la même espèce, ne vous ont pas appris, M. Collin, que la moitié qui sert est précisément la seule moitié qui paie ! Le brigand qui, après m'avoir dépouillé, battu, meurtri et lié les bras au coin du bois, me contraindroit à porter son bagage et à charger sa carabine pour un morceau de pain qu'il me donneroit, est précisément l'image de votre moitié servie. Voilà la vérité, M. Collin. Respectez l'infortune, alors vous ne direz plus :

Plinville.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  . Il n'est autour de moi
Pas un seul pauvre.

Assertion cruelle ! que je démens formellement. Je vous défie, en parcourant la France en tout sens, d'enjamber cent pas géométriques d'une possession à l'autre, sans trouver, non pas un seul pauvre, mais une multitude de pauvres, et toujours en proportion accrue du nombre de riches et de la somme de leurs richesses. Telle étoit la jonglerie des Ministres de Louis XV. Ils faisoient recruter et solder des misérables endimanchés, pour venir jouer des scènes de prospérité sur le passage de ce Prince. O ! que le Monarque avoit bonne grace à dire : « Il n'est autour de moi pas un seul pauvre. »

Au bout de ces tristes argumens, qui ne sont bons qu'à désespérer l'infortuné dont on cache les misères, et qu'à étouffer la pitié des gens heureux, à qui on met un bandeau sur les yeux, si quelqu'homme du peuple, navré d'une longue souffrance, s'obstinoit à s'élever contre le systême de l'Optimiste, et lassé de son esclavage, s'avisoit de dire :

                             Voilà ce qui me fâche,
Je remplis dans le monde une pénible tâche ;
Et depuis cinquante ans . . . . . . .

Optimiste, acte 1, sc. 9.

M. Collin, qui ne veut pas qu'on se plaigne, et qui, semblable au médecin Sganarelle, prétend que lorsqu'il a bien bu et bien mangé, tout le monde soit saoul dans la maison (Molière, Médec. malgré lui, acte 1, scène 1), répondroit :

                          Tu devrois, en ce cas,
Être fait au service.

Optimiste, acte 1, sc. 9.

Réponse aussi ridicule que barbare, et cependant la même que j'entends faire tous les jours du grand au petit et du fort au foible, depuis vingt ans que j'observe les hommes. Et à cette réponse niaise, on rit : ascendant terrible de l'intérêt personnel et de la paresse humaine à secourir son semblable ! influence puissante, quoiqu'imperceptible, d'une représentation théatrale ! on rit ! Ah ! si chaque spectateur scrutoit le fond de son âme, il sentiroit que son rire, en ce moment, n'est autre chose que le charme cruel qu'éprouve l'égoïsme à secouer tout ce qui le dérange ou le fatigue. De ce rire universel on se fait une approbation du parti que l'on trouve le plus facile et le moins coûteux à prendre; et dans cette situation, gracieusement impitoyable, où s'agencent aisément les âmes foibles ou corrompues, on répond facilement au pauvre : « Tu es fait à la misère ; » au prisonnier qui l'est depuis longtems, « tu dois être habitué à ta captivité, tu souffres moins ; » au villageois plaidant en vain depuis dix ans pour son patrimoine envahi, « tu dois avoir appris à t'en passer, et avoir cherché d'autres ressources ; » au malade traînant ses longues douleurs faute de secours, « oh ! le mal d'habitude fait moins souffrir, et finit par se passer » J'en atteste tous ceux qui ont besoin d'autrui, quelle réponse est plus commune ? la voilà établie en précepte.

A ce mot de malade qui vient de tomber sous ma plume, j'observe que M. Collin semble s'être appliqué à affoiblir toutes les sensations fortes qui, j'en conviens, sont désagréables pour les délicats du grand monde ; mais dont la nature se sert pour émouvoir la pitié. Je parle de ces tableaux frappans et douloureux que la vertu rappelle quelquefois à la mémoire de ceux qui l'abandonnent, pour en obtenir quelqu'accès de résipiscence en faveur de l'humanité. S'il est une souvenance impérieuse, une émotion irrésistible qui puissent attendrir une âme émoussée par les jouissances du monde et endurcie de plaisir, c'est sans doute le tableau des misères et des douleurs de l'infortuné, que les maladies ont jetté dans un coin de sa chaumière, ou de son grenier, ou d'un hôpital. Eh bien ! M. Collin, toujours prêt à jetter des roses sur le pli de l'édredon des riches, vient atténuer l'idée déchirante, salutaire et cohercitive par sa déplaisance même, que les riches pourroient concevoir de la situation d'un malade. Il dérange et rétablit exprès la santé de son héros, pour lui faire avancer cet étrange raisonnement :

Plinville.

                                   Tiens, vois-tu, chère Rose?
D'honneur, je n'ai pas, moi, senti la moindre chose.
J'étois dans un profond et morne accablement,
Mais qui ne me faisoit souffrir aucunement.
Notre machine est alors engourdie,
Et c'est un vrai sommeil que cette maladie,
Et ma foiblesse même est une volupté
Dont on n'a pas d'idée en parfaite santé.
La santé peut paroître à la longue un peu fade.

Optimiste, acte 1. sc. 7.

Ne nous y trompons pas : ces paradoxes qui, par leur extravagance, prennent une tournure de plaisanterie, n'en sont que plus dangereux ; c'est le rafinement de la niaiserie ; c'est l'humanité persifflée : qui s'avisa jamais de plaisanter avec elle ? doit-on jouer, sur son compte, avec une race d'hommes durs, impitoyables et corrompus, qui, prompts à sourire du masque, ne demandent intérieurement qu'une excuse apparente pour braver le respect humain, et qu'un motif léger pour rasseoir, de plus belle, leur apathique indifférence ?

Souvenons-nous que dans les tems de corruption, mille vérités éloquentes et fortes, sur les malheurs de l'humanité, ont de la peine à nous faire avancer d'un pas vers la pitié, et qu'une seule illusion sur la prospérité publique nous rejette rapidement vers l'Égoïsme.

Plus on avance dans l'examen de la Comédie de l'Optimiste, plus on s'apperçoit que l'Auteur y remplit les fonctions des agens de toute robe et des satellites de toute arme, qui, circonvenant les puissans et les riches, mettent leur soin à écarter de leur palais, de leur vue et de leur oreille les misérables et leurs plaintes, et à faire entendre, à faire croire par la bouche de leurs charlatans et la plume de leurs valets, que la vertu seule et l'amour de l'ordre guident les gens en place. Le meilleur moyen de faire sa cour aux grands qui ne suivent que leurs caprices et leurs passions, et qui vivent d'iniquités, c'est d'établir des maximes dont l'esprit soit de présenter leurs méfaits comme incroyables et leur méchanceté comme impossible. De là vient qu'on ne plaît jamais mieux aux méchans, aux fripons et aux oppresseurs qu'en disposant l'esprit du peuple à ne jamais supposer le mal avant qu'il n'arrive ; et quand il est arrivé, à se consoler de ce qu'on a souffert, par ce qu'on n'est plus à même de souffrir, et de ce qu'on a perdu par ce qui reste.

Mais la grange est détruite. . : :

Plinville.

                                                   Il est vrai, mais aussi
J'ai sauvé l'écurie. . . . . . .

Optimiste, acte 3, scène 1.

Ce systême de crédulité, présenté sous le nom de confiance ; de lâcheté, sous le nom de bonhommie ; d'insouciance, sous le nom d'amour de la paix ; et de bêtise sous le nom de bonté ; ce systême, dis-je, est fort accommodant pour les puissans qui vont grand train en fait d'arbitraire et de rapine, pour les brigands qui aiment fort qu'on se laisse voler, et non pas qu'on se plaigne.

Plinville.

                                Veux-tu que je te dise,
Je crois fort, et toujours ce fut là ma devise,
Que les hommes sont tous, oui tous, honnêtes, bons.
On dit qu'il est beaucoup de méchans, de fripons,
Je n'en crois rien ; je veux qu'il s'en trouve peut-être
Un ou deux, mais ils sont aisés à reconnoître.
Et puis, j'aime bien mieux, je le dis sans détours,
Être une fois trompé que de craindre toujours.

Optimiste, acte 2, scène. 4.

Figurez-vous la joie interne de nos dévorateurs à écouter ces hardis mensonges et à les voir applaudir par leurs dupes. Comme ils espèrent, non pas d'être crus honnêtes gens, avantage que non seulement ils ne recherchent guère, mais qu'il ne leur vient pas même en pensée de desirer, mais de trouver leurs victimes plus faciles et leurs coudées plus franches ! Remarquez ce trait :

.  .  .  .  .  .  .  .  .  . Mais ils sont aisés à reconnoître,

Précisément parce qu'il n'est point du tout aisé de reconnoître, ou du moins de convaincre les méchans et les fripons de la haute volée; précisément parce que ces satrapes rusés ne se compromettent jamais ; précisément parce qu'ils ont cent masques pour un et qu'à les juger sur leur formulaire, on diroit d'eux précisément ce qu'en dit M. Collin.

Que dites-vous de ce parti à prendre ?

                                J'aime mieux                    
Être une fois trompé, que de craindre toujours.

Belle sentence ! profonde maxime ! comme si on ne pouvoit être trompé, volé, opprimé qu'une fois ! ô que ceci est bien dans le sens des fripons ! Ils ne vous écorchent pas tout d'un coup ; ils commencent par vous tâter avec précaution, et quand ils vous ont trouvé de l'avis de M. Collin, ils n'y cherchent plus ni ménagement, ni finesse. Il n'y a que le premier pas qui coûte; il falloit bien les aider à le franchir. Conduisez-vous d'après la maxime susdite, et vous verrez. Ce n'est point là le proverbe du sage, et je dis, bien populairement, avec lui : « Qui se fait brebis, le loup le mange. » Franchement, je ne suis pas le seul qui le dise; et s'il faut tout avouer, j'ajouterai cet autre adage: « Tout ce qui bêle, n'est pas brebis, » Mais il s'agissoit ici de plaire à ceux qui peuvent en tenir compte.

C'est de ce patelinage des méchans et des fripons et de leurs courtisans chatemites, que vient cette affectation de douceur et de sensibilité, dont les écrits modernes sont inondés et affadis. Cette puérile tartufferie a sur-tout gagné le théatre ; il n'est pas jusqu'aux Comédiens qui ne s'en délectent. Les gens du monde et la cour n'ont pas d'autre langage ; vous les prendriez pour de pauvres petits moutons. Bien souvent même les ordonnances et les proclamations des fonctionnaires publics sont édulcorées de ce miel fastidieux, c'est-à-dire, qu'on fait grand bruit de la sainteté et de la paternité de la loi, pour masquer l'iniquité de ceux qui en abusent. Les belles dames qui, en deux ou trois années, ont eu trente amans débauchés, trente profitables, et pas un de sensible, qui passent le jour à vendre leur crédit, et la nuit à friponner, sont merveilleusement éprises de cette afféterie de langage et de sentimens ; elles sont toujours prêtes à se pâmer. Qu'un pauvre infortuné, bien candide, allât d'après ces grimaces, implorer leur âme compatissante; comme il seroit attrapé !

Que d'observations ont allumé ma haine contre ces hypocrites de société ! Un jour, je me trouvois avec un de ces optimistes menteurs qui, indépendamment des avantages qu'ils trouvent à afficher cette religion bénévole, calculent que rien ne sert mieux à masquer un naturel méchant et sournois, que de dire que tout le monde est bon, tout le monde sensible, qu'ils sont contens de tout, et qu'il n'existe ni méchans, ni fripons. Il avoit, je ne sais pourquoi, de la ténacité à vouloir me prouver que tel étoit le fond de son âme. Je ne croyois, ni le diseur, ni son dire ; mon humeur âpre, franche, jamais embarrassée et souvent embarrassante à l'aspect d'un tartuffe, de quelque genre qu'il soit, le mettoit dans une dépense effroyable de douceurs, d'admirations, de sensibleries et de phrases vertueuses. Survient un espèce de courtier, qui lui rend un effet de commerce, qu'on n'avoit pu passer. En moins d'une minute et avec un dépit sanglant, mon homme accuse trois personnes d'avoir causé ce discrédit. Nous sortons. Au pied de l'escalier, son ami intime, le plus cher de ses amis, nous rencontre, lui demande à dîner et monte pour l'attendre. Mon homme remonte aussi, je le suis; il fait un tour de chambre en disant trois ou quatre mots vagues ; et sans faire semblant de rien, voilà mon Optimiste qui, en étouffant du poing le bruit de la serrure, tire sourdement de son secrétaire la clef qu'il y avoit oubliée. Il laisse alors son ami chez lui en toute sûreté, et redescend avec moi. Au premier coin, je quittai ce modèle de confiance avec horreur, et ne lui ai plus reparlé. Depuis lors j'ai frémi cent fois de m'être trouvé chez cet homme-là.

Je voudrois bien savoir si M. Plinville et adhérans soutiennent leurs procès sans plaider ; prêtent leur argent sans tirer d'obligation, payent leurs dettes sans prendre quittance, et sortent de chez eux sans fermer les portes ?

S'il est donc sot d'ajouter foi à cette prétendue bonhommie tant prêchée et tant affectée aujourd'hui, à cette fausse confiance qui ne tend qu'à duper la vertu inexpérimentée, à cette hypocrisie d'espèce nouvelle ; il est essentiel d'en démasquer les sectateurs et les apôtres, instrumens dangereux de cette apparence d'ordre, sous laquelle se retranchent les pervers puissans, bouclier funeste et terrible, le désespoir de l'homme droit ?

Je demande maintenant à quoi peut mener, en dernière analyse, l'insouciance qui fait la base du systême de M. Collin, sinon à concentrer l'homme en lui-même, et à le séparer de l'humanité ? Quel est le caractère de cette sotte hilarité qui en résulte, sinon le dégagement d'une âme qui ne s'attache à personne en feignant d'aimer tout le monde ? M. Collin ne s'en cache pas ; il est même, sur ce résultat, d'une bonne foi surprenante.

Madame de Roselle, en parlant de Plinville.

Mais j'aime bien mon oncle ; il est si gai !

Madame de Plinville.

                                                                  Fort bien ;
Mais cette gaîté-là pourtant n'est bonne à rien.

Madame de Roselle."

Elle est bonne pour lui, du moins.

Optimiste, acte 3, sc. 3.

Or rien ne manque comme vous voyez, à l'intention de mettre à leur aise les heureux du siècle. Si l'Optimisme de M. Collin ne vaut rien pour l'humanité, il est bon pour eux du moins.

Il leur paroît sur-tout excellent, lorsqu'il affranchit leur probité et leur délicatesse de cette austérité qui en fait l'essence. Vous avez été souvent embarrassé, lecteur, de savoir comment les grands, les riches, les gens comme il faut, si graves dans leur décence, si délicats dans leur urbanité, si pointilleux sur les égards, pouvoient se pardonner les turpitudes dont on les accusoit et dont ils sont convaincus. Vous ne pouviez comprendre que des êtres aussi majestueux pussent partager des bons dans les fermes, des actions dans l'agiotage, avoir un intérêt dans les suifs, un bénéfice dans les clairs de lune, une pension sur le pain des galériens, un profit sur la paille des prisonniers, un revenant-bon sur le jeu de la belle ! les voici tout excusés et dans la meilleure du monde d'être délicats à peu de frais.

Plinville.

Et les cent mille écus qu'à Paris j'ai laissés ?

Madame de Plinville,

Vous avez mal choisi votre dépositaire.
Que ne les placiez-vous plutôt chez un Notaire !


 

Un Notaire, crois-moi, ne vaut pas un ami.
Dorval assurément ne s'est pas endormi.

Optimiste, acte 3 sc. 3.

Ce Dorval est un Financier, et M. de Plinville prend ses amis à la Bourse..

Il devoit me placer comme il faut cette somme.

Madame de Plinville,

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  ? Je sais qu'il joue.

Plinville.

Un peu.

Madame de Plinville,

Beaucoup ; c'est un joueur.

Plinville.

Il est heureux au jeu.

D'après cette morale spéculative, rien ne vous empêche de placer vos fonds dans une banque de Pharaon, jeu aussi expéditif qu'amical, où les croupiers, qui ne sont jamais endormis, qui placent comme il faut, ne manquent jamais d'être heureux.

N'oubliez pas que tout ceci rentre parfaitement dans les honnêtes ressources, dans les innocentes habitudes et les nobles passe-temps des gens du grand monde et de la cour.

Ainsi dégagés des entraves d'une délicatesse pusillanime, vous sentez que les gens pour l'amour de qui l'Optimiste est fait, s'accommoderont aisément des préceptes et des exemples que leur fournit M. Collin sur la manière dont ils doivent s'intéresser aux peines d'autrui et aux souffrances de ceux qui les endurent pour leur rendre service.

C'est ici que je ne peux trop exprimer l'indignation qui m'a toujours saisi, à l'aspect de la dureté de Plinville. Les phrases et la sensibilité doucereuses dont M. Collin cherche à le velouter, dans tout le cours de sa pièce, n'ont fait qu'ajouter à l'horreur qui m'a toujours saisi, chaque fois que j'ai vu ce Plinville, si bon, si tendre, tenir à son ami Belfort le propos d'un guichetier. Belfort, pour éteindre l'incendie de la grange de Plinville, vient de se jetter dans le feu, à corps perdu et devant lui; il s'est brûlé la main, en ce moment empaquetée d'un appareil. Plinville, pour le remercier, et mieux encore, pour nous prouver qu'il est content de tout, c'est-à-dire, que rien ne le touche, lui dit sèchement:

Ah! ces blessures-là ne sont pas dangereuses.

Optim, acte 3, scène 6.

O juste Dieu ! voilà donc la quintessence de la sensibilité qu'enfante le systême de M. Collin ! Combien cette apostrophe doit être méditée ! quelle est affreuse ! C'est mot pour mot celle de Louis XV : – Comte, on dit que vous avez été blessé à la bataille de Crevelt ? – Oui, sire, voilà ma blessure, sur cette main. – Oh ! ce n'est pas grand chose. – Sire, c'est trop » Réponse digne de la remarque et du sentiment qui la fit faire. Que répliqua le Roi ? il rougit et se tut.

« Pourquoi changer ? nous sommes si bien » disoit Beaujon. Dites à M. Collin :

Vous ne croyez donc pas qu'il soit des maux réels ?

Plinville.

Très peu.

Optim. Acte 3, scène 9.

Quoi qu'on en ait, il faut nécessairement prendre de l'humeur à cette réponse extravagante. Eh quoi, M. Collin ! avez-vous peur que vos patrons ne courent trop tôt ou trop vîte au secours de ceux qui souffrent si réellement ? Et vous même, vous, qui nous apprenez par tant de moyens les maux dont vous vous dites accablé, les agonies périodiques dans lesquelles vous tombez, quel est donc l'espèce de dévouement que vous vous imposez, en démentant vos propres souffrances pour complaire aux gens qui veulent, à toute force, qu'il n'y ait point de malheureux, parce qu'ils ne veulent rencontrer ni obstacles, ni déplaisirs, ni demandes, ni plaintes, ni reproches ?

Avançons cependant, et suivons les solutions dont M. Collin se sert pour démentir les vérités qu'il s'objecte.

Morinval.

Necomptez-vous pour rien l'avarice sordide,
L'ambition, l'envie et la haine perfide ?

Plinville.

Oui, ces mots sont affreux ; mais les choses sont rares.
Au siècle où nous vivons, il est fort peu d'avares.

Optim. Acte 3, scène 9.

Fort peu ? c'est-à-dire, qu'il y a pis que des avares. Ce n'est pas à thésauriser qu'est le plus grand mal ; c'est à se croire tout permis et à se permettre tout, pour envahir la substance du peuple, afin de la répandre soudain sur d'autres fripons, valets vicieux et scélérats complaisans, avec une prodigalité insensée et sans frein ni choix ; c'est à dessécher la surface du royaume pour engraisser les Séjan, les Narcisse, les catins, des mains desquels ces vols retombent sur des gens pires que les premiers, si toutefois la chose est possible.

D'envieux, Dieu merci! je n'en connois pas un.

Optim. acte3, scène 9.

Voilà justement ce que les Théologiens appellent un péché contre le Saint-Esprit, et qui est irrémissible.

La haine enfin n'est pas un vice très commun.

Idem.

Oui, je conviens que cette haine franche, ouverte et déclarée qui part d'une âme forte, libre, ferme et austère, je conviens, dis-je, que cette haine est rare. J'ajoute que bien s'en faut qu'elle soit un vice, car

Le juste au méchant ne doit point pardonner.

Voltaire, Mahomet, ante 2.

Mais quelle est commune et détestable cette haine des fourbes, cette haine des hypocrites, toujours vicieuse et par la cause et par l'effet ! O les perfides imposteurs que ces doucereux méchans dont la langue acérée vous calomnie en secret avec adresse, et affecte de vous louer, et de vous plaindre en public avec plus d'adresse encore; dont la main est au grand jour toujours munie d'un baume empoisonnée à mettre sur la blessure que leur poignard vous a faite dans les ténèbres ! Cette haine n'est pas rare ; c'est celle des lâches, d'une méchanceté trop calculée pour se compromettre.

Sæpè sub immotis.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Vipera delituit, cælumque exterrita fugit.

Virgile, Géorgiq. 1.

Plinville continue.

L'ambition peut-être est un peu plus commune ;
Mais soit qu'elle ait pour but les honneurs, la fortune,
C'est un beau mouvement, qui n'est pas défendu,
Souvent loin d'être un vice, elle est une vertu.

Optim. acte3, scène 9.

Pour peu que vous connoissiez les patrons à qui M. Collin distribue des encouragemens et en faveur desquels il professe cette morale,, vous comprendrez sans peine que ce n'est pas de l'amour de la solide gloire dont il s'agit ici, non plus que la prévoyance domestique. On parle aux gens selon leurs mœurs; c'est donc l'ambition proprement dite et la cupidité qu'il conseille aux grands et aux riches, et qu'il leur présente comme un beau mouvement qui n'est pas défendu. M. Collin est le premier à qui j'entends dire que l'ambition est une vertu. Quant à moi, j'ai beau consulter l'histoire de tous les peuples, de tous les âges, l'expérience, le cœur humain, la nature des choses, je ne connois pas de passion plus funeste à la société que l'ambition. Je ne comprends pas, je ne soupçonne pas quel vrai bien peut en découler, je ne connois pas d'erreur, de crime et de désastre entre les hommes qui n'en dérive nécessairement. Je regarde l'ambition comme l'unique pierre d'achopement du bonheur des nations; l'ennemie implacable de l'égalité ne peut être louée que par des esclaves. Un volume ne suffiroit pas à cette matière, et certes je demeure ébahi d'entendre prêcher de pareils principes. Je sais de plus, et j'en gémis, qu'il n'est pas encore défendu, en France, de posséder vingt et trente millions de fortune, d'être seul maître d'une région, tandis que les trois quarts des Français ne possèdent rien. Je savois bien que les gens puissans n'avoient pas besoin qu'on les poussât à tout envahir ; je savois encore que c'étoit leur faire plaisir que d'encenser leur gloutonnerie, mais, en vérité, je ne m'attendois pas à voir prêcher à bon escient et sur les toits l'accaparement de la puissance et des fortunes. Cessons d'être surpris de l'impudente audace avec laquelle on couroit aux abus, et des moyens abominables employés pour les multiplier : de tels paradoxes affligent. Je succombe à l'affluence des rapports douloureux que mon imagination embrasse dans ces maximes ; mon zèle dégénère en abattement. Ah ! la révolution étoit immanquable ! Si la licence des malversateurs ne pouvoit s'accroître, la déraison de leurs panégyristes ne pouvoit empirer.

Cependant il faut combattre des maximes encore plus pernicieuses, et vous montrer, lecteur, à quels excès d'aveuglement et d'extravagance conduit le projet d'excuser et de justifier les méchans. M. Collin va nous prouver qu'on ne peut complaire aux égoïstes sans trahir la société, et aux vicieux sans bouleverser la morale:

N'avez-vous pas pensé jusqu'ici que la société n'a d'autre fondement que cette réciprocité d'intérêt fraternel, de secours et de garantie qui lie les humains, de manière que les biens et les maux soient savourés et supportés par tous avec le plus d'équilibre possible ? Eh bien ! M. Collin est d'un avis absolument opposé. Il veut que chacun ne songe qu'à soi ; que si les malheurs et les fléaux frappent la nature humaine, c'est tant pis pour celui qui en souffre. Le principal, selon lui, c'est de s'en garantir. Aille la société comme elle pourra, pourvu qu'il soit à l'abri ; que les hommes soient tourmentés, affamés, nuds, brûlés, engloutis, tout cela n'est rien; peu lui importe,

Pourvu qu'il soit seigneur d'une lieue à la ronde,
Et maître d'un château le plus joli du monde.

Optim. Acte 1, scène 10.

Ne vous sentez-vous pas accablé de cet affreux systême ? et que sera-ce, que direz-vous lorsque vous verrez ces atrocités finement déguisées sous un style badin et emmiellée de toutes les grimaces d'une fausse sensibilité, se débiter du ton le plus aisé, le plus leste, le moins douteux, et comme les dogmes les plus positifs et les plus naturels ?

Ne vous avisez pas d'aller déplorer devant M. Collin la catastrophe de dix mille familles englouties par le tremblement de terre de Lisbonne, parmi lesquelles se sont peut-être trouvés votre mère, votre épouse, votre fils. Gardez-vous de vous attrister au souvenir du désastre de la Calabre, où il se peut fort bien que partie de votre fortune ait peri avec vos correspondans. Ce seroit bien pis, si parce que vous vous intéressez aux sciences utiles, à ceux qui les cultivent, à votre ami qui est de ce nombre, vous aviez la sottise d'être en peine de M. de la Peirouse et de son escadre, et que vous en témoignassiez quelque chose à M. Collin ! il ne manqueroit pas de vous dire avec. toute la sensibilité possible et avec non moins de graces:

Plinville.

Vous parlez de volcan, de naufrage... eh ! mon cher,
Demeurez en Touraine, et n'allez pas sur mer.

Optim, acte 3, scène 9.

Quand on s'y prend de cette manière, et qu'on est parvenu à ce comble de philosophie, vous voyez qu'il difficile d'être content de tout.

Négocians utiles, marins intrépides, matelots infatigables,

Per mare pauperiem fugiens, per saxa per ignes.

Horat. ép. 1. 1.

allez donc chercher à M. de Plinville la soie et le coton dont je le vois vêtu, le riz dont il lubréfie son estomach, le sagou dont il empâte sa poitrine desséchée ; le quinquina avec lequel il vient de congédier sa fièvre ; la gomme élastique, matière admirable des sondes qui tempèrent et guérissent ses douleurs de vessie ; la pomme de terre, ce précieux bienfait du nouveau-monde, qui a déja vingt fois préservé de la famine la plus belle partie de l'ancien ; le café qu'il vient de prendre et le sucre dont il l'a assaisonné ; l'indigo, le fernambouc, le campêche dont je vois que ses vêtemens sont teints ; les diamans que je vois aux oreilles de madame son épouse et de mademoiselle sa fille : allez donc lui chercher tant et tant d'autres productions qu'il aime beaucoup, dont il se sert, et dont les échanges continuels ont produit des milliards d'aliquotes de bénéfice, qui l'ont peut-être rendu seigneur de son château, vérité dont il ne se doute pas ; allez, vous recevrez les témoignages de sa sensible reconnoissance.

O mes amis ! je tâche de prendre ceci du côté puérile ; je m'efforce de rire, mais je ne le peux pas. L'indignation surmonte la pitié, l'humanité l'emporte sur le mépris. Eh! ne voyez-vous pas que ce Plinville, cet homme dur, non par tempéramment et avec grossiéreté, ce qui ne seroit rien, mais par calcul et avec les graces de l'aménité, ce qui est incurable, en va dire autant de tous ceux qui souffrent et périssent des services rendus à la société ? Ne voyez-vous pas les froids heureux du siècle se tenir forts de ces principes, et se pardonner leur impitoyable égoïsme ! Essayez donc de les implorer après vos infortunes..... « Monsieur, je suis ruiné, l'on m'a fait banqueroute. – Eh ! mon cher, gardez votre argent, ne faites pas le commerce. – Je suis tombé du haut d'un toît, ma cuisse est cassée. – Restez dans votre maison, ne vous faites pas couvreur. – Cette nuit, en éteignant le feu d'une maison, je me suis brûlé le bras. – Dormez dans votre lit, pourquoi vous faire pompier  Mon hôtel est enregistré à la Compagnie d'Assurance... » Oh ! l'horreur ! l'horreur !... voulez-vous gager que nos patelins vont trouver que j'ai tort, et qu'après m'avoir accusé de manquer de sensibilité, moi-même, ils me demanderont sur tout ceci, qu'est-ce que cela me fait ?

Plinville.

On fait de méchans vers ! Eh! ne les lisez pas.

Optim. Acte 3 , scène 9.

Comme s'il suffisait de ne pas lire de méchans vers pour que les poètes méchans ne fussent plus à même de nuire à la société ; comme si des vers immoraux ne pouvoient pas être assez bons pour être lus.

Il en paroît beaucoup que je vois dans ce cas.

Optim. Acte 3 , scène 9.

Et beaucoup de poètes qui prendraient une telle parodie sur le pied de compliment, pour mieux prouver le sophisme de M. Collin, et la distinction que j'y fais.

Plinville continue.

Bien des gens, dites-vous, doivent ; sans contredit
Ils ont tort ; mais pourquoi leur a-t-on fait crédit ?

Que répondre à ces gentillesses, à moins que je ne charge de ce soin M. Collin lui-même ?

M. Collin, en parlant de lui.

Je regrette sur-tout ma respectable hôtesse,
Sa longue patience et sa délicatesse ;
Je n'oublîrai jamais sa constante amitié.
Je la payois fort mal, étant fort mal payé,
Eh bien! elle attendoit
.

Mes Souvenirs, Piéce de vers de M. Collin, insérée dans l'Almanach des Muses. 1789.

Quand M. Collin n'auroit pas trouvé dans son fait la cause de la majeure partie des dettes, et le remède à l'impossibilité actuelle de les payer, il ne faudroit pas jetter des cris de surprise sur la condescendance de ses principes en matière d'engagement de débiteur à créancier. Il est fort leste sur cette partie de la foi publique. C'est avec beaucoup d'adresse qu'il établit son opinion à cet égard par la bouche de son Plinville, qu'il rend victime d'une banqueroute, bagatelle dont Plinville rit lui-même, pour provoquer la gaîté et sur-tout l'insouciance des spectateurs.

Plinville, en ouvrant la lettre qui renferme la nouvelle de la banqueroute.

      Tous nos fonds de Paris sont perdus ;
      Dorval au jeu perd deux cents mille écus.
C'est trois cents mille francs que ce jeu-là nous coûte,
Car le pauvre Dorval manque et fait banqueroute.

Picard.

Banqueroute, Monsieur ? ah! le maudit fripon.

Plinville.

Il n'est que malheureux,'

Optim. Acte 4, scène 4.

Cette étrange conclusion s'accorde parfaitement avec le motif précédent il est heureux au jeu, et atteste sans équivoque le genre de délicatesse de Plinville et la sécurité de sa conscience et de sa pudeur à fonder la prospérité de sa maison sur le tapis verd.

On conçoit que les fripons opulens dont les grandes villes de France sont pleines, que les nobles réducteurs du Contrôle, gens très malheureux aussi à leur jeu favori, sont à l'abri de la censure, et sur-tout de la poursuite, au moyen de ces maximes et de cet exemple; et qu'à l'apparition de l'épouvantable defficit, c'étoit faire sa cour assez bien que de préparer ainsi l'opinion publique.

Ce n'est pas que Plinville ne fasse l'aveu du dommage que lui cause la perte de ces cents mille écus. Mais ce n'est pas lui précisément que cette perte accable, ce n'est pas de lui qu'il s'embarrase. Mon Dieu ! il lui faut si peu de chose ! Il lui reste encore, Dieu merci, trois cents mille livres de bien, et il tâchera de vivre comme il pourra avec cette bagatelle. Mais son âme paternelle et sensible ne peut que difficilement se faire à l'idée de voir sa fille, fille unique, condamée au célibat.

Plinville.

.  .  .  . Ma fille, à quel sort je te vois condamnée ?

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Tu vas donc près de nous user tes plus beaux jours.

Optim. acte 4, scène 5.

Le moyen qu'il entre dans la tête de Plinville, d'un gentilhomme qui n'est pas Limousin, que sa fille peut épouser un homme de naissance et vivre en dame de qualité avec la seule perspective de cent mille écus de fortune. Car il faut être juste ; un seigneur, un homme qui n'est pas né paysan et qui veut vivre content de tout, ne peut, en conscience, se dépouiller d'une centaine de mille livres pour marier sa fille. Il ne lui resteroit que dix mille livres de rente. Impossible d'y penser. Aussi Plinville pleure-t-il beaucoup sur cette nécessité évidente qu'il avoue à sa fille. La pauvre petite, peu occupée d'intérêt, console ce bon seigneur, qui se trouve tout-à-coup enchanté de n'avoir payé que cent mille écus quelques larmes théatrales de sa consolatrice. Quel charme pour les pères gentilshommes, de voir avec quelles démonstrations de sensibilité on peut cependant conserver l'intégrité de son revenu ! Que l'affliction est douce alors !

Il faut plaindre celui qui jamais ne s'afflige
Il n'a pas le bonheur de se voir consolé.

Optim. acte 4, scène 5.

Et telle est la manière adroite et indirecte de montrer dans un beau jour et d'affermir dans leurs habitudes, les pères qui n'aiment pas plus à se dépouiller pour établir leurs enfans, qu'à se figurer qu'on peut les établir sans cette richesse excessive et ce faste qui maintenant plus que jamais sont devenus la base des mariages de gentilhomme. Tout cela est bien dans nos mœurs.

Vous avez donc vu que M. Collin n'aime pas qu'on fasse crédit. Nous ne nous arrêterons pas à la profondeur de ses idées en matière d'économie politique, rendons-lui la justice de dire qu'il n'est pas de ces gens qui ne savent que supprimer les ressources de la société, sans rien mettre à la place. Il donne au contraire un moyen sûr de se passer d'emprunts. C'est de viser au solide. Son principe à cet égard est précis et immanquable : aussi c'est à qui s'en servira ; aussi produit-il au spectacle un effet surprenant, et l'on ne sait trop ce que l'on doit y déplorer le plus, ou du précepte qu'il renferme, ou de l'avide satisfaction de ceux qui l'écoutent. J. J. Rousseau [Lettres sur les Spectacl.] a fort bien remarqué que l'un des inconvéniens du théatre étoit, que pour avoir des succès faciles, les poètes se voyoient obligés de caresser les vices des spectateurs. M. Collin n'a rien négligé sur ce point ; mais il s'est surpassé dans un trait où il ne marchande pas la morale. Si les applaudissemens lui sont plus chers que l'amendement de son auditoire, il peut se vanter d'avoir fait un bon marché.

Un maréchal-de-camp, autre joueur de profession, se présente pour acheter la terre de Plinville, quand précisément celui-ci a besoin de la vendre, et le prix en est fondé sur deux cents mille écus que l'officier général vient de gagner au jeu, d'un seul coup, à un homme immanquablement ruiné par cette perte.

Madame de Plinville, étonnée.

Quel est celui qui perd une somme si forte?

Plinville.

Bon! le connoissons-nous ? ainsi que nous importe !

Voyons celui qui gagne, et non celui qui perd.

Optim. Acte 5, scène 12.

Effet remarquable de l'universalité de ce sentiment inhumain et sordide ! la salle entière part d'un cri de joie à ce vers caractéristique:

Voyons celui qui gagne, et non celui qui perd.

Vers de Juif ! maxime odieuse ! mais vérité triste, sous tous les rapports ! oui, c'est toujours la faveur que l'on courtise, le testateur que l'on vénère, le puissant que l'on encense ; c'est la plus riche qu'on épouse, le protégé que l'on vante, l'opulent que l'on recherche, l'homme en place que l'on flatte, l'homme heureux que l'on célèbre. Par-tout, chez un peuple corrompu, chacun se dit:

Voyons celui qui gagne, et non celui qui perd.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Dat veniam corvis, vexat censura columbas.

Ovid. ép. 7.

Est-ce par un semblable motif, et par la même propension que M. Collin a renchéri sur l'inhumanité du siécle? Mais est-ce à l'homme de lettres, à l'instituteur public à épouser, à sanctionner les erreurs qu'il doit proscrire ? Voyons celui qui gagne? Et pourquoi ? Pour participer à son lucre ? et non celui qui perd ? car vous auriez à le consoler ou à le secourir ? Ce sentiment est désolant, il désespere l'infortuné, il enlaidit l'espérance, il dénature la société, la dissout, et la fait voir avec horreur. O ! qui que vous soyez, bon ou méchant, voudriez-vous d'une épouse, d'un ami dont la maxime seroit :

Voyons celui qui gagne, et non celui qui perd ?

Je ne dirai autre chose sur ce vers, sinon qu'il est la digne et la juste épigraphe de l'Optimiste.

En effet, je viens de prouver que cette comédie ne tend qu'à affermir les grands et les riches dans leurs usurpations phisiques et morales, qu'à pallier leur cupidité, qu'à effacer l'odieux de leurs vexations, qu'à légitimer leur égoïsme. Par contrecoup, elle porte les opprimés à accepter la servitude, les dupes à l'insouciance, les victimes de l'arbitraire à la lâcheté et les malheureux au silence.

Plinville.

Que gagnez-vous, de grace, à gémir de la sorte !
Vos plaintes, après tout, ne sont qu'un mal de plus.
Laissez donc là, mon cher, les regrets superflus.
Reconnoissez du ciel la sagesse profonde,
Et croyez que tout est pour le mieux dans le monde.

N'est-ce pas là ce que les ministres de la tirannie et les agens nombreux du despotisme ne cessaient de précher et de faire prêcher au peuple ? Et voilà le conseil qu'il fallait suivre après qu'on vous avait dépouillé, molesté, emprisonné, torturé, si vous ne vouliez recommencer sur nouveaux frais cette série de souffrances et de vexations, et tout cela parce qu'on était sans courage pour se plaindre et sans énergie pour armer de la plume ou du glaive la justice naturelle et le droit des nations. Et M. Collin a prétendu qu'il avoit grand sujet de dire, tout est bien.

Cependant comme il suffit moins de convaincre d'erreur ceux qui nous attaquent, que de sauver les apparences, lorsqu'on veut tout-à-la-fois faire prendre le change sur ses intentions, et en recueillir le fruit, il pourroit arriver que les défenseurs de M. Collin, ou les partisans de son systême, prétendissent qu'il n'a voulu présenter dans Plinville que le ridicule de l'Optimisme. Quoique ce faux-fuyant ne pût être considèré que comme une gambade, je le démens. Je veux épargner à nos sages subtils ce dernier trait de caractére, et je dis que c'est à bon escient que Plinville est offert à la société et sur-tout aux malheureux comme un modèle à suivre. Outre que l'action de l'Optimiste est conduite de manière que ses sophismes et ses extravagances ont le plus heureux succès, M. Collin écarte tout subterfuge, puisqu'il dit lui-même dans sa préface, en parlant de l'Optimiste, « je puis, je crois, sans qu'on me taxe de vanité, louer ce caraçtère..... j'en ai trouvé le modèle dans la maison paternelle..... c'est mon Père. » Or on peut se féliciter d'avoir démêlé un caractère ridicule, mais on ne loue pas un caractère que l'on présenterait comme un ridicule. On expose les bizarreries de la société à la risée publique, mais on ne ridiculise pas son père. Enfin celui qui trouverait un Jourdain, un Sottenvile dans sa famille, pourroit à la vérité profiter des traits que lui offrirait la maison paternelle ; mais il ne publierait pas, avec complaisance, que c'est son Père qu'il livre en proie aux moqueries du parterre. Enfin voici, mot-à-mot, comment, dans une lettre particulière [Lettre de M. Collin à M. Boursault Malherbe, à qui j'ai décaré l'usage de l'extrait, et qui me l'a permis], M. Collin s'explique sur le caractère de Plinville : « J'ai eu dessein de présenter sur la ̧scène un bon père, (qui garde quinze mille livres de rente pour lui, et le célibat pour sa fille unique ;) un bon mari (qui place sa fortune chez un joueur, parce qu'il est heureux au jeu ;) un bon maître (qui ne trouve pas dangereuses les blessures gagnées à son service ;) un peu bon-homme, à la vérité, (oui, qui voit bonnement celui qui gagne, et non celui qui perd ;) mais point ridicule; tel enfin, qu'on rit avec lui, mais non de lui. » Il est donc incontestable que Plinvile nous est donné comme un traité vivant de morale, comme une excellente méthode de conduite dans les évenemens de la vie et dans la maniere de se comporter avec les méchans et les fripons.

On seroit encore mal venu de me donner en preuve de la bonté du systême de M. Collin, les heureux fruits de la résignation et de l'insouciance de Plinville, et la cascade de ses revers établis avec précaution pour le conduire à la prospérité de ses affaires et à son plus parfait contentement. En bonne foi, est-ce un homme bien à plaindre et bien infortuné que ce Plinville ? que signifient les prétendus désastres dont M. Collin a soin de l'affliger ? c'est se moquer des gens que de nous donner la migraine d'une femme, qui fait manquer une partie de plaisir, comme une grave affliction et l'une des miséres de la vie humaine. Bien difficile, en verité, de se consoler de l'incendie d'un grenier à foin, quand on possède une superbe terre et ses dépendances ; d'être insensible à la mort d'un perdreau, quand on n'est pas, apres tout, un tiran féodal; et de ne pas se pendre de ce que l'on perd cent mille écus, quand il vous en reste encore cent mille ! Tels sont en total les malheurs terribles que l'insouciance de Plinvile surmonte. Pure supercherie, que de faire résulter d'un ensemble de situations frivoles, la prétendue excellence des principes de la lâcheté et de la servitude ! Au lieu de nous offrir Plinville ridiculement infortunè, pour nous le montrer servilement sage, pourquoi M. Collin ne nous l'a-t-il pas présenté tels que nous sommes, tels que nous étions, nous malheureux François et depuis si longtems ? il a voulu faire de Plinville un père tendre et sensible ; ce Plinville a une fille jeune, jolie, spirituelle et vierge ; que n'a-t-il fait convoiter cette fraîche enfant par un duc, par un intendant, par un factotum de commis ? d'où vient qu'à la résistance de la fille, qu'à l'indignation du père, il n'arrive pas une lettre de cachet qui, dispersant la famille, pour la sûreté accoutumée de l'état, jette le père dans le fond d'un château fort et la fille dans un dédale de séductions d'où elle sort flétrie, corrompue et dénaturée ? Est-ce l'exemple qui nous manque ? M. Plinville a une femme surannée et grondeuse, pourquoi n'en a-t-il pas une jeune, belle, altiére, dissipée, ambitieuse, coquette, cupide et libertine ? Nous n'aurions pas tardé de voir un prince, un evêque, un ministre, un cordon bleu, un lieutenant de police sequestrer ce benet de Plinville à Charenton, et son impudique épouse traîner dans un char ètrusque la honte et la fortune de l'epoux vraiment infortuné. Est-ce l'exemple qui nous manque ? Pourquoi Plinvile n'es-til pas un brave et loyal militaire couvert de blessures, sollicitant vainement du pain dans l'arrière anti-chambre d'un commis, tandis qu'un jeune fat amant d'une messaline de cour, passe en riant près de lui, le coudoie, le toise avec effronterie et l'ecrase de son insolence radieuse de cent mille livres de rente ? est-ce l'exemple qui nous manque ? pourquoi M. Collin n'a-t-il pas de Plinville un bienfaiteur trahi par son obligé et emprisonné pour sa bienfaisance ? un innocent chargé de fers et de calomnies, torturé dans la pensée par un enquêteur criminel; dans sa confiance par un mouton (1), dans les premiers besoins de la vie, par un geolier, et dans son honneur enfin, par des juges ignorans ou vindicatifs, ou vendus ? Est-ce l'exemple qui nous manque ? que n'en a-t-il fait un cultivateur dépouillé par un voisin puissant ? un vigneron à la journée, accompagné de mille autres, qu'un coquin d'intendant comdamne à transporter de la montagne à la rivière et par corvée une coupe de bois de deux mille arpens, parce que cet intendant et sa maîtresse auraient reçu, en bons rouleaux, des mains des exploiteurs, le dixieme de la valeur effective du charoi de ces bois ? Est-ce l'exemple qui nous manque ? pourquoi n'en a-t-il pas fait un Rainal, un J.J. Rousseau persécutés de climat en climat par des sots et des cuistres, pour avoir instruit leur patrie et le monde ? ou quelqu'étourdi, lestement étranglé dans la tour du trésor pour une douzaine d'hémistiches contre une courtisanne ? ou un déplorable la Tude, renfermé et suplicié pendant trente-cinq ans dans des cloaques, avec un raffinement de cruauté à desesperer la pensée et à faire bouillir le sang humain ?.... Plinville eût-il osé dire alors que tout est bien ? eût-il été content de tout ? Pourquoi ?... eh ! juste ciel ! on remplirait cent volumes de pareilles souffrances, qui certes né sont pas supposées : et M. Collin n'a garde de toucher à ces vérités. C'est le feu du ciel qu'il fait descendre pour brûler quelques bottes de paille à son plaisant infortuné, tant il a peur de compromettre les vrais génies malfaisans, tant il est soigneux d'écarter loin des pestes publiques, les inductions et les soupçons que jetteraient sur les méchans la moindre petite adversité habituelle.

M. Collin ignorait-il ces abus monstrueux et ces persécutions criantes ? il ne connaît donc ni les hommes, ni le monde, ni la situation de sa patrie ? De quoi s'avise-t-il alors de travailler à son instruction ? mais que dis-je, son ouvrage même prouve qu'il connaît fort bien les misères de l'humanité et les malheurs de la France. Il a donc voulu, bien positivement nous abuser sur nos infortunes et en appuyer les auteurs.

Mais, M. Collin pouvait-il parler, en 1788, des horreurs de l'ancien règime ? qui l'eût osé  ? moi, je l'ai fait ; est modus in rebus. D'ailleurs quand on n'a pas le courage de plaider pour les malheureux, on a la pudeur de ne pas encourager les méchans. Si l'on n'ose pas dire aux puissans tout va mal, quand cela est, on ne dit pas aux faibles tout est bien, quand cela n'est pas. Quel nom donner à cette séduction rafinée, à cette politique astucieuse ? c'est trahir la vérité ; c'est tourner contre la patrie l'instruction qu'on a puisée dans son sein ; c'est mentir à sa consience que de fasciner les yeux de ses concitoyens sur leurs advessités, pour les préparer et les disposer à de plus grandes : c'est être cruel que d'employer à perpétuer nos maux les talens qu'on n'a reçus de la nature que pour prêcher sa doctrine, propager son influence, et rétablir son empire.

Je me suis élevé avec force contre la doctrine répandue dans la comédie de l'Optimiste, parce qu'elle attaque les droits de l'homme et la dignité de son être ; parce qu'elle tend à rompre les liens de la société en étouffant ce fondement de la morale, la pitié, la base de toutes les vertus ; parce que j'ai vu dans cet ouvrage les principes cachés du fatalisme qui n'a jamais fait que des esclaves, et le dessein formel d'attribuer des droits naturels et primitifs aux abus qui surchargent et dégradent ma patrie. Avant d'attaquer directement cette comédie, j'ai composé le Philinte de Molière pour la combattre ; j'ai conçu mon action de manière à détruire par autant de vérités chaque sophisme de M. Collin. C'est aux moralistes à juger si la victoire est de mon côté : la raison s'y trouve, j'en suis bien sûr.

Je me tais sur tout ce qui concerne la litterature relativement à ma comédie ; elle porte sa critique et sa défense ; les préfaces sont parfaitement inutiles sur ce point. Quant au talent de M. Collin, c'est assurément avoir eu le malheur de le louer que de condamner aussi sévèrement l'emploi qu'il en a fait.

Je n'ignore pas, à la honte des mœurs et au grand détriment de mon pays, que les gens-du-monde, et qui pis est les lettrés, font bien plus de cas de la forme que du fond. A l'exception de quelques écrivains essentiellement épris de la morale, je n'ai vu que le peuple qui sut s'attacher aux choses. Il serait bien tems que les arts, répudiant les esclaves, apportassent leur influence dans la chose publique. J'appuyerai de tous mes efforts cette noble résolution. La nature a borné la mesure de mes talens, mais mon ame est insatiable du bonheur d'être utile.

__________

(1) Un mouton, dans l'ancienne jurisprudence criminelle, et qni subsistera jusqu'à l'établissement des Jurés, était un brigand, un scélérat épouvantable, espèce d'officier secret de la Justice, que l'on mettoit en prison à côté de l'accusé que l'on ne pouvait convaincre, c'est-à-dire, que l'on vouloit perdre. Le mouton tâchoit de gagner la confiance de cet infortuné, sous le voile de l'amitié  ; et au moyen des épanchemens sacrés de ce sentiment, il lui tirait, comme on dit, les vers du nez ; sinon sur l'accusation prétendue, si elle étoit injuste, du moins sur les événemens de sa vie entière, que les Juges fouillaient avec acharnement, tant et si bien qu'il ne manquoit pas d'en sortir autres cas résultans du progès, et de-là, condamnation quelconque. Voilà quelles étaient les belles institutions de l'optimisme du siècle.

Mercure de France, tome CXXXVIII, n° 10 du samedi 6 mars 1790, p. 40-48 :

[Le Philinte de Molière est un grand événement de la saison théâtrale de 1790, et le critique en fait un long compte rendu : écrire la Suite du Misanthrope, c’est se mettre dans les traces du plus grand auteur de comédie de notre littérature. Ce défi est d‘ailleurs jugé audacieux par certains qui auraient préféré un titre plus modeste. La pièce est examinée ensuite à la lumière de ce que Rousseau en a dit, Rousseau qui critiquait le caractère donné à Alceste et à Philinte, et la pièce nouvelle est présentée comme réalisant le vœu de Rousseau : un Alceste indifférent à ses propres maux, et souhaitant au contraire soulager les maux des victimes d’une injustice, et un Philinte cynique, indifférent à tout ce qui ne le touche pas. Le critique résume l’intrigue, avec précision, pour montrer que la pièce est bien la mise « en action [de] l’idée de J. J. ». Un Alceste altruiste, et un Philinte «  toujours retranché dans son apathique insouciance sur des maux qu'il croit lui être étrangers ». Le rapprochement de la pièce avec l’opinion de Rousseau n’est en rien une dépréciation du travail de l’auteur : son talent, c’est de transformer une idée en action. Le plan choisi par Fabre d’Eglantine coïncide bien à ce qu’on attend dans une comédie de caractères, et le critique n’a que des reproches secondaires à lui faire sur ce point (il aimerait en savoir plus sur le « billet dérobé » qui va ruiner Philinte). Plus grave, il discute la vraisemblance du caractère de Philinte, qui ose tenir à Alceste des propos qui heurtent ses convictions : ce qu’on pourrait voir comme du cynisme ne paraît pas tolérable au critique. Toujours plus grave, le style de la pièce est présenté comme « souvent incorrect » : « cette partie de l'Ouvrage méritoit plus de soin de la part de son Auteur ». Mais tous ces reproches ne doivent pas faire oublier les qualités de l’ouvrage, et le talent de son auteur. Un seul acteur est félicité, en une seule phrase.]

THÉATRE DE LA NATION.

C’étoit sans doute une entreprise des plus hardies en Littérature, que de donner une suite à la Comédie du Misanthrope. C'est ce que vient de tenter Mr. Fabre d'Eglantine ; et pour ne pas plus dissimuler aux autres qu'à lui-même la nature de ses prétentions, il a bien franchement appelé sa Pièce, Le Philinte de Molière, ou la suite du Misanthrope. C'est bien ici qu'on peut appliquer ce vers de Racine :

                                   Et pour être approuvés,
De semblables projets veulent être achevés.

Quelques personnes auroient voulu qu'il eût choisi le titre de l'Egoïste, ce titre étoit en effet plus adroit, parce qu'il étoit plus modeste; mais au moins celui qu'il a préféré, à cela près qu'il établit une comparaison dangereuse, n'est nullement contraire à son but. Ces mots, la suite du Misanthrope, ne disent point que le Misanthrope soit le principal personnage de sa Comédie, et en la voyant, on ne doute point que Philinte n'en soit le véritable Héros : si ce caractère ressort moins que celui du Misanthrope, c'est que ce dernier, par sa nature, ayant, pour ainsi dire, plus d'explosion, est plus théatral, plus propre à captiver l'attention du spectateur.

J.J. Rousseau, dans sa Lettre sur les Spectacles, en raisonnant sur le Misanthrope de Molière, n'est pas pleinement satisfait de la manière dont ce caractère y est présenté ; il propose un changement au plan que Molière a choisi ; et c'est l'idée de Rousseau que M. Fabre d'Eglantine paroît avoir voulu exécuter.

Le Philosophe Genevois auroit désiré que Molière eût fait « un tel changement à son plan, que Philinte entrât comme Acteur nécessaire dans le nœud de sa Pièce, en sorte qu'on pût mettre les actions de Philinte et d'Alceste dans une apparente opposition avec leurs principes, et dans une conformité parfaite avec leurs caractères. Je veux dire, poursuit-il, qu'il falloit que le Misanthrope fût toujours furieux contre les vices publics, et toujourstranquille sur les méchancetés personnelles dont il étoit la victime. Au contraire, le Philosophe Philinte devoit voir tous les désordres de la société avec un flegme stoïque, et se mettre en fureur au moindre mal qui s'adresseroit directement à lui. En effet, j'observe que ces gens si paisibles sur les injustices publiques, sont toujours ceux qui font le plus de bruit au moindre tort qu'on leur fait, et qu'ils ne gardent leur philosophie qu'aussi long-temps qu'ils n'en ont pas besoin pour eux-mêmes. Ils ressemblent à cet Irlandois qui ne vouloit pas sortir de son lit, quoique le feu fût à la maison. La maison brûle, lui crioit-on : Que m'importe ? je n'en suis que le locataire. A la fin le feu pénétra jusqu'à lui: aussi-tôt il s'élance, il court, il crie, il s'agite, il commence à comprendre qu'il faut quelquefois prendre intérêt à la maison qu'on habite, quoiqu'elle ne nous appartienne pas ».

C'est d'après cette idée que M. d'Eglantine a construit la Fable de son Philinte. Il a représenté Alceste consolé, sans doute, de la perte de Célimène, mais en butte à de nouvelles injustices qui ont dû nourrir sa haine contre les hommes. Retiré dans sa terre, il s'est pourtant occupé du bonheur de ses vassaux, le zèle qu'il a mis à défendre l'un d'eux, opprimé par un procès injuste, l'en a rendu lui-même la victime ; et c'est pour un décret personnel qu'il revient à Paris, où il rencontre par hasard, dans un hôtel garni, Philinte avec sa femme Eliante.

Voilà donc Alceste de retour pour ses affaires personnelles, pour un danger pressant ; mais, à Paris, informé par son Avocat, d'un abus de confiance, d'une trame ourdie contre un inconnu qui est près d'être sacrifié, apprenant ensuite que cet inconnu est Philinte lui-même, il a bientôt oublié ses intérêts, et il n'est plus occupé que du soin de repousser l'injustice, et de défendre l'amitié.

Telle est la situation où le nouvel Auteur a placé son Alceste, et tel est le développement qu'il a donné à son caractère. Pour Philinte, dans ses conversations avec sa femme et avec son ami, il étale l'égoïsme le plus complet, le plus immoral; et la manière dont cet égoïsme est mis en action, est aussi morale que dramatique. C'est Philinte lui-même qui est la victime de la fourberie dont Alceste s'est indigné, avant de savoir qu'il étoit question de son ami. C'est à lui même qu'Alceste s'adresse pour armer le crédit en faveur de la justice ; il lui parle d'un billet de deux cent mille écus surpris à un Maître trop confiant, par un Intendant fripon, et comme Philinte est allié à un Ministre puissant, Alceste lui propose de l'implorer pour défendre un honnête homme opprimé, mais Philinte ignorant que c'est sa propre signature qu'on a surprise, oppose au zèle ardent de son ami la plus froide insensibilité : il prétend qu'il ne doit pas fatiguer pour autrui un protecteur qui peut lui être utile à lui-même, et il va même jusqu'à dire qu'il n'y a pas grand mal à cela ; qu'un argent qu'on dérobe n'est jamais perdu pour la société ; que l'un s'enrichit de ce qui appauvrit l'autre, et qu'au bout du compte, tout est bien.

Mais bientôt il apprend que c'est lui qu'on a dupé, que c'est lui que l'on condamne à payer les deux cent mille écus ; alors ce n'est plus cet esprit si tranquille et si indulgent; c'est un homme furieux et désespéré, qui crie à l'injustice, et qui n'est plus tenté de dire que tout est bien.

Cette découverte ne ralentit point le zèle d'Alceste ; il empêche Philinte d'aller en prison, en offrant et en faisant accepter son cautionnement pour les cent mille écus ; bientôt même il parvient à retirer le billet ; mais après avoir satisfait aux devoirs de l'amitié et de la justice, il croit devoir rompre des nœuds qui l'attachoient à un homme, indigne du nom de son ami ; et avec toute la franchise énergique de son caractère, après avoir rendu Philinte heureux, il l'abandonne, et lui dit adieu pour toujours.

D'ap:ès cette courte notice, on voit que M. Fabre d'Eglantine a mis en action l'idée de J. J. dans Alccste. Arrivé à Paris pour ses affaires, et les abandonnant aussi-tôt pour repousser une injustice faite à autrui, on retrouve ce Misanthrope que Rousseau voudroit voir toujours furieux contre les vices publics, et toujours tranquille sur les méchancetés personnelles dont il est la victime ; comme dans Philinte, toujours retranché dans son apathique insouciance sur des maux qu'il croit lui être étrangers, refusant de faire un pas, de dire un mot, pour repousser une injustice dont il est loin de se croire l'objet, mais perdant tout à coup son flègme et jetant les hauts cris, dès qu’il s’apperçoit qu'il est question de son propre intérêt, il est aisé de reconnoître ce Philosophe que Rousseau vouloit représenter, voyant tous les désordres de la société avec un flègme stoïque , et se mettant en fureur au moindre mal qui s'adresse directement à lui.

Le but de ce rapprochement n'est point de déprécier le mérite de cette Comédie, ceux qui connoissent les secrets de l'Art, savent que le talent de mettre une idée au théatre, c'est-à-dire en action, de réaliser par l'illusion dramatique, ce qui n'existoit encore que par l'observation, est une création véritable, et l'exemple de nos plus célèbres Auteurs en fait foi. Cette réflexion est si vraie, que tel homme qui, né sans talent pour la Scène, auroit imaginé le plus heureux sujet, ne parvicndroit jamais à en faire un ouvrage médiocre.

On a dû voir déjà que le plan de Philinte étoit propre à développer les sentimens des divers personnages mis en scène ; et c'est le genre d'action qui convient aux Comédies de caractères. On eût seulement désiré plus d'éclaircissement sur la nature de l'obligation des deux cent mille écus surprise à Philinte, et plus de vraisemblance dans la manière dont elle est retirée par Alceste ; car ce caractère donné au Procureur Rolet, ne promet pas un homme qui se dessaisit d'un titre aussi aisément. Peut-être aussi l'Auteur pouvoit-il donner à sa fable une base plus importante que le billet dérobé. Mais tout cela est bien racheté par les intentions dramatiques et les résultats de morale qui sortent de l'intrigue et du dénouement, lorsqu'on voit Philinte trouver dans son propre égoïsme une grande leçon, comme un juste châtiment, et le vertueux Alceste, toujours juste & sensible envers Philinte, servir en lui le malheureux, et punir l'égoïste, le rendre heureux, et s'en séparer.

Si après l'examen de l'action, nous passons à celui des caractères de cette Comédie, nous trouverons ceux d'Alceste et de Philinte tracés avec énergie, mais ils donnent lieu l'un et l'autre à quelques observations On a déjà remarqué avec raison qu'Alceste avoit gagné, pour la bonté morale, dans la nouvelle Comédie, tandis que Philinte qu'on n'avoit vu que foible, s'y montre vraiment odieux. L'Auteur a pressenti lui même cette dernière objection, puisqu'il fait dire à Philinte par Alceste :

Et je vous ai connu bien meilleur que nous n'êtes.

Aussi ce rôle a-t-il souvent déplu par l'indignation qu'il a excitée. Tâchons d'en trouver les motifs. D'abord, Molière avoit fait de Philinte un personnage subordonné à Alceste ; M. Fabre d’Eglantine en ayant fait le Héros de sa Pièce, a donné plus d'étendue à son caractère, et en renforçant les traits de la peinture, il a rendu le modèle plus odieux ; Molière n'avoit montré de ce caractère que ce qu'il en falloit pour atteindre à son but, il n'en a laissé voir que le profil, M. d Eglantine l'a peint en face, et il en a montré par là toute la difformité morale. Aussi ne doit-on pas manquer d'observer que le résultat est bien différent dans les deux Ouvrages, car si M. d'Eglantine a rendu Philinte plus coupable, aussi l'a t il puni de la manière la plus éclatante et la plus exemplaire.

M. d'Eglantine, pour être fidèle à son plan, devoit donc renforcer le caractère de Philinte ; mais s'il a donné à ce personnage la physionomie qu'il devoit avoir, nous le croyons bien moins irréprochable pour le langage qu'il lui a prêté ; et c'est sur-tout à ce second motif qu'il faut attribuer le déplaisir qu'une partie du public a témoigné en voyant ce personnage. Assurément les Philinte de la Société pensent bien ce que dit le Philinre de M. d'Eglantine, mais ils n'ont garde de le dire comme lui. En effet, il est invraisemblable que ce personnage dise froidement qu'un vol ne fait du mal qu'à un seul, et qu'il fait le bien de plusieurs, qu'il trouve une sorte de gentillesse à prononcer gracieusement ce vers :

Eh bien! c'est un trésor qui va changer de bourse,

Et à qui débite-t-il cette morale si peu humaine ? à un homme pour qui la vertu n'est pas un devoir, mais une passion, à un homme dont les austères principes lui sont connus depuis si long-temps. Ces sentimens doivent être en effet dans le cœur de Philinte ; mais il devoit ou ne les manifester que par ses actions, ou ne les confier qu'à un complice, et non à un ami vertueux.

Ce reproche touche de près au style ; et cette partie de l'Ouvrage méritoit plus de soin de la part de son Auteur. Car enfin ; le Misanthrope de Molière est la Pièce la mieux écrite de son Théatre; et M. d'Eglantine devoit d'autant moins s'attendre à éviter la comparaison, qu'il l'avoit, pour ainsi dire, provoquée par le titre de sa Comédie. Son style est souvent incorrect ; il faut le dire, mais en ajoutant qu'il a souvent aussi de la verve, et qu'on y remarque de ces vers heureux qui frappent l'esprit ou le cœur d'une maxime ou d'un sentiment inattendu.

Nous soumettons à M. d'Eglantine lui même des observations qui ne nous sont dictées que par l'estime qu'inspire son Ouvrage ; ce qui est plus évident encore que nos critiques, c'est que cette Pièce prouve un véritable talent pour la bonne Comédie ; et ceux qui connoissent les difficultés de ce bel art, sentiront toute la force de cet éloge.

M. Molé a réuni tous les suffrages par les savans apperçus et la chaleur entraînante qu'il a su mettre dans le rôle d'Alceste

L'Esprit des journaux français et étrangers, dix-neuvième année, tome IV (avril 1790), p. 318-328 :

Le lundi 22 février, on a donné avec succès la première représentation du Philinte de Moliere, ou la suite du Mysanthrope, comédie en cinq actes & en vers de M. Fabre d'Eglantine.

L'auteur avoit prévenu le public sur sa pièce, ar la lettre suivante, insérée dans un journal quelques jours avant la représentation.

Messieurs,

« On va jouer, sur le théatre de la nation, le Philinte de Moliere, ou la suite du Mysanthrope. Quelques personnes trouveront sans doute mon entreprise téméraire ; d'autres me taxeront d'imprudence, de ce qu'ayant composé cet ouvrage, je n'ai pas l'adresse de faire le modeste en le produisant sous un autre titre. Je ne m'excuserai auprès de qui que ce soit ; j'ai fait la suite du Mysanthrope, & je l'affiche.

« Je prie avec instance les spectateurs de vouloir bien écouter attentivement ma comédie, & ne la juger qu'après l'avoir entendue ; je le mérite par le choix du sujet.

« Dans la suite du Mysanthrope, il ne s'agit ni d'amour proprement dit, ni d'amour paternel ou filial, ou fraternel, ou conjugal, ni d'amitié, ni de belles-lettres, ni de sciences, ni de religion, ni de politique, ni de philosophie, ni de ridicules anciens ou modernes, ni de modes, ni d'étiquette, ni de préjugés : ce n'est rien moins qu'un drame, c'est une vraie comédie de caractere, & en ma conscience, j'en y crois l'intérêt véhément.

« Ma comédie étoit faite, reçue & distribuée par rôle avant la révolution ; depuis, je n'y ai pas ajouté un vers : cependant jamais piece de théatre, à mon sens, ne convint mieux aux circonstances actuelles que la suite du Mysanthrope, par la raison que j'y présente au siecle l'homme du siécle, l'homme que doit méditer le légistateur, & que l'administrateur doit connoître.

« On va s'attendre à des sermons : pas un vers qui en ait seulement l'air ; tout est action, du premier mot jusqu'au dernier.

« Ce que je viens de dite est vrai à la lettre ; je ne dis pas pour cela que ma piece soit bonne ; mais, graces à l'attention que je réclame pendant tout le cours de la représentation, & que j'espere , on verra combien mes intentions sont respectables.

« L'auteur de la suite du Mysanthrope, »

C'étoit sans doute une entreprise des plus hardies en littérature, que de donner une suite à la comédie du Misanthrope. Et pour ne pas plus dissimuler aux autres qu'à lui-même la nature de ses prétentions, M. Fabre d'Eglantine, comme on le voit, a bien franchement appellé sa piece, le Philinte de Moliere, ou la suite du Misanthrope. C'est bien ici qu'on peut appliquer ce vers de Racine :

         Et pour être approuvés,
De semblables projets veulent être achevés

Quelques personnes auraient voulu qu'il eût choisi le titre de l'Egoïste ; ce titre étoit en effet plus adroit, parce qu'il étoit plus modeste ; mais au moins celui qu'il a préféré, à cela près qu'il établit une comparaison dangereuse, n’est nullement contraire à son but. Ces mots, la suite du Misanthrope, ne disent point que le Misanthrope soit le principal personnage de sa comédie, & en la voyant, on ne doute point que Philinte n'en soit le véritable héros : si ce caractere ressort moins que celui du Misanthrope, c'est que ce dernier, par sa nature, ayant pour ainsi dire plus d'explosion, est plus théatral, plus propre à captiver l'attention du spectateur.

J. J. Rousseau, dans la lettre sur les spectacles, en raisonnant sur le Misanthrope de Moliere, n'est pas pleinement satisfait de la maniere dont ce caractere y est présenté ; il propose un changement au plan que Moliere a choisi ; & c'est l'idée de Rousseau que M. Fabre d’Églantine paroît avoir voulu exécuter.

Le philosophe genevois auroit désiré que Moliere eût fait « un tel changement à son plan, que Philinte entrât comme acteur nécessaire dans le nœud de sa piece, en sorte qu'on pût mettre les actions de Philinte & d'Alceste dans une apparente opposition avec leurs principes, & dans une conformité parfaite avec leurs caracteres. Je veux dire, poursuit-il, qu'il falloit que le Misanthrope fût toujours furieux contre les vices publics, & toujours tranquille sur les méchancetés personnelles dont il étoit la victime. Au contraire, le philosophe Philinte devoit voir tous les désordres de la société avec un flegme stoïque, & se mettre en fureur au moindre mal qui s'adresseroit directement à lui. En effet, j'observe que ces gens si paisibles sur les injustices publiques, sont toujours ceux qui font le plus de bruit au moindre tort qu'on leur fait, & qu'ils ne gardent leur philosophie qu'aussi long-tems qu'ils n'en ont pas besoin pour eux-mêmes. Ils ressemblent à cet Irlandois qui ne vouloit pas sortir de son lit, quoique le feu fût à la maison. La maison brûle, lui crioit-on : que m'importe ? je n'en suis que le locataire. A la fin le feu pénétra jusqu'à lui : aussi-tôt il s'élance, il court, il crie, il s'agite ; il commence à comprendre qu'il faut quelquefois prendre intérêt à la maison qu'on habite, quoiqu'elle ne nous appartienne pas. »

C'est d'après cette idée que M. d'Eglantine a construit la fable de son Philinte. Il a représenté Alceste consolé sans doute de .la perte de Célimène, mais en butte à de nouvelles injustices qui ont dû nourrir sa haine contre les hommes. Retiré dans sa terre, il s'est pourtant occupé du bonheur de ses vassaux ; le zele qu'il a mis à défendre l'un d'eux, opprimé par un procès injuste, l'en a rendu lui-même la victime ; l'enfer est déchaîné pour un arpent de terre ! & c'est pour un décret personnel qu'il revient à Paris où il rencontre par hasard, dans un hôtel garni, Philinte avec sa femme Eliante.

Voilà donc Alceste de retour pour ses affaires personnelles, pour un danger pressant ; mais à Paris, informé par son avocat, d'un abus de confiance, d'une trame ourdie contre un inconnu qui est près d'être sacrifié, apprenant ensuite que cet inconnu est Philinte lui-même, il a bientôt oublié ses intérêts, & il n'est plus occupé que du soin de repousser l'injustice, & de défendre l'amitié.

Telle est la situation où le nouvel auteur a placé son Alceste, & tel est le développement qu'il a donné à son caractere. Pour Philinte, dans ses conventions avec sa femme & avec son ami, il étale l’égoïsme le plus complet, le plus immoral ; & la maniere dont cet égoïsme est mis en action, est aussi morale que dramatique. C'est Philinte lui-même qui est la victime de la fourberie dont Alceste s'est indigné, avant de savoir qu'il étoit question de son ami. C'est à lui-même qu'Alceste s'adresse pour armer le crédit en faveur de la justice ; il lui parle d'un billet de deux cent mille écus surpris à un maître trop confiant, par un intendant frippon ; & comme Philinte est allié à un ministre puissant, Alceste lui propose de l'implorer pour défendre un honnête homme opprimé ; mais Philinte ignorant que c'est sa propre signature qu'on a surprise, oppose au zele ardent de son ami la plus froide insensibilité : il prétend qu'il ne doit pas fatiguer pour autrui un protecteur qui peut lui être utile à lui-même, & il va même jusqu'à dire qu'il n'y a pas grand mal à cela ; qu'un argent qu'on dérobe n'est jamais perdu pour la société ; que l'un s'enrichit de ce qui appauvrit l'autre, & qu'au bout du compte, tout est bien.

Mais bientôt il apprend que c'est lui qu'on a dupé, que c'est lui que l'on condamne à payer les deux cent mille écus ; alors ce n'est plus cet esprit si tranquille & si indulgent ; c'est un homme furieux & désespéré, qui crie à l'injustice, & qui n'est plus tenté de dire que tout est bien

Cette découverte ne ralentit point le zele d'Alceste ; il empêche Philinte d'aller en prison, en offrant & en faisant accepter son cautionnement pour les cent mille écus ; bientôt même il parvient à retirer le billet ; mais après avoir satisfait aux devoirs de l'amitié & de la justice, il croit devoir rompre des nœuds qui l'attachoient à un homme, indigne du nom de son ami ; & avec toute la franchise énergique de son caractere, après avoir rendu Philinte heureux, îl l'abandonne, & lui dit adieu pour toujours.

D'après cette courte notice., on voit que M. Fabre d'Eglantine a mis en action l'idée de J. J. dans Alceste. Arrivé à Paris pour ses affaires, & les abandonnant aussi-tôt pour repouser une injustice faite à autrui, on retrouve ce misanthrope que Rousseau voudroit voir toujours furieux contre les vices publics, & toujours tranquille sur les méchancetés personnelles dont il est la victime ; comme dans Philinte, toujours retranché dans son apathique insouciance sur des maux qu'il croit lui être étrangers, refusant de faire un pas, de dire un mot, pour repousser une injustice dont il est loin de se croire l'objet, mais perdant tout-à-coup son flegme & jettant les hauts cris, dès qu'il s'apperçoit qu'il est question de son propre intérêt, il est aisé de reconnoître le philosophe que Rousseau vouloir représenter, voyant tous les désordres de la société avec un flegme stoïque, & se mettant en fureur au moindre mal qui s'adresse directement à lui.

Le but de ce rapprochement n'est point de déprécier le mérite de cette comédie ; ceux qui connoissent les secrets de l'art, savent que le talent de mettre une idée au théatre, c'est-à-dire en action, de réaliser par l'illusion dramatique, ce qui n'existoit encore que par l'observation, est une création véritable ; & l'exemple de nos plus célebres auteurs en fait foi. Cette réflexion est si vraie, que tel homme qui, né sans talent pour la scene, auroit imaginé le plus heureux sujet, ne parviendroit jamais à en faire un ouvrage médiocre.

On a dû voir déjà que le plan de Philinte étoit propre à développer les sentimens des divers .personnages mis en scene ; & c'est le genre d'action qui convient aux comédies de caractere. On eût seulement désiré plus d'éclaircissement sur la nature de l'obligation des deux cent mille écus surprise à Philinte, & plus de vraisemblance dans la maniere dont elle est retirée par Alceste ; car le caractere donné au procureur Rolet, ne promet pas un homme qui se dessaisit d'un titre aussi aisément. Peut-être aussi l'auteur pouvoit-il donner à sa fable une base plus importante que le billet dérobé. Mais tout cela est bien racheté par les intentions dramatiques & les résultats de morale qui sortent de l'intrigue & du dénouement, lorsqu'on voit Philinte trouver dans son propre égoïsme une grande leçon, comme un juste châtiment, & le vertueux Alceste, toujours juste & sensible envers Philinte, servir en lui le malheureux, & punir l'égoïste, le rendre heureux, & s'en séparer.

Si après l'examen de l'action, nous passons à celui des caracteres de cette comédie, nous trouverons ceux d'Alceste & de Philinte tracés avec énergie ; mais ils donnent lieu l'un & l'autre à quelques observations. On a déjà remarqué avec raison qu'Alceste avoit gagné, pour la bonté morale dans la nouvelle comédie ; tandis que Philinte, qu'on n'avoit vu que foible, s'y montre vraiment odieux. L'auteur a pressenti lui-même cette derniere objection, puisqu'il fait dire à Philinte par Alceste :

Et je vous ai connu bien meilleur que vous n'êtes.

Aussi ce rôle a-t-il souvent déplu par l'indignation qu'il a excitée. Tâchons d'en trouver les motifs. D'abord, Moliere avoit fait de Philinthe un personnage subordonné à Alceste ; M. Fabre d'Eglantine en ayant fait le héros de sa piece, a donné plus d'étendue à son caractere ; & en renforçant les traits de la peinture, il a rendu le modele plus odieux ; Moliere n'avoit montré de ce caractere que ce qu'il en falloit pour atteindre à son but ; il n'en a laissé voir que le profil ; M. d'Eglantine l'a peint en face ; & il en a montré par-là toute la difformité morale. Aussi ne doit-on pas manquer d'observer que le résultat est bien différent dans les deux ouvrages ; car si M. d'Eglantine a rendu Philinte plus coupable, aussi l'a-t-il puni de la maniere la plus éclatante & la plus exemplaire.

M. d'Eglantine, pour être fidele à son plan, devoit donc renforcer le caractere de Philinte ; mais s'il a donné à ce personnage la physionomie qu'il devoit avoir, nous le croyons bien moins irréprochable pour le langage qu'il lui a prêté ; & c'est sur-tout à ce second motif qu'il faut attribuer le déplaisir qu'une partie du public a témoigné en voyant ce personnage. Assurément les Philinte de la société pensent bien ce que dit le Philinte de M. d'Eglantine ; mais ils n'ont garde de le dire comme lui. En effet, il est invraisemblable que ce personnage dise froidement qu'un vol ne fait du mal qu'à un seul, & qu'il fait le bien de plusieurs ; qu'il trouve une sorte de gentillesse à prononcer gracieusement ce vers :

Eh bien! c'est un trésor qui va changer de bourse.

Et à qui débite-t-il cette morale si peu humaine ? à un homme pour qui la vertu n'est- pas un devoir, mais une passion ; à un homme dont les austeres principes lui sont connus depuis si long-tems. Ces sentimens doivent être en effet dans le cœur de Philinte ; mais il devoit ou ne les manifester que par ses actions, ou ne les confier qu'à un complice, & non à un ami vertueux.

Ce reproche touche de près au style ; & cette partie de l'ouvrage méritoit plus de soin de la part de son auteur. Car enfin, le Misanthrope de Moliere est la piece la mieux écrite de son théatre ; & M. d'Eglantine devoit d'autant moins s'attendre à éviter la comparaison, qu'il l'avoit, pour ainsi dire, provoquée par le titre de sa comédie. Son style est souvent incorrect ; il faut le dire, mais en ajoutant qu'il a souvent aussi de la verve, & qu'on y remarque de ces vers heureux qui frappent l'esprit ou le cœur d'une maxime ou d'un sentiment inattendu.

Nous soumettons à M. d'Eglantine, lui-même, des observations qui nous ne sont dictées que par l'estime qu'inspire son ouvrage ; ce qui est plus évident encore que nos critiques, c'est que cette piece prouve un véritable talent pour la bonne comédie ; & ceux qui connoiffent les difficultés de ce bel art, saisiront toute la force de cet éloge.

M. Molé a réuni tous les suffrages par les savans apperçus & la chaleur entraînante qu'il a su mettre dans le rôle d'Alceste.

Après la représentation, on a demandé l'auteur ; M. Molé a paru, au bruit des applaudissemens, & a nommé M. Fabre d'Eglantine, que le public a voulu voir & qui lui a été présenté. On a saisi cet instant pour demander la remise de l'heureux Imaginaire, comédie du même auteur, dont l'année derniere, on n'a pas voulu laisser achever la premiere représentation.

Dans son numéro de mai 1791 (vingtième année, tome V), p. 67-95, l'Esprit des journaux français et étrangers a consacré un très long article à la pièce, lors de la publication de la brochure du Philinte de Molière. Le critique propose un « extrait » qui suit pas à pas le déroulement de la pièce. La longueur exceptionnelle de cet extrait est justifié par la qualité de la comédie de Fabre d'Églantine.

Le Philinte de Moliere, ou la suite du Mifanthrope, comédie en cinq actes, en vers, par P. F. N. Fabre d'Eglantine, représentée au théatre françois le 22 février 1790 ; avec cette épigraphe: Miseris succurrere disco, Virg. Æneid. Lib. 1 : prix 30 f. Chez Prault, imprimeur du roi, quai des Augustins, à l'Immortalité, 1791.

Nous demandons à nos concitoyens comment il est possible qu'on coure à des drames pleureurs, ou à des farces dénuées de bon comique, & que l'on ait abandonné, pour ainsi dire, dès la naissance, la comédie la plus belle, la plus forte de conception, la plus morale, la plus intéressante en un mot qu'on ait vue depuis un bien long tems sur le théatre de la nation ? Que faut-il donc faire, dans ce siecle où l'on voit tant de poésies fugitives & si peu de poëtes, tant d'écrits & si peu d'écrivains ? Comment faut-il donc présenter Thalie ? Nous le disons à la honte de notre littérature : nous avons quitté le naturel pour le factice, le vrai pour le vraisemblable, le pathétique pour l'horreur, & la sensibilité pour les convulsions. Les auteurs dramaturges ou superficiels ont dégradé la scene, & le faux esprit, le persifflage & le drame ont pris la place de la bonne comédie.

Le Philinte de Moliere n'a attiré personne au théatre françois, & il n'a eu qu'un succès d'estime. Cependant quelle coupe heureuse ! quel intérêt, quelle vérité dans les mœurs, & quel naturel dans les caracteres ! Un Philinte, homme du monde, égoïste froid & dur, de glace sur les maux d'autrui, au désespoir, quand le malheur lui arrive ; combien de Philinte dans la société ! Alceste, humoriste sombre, mais d'une vertu integre, froid sur les maux, sensible à ceux d'autrui, obligeant ses amis, au péril même de sa liberté (ce qu'il prouve en se nommant à un commissaire, chargé lui-même d'un décret de prise-de-corps) : voilà bien le Misanthrope de Moliere. Un avocat pauvre & honnête homme, un procureur riche & fripon, une épouse sensible & douce, qui sait supporter & plaindre les défauts de son mari : tous ces caracteres sont tracés avec la plus grande énergie dans l'ouvrage de M. Fabre.

Nous ne parlerons point de la préface qu'il a mise à la tête de cette piece : elle est entiérement dirigée contre l'Optimiste de M. Collin d'Harleville, dont elle attaque la doctrine. M. Fabre, en l'écrivant avec force, n'a pu y dissimuler beaucoup d'humeur contre un auteur estimable, auquel il prête des Intentions qu'à coup-sûr il n'avoit pas en faisant son Optimiste. Cependant cette préface, comme critique, est faite avec beaucoup d'esprit & de logique. On trouve à la fuite, un prologue que nous regrettons de ne pas voir jouer sur la scene françoise. L'auteur s'y suppose en conversation avec un de ses amis sur le Philinte qu'il va donner au théatre : il y prouve sa haine pour les prôneurs de sociétés & pour le faux esprit en général. Plein d'un noble amour-propre, il y combat les auteurs sans couleur, sans cachet & sans énergie, & termine son prologue par ces vers au public :

Messieurs, pour un instant, oubliez donc, de grace,
De mille faux portraits la coquette grimace.
C'est mal, à qui les peint, de déguiser nos mœurs.
Je viens vous révéler de coupables erreurs.
Par les fautes d'autrui s'amender & s'inkruire,
C'est un bien : daignez donc m'écouter & me lire.
Les pervers, que ma plume a tracés avec soin,
Le masque sur le front, sont là dans quelque coin :
Imposez-leur silence, & que leur seule rage
Prouve la vérité qui luit dans mon ouvrage !

Le style de cette piece paroît par fois un peu négligé : mais il offre aussi des tirades fortement écrites, de grandes pensées, des tournures de phrases hardies & pleines d'exprefsson, & par tout une grande facilité. En un mot, c'est un ouvrage plein de sens, de chaleur, de verve; d'énergie, & qui prouve une profonde connoissance de la scene, des mœurs & du cœur humain.

Eliante & Philinte ouvreut la scene. Voyons comment ils s'y peignent tous deux. Le doucereux & l'égoïste Philinte (car dans le nouveau tableau il réunit ces deux masques) débute par ces deux vers de Moliere :

Je prends tout doucement les hommes comme ils font ;
J'accoutume mon ame à souffrir ce qu'ils font.

Puis, continuant la leçon un peu amere qu'il faisoit à sa vertueuse moitié,

Eliante, (lui dit-il) on fait mal pour vouloir trop bien faire.

Un défaut peut servir, & ce qui nuit peut plaire ;
Mais il vous faut, Madame, un empire absolu.
Ce qu'une femme veut, ce qu'elle a résolu
Ne peut souffrir d'obstacle.  .  .  .  .  .  .  .  .
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Qu'importe le succès ? L'erreur n'est jamais grande,
Tout va bien, après tout, pourvu qu'elle commande,

Aux douces plaintes que lui fait Eliante de ce ton d'humeur qu'il lui montre, Philinte ne répond que par un persifflage aussi froid qu'injurieux & bien digne d'un vrai mari, comme elle le lui dit. Je sais, réplique-t-il,

                      .  .  .  .  . que si je fus le maître
Dans ma maison, c'est vous, oui, vous, qui devez l'être.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
.  .  .  .  .  .  .  .  .   .  .  .  .  . Votre tour est venu.
Au ministere enfin votre oncle parvenu
A votre volonté donne un relief étrange,
Et sur ce grand crédit il faut que je m'arrange.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
.  .  .  . Je sens très-bien tout ce qu'un favori,
Un oncle tout puissant depuis quelques semaines,
Doit donner à nous deux d'influence ou de peines.
Un peu d'ambition m'a gagné, je le sais.
Me voilà, par vos soins, comte de Valencès,
Mais Philinte toujours d'humilité profonde ;
Comte de Valencès pour briller dans le monde,
Mais Philinte céans, autant qu'il se pourra,
Pour n'y faire, en un mot, que ce qu'il vous plaira.

Cette conversation aigre-douce de la part du nouvel ambitieux le conduit à se plaindre de se voir logé depuis six jours dans un hôtel garni, tandis qu'il peut s'attendre aux visites des plus grands de l'état, & voici comment Eliante se justifie de ce contre-tems, imaginé très-heureusement par l'auteur pour la marche de la piece, dont l'intrigue fait honneur à l'imagination du poëte, don de l'esprit devenu si rare aujourd'hui ;

Sur de nouveaux projets notre hôtel s'établit;
Et quand du haut en bas, on arrange, on bâtit,
Falloit-il pour trois mois d'intervalle peut-être,
Se meubler autre part ? Vous en êtes le maître ;
Mais qui s'en chargera ? Sera-ce vous ou moi ?
Cette espece de soin veut de la bonne foi.

Philinte répond qu'on ne lui allégueroit point ces motifs d'embarras, si, pour se rendre encore plus maîtresse, Madame ne l'avoit pas forcé de chasser Robert, son intendant. – C'est un frippon, réplique Eliante. Philinte soutient qu'il étoit adroit, prudent, actif, officieux. – C'eft un frippon, vous dis-je, répete-t-elle avec une fermeté décente ; & Philinte, dont la paresse se reposoit sur ce Robert, continue à le défendre d'un vol controuvé dont il avoit été accusé, & sur lequel il n'existoit point de preuve.

Dubois, ancien valet d'Alceste, en paroissant, étonne les deux époux, auxquels il apprend qu'il est fort heureux de les rencontrer ; parsqu'il les cherche de la part de son maître, arrivé de la nuit derniere dans ce même hôtel de Poitou. Il veut raconter aux deux amis d'Alceste le nouveau tracas qu'il a éprouvé dans sa terre, & qui l'a forcé de prendre la fuite. Vous verrez, dit Philinte,

                      Qu'au milieu des rochers & des bois,
Sévere défenseur de la vertu, des loix,
Il se sera mêlé, je gage, en quelque affaire
Ou dans quelque débat dont il n'avoit que faire.

Dubois.

Monsieur l'a deviné. C'est un cœur excellent.

Philinte.

Oui, voilà mon censeur austere & violent.

Dubois, à qui M. Fabre a conservé le caractere brouillon que lui avoit donné Moliere, veut faire le récit de l'aventure de son maître, & ce qu'il en dit n'en donne pas une idée bien nette. Il va voir si lui-même peut venir raconter sa propre histoire. Tandis que Dubois est sorti, Eliante fait observer à son époux combien ils doivent aujourd'hui bénir leur sort, qui leur donne un si bon moyen de servir d'appui à leur ami.

Mon oncle (dit-elle)..., fur notre vive instance,
Employera son crédit, son zele, sa puissance
Et sur-tout sa justice à servir notre ami.

Philinte.

Je promets de ne pas m'employer à demi.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Mais encore, Madame, il est prudent, je crois,
De connoître avant tout sa conduite, ses droits :
Car sa bizarrerie, impossible à réduire,
En de tels embarras auroit pu le conduire,
Qu'il seroit messéant & même dangereux
De s'avouer bien haut sottement généreux.

Alceste paroît : Philinte se jette à son cou & le remercie de venir chercher près de ses bons amis, les consolations dont il peut avoir besoin. Eliante, émue en le voyant, l'assure qu'elle ne voit pas ses nouveaux malheurs avec indifférence. Alceste, serrant de droite & de gauche les mains de ses amis, leur dit :

                    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  ..
Je cherchois sur la terre un endroit écarté
Où d'être homme d'honneur on eêt la liberté.

Je ne le trouve point. Eh ! quel endroit sauvage
Que le vice insolent n'atteigne & ne ravage ?
Ainsi, de proche en proche, & de chaque cité
File au loin le poison de la perversité.
Dans la corruption, le luxe prend racine ;
Du luxe, l'intérêt tire son origine;
De l'intérêt provient la dureté du cœur.
Cet endurcissement étouffe tout honneur ;
Il étouffe pitié, pudeur, loix & juftice.
D'une apparence d'ordre & d'un devoir factice,
Les crimes les plus grands, grossiérement couverts,
Sont le code effronté de ce siecle pervers.
La vertu ridicule avec faste est vantée
Tandis qu'une morale en secret adoptée,
Morale désastreuse, est l'arme du puissant
Et des frippons adroits pour frappes l'innocent.

Philinte ose ici rassurer son ami, & le flatter par une phrase du monde poli, qu'il est encore des cœurs prêts à s'intéresser à lui ; mais Alceste ne connoît qu'eux deux qu'il ait pu désirer de revoir avant de quitter pour jamais sa patrie, & de s'être convaincu que l'homme est par-tout le même, & que rien n'est si méchant sur la terre. Allons, appaisez-vous, lui dit Philinte, qui veut gager avec lui que ce nouveau désastre dont il fait tant de bruit, est au fond peu de chose.

C'est un amas d'horreurs (répond Alceste), dans l'effet, dans la cause ;
Et vous déja, Monsieur, qui me désespérez,
Qui jugez de sang-froid ce que vous ignorez,
Voyez s'il fut jamais une action plus noire
Que le trait..  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Il s'arrête pour donner à Dubois, avant son récit, la commission d'aller au palais lui chercher un avocat.  .  .  . Le premier venu : car il pense que c'est du hasard seul qu'il peut attendre un honnête homme.

Philinte lui reproche cette bizarrerie, & Alceste n'arrête sa remontrance qu'en lui demandant s'il veut entendre sa fâcheuse aventure dont voici l'intéressant & pittoresque récit.

.  .  .  .  . Quand l'hymen vous unit tous les deux,
J'allai m'ensevelir dans un désert affreux :
Affreux pour le méchant, pour la vertu superbe.
L'homme avoit en ces lieux pour trésor une gerbe,
Pour faste la santé, le travail pour plaisir,
Et la paix de ses jours pour unique désir.
Grace au ciel, dans ce lieu sauvage & solitaire;
Parmi de bons vassaux je trouvois ma chimere,
Douce pitié, candeur, raison, franche gaieté.
L'ignorance des maux & l'antique bonté.
Mais qu'elle dura peu, cette charmante vie !
En un jour, la discorde, & le luxe, & l'envie,
Les désirs corrupteurs, & l'avide intérêt,
Et les besoins parés de leur perfide attrait,
Avec un parvenu, turbulent personnage,
Vinrent, en s'y logeant, troubler son voisinage.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Je veux, dans le principe, effrayé de ces maux,
Maintenir à la fois la paix & mes vassaux ;
Mais enfin, à l'appui d'un renom de puissance,
L'iniquité parut avec tant d'impudence,
Que j'oppose en courroux au front de l'oppresseur
Le front terrible & sûr d'un juste défenseur.
Le champ d'un villageois, son patrimoine unique,
Convient au parvenu, qui, de ce bien modique,
Veut agrandir un parc, je ne sais quel jardin
Qui fatigue la terre & mon village; enfin
Il veut avoir ce champ ; on ne veut pas le vendre,
Et voilà cent détours inventés pour le prendre,
Titres insidieux, procès, ruse, incidens,
Créanciers suscités, persécuteurs ardens,
Bruit, menaces, terreur & domestique guerre ;
L'enfer est déchaîné pour un arpent de terre.
Et moi, lâche témoin de ce crime inoui
Je l'aurois enduré ! je me suis réjoui
De braver les frippons, & d'en avoir vengeance,
En faisant tête à tout, plaidant avec outrance.
J'ai soutenu le foible, & le foible vainqueur
A conservé son bien. Alors, la rage au cœur,
Les traitres ont tourné contre moi leurs machines :
Ils ont tant fait d'horreurs, tant fait jouer de mines  ;
Tant controuvé de faits avec dextérité,
Que, je ne fais comment, je me vois décrété.
J'ai cent preuves ici (*) de leur lâche conduite               (*) Montrant un porte-feuille.
Et cependant il faut que je prenne la fuite.
La loi donne aux méchans son approbation,
Er l'exil est le prix d'une bonne action.

Eliante, émue de ce tableau frappant de notre ancienne & barbare administration, trouve en effet l'action très-bonne, & se hâte d'offrir à Alceste l'appui & le crédir puissant de son oncle, moyen qu'Alceste refuse avec le courage de la vertu qu'on lui connoît. Il ne veut ni grace, ni faveur, ni sollicitations, qu'il traite de lâches pratiques. Mon bien reste, dit-il

                                 Plutôt que de me démentir,
J'en employerai la rente & le fonds, je vous jure,
A sauver à l'honneur une mortelle injure.

A l'égard de la protection que lui offre Eliante il supplie ses amis de se garder de souiller par leurs soins la beauté de sa cause:

Dubois revient seul, & raconte gaiement son aventure au palais pour avoir un avocat qui va venir dans un quart d'heure. Le bizarre & comique moyen employé par Alceste pour se procurer un avocats au hasard‚ comme on envoie chercher un maçon fait dire à Philinte :

Je vois à son discours bien circonstancié
Qu’un homme de rebut va vous être envoyé,
.  .  .  . un ignorant & quelque pauvre here.

Jugement léger de la part de ce dernier, auquel Alceste, en terminant l'acte, reproche de ne pas considérer assez

…... Que dans un tems funeste au devoir,
Où rien n'enrichit mieux que le crime & le vice
La pauvreté souvent n'est qu'un heureux indice.

Au second acte, Dubois reçoit l'avocat, qui le prie de faire hâter fon maître, & tandis qu'il est seul, il se rend compte d'une affaire principale dont il est très-occupé. Un frippon veut l'employer pour une infamie qu'il est près de consommer, & à laquelle, lui avocat ; désireroit de mettre obstacle. Il faut pour cela, qu'il aille trouver dans deux heures quelqu'un qui doit lui en procurer les moyens. Il relit une lettre de son frippon, qui lui fait craindre de le voir échapper de les mains.

Ah! fourbe dangereux, (dit il) Robert, Mr. Robert,
Dans les crimes adroits vous êtes un expert ;
Mais je vous préviendrai, pour peu qu'on me seconde,

On entre : c'est Alceste, qui dit à Dubois qu'on le laisse tranquille avec l'avocat, & à celui-ci :

…............... Monsieur, sans vous connoître,
Je vous fais appeller, & je fais bien peut-être :
Car si tout votre aspect un parfair miroir,
Vous êtes honnête homme, autant que je puis voir.

L'avocat, qui le remercie de cette bonne opinion, lui demande avant tout si l'affaire pour laquelle il l'appelle, ne peut pas se remettre quelques heures ; & comme Alceste lui dit que non il ajoute qu'en ce cas il ne sauroit s'en charger. Vivacités, impatiences d'Alceste, qui traite d'iniquité le délai qu'on veut lui faire essuyer.

L'affaire qui me touche est pressée, importante.
Arrivé d'aujourd'hui, je pars demain. L'attente
            Peut être dangereuse.

L'Avocat.

                                               Une même raison,
Dans deux heures au plus, m'appelle en ma maison.

Nouvelle impatience d'Alceste, qui n'indispose point l'avocat, puisqu'il veut s'en rapporter à lui-même sur les motifs de sa conduite.

Vous allez (lui dit-il) décider du zele qui me pousse,
Et si c'est justement que monsieur se courrouce
Quand je refuse un tems que je viens d'engager.

Voyons, Monsieur, répond Alceste, que ce ton frappe & intéresse.

L'Avocat.

Un homme à moi connu par la lâche conduite,
Sans probité ni mœurs, un homme qu'autrefois
Je sauvai par pitié de la rigueur des loix,
Qui n'eut jamais de bien, ni de ressource honnête,
Avant-hier vient à moi, me dit en tête-à-tête
Qu'une somme montant à deux cent mille écus
Portée en un billet, en termes bien conçus,
Et due à lui parlant. La signature est vraie ;
J'en suis sûr, & voilà, Monsieur, ce qui m'effraie :
La dette ne l'est pas ; je vais vous le prouver.

Alceste se récrie d'indignation, & l'avocat lui déclare qu'il a cherché, sans pouvoir le trouver, l'homme trop confiant qui signa ce faux titre, quoiqu'il sache son nom. Il ajoute qu'il soupçonne le frippon de se repentir de lui en avoir trop dit, & de vouloir peut-être aujourd'hui lui retirer la confiance & ses papiers. Alceste frémit ; il conseille à l'avocat de le dénoncer sur le champ ; mais ce moyen ne paroît pas assez sûr à l'avocat : il voudroit trouver un homme en place qui, sans bruit & sans scandale, fît venir chez lui le frippon, devant lequel il paroîtroit tout-à-coup pour l'épouvanter, le confondre & le forcer à convenir de son crime, sous l'espérance de l'impunité. Alceste réplique :

Fort bien imaginé ! Je peux vous y servir.

Ici, l'honnête avocat dit au vertueux Alceste qu'on lui a promis la connoissance de quelqu'un qui pourroit seconder ses vues, & que c'est-là l'objet qui l'empêche de se livrer en ce moment aux soins de l'affaire pour laquelle il l'a mandé.... Qu'Alceste est grand lorsqu'il dit à l'avocat :

Ne parlons plus de moi : c'est pour un autre jour,

…......................J'ai, je crois, votre affaire !

L'Avocat.

Vous, Monsieur ?

Alceste.

Grand crédit auprès du minsitère.


 

Est-il possible ? Vous ?

Alceste.

                                  Non pas moi, mes amis.

L'Avocat.

Quelle rencontre !

Alceste.

                         Allez où vous avez promis,
Et revenez, Monsieur, s'il le peur, dans une heure,
Je ne sortirai pas, & pour vous je demeure.

Nous passerons ici deux scenes de pur mouvement comique entre l'avocat & Dubois, qui a été chargé de lui faire laisser son adresse, & nous viendrons à la scene importante où Philinte, qu'Alceste poursuit, développe, par le refus le plus opiniâtre, le nouveau caractere d'égoïste dont son ambition l'a revêtu ; opposition de caractere habilement inventée pour ne plus laisser balancer les vertus fieres d'Alceste par les molles qualités sociales de l'ancien Philinte, comme cela est arrivé dans l'ancien état des chofes, où les Philintes étoient plus sûrs de réussir que les Alcestes.

Il est question d'obtenir de notre Philinte qu'il intéresse l'oncle de sa femme à déployer le pouvoir de sa place contre le frippon qui, pour ruiner un particulier, a fabriqué un titre faux de 600,000 livres. Refusez (dit Alceste) :

…... je vous compre avec ces inhumains
Qui d'un bienfait jamais n'ont honoré leurs mains,
Et qui, sur cette terre en leur lâche indolence,
La fatiguent du poids de leur froide exiftence.

Philinte ose refuser. Ce cœur glacé emploie même ici de la force pour justifier son refus : il ne veut pas, comme son ami, qu'il traite de don Quichotte, offrir à tout venant son assistance.

L'homme imprudent (dit-il) pour qui votre cœur sollicite,
Dans son revers fâcheux n'a que ce qu'il mérite.
Un frippon trouve un sot, & par un lâche abus,
Lui surprend un biller de deux cent mille écus :
Tant pis pour le perdant : il payera ses méprises :
Car on ne fit jamais de pareilles sottises.

Mais ne se trompe-t-on pas, lui dit Alceste, avez-vous échappé toujours à l'imposture ? – Toujours, répond Philinte; & si jamais, mon cher, je vous le jure,

On me surprend avec cette dextérité,
Je ne m'en plaindraí pas, je l'aurai mérité.

On verra par la suite avec quel art l'auteur s'est ménagé ici la situation la plus comique pour son troisieme acte.

Philinte épuise à se défendre de la bonne action qu'on lui demande toutes les lâches maximes de l'intérêt personnel, qui met à découvert la sécheresse de son ame. Nous irions trop loin, si nous le suivions dans toutes les sinuosités, dans tous les subterfuges de son égoïsme réduit en principes : fatal amour de soi qui trouve tout bien lorsque rien ne contrarie ses intérêts ! On conçoit à quel point Alceste doit s'indigner & souffrir de tant de résistance. Il sent que son avocat va revenir ; il presse de nouveau son ami. Au fait (lui dit-il). Le tems se passe.

.  .  .  . Mon homme va venir, répondez.  .  .  .
Monsieur, le voulez-vous pour la derniere fois ?

L'avocat paroît: Alceste vole à lui & le conduit à Philinte en lui disant :

Venez : voilà Monsieur dont je vous ai parlé,
Qui peut finir d'un mot un fâcheux démêlé,
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
A le persuader je perds en vain la tête.
Tâchez d'avoir sur lui plus d'ascendant que moi.

L'avocat a rencontré la personne qui devait lui procurer une protection, & il a perdu toute espérance. Eh bien, Philinte ! eh bien, s'écrie Alcefte. L'avocat essaie d'émouvoir l'égoïste, qui, dit-il, pourra connoître la personne qu'il a vainement cherchée, & à qui l'on a surpris le billet en question. Il le possede encore ; il veut le lui montrer ; mais Philinte ne veut rien voir, & lui fait même un crime de la légèreté avec laquelle il offre de le mettre dans la confidence de ceux qui lui ont remis le soin de leurs intérêts. Oh morbleu ! s'écrie Alceste,

Quoi ! pour autoriser l'insensibilité,
Blâmer la vertu même en sa sublimité !
Sachez donc .  .  .

L'Avocat.

            Non, Monsieur : c'est à moi de répondre
Au reproche étonnant qui ne peut me confondre.
Les discours, je le vois, deviendroient superflus.
Quand on sent bien son cœur, on ne dispute plus ;
Et lorsqu'à cet excès l'esprit peut se méprendre,
On doit se retirer pour n'en pas trop entendre.

(Il sort.)

Philinte eft bleffé de ce grand air de vertu de l'avocat ; mais Alceste prend sa défense & dit :

Il fait bien : vous n'avez que ce qui vous est dû.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Adieu. N'attendez pas, Monsieur, que je vous prie.
Je vais voir Eliante, & son ame attendrie
Deviendra notre appui.

Il sort, ainsi que le nouveau comte, qui se promet intérieurement d'empêcher sa femme de le mêler de cette affaire. C'est ce qu'il fait à la premiere scene du troisieme acte, où il la prévient de ne pas aller jusqu'à la foiblesse d'une femme lorsqu'il n'est question que de servir des étrangers. Eliante est bien éloignée de penser comme lui, & le conjure de se rendre chez son oncle. – Impossible, dit Philinte. – Eh ! bien, lui répond-elle, laissez m'en prendre le soin. Mais Philinte, en le lui défendant, dévoile la bassesse de son ame jusqu'à lui dire :

Quand on a du crédit, c'est pour nous, pour les nôtres,
Qu'il faut le conserver, sans le passer à d'autres.
On n'en a jamais trop pour que de toute part
On aille l'employer & l'user au hasard.
Son affoiblissement n'arrive que trop vîte,
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Je pense, & vois le monde, & dis de vous à moi
Qu'il faut, pour vivre heureux, se replier sur soi.

Après ces belles maximes, Philinte se retire, & laisse Eliante humiliée du caractere de son époux.

Je ne le vois que trop (dit-elle), c'est ainsi que l'on pense.
En est-on plus heureux? Quelle triste imprudence
De vouloir s'isoler, de se lier les mains,
Et d'étouffer son cœur au milieu des humains !

A la vue d'Alceste, elle s'écrie. Douloureusement :

Nous avons fait, Alceste, une vaine entreprise.
Je ne puis vous aider : je suis femme & soumise.
Philinte a des raisons qui fondent son refus.
Oui, j'avois trop promis; mon esprit est confus. . . .

A ce mot, il forme le dessein d'aller lui-même trouver le ministre, quelque danger qu'il puisse courir à se montrer avant d'avoir fait lever le décret lancé contre lui. Eliante est épouvantée de le voir s'exposer ainsi; mais rien ne peut l'arrêter ; il veut apprendre au traître de Philinte que le bien est facile au cœur qui veut le faire. Eliante revole vers son mari tandis qu'Alceste se résout à demander ses chevaux pour aller à Versailles accompagné de son avocat.

Ici, se renforcent le roman & l'intérêt de la comédie. Le frippon de Robert a retiré sa confiance & ses pieces à l'honnête avocat qui en étoit chargé : elles sont entre les mains du procureur Rolet, que ce nom peint assez. C'est lui qui paroît sur la scene au moment où Alceste va se retirer. Le procureur présume qu'Alceste est la personne à laquelle il doit présenter le billet de 600,000 liv. fait à sa partie, & qu'il faut payer sur l'heure. Alceste demande au procureur s'il n'est pas question d'une affaire importante, d'un billet dont M. Phénix, son avocat, lui a parle. – Oui, Monsieur, répond le procureur ; mais ce billet ou lettre de change n'est plus dans les mains de ce M. Phénix, qui ne se mêlera plus de l'affaire..

C'est moi qui, mieux que lui, soigneux & diligent,
Me saisis de la cause ; &, grace à mon talent,
L'effet sera payé, croyez-en ma parole,
Sans quartier, ni retard, ni grace d'une obole.

Alceste étonné dit au procureur avec une naïve franchise, si digne de lui :

Mais saviez-vous, Monsieur, que le billet est faux ?

Le Procureur.

Qu'est-ce à dire, & quels sont ces discours illicites ?
Prenez garde, Monsieur, aux choses que vous dites.
Il y va de bien plus que vous ne le pensez
A tenir devant moi ces discours insensés :
Il y va de l'honneur. Comment !
une imposture !
Il est faux ! Et peut on nier la signature ?

Abrégeons malgré nous. Cette scene excellente devient si vive, que les domestiques de la maison & Philinte lui-même accourent. L'odieux procureur, toujours dans son erreur, le prend pour juge de l'affaire. Je viens dit-il,

Pour un billet que Monsieur me dénie
En osant me traiter avec ignominie.

Philinte.

Un billet !

Le Procureur.

Bon billet de deux cent mille écus.

Philinte.

Ah ! je commence à voir.

Alceste.

                                                       De vos lâches refus
Voyez-vous maintenant da fuite déplorable ?
Mon avocat n'a plus ce billet détestable
Et le voilà tombé dans les mains d'un frippon.

Le Procureur.

Vous l'entendez, Monsieur.

Philinte à Alceste.

                                              Cette fois, tout de bon,
Vous perdez la cervelle, & votre humeur s'emporte
A de fâcheux excès & d'une étrange forte,

Rien de si plaisant, ni de si comique dans cet imbroglio que le sang-froid & l'air de finesse de Philinte, qui croit tout voir, tout entendre, & qui est dans l'erreur la plus grossiere, la plus fâcheusee pour lui-même. Quant à Alceste, ce même imbroglio si heureusement imaginé met son humeur & son caractere dans le jeu le plus brillant, & nous ne connoissons dans aucune de nos meilleures comédies aucun troisieme acte à mettre à côté de celui-ci. Philinte appuie & soutient en tout le frippon de Rolet, que le misanthrope traite si justement comme un infame, ainsi que le faussaire qui l'a chargé de son billet. Dans son impatience vertueuse, Alceste, voulant poursuivre en son nom cette affaire, demande au procureur le nom de celui pour lequel il réclame le payement du frauduleux billet; Philinte s'oppose à ce qu'il le nomme ; mais le procureur, pour abréger, fait entendre à Alceste que c'est lui-même, parce qu'il le croit encore. – Moi, scélérat, s'écrie le misanthrope ! – Vous, répond le procureur, de bonne foi sur ce fait.

En voici la preuve en ce brief contrat,
Soufcrit dans la teneur d'une lettre de change
Au seul profit d'Ignace-André Robeṛt.......

A ce nom, Philinte s'étonne & dit :

Robert ! un intendant de maison !

Le Procureur.

                                                        Je le sais.
Monsieur son débiteur, comte de Valencès.

Philinte, avec effroi.

Qu'avez-vous dit ? Comment ? Monsieur, prenez-y garde.
Comment ?

Le Procureur.

Sans le prouver, jamais je ne hazarde.
Aucun fait, & voici...

Philinte (avec une force étonnante pour le doucereux personnage)

Savez-vous que c'est moi ?

Le Procureur.

Comte de Valencès ?

Philinte.

Moi-même.

Alceste, étourdi.

                                                            Vous ! eh quoi !
Qu'est ceci ?

Le Procureur, montrant le billet qu'il tient de ses deux mains.

                     Vous devez en cette conjoncture
Connoître donc ce titre & votre signature.

Philinte, avec le cri du désespoir,

Ah! grand dieu ! c'est mon seing.

Alceste.

Le vôtre ? Juste ciel !

Philinte.

Comte de Valencès, c'est mon nom actuel,
Et le traitre Robert est un frippon insigne.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Alceste.

Ah morbleu !
C'est vous que le destin, par un terrible jeu,
Veut instruire & punir.... O céleste justice !

On sent qu'Alceste auroit ici une belle occasion pour plaisanter son ani; mais il respecte le malheur, qui a des droits, quelque mérité qu'il soit.

Quand vous serez heureux, vous saurez ma pensée (lui dit il.)
Allons nous consulter sur cette affaire-ci.
Je vais faire avertir mon avocat aussi.

Alceste se retournant voit que Philinte, abymé dans la douleur, ne le suit point ; il revient sur ses pas, le prend par la main & l'emmene avec lui. C'est par là que se termine ce troisieme acte, qui fait tant d'effet, & qu'on ne peut trop louer, de quelque côté qu'on l'envisage.

Nous avons oublié de dire qu'avant que le procureur se soit retiré, Philinte a demandé ses chevaux, la voiture & le procureur l'entendant s'écrie : Evasion subite, A demain.

Au quatrieme acte, Dubois gronde son maître de toutes les inquiétudes qu'il se donne. Il a encore passé la derniere nuit, qui est la quatrieme depuis qu'il a fui de sa terre, à s'agiter, à se tourmenter pour les affaires d'autrui ; il lui prédit qu'il succombera sous tant de fatigues. Alceste lui impose silence. Il est déja neuf heures du matin & Philthre, Eliante, son avocat, ne sont pas encore de retour de Versailles. Il croit entendre une voiture : en effet‚· c'est Eliante & son époux qu'il revoit. Il s'informe du succès de leur voyage, & il apprend que l'oncle d'Eliante est plein de la meilleure volonté ; qu'il eût pu le servir efficacement dans le premier état des chofes, mais que dès qu'il y a un procureur de constitué, & que la justice est saisie de l'affaire, il a les mains liées. Alceste demande ce qu'on a fait de son cher avocat.

Homme rare en tout point (dit Eliante), & par sa probitė,
Par son grand jugement, par la simplicité,
Et sa science claire à quiconque l'écoute,
Et qui nous a frappés pendant toute la route.

Philinte apprend à Alceste qu'il l'a prié de les devancer à Paris pour éviter tout fâcheux éclat. Dubois entre, & c'est l'avocat qu'il annonce. Alceste alors supplie son amie d'aller prendre un peu de repos, & elle у consent. L'avocat, en entrant, s'adresse à Philinte, & lui dit que Rolet n'étoit pas chez lui, mais qu'il l'a pressé par un billet de venir à l'hôtel de Poitou, & il ne doute pas qu'il ne s'y rende dans l'espérance d'y traiter avec lui Philinte. – De quel traitement peut-il être question, dit Alceste ? – L'avocat répond que son ami s'est résolu à faire quelque sacrifice. Alceste s'indigne d'une foiblesse qui encourageroit le crime en payant. Tel avoit été aussi l'avis du bon avocat, & ce n'étoit que bien malgré lui qu'il avoit fait au frippon Rolet l'ouverture de quelque accommodement possible contre lequel Alceste s'éleve avec chaleur, sans pouvoir persuader son lâche ami, qu'épouvantent les soins & les travaux d'un procès.

Dubois annonce le Monsieur procureur, & Alceste dit en fuyant :

Ah! je ne reste point à cet arrangement.
Ce feroit pour mon cœur un chagrin trop sensible
Que l'aspect d'un pervers de qui l'ame paisible,
Et sous cape riant des affronts qu'il a faits,
En triomphe, remporte un prix de ses forfaits.

La scene de l'avocat & du procureur est aussi une des plus piquantes de la piece. La probité aux prises avec le brigandage adroit & concerté forme le plus heureux des contrastes. On avoit déja vu au théatre de vils & d'infâmes procureurs, tels que Rolet, mais bien rarement avec des nuances aussi révoltantes, avec autant de chaleur, de mouvement & d'art. L'avocat est indigné de tout ce qu'il vient d'entendre, & se condamne à tout abandonner, s'il faut encore jouer le rôle de conciliateur, & ne pas poursuivre le crime insolent avec toute la rigueur possible. C'est ce qu'il déclare à Alceste, ainsi qu'à Philinte. Dubois, effrayé, court à son maître, lui dit de fuir, parce qu'il suppose que tous les gens de loi dont la maison se remplit en veulent à sa liberté. Alceste, au-lieu de fuir, les voyant entrer, se présente à eux, & leur demande ce qu'ils veulent. Le commissaire, escorté d'huissiers, d'un garde du commerce & de recors répond que c'est M. de Valencès qu'ils demandent, L'huissier fait la lecture de l'exploit ridicule dont l'a chargé Rolet.

Tandis que Philinte, indigné, se répand en injures inutiles avec de pareilles gens, Alceste demande à l'avocat quel moyen il faut prendre, & son avis est qu'il faut sur le champ se rendre près du juge avec eux. Observez, s'il vous plaît, dit-il à Philinte, qui se défend de les suivre,

Que le juge a parlé sur la foi de Rolet.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Rolet, dans sa requête, avec dextérité,
Donne à sa fourberie un air de vérité.
Vous quittez votre hôtel pour prendre cet asyle :
Il vous montre rusé, même sans domicile.
Vous allez à Versailles : il vous peint fugitif.
La chose presse, il faut vous avoir mort ou vif.
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Rien n'arrête Rolet : par une fausse honte,
Ne résistez donc plus, & la conclusion,
Au pis, sera, Monsieur, de donner caution.

Alceste, vivement.

Ah ! sans aller plus loin, je présente la mienne.

La caution est acceptée: Alceste signe, & l'on ne peut trop remarquer ici avec quel esprit de suite M. Fabre poursuit la fable de sa piece, & par quelle fécondité d'invention & de vraisemblance il en augmente à chaque pas l'intérêt, le mouvement & le charme. Au moment où le généreux Alcesle se nomme, le commissaire jette les spectateurs dans le plus grand étonnement : il demande à Alceste s'il est vraiment l'Alceste, seigneur du lieu de Montrocher ; & sur l'aveu qu'il en fait, le commissaire en toute humilité, l'arrête en vertu d'un décret dont il est porteur, & qu'il n'a pu mettre à exécution dans sa terre, d'où il arrive, attendu que lui, comte Alceste, s'en étoit évadé depuis peu de tems. Cet événement accable tout le monde, l'exception d'Alceste, qui consent à être conduit à l'instant chez le magistrat ; il demande seulement que son avocat l'y suive, & c'est par-là que se termine le quatrieme acte.

Comment croit-on que M. Fabre, aussi fidele aux caracteres qu'il s'est proposé de peindre, qu'au fil des événemens qu'il conduit avec une habileté & une invention devenues trop rares de notre tems, peigne en ce moment Philinte ? Nous l'offre-t-il sensible à l'affront que vient d'éprouver son vertueux ami pour s'être occupé de ses intérêts ? Va-t-il voler au secours de cet ami chez le magistrat, comme l'en presse son épouse ? Non : ses pareils sont inaccessibles aux mouvemens honnêtes ; c'est sur eux seuls qu'ils se replient toujours. Le moi perfide est ici le ressort qui meut cet apathique ambitieux ; les sentimens les plus bas remplissent son ame ; il veut qu'Eliante, faisant valoir ses droits conjugaux, sauve du débris de sa fortune tout ce qu'elle en pourra sauver. Défendons-nous d'analyser cette scene effrayante, qui laisse à une épouse fidelle & tendre toute l'estime dont elle est si digne, mais en découvrant toute la bassesse inhumaine de son époux. L'avocat reparoît : Eliante vole à lui, & apprend que le juge devant lequel Alceste a déployé tous les moyens victorieux de la défense, lui a hautement rendu la liberté.

Après quelques discours & les égards d'usage (poursuit l'avocat),
Votre ami, d'un ton vif, le feu sur le visage,
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Remplissions, m'a-t-il dit, le plus sacré devoir,
Grace au ciel, je suis libre, & je puis sans contrainte
Inspirer aux méchans encore quelque crainte.
Ensemble allons trouver l'agent pernicieux
Qui pourfuit nos amis.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
Nous allons chez Rolet : triste & bonne rencontre !
Robert à ses côtés à nos regards se montre.
» Le hasard est heureux, suivant ce que je voi,
»  Me dit monsieur Alceste, en s'approchant de moi.
» Volez vers nos amis : ma funeste aventure
» Doit les tenir en peine. Allez, je vous conjure,
» Rassurez les bien vîte, instruisez les de tout ;
» Et pour pousser enfin nos sélérats à bout,
» Revenez sur le champ avec monsieur Philinte.
» Il peut faire à Robert mettre bas toute feinte. «
D'accord de ce projet, je viens donc vous chercher.

Au moment où Philinte veut le suivre, Alceste triomphant paroît, & raconte avec enthousiasme que long-tems le perfide Robert a puisé dans les yeux de son agent une fermeté & une impudence

A lasser mille fois la plus ferme constance.

Le fourbe veut lui échapper; mais Alceste s'oppose à sa fuite. Un si grand bruit s'éleve entre toutes les parties, que tour le quartier est en rumeur, & qu'heureusement il arrive un commissaire & des archers. Alors Alceste révèle le crime de Robert, se nomme, & demande que ce dernier soit conduit avec lui en prison, afin que le coupable d'entr'eux puisse ne pas échapper à la justice. Robert épouvanté du ton dont il est menacé, cède enfin.

On me rend le billet, & je l'aï, le voilà,

dit-il, en le remettant séchement à Philinte. Puis, adressant la parole à l'avocat : Soyons amis, lui dit-il. L'avocat accepte. Eh bien ! poursuit Alceste,

Libre aujourd'hui d'une poursuite infame,
Je retourne à ma terre : y voulez-vous venir ?
.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .
Vous me convenez fort: nous y vivrons ensemble.

L'Avocat..

C'est un bonheur de plus, &...

Alceste.

                    Tant mieux. Je ressemble
A quantité de gens. Si j'ai de grands défauts,
Vous les tempérerez, & j'aurai moins de maux.

Digne ami ! Quoi !. . . lui dit Philinte, qu'il éloigne du geste & avec un mépris tempéré de dignité, en lui disant :

Monsieur, de ce nom je suis digne,
Je le crois ; mais qu'ici votre cœur le résigne
Pour jamais à ne plus appartenir au mien,
Ni par aucun discours, ni par aucun lien.
Je vous déclare net qu'à votre ame endurcie
Nul goût, nul sentiment & rien ne m'associe.
Je vous rejette au loin parmi ces êtres froids
Qui de ce beau nom d'homme ont perdu tous les droits ;
Morts, bien morts dès long-tems avant l'heure suprême,
Et dont on a pitié pour l'honneur de soi même.

Eliante veut tenter quelque excuse ; mais après l'avoir assurée qu'il ne la confond point avec lui, il lui dit :

Adieu, je pars, Madame, après cet entretien.
Qu'il regrette mon cœur & se souvienne bien
Que tous les sentimens dont la noble alliance
Compose la vertu, l'honneur, la bienfaisance,
L'équité, la candeur, l'amour & l'amitié,
N'existerent jamais dans un cœur sans pitié.

Il sort avec son avocat. Philinte est confondu, & Eliante lui dit en s'approchant affectueusement de lui :

O mon ami ! ma tendresse demande
A vous dédommager d'une perte si grande.
Reposez-vous sur moi du soin de recouvrer
Un ami si parfait que nous devons pleurer,

Telle est cette piece, qui nous a paru digne de faire suite au Misanthrope, & à l'extrait de laquelle nous nous sommes livrés avec bien de l'étendue, parce qu'il est heureux d'avoir de notre tems d'aussi bons modeles à offrir aux jeunes artistes. Hélas ! tous les jours ils n'en ont sous les yeux qu'un trop grand nombre de ceux qu'il faut éviter.

Quelques mauvais plaisans demanderont-ils d'après quel original l'auteur a pu dessiner ce magistrat, qui a si promptement réparé l'outrage fait à la vertu d'Aceste ? Nous nous contenterons de répondre que cette image exista sous Louis XIV, dans l'ame de Pomponne, & sous Louis XV, dans celle de Turgot. Ne calomnions pas la nature, qui, dans tous les rems, nous offrit quelques vertus.

(Journal encyclopédique ; Affiches, annonces & avis divers.)

Mercure de France, tome CXXXIX, n° 28 du samedi 9 juillet 1791, p. 90-108 :

[La publication de la pièce de Fabre d’Eglantine est saluée par un compte rendu très long, et qui touche à plusieurs questions littéraires importantes. Le premier problème concerne le titre : il n’aurait pas fallu selon certains l’appeler le Philinte de Molière, puisque le personnage de la nouvelle pièce est très différent de celui de Molière, différence indiscutable que le critique relève en effet. A l’ami indulgent de Molière Fabre a substitué le parfait égoïste, produit d’une société « où l'on ne s'accoutume que trop à n'exister que pour soi », et il était possible d’utiliser cette idée pour peindre le caractère méprisable de cet égoïsme. Fabre d'Eglantine est crédité d’une belle réussite dans la peinture de cet égoïste qui n’est « ni un ambitieux, ni un avare, ni un intrigant », juste un égoïste qui contraste fortement avec Alceste, qui est à l’image de celui de Molière « qui reparaît ici avec son ame ardente & impétueuse, & toute sa haine pour les méchans », avec une différence toutefois : il est présenté comme un homme ne supportant pas l’injustice. Deuxième grande question, celle de la construction de la pièce, largement approuvée. Elle repose sur une idée que le critique considère comme « très-dramatique & très-morale » (il appelle ce genre d’idée des « idées meres »), « punir l'égoïsme par lui-même » et faire de Philinte « l’objet d’une friponnerie atroce » contre laquelle il ne veut lutter que quand il comprend que c’est lui qui en est la victime : auparavant, il fait preuve d’une indifférence cynique envers le mal pourvu qu’il ne le touche pas. A l’inverse, Alceste est montré indifférent à l’injustice qui le touche alors qu’il s’émeut du malheur d’autrui. Ces deux personnages bien dessinés sont entourés de personnages secondaires au « rôle très bien entendu, bien adapté à la Piece » (l’avocat que choisit Alceste dans un procès engagé au nom d’autres que lui) ou ayant une teinte comique, comme le « coquin de Procureur » Rolet (dont le nom renvoie à la première satire de Boileau : « J’appelle un chat un chat et Rollet un fripon »). Seule le dénouement paraît contestable, mais le critique le justifie avec des arguments juridiques. Entre temps, une troisième question tout à fait importante a été rapidement évoquée, celle de la nature de la pièce, dont le ton est « plutôt celui du Drame que de la Comédie » : pour le critique, il ne faut pas enfermer le talent « dans des bornes trop étroites », et il en profite pour rappeler que « tout Ouvrage dramatique qui attache, qui intéresse, qui instruit, est par cela même un Ouvrage estimable », même s’il est resté «  fort loin au dessous » de « ces chef-d'œuvres de l'esprit humain » que sont le Misanthrope ou le Tartuffe. Quatrième grande question, celle du style « qui ne répond pas à tout le reste » : le passage consacré à l’écriture de la pièce est d’une extrême sévérité : « Je ne dirais pas trop, en assurant que la moitié de sa Piece demande à être récrite ». Certes la majorité de ces fautes passe inaperçue à la représentation, mais la lecture les fait apparaître à « tout lecteur un peu instruit », et même à « quiconque a un peu d'oreille & de goût naturel ». Impossible de relever toutes ces fautes, et l’article se limite à en donner une sélection. Ces exemples montrent en effet des négligences de rédaction auxquelles les nécessités de la versification ne sont pas étrangères dans bien des cas. La critique de la pièce s’arrête là, mais l’article revient sur la préface donnée à la pièce. Le critique lui reproche de s’en prendre à l’Optimiste de Collin d’Harleville, accusé d’être une pièce immorale. Mais ce reproche repose sur la confusion entre les propos du personnage et les opinions de l’auteur (et aussi, un peu, sur « une animosité personnelle »...). De même, le reproche fait à la pièce de montrer « des préjugés qui régnaient encore quand M. Collin a fait son Optimiste » est jugé bien sévère, même si la critique des préjugés est bien sûr justifiée. Mais « je ne vois pas qu'on puisse faire un crime à un Auteur comique de se conformer aux préjugés dominans », et le lecteur moderne pourrait faire le même reproche à Fabre d’Eglantine, sa pièce montrant, dans une pièce de 1790, des restes des préjugés féodaux.]

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

Le Philinte de Moliere , ou la Suite du Misanthrope, Comédie en cinq Actes & en vers , par P. F. N. Fabre d'Eglantine ; représentée au Théatre Français le 22 Février 1790.

Miseris succurrere disco. VIRG.

A Paris , chez Prault , Impr. du Roi,quai des Augustins, à l'Immortalité.

On a fait une observation critique sur le titre de cette Comédie, que l'on voudrait changer ; & cela prouve d'abord qu'on la regarde comme un Ouvrage de mérite ; car qu'importerait le titre d'une mauvaise Piece ? On a dit, & avec raison, ce me semble, qu'il ne fallait pas appeler celle-ci le Philinte de Moliere, parce que le Philinte de M. d'Eglantine en est très différent ; lui-même paraît l'avoir senti, puisque l'on dit à son Philinte :

Et je vous ai connu bien meilleur que vous n'êtes.

C'est qu'en effet celui de Moliere n'est point un homme personnel, insensible &dur, son caractere est celui de la raison indulgente, qui croit devoir se prêter aux faiblesses & aux travers que l'on ne saurait corriger ; il est d'ailleurs très bon ami, & s'occupe, pendant toute la Piece, des intérêts d'Alceste, dont il ne blâme la mauvaise humeur qu'en raison du mal qu'elle peut lui faire. Cette maniere d'être n'a rien de commun avec celle du nouveau Philinte, qui n'est autre chose qu'un parfait égoïsme : j'aurais donc intitulé la Piece, Philinte Egoïste & Alceste Philantrope, & j'aurais voulu exposer dans le cours de l'Ouvrage, comment le caractere de Philinte s'était corrompu & endurci dans le commerce d'un certain monde où l'on ne s'accoutume que trop à n'exister que pour soi. J'en aurais tiré une moralité de plus, c'est que l'indulgence & la douceur, quand elles ne tiennent pas à des principes réfléchis, mais à une sorte de mollesse & d'indolence, peuvent conduire jusqu'à cette insouciance méprisable qui rend un homme étranger aux sentimens & aux devoirs de l’humanité. C'est précisément notre Philinte : l'idée & l'exécution de ce rôle font beaucoup d'honneur à M. d'Eglantine, & d'autant plus qu'il a réussi où d’autres avaient échoué. On avait plusieurs fois essayé de peindre cet égoïsme qui a été, aux yeux des observateurs, un des caracteres les plus marqués parmi nous , à cette époque où le Gouvernement avait découragé les vertus, & avili les ames au point d'introduire une immoralité systématique & une corruption raisonnée. Voilà, en effet, ce qui caractérise le Philinte de M. d'Eglantine ; l'Auteur en a supérieurement saisi & dessiné tous les traits, & graces à lui, nous avons enfin au Théatre, ce qui était très-difficile à faire, un personnage qui remplit l'idée que nous avons d'un véritable Egoïste. M. d’Eglantine a très habilement évité le grand écueil du sujet, celui de rentrer dans des caracteres connus. Je ne le louerai pas de n'avoir point fait de son Egoïste un escroc & un fripon ; cette faute était trop grossiere, & n'a pu être commise qu'une fois ; mais il a fait plus : son Philinte n'est ni un ambitieux, ni un avare, ni un intrigant ; c'est purement un Egoïste , & pas autre chose, un de ces hommes comme il y en a tant dans une Nation profondément dépravée , qui, pour ne pas déranger leur sommeil ou leur digestion, se refuseraient à rendre le plus grand service ou à faire la meilleure action qui dépendrait d'eux ; un homme pour qui rien n'existe au monde que lui, pour qui tout est bien dès que lui-même n'est pas mal, qui n'a aucun autre sentiment que celui de son bien-être individuel, un homme tout entier dans son moi, & que rien de ce qui regarde autrui ne peut en tirer un moment ; qui ne plaint point le malheur & ne s'indigne point du crime, attendu que cela troublerait sa tranquillité, & qu'il ne se croit chargé de rien que de lui. On sent qu'un pareil caractere est la mort de toutes les vertus, de tous les sentimens humains & honnêtes : s'il devenait général, il ferait de la Société un désert. On ne peut avoir trop de gré à un Auteur comique d'avoir fait servir son talent à combattre cette espece de monstre anti-social, à le montrer dans toute sa difformité, à en inspirer l'horreur. Il a fait très-heureusement concourir à ce but moral le contraste de l’Alceste de Moliere, qui reparaît ici avec son ame ardente & impétueuse, & toute sa haine pour les méchans ; mais l'objet de l'Auteur moderne étant très-différent de celui de Moliere, il a représenté son Alceste sous un jour nouveau, beaucoup moins comique, il est vrai, mais bien plus intéressant. Moliere a voulu faire voir combien la vertu pouvait se nuire à elle-même par des formes rudes & repoussantes, & par l'oubli de tous les ménagemens : conventions nécessaires de la Société, & il a parfaitement rempli cet objet. L'Auteur moderne, qui a eu le noble courage de marcher sur ses traces, s'est emparé du beau côté que Moliere n'avait pas dû présenter. Nous avions un Alceste ne pouvant supporter les vices des hommes, ni même leurs faiblesses & leurs travers, & les gourmandant avec une rigueur intraitable, & sous ce point de vue, c'est le Misanthrope : ici, Alceste ne peut voir une injustice sans s'y opposer de toute sa force, ni un opprimé sans vouloir le servir, & sous cet autre point de vue, c'est le Philanthrope. Ce beau caractere moral est peint avec toute1'énergie, toute la véhémence, tout le feu dont il était susceptible ; & mis en opposition avec l'odieux égoïsme de Philinte, il acquiert encore plus d'effet.

Le plan de la Piece est simple & bien conçu ; la marche en est claire & soutenue, & l'action, sans être compliquée, ne languit pas un moment. Toute l'intrigue tient à une seule idée ; mais elle est du nombre de celles qu'on appelle, en termes de l'art, idées meres, & il n'en faut qu'une de ce genre pour fournir cinq Actes au talent qui sait construire une Piece & disposer les accessoires. Cette idée, très-dramatique & très-morale, consiste à punir l'égoïsme par lui-même, en rendant l'apathique Philinte l'objet d'une friponnerie atroce, qu'il ne veut pas que l'on combatte, quand il croit qu'elle ne tombe que sur un autre, contre laquelle il refuse obstinément d'employer des moyens qui ont à sa disposition, & dont il est au moment d'être lui-même la victime, s’il ne trouvait son appui dans le zele actif & courageux d'Alceste, dans ce même zele qu'il n'a cessé, pendant trois Actes,de blâmer comme une imprudence, & de mépriser comme un ridicule. Il ne peut pardonner à son vertueux ami, qui a déjà un procès pour un de ses vassaux qu'il veut défendre de l'oppression,.& qui est en ce moment frappé d'un décret de prise de corps, surpris par la chicane & la calomnie, il ne peut lui pardonner de vouloir se mêler encore d'une affaire qui ne le regarde pas : il se refuse à faire aucune démarche auprès d'un homme en place, qui est de ses parens, & qui pourrait prévenir un crime ; il rebute très-durement les prieres de sa femme Eliante, qui se joint à son ami Alceste pour solliciter ses secours, & les raisons de ses refus sont prises dans la nature d'un pareil personnage ; c'est qu'il ne faut pas se brouiller avec les méchans qui ne pardonnent pas; & que si l'on a quelque crédit, il faut le garder pour soi : voilà bien l'Egoïste. Il fait plus, il emploie ce qu'il a d'esprit à prouver, par de misérables sophismes, qu'il n'y a aucun mal à ce que 2oo mille écus passent de la bourse du légitime possesseur dans celle d'un fripon. Rien ne lui paraît plus simple & plus dans l'ordre : tant pis pour l'homme confiant ; s'il est dupe, il n'a que ce qu'il mérite ; il est bien sûr, lui, de ne pas l'être ; & si cela lui arrivait, il ne dirait mot...... & c'est lui qui est la dupe dont il s'agit ; & dès qu'il l'apprend, il jette des cris de fureur, & tombe, un moment après, dans l'anéantissement qui est le dernier degré du désespoir. C'est là, sans contredit, une situation qui réunit la leçon & l’effet, elle est d'ailleurs bien suspendue, amenée par des ressorts naturels : tout a été caché, & tout se découvre à propos sans qu'il y ait rien de forcé ni d'invraisemblable, & toujours les situastions mettent en jeu les personnages, de maniere à faire ressortir leur caractere. Alceste, dans ce moment terrible & théatral où Philinte est atterré, ne dément pas la générosité qu'il a montrée jusque là Il est vrai que par un mouvement impossible à contraindre, & que le Spectateur partage, il s'écrie d'abord :

                                             Oh ! morbleu !
C'est vous que le destin, par un terrible jeu,
Veut instruire & punir !... O céleste justice !
Votre malheur m'accable & je suis au supplice.
Mais je ne prendrais pas moi, de ce coup du sort,
Cent mille écus comptant.. Hé bien ! avais-je tort ?
Tout est-il bien, Monsieur ?

P H 1 L I N T E.

                                                      Je me perds, je m'égare.
O perfidie ! ô siecle & pervers & barbare !
Hommes vils & sans foi ! Que vais-je devenir ?
Rage ! fureur! vengeance ! Il faut...On doit punir,
Exterminer.....

N'est ce pas-là encore l'Egoïste ? Les autres souffrent ; cela est dans l'ordre : le mal vient-il jusqu'à lui ? le monde entier est confondu. Mais comme le Spectateur jouit de cette catastrophe ! Comme, après tous les beaux propos que Philinte vient de débiter, on est tenté de lui crier avec Alceste,

Tout est-il bien, Monsieur ?

On le déteste si cordialement, qu'on pardonnerait presque au fripon qui lui vole toute sa fortune. Mais ce premier mouvement donné à la justice, a-t-on moins de plaisir à entendre Alceste dire à son ami coupable, mais malheureux :

Vous pouvez disposer de tout ce que je puis.
Mes reproches, Monsieur, seraient justes, je pense ;
Mais mon cœur les retient : le vôtre m'en dispense.
Tout mérité qu'il est, le malheur a ses droits,
La pitié des bons cœurs, le respect des plus froids.
Mon ame se contraint, quand la vôtre est pressée ;
Quand vous serez heureux, vous saurez ma pensée

Ce dernier vers est fort beau ; les autres devraient être meilleurs.

Remarquez que ce même Alceste, qui s'affecte si vivement de ce qui regarde autrui, est calme & imperturbable dans ses propres dangers. Il est arrêté au 4°. Acte, en présence de Philinte, qui s'écrie :

Alceste, cst-il bien vrai ? quel accident terrible !

Mais Alceste se contente de lui répondre froidement :

Quoi ! Monsieur ! vous voyez enfin qu'il est possible
Que tout ne soit pas bien.

PHILINTE.

                                           Après un pareil coup,
Je suis desespéré..... Que faire ?

ALCESTE.

                                                     Rien du tout.

(Au Commissaire.)

Monsieur, me voilà prêt : menez-moi, je vous Prie,
Au Juge, sans tarder.

On ne peut mieux observer les convenances de caractere. Philinte aussi ne dément pas le sien. Le revers qu'il vient d'éprouver, & la leçon qu'il a reçue, ne le rendent pas meilleur. Sa femme le presse, au 5°. Acte, de courir auprès de son ami arrêté, & qui ne l'est que parce qu'il s'est exposé pour lui ; mais Philinte a bien autre chose à faire. Tout ce qui l'occupe, c'est d'engager sa femme à faire opposition à la saisie des biens, en vertu de ses droits & de ses reprises ; il compte employer la journée avec elle à courir chez des gens d'affaires, & Alceste deviendra ce qu'il pourra. Un autre trait caractéristique, c'est qu'il consent à s'accommoder en payant une partie de ce billet faux que l'on produit contre lui, ce qui est à peu près avouer la dette qu'il nie, & par conséquent se déshonorer ; mais il aime mieux cette infame transaction que les peines & les fatigues d'un procès où son honneur n'est pas moins compromis que sa fortune. Son Avocat en rougit pour lui ; Alceste refuse d'être témoin d'une démarche si avilissante ; mais un Egoïste n'est pas si délicat.

Cet Avocat est encore un rôle très-bien entendu, bien adapté à la Piece, bien lié à l'action. C'est Alceste qui le fait venir, au commencement du premier Acte, pour le charger de la poursuite de ce procès qu'il a entrepris en faveur de ses Vassaux ; mais la maniere dont il s'y prend pour se procurer un Avocat est fort originale : se défiant de son choix & de la renommée qui peuvent le tromper également, il aime mieux s'en rapporter au hasard pour trouver un honnête homme ; & il envoie son Valet au Palais chercher le premier Avocat qu'il rencontrera. Cette idée est plaisante & bizarre, & produit quelques détails comiques. Heureusement il se trouve que cet Avocat est en effet le plus honnête homme du monde ; mais il commence par avoir une querelle avec Alceste, parce qu'il refuse d'abord de se charger d'une affaire qui l'empêcherait d'en suivre une très-instante, où il ne s'agit de rien moins que de faire tête à un fripon qui, avec un faux billet dont la signature est vraie, veut escroquer deux cent mille écus : c'est précisément l'affaire de Philinte ; mais on n'en sait encore rien, vu que Philinte a pris depuis quelque temps le titre de Comte de Valancés. Un Intendant qu'il a chassé, lui a surpris une signature & y a joint le billet frauduleux ; il l'a remis entre les mains de notre Avocat, pour en poursuivre le payement, mais celui-ci, qui con naît son homme & qui ne doute pas de la fausseté du titre, est occupé à chercher le prétendu débiteur pour éclaircir l'affaire avec lui. Dès qu'Alceste a entendu ces détails, il est le premier à convenir que l'Avocat a raison ; il laisse là son Procès & se joint à l'honnête Légiste, pour consommer la bonne action qu'il veut faire ; il veut y employer le crédit de Philinte, dont l'oncle est Ministre d'Etat, & peut en imposer à un faussaire impudent ; mais Philinte, comme on l'a vu, ne veut rien entendre ; il prépare lui-même son malheur & sa punition. La maniere dont tous ces incidens sont ménagés, mérite des éloges, & prouve de la connaissance du Théatre.

On voit par la nature de cette intrigue & par celle des personnages, que le ton de la Piece doit être en général fort sérieux ; c'est plutôt celui du Drame que de la Comédie ; mais, on ne saurait trop le redire, ne circonscrivons point le talent dans des bornes trop étroites. Tout Ouvrage dramatique qui attache, qui intéresse, qui instruit, est par cela même un Ouvrage estimable. Sans doute, si l'Auteur avait pu y répandre le comique que Moliere a mis dans le sujet sérieux du Misanthrope & dans le sujet odieux du Tartuffe, il aurait infiniment plus de mérite & de gloire ; mais ces chef-d'œuvres de l'esprit humain sont nécessairement rares ; & fort loin au dessous d'eux, il a encore de la gloire dans un Art aussi difficile que celui de la Comédie.

Le rôle d'un coquin de Procureur, nommé Rolet, & très-digne de son nom, est le seul qui ait une teinte comique ; ce rôle est très-bien fait, & suffirait pour prouver que l'Auteur n'est point du tout étranger au ton de la Comédie proprement dite, quand même il ne l'aurait pas prouvé dans d'autres Productions dont nous parlerons incessamment.

On peut faire quelques observations sur le dénouement ; il peut paraître un peu forcé : ce même Procureur Rolet se rend peut-être un peu facilement ; il a les formes pour lui, il ne risque rien, & il a montré de la tête. Alceste a beau s'offrir pour aller en prison ; il a beau demander qu'on y traîne aussi l'Intendant, sous la condition d'être pendu lui, Alceste, s'il ne prouve pas que l'Intendant doit l'être ; dans les formes de nos anciens Tribunaux, un pareil défi n'eût pas été accepté, sur-tout de la part d'un homme étranger à l'affaire. Le Commissaire lui aurait répondu qu'il fallait suivre la marche prescrite par les Loix ; c'est là sur-tout la réponse que le Praticien Rolet devait faire ; cependant Alceste nous apprend, dans un récit, que ce Rolet s'est troublé, & que l'Intendant a rendu le billet. Mais après tout, on n'a pas coutume de se rendre si difficile sur un dénouement de Comédie, qui d'ailleurs est satisfaisant, puis qu'il remplir tous les vœux des Spectateurs, & fait justice à tout le monde. Alceste humilie Philinte en lui rendant sa fortune, & le punit en renonçant pour jamais à son amitié : l'innocence de ce même Alceste est reconnue, & l'ordre qu'on avait donné contre lui est révoqué sur le vû de pieces probantes ; sa vertu brille aux yeux de tous les Juges, qui lui assurent le triomphe le plus complet dans le procès généreux qu’il a entrepris. Il va retrouver ses Vassaux dont il est le libérateur, & emmene avec lui le vertueux Avocat, dignement récompensé par le titre d'ami d'un homme tel qu'Alceste, qui désormais ne veut plus se séparer de lui.

Le seul reproche essentiel qu'on puisse faire à cette Piece, porte sur le style qui ne répond pas à tout le reste, & je dois d'autant moins dissimuler ce reproche après toutes les louanges que j'ai cru devoir à l'Auteur, qu'heureusement il n'y a point ici impuissance de faire mieux, mais seulement un excès de négligence, avec lequel il est impossible de faire bien. M. d'Eglantine n'a point en écrivant les défauts qu'on ne corrige point, le manque d'idées, de naturel, de vérité , de force ; il a au contraire de tout cela ; il pense ,il sent, il dialogue ; mais il est trop évident qu'il s'abandonne sans réserve à une facilité de composition qui est très-dangereuse, si l'on ne s'en défie pas. Sa diction est entiérement incorrecte, pleine de fautes de langage, de construction, de versification, chargée de termes impropres &de chevilles. Toutes ces fautes échappent, je le sais, dans la chaleur du débit théatral ; mais à la lecture, elles choquent & fatiguent tout lecteur un peu instruit, & sont senties mène de quiconque a un peu d'oreille & de goût naturel : en un mot, un Ouvrage mal écrit n'est jamais relu, & M. d'Eglantine a trop de talent pour ne pas aspirer à l'être : il est trop heureux de n'avoir besoin, pour y parvenir, que de travail & de réflexion. Je ne dirais pas trop, en assurant que la moitié de sa Piece demande à être récrite ; & comme elle est faite pour rester au Théatre, il doit être jaloux du succès du cabinet, sans lequel on n'a jamais qu'une réputation secondaire. On n'exigera pas que je releve tous les vers défectueux ; mais une foule de fautes graves rassemblées dans un petit nombre de vers pris fort près les uns des autres, démontrera combien sa diction est habituellement vicieuse.

                                 Eh ! quel endroit sauvage
Que le vice insolent ne parcoure & ravage ?
Ainsi de proche en proche, & de chaque cité,
File au loin le poison de la perversité.....

Ce ne font point les endroits sauvages que le vice ravage ; il est clair que sauvage est là pour la rime ; & comment ravage-t-on un endroit sauvage ? C'est se contre-dire dans les termes. File au loin est extrêmement dur;  & qu'est-ce qu'un poison qui file ?

La vertu ridicule avec faste est vantée.

C'est encore une contradiction dans les termes. Si la vertu est vantée avec faste, elle n'est pas ridicule. L’Auteur a voulu dire, la vertu dont on se moque en secret est vantée avec faste ; mais il ne le dit pas.

Tandis qu'une morale en secret adoptée,
Morale désastreuse, est l'arme du puissant
Et des fripons adroits pour frapper l'innocent.

Pour comprendre comment une morale peut être l'arme du puissant, il faudrait qu'on nous dît ce que c'est que cette morale ; il n'en est pas question dans tout le morceau. Il ne suffit pas de dire qu'elle est désastreuse ; tout cela est vague & insignifiant ; & quelle langueur traînante dans cet enjambement & dans cette construction ? L'arme du puissant & des fripons pour frapper. Cela serait mal écrit & mal construit en prose comme en vers.

Et ce morceau sur le crédit :

On n'en a jamais trop, pour que de toute part
On aille l'employer & l'user au hasard.....

On n'en a jamais trop pour qu'on aille, &c. n'a pas même l'apparence d'une construction Française ; c'est une phrase barbare.

Vous voulez le rebours de tout ce qu'on évite ;
Comme si la coutume en effet n'était pas,
Au lieu de porter ceux qu'on jette sur nos bras,
Pour si peu de crédit qui vous tombe en partage,
D'être prompt, au contraire,à prendre de l'ombrage
De toute créature & de tout protégé
Par qui l'on pourrait voir ce crédit partagé,
Soit pour les détourner ou pour les mettre en fuite.

Non seulement ces vers se traînent misérablement les uns après les autres, mais pour en découvrir le sens, ilfaut absolument reconstruire toute la phrase, dont il n'y a pas un seul membre qui tienne à l'autre.

Vos jours voluptueux, mollement écoulés
Dans ces affaissemens dont vous vous accablés.

Concevez ce que c'e t que des jours écoulés mollement dans un affaissement dont on s'accable ! tâchez d'accorder en emble ces expressions & ces idées.

Ce goût de la paresse, où la froide opulence
Laisse au morne loisir bercer son existence,
Sont les fruits corrompus qu'au milieu de l'ennui
L'égoïsmc enfanta, qui remontent vers lui,
Pour en mieux affermir le triste caractere
...

Quelle incohérence de figures, & d'idées & de termes ! je le demande à l'Auteur lui même : comment peut il se figurer des fruits qui remontent pour affermir un caractere ? Ces quatre métaphores absolument disparates forment le plus étrange amphigouris.

Mais aussi de ces fruits dérive leur salaire.

Même style : un salaire qui dérive, & qui dérive des fruits ! je le répete, ce style est intolérable.

J'ai entendu applaudir au Théatre ce vers :

Vous clouez le bienfait aux mains du bienfaiteur.

Quelque illusion qu'ait pu faire le jeu de l’Acteur, qui mettait une grande expression dans ce vers, il n'en est pasmoins mauvais. Il n'y a point d'énergie sans. vérité, & il est impossible de se représenter, de quelque maniere que ce soit le bienfait cloué à une main, l'expression est également fausse & ignoble.

Si M. d'Eglantine veut, d'après ces observations, se juger de bonne foi, comme il convient à tout homme de sens , il sentira la nécessité de travailler, de corriger, d'épurer sa versification.

La Piece est précédée d'une Préface assez étendue, dont le but est de faire voir combien l'Optimiste de M. Collin est un Ouvrage immoral. Il y a bien un fond de vérité générale dans les remarques du Censeur à ce sujet ; mais d'abord il y regne un ton d'amertume qui accuse une animosité personnelle, & qui dès lors infirme & décrédite l'autorité du Critique ; de plus, c'est un grand principe d'erreur & d'injustice, de tirer des conséquences strictes & rigoureuses des discours d'un personnage de Théatre pour, les appliquer à l'Auteur, comme s'il eût écrit un livre de Philosophie. Il est certain qu'il se mêle à l'Optimisme de Plainville, une sorte d'insouciance sur les maux d'autrui, qui est fort contraire à la philantropie, mais d'abord le caractere de Plainville n'est pas donné dans la Piece comme un modele à imiter ; il est représenté seulement comme un homme dont la tournure d'esprit consiste à voir tous les objets du côté le plus favorable. M. d'Eglantine releve quelques détails analogues à des préjugés qui régnaient encore quand M. Collin a fait son Optimiste ; je ne vois pas qu'on puisse faire un crime à un Auteur comique de se conformer aux préjugés dominans ; mais j'avoue qu'il est beau de les combattre, & je pardonne de bon cœur à M. d’Eglantine son indignation contre l'Optimiste, puisqu'elle lui a fait faire son Philinte : Fecit indignatio versum.                            (D...)

Julien L. Geoffroy, Cours de littérature dramatique: ou Recueil par ordre de matières ..., tome 3 (1819), p. 421-425 :

[Dans cette critique écrite en 1803, soit plus de douze ans après la création de la pièce, le terrible Geoffroy donne libre cours à quelques unes de ses haines favorites, Rousseau et, par extension, son disciple supposé Fabre d’Églantine.]

LE PHILINTE DE MOLIÈRE.

Le Philinte de Molière ! Ce titre est un mensonge et même une calomnie. Le Philinte de cette pièce n’est point celui de Molière ; c’est le Philinte de l-J. Rousseau : Fabre en convient lui-même dans son prologue ; et il est bien étrange, qu’après avoir déclaré formellement que c’est au philosophe génevois qu’il doit sa comédie, il entreprenne de diffamer Molière en voulant se l'associer. M. Fabre, du moins pour les idées, est fait pour s’allier avec Rousseau ; mais il n’a rien de commun avec Molière. On ne peut trop inviter les comédiens‘ français à ne pas insulter plus long-temps le père de la bonne comédie par un titre aussi injurieux que faux. Le Philinte présenté dans le Misantrope comme un honnête homme, sage et modéré, n’a pas un seul trait de ressemblance avec le fripon peint par le génevois dans sa lettre sur les spectacles, et mis sur la scène par son disciple Fabre.

On sera peut-être surpris que Rousseau, qui avait pris pour devise la vérité ou la mort, ait falsifié un personnage de Molière, au point de faire d’un homme prudent et raisonnable, un monstre d’inhumanité ; mais il faut toujours se rappeler que le citoyen de Genève jouait dans la société le rôle de frondeur et de misantrope ; qu’une partie de son éloquence était dans l'amertume de sa bile. Si le Philinte de Molière n’était qu’un Philosophe doux et modéré, il fallait que le déclamateur Rousseau fût un imposteur et un charlatan. La conséquence était nécessaire ; et dans l'alternative,Rousseau a mieux aimé accuser ce Philinte d’être un fripon, que de laisser conclure qu’il était lui-même un charlatan.

Il était naturel que le jongleur génevois excitât l'enthousiasme de Fabre d’Eglantine : on peut dire que le panégyriste et le héros étaient dignes l'un de l'autre.

Je le dis hautement, si le méchant m'assiège,

s’écrie l'auteur du Philinte,

Qu’il sache que Rousseau lui-même me protège ;
Et certes ce n’est pas implorer aujourd'hui
Une frêle assistance, un médiocre appui,
Que d’être précédé de l'âme d'un grand homme
Digne de l âge d’or et de l'antique Rome,

Protecteur de l'enfance et de l'humanité,
L'apôtre précurseur de notre liberté.

Je compte pour rien la barbarie de ces vers ; je reprocherais à tout autre poëte cette tournure gothique et bizarre, ce galimatias pitoyable ce n'est pas implorer un médiocre appui que d’être précédé de l'âme, etc. Des hauteurs de sa philosophie, le régénérateur Fabre dédaigne ces vétilles de la grammaire et du style; il laisse l'élégance, la pureté, l'harmonie aux esclaves, aux âmes viles et corrompues ; mais ce que je ne puis pardonner à ce penseur sublime, c’est sa profonde ignorance du gouvernement de l'antique Rome. C’est une insulte plutôt qu’un éloge, de dire que Rousseau était digne de l'antique Rome : les écoliers mêmes savent que l'antique Rome fut le siége de la plus odieuse aristocratie. Un sénat orgueilleux et tyrannique opprimait les citoyens ; les riches déchiraient à coups de fouet les pauvres plébéiens leurs débiteurs ; exclu de toutes les dignités, le petit peuple n’était admis qu’à 1’honneur de verser son sang pour la patrie ; les pères conscrits, souvent importunés des plaintes de leurs victimes, n’avaient pas d’autre moyen de s’en débarrasser, que de les envoyer se faire tuer à la guerre sous divers prétextes. Rousseau, dans l'antique Rome, eût sans doute été un tribun aussi éloquent que les Gracques, mais il aurait eu le même sort ; il eût éprouvé qu’il était encore plus dangereux de faire le républicain dans la. république romaine que sous la monarchie française.

Qu’on ne me parle donc plus de l'antique Rome, car j’ai le malheur de savoir l'histoire romaine un peu mieux que ne la savaient ces illustres défenseurs du peuple qui, pleins de mépris pour les esclaves et les fanatiques qu’on leur avait donnés pour patrons dans leur baptême, s’étaient décorés des noms mémorables des Brutus, des Scévola, des Fabricius, etc. Ces honnêtes patriotes ne se doutaient pas qu’ils empruntaient les noms des plus fiers aristocrates et des plus fermes appuis du despotisme patricien.

Pour ce qui regarde l'âge d'or, M. Fabre me paraît beaucoup plus conséquent ; car on dit que dans l'âge d’or il n’y avait ni lois, ni gouvernement, ni propriétés, ni institutions civiles et religieuses, et qu’il y régnait par conséquent une véritable liberté : d’ailleurs, tous les biens étaient communs, et les femmes aussi, ce qui valait encore mieux que la loi agraire et le partage des terres, dogme fondamental des amis du peuple.

Lorsque j’attribue toutes les horreurs de nos dissensions civiles à l'entreprise extravagante de réaliser les chimères philosophiques, on m’accuse de calomnier la philosophie ; mais voici Fabre qui se déclare mon défenseur officieux, et j’espère bien qu’aucun de mes adversaires ne pourra méconnaître l'autorité d’un apologiste aussi respectable. Oui, Rousseau fut l'apôtre précurseur de cette terrible liberté dont Fabre fut l'un des fondateurs et des martyrs ; et ce n’est pas moi qui le dis, c’est Fabre lui-même. Rousseau a donc été le saint Jean de l'évangile révolutionnaire : il a préparé les voies à ces redoutables messies qui nous ont apporté le baptême de sang au nom de la patrie et de l'humanité. Ce que Fabre dit ici de Rousseau, s’applique à tous les prédicateurs d’hypothèses et de théories insensées, que l'orgueil aveuglait sur les dangers de leur doctrine ami-sociale.

Cette comédie de Philinte, regardée comme le chef-d’œuvre de Fabre d'Eglantine, fut représentée avant la révolution ; elle était trop favorable à l'esprit de vertige qui régnait alors, pour ne pas être bien accueillie ; mais elle est si triste et si lugubre, si hérissée de capucinades démagogiques, qu’elle n’obtint qu’un succès d’estime. Les spectateurs n’étaient pas encore assez patriotes pour s’ennuyer en l'honneur des nouvaux systèmes : le Philinte fut beaucoup loué et fort suivi ; aujourd’hui, on le loue peu et on le suit encore moins. Il y a une belle scène, une belle situation ; on remarque plusieurs traits d'égoïsme bien saisis dans le caractère de Philinte ; mais le tout n’est qu’une ébauche informe, un canevas pour des sermons. L’auteur oppose à son égoïste, un redresseur banal des torts et griefs, un dom Quichotte de vertu et d’humanité, un Alceste qui ne ressemble pas plus à celui de Molière, que le Philinte de Rousseau ne ressemble au Philinte de l'auteur du Misantrope. (19 brumaire an 12. [11 novembre 1803])

D'après la base César, la pièce a été jouée 13 fois au Théâtre de la Nation en 1790 et 1791, du 22 février 1790 au 11 décembre 1791, 2 fois au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles en 1792, 9 fois en 1793 (de nouveau au Théâtre de la Nation), 21 fois au Théâtre Feydeau, du 11 août 1795 au 7 août 1798, 7 fois au Théâtre de la Nation du 8 décembre 1796 au 3 mai 1798, 1 fois au Théâtre de l'Odéon (le 2 avril 1798) et 7 fois au Théâtre français de la rue de Richelieu, du 29 décembre 1798 au 6 novembre 1799.

D’après la base la Grange de la Comédie Française, la pièce a été jouée 87 fois à la Comédie Française, de 1790 à 1859.

Ajouter un commentaire

Anti-spam