La Suite du Menteur

La Suite du Menteur, pièce de Pierre Corneille, retouchée, à deux reprises, par Andrieux, d’abord en 1803, puis en 1808.

La Suite du Menteur, comédie en cinq actes et en vers de P. Corneille, retouchée et réduite en quatre actes par le C. Andrieux. 26 germinal an11 (18 avril 1803).

Théâtre Français, rue de Louvois.

[On trouvera plus bas une seconde Suite du menteur d’Andrieux sous une forme différente : après une simple modification de la pièce de Corneille, Andrieux a réécrit la pièce.]

Titre :

Suite du Menteur (la)

Genre

comédie

Nombre d'actes :

4

Vers / prose

vers

Musique :

non

Date de création :

26 germinal an 11 (18 avril 1803)

Théâtre :

Théâtre Français de la rue de Louvois

Auteur(s) des paroles :

Corneille et Andrieux

Almanach des Muses 1804

Entreprise difficile pour tout autre que M. Andrieux, qui a fait l'une des meilleures comédies du théâtre moderne.

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Madame Masson, an XI – 1803:

La Suite du Menteur, comédie de Pierre Corneille, retouchée et réduite en quatre actes ; avec un prologue ; par Andrieux, de l’Institut National. Représentée sur le Théâtre de la rue de Louvois pour la première fois, le 26 germinal de l’an 11.

Le texte de la pièce est précédé d’une préface, p. 3-8 :

[L’auteur explique le pourquoi et le comment de ce travail. Il a voulu en quelque sorte corriger la pièce de Corneille en utilisant les « conseils de Voltaire ». C’est à la suite de Voltaire, qui a peut-être surestimé la valeur de la pièce, qu’il a entrepris son travail. Les changements apportés à la pièce (et ceux qu’il n’a pas faits) sont considérables, mais ce n’est pas à l’auteur de les juger. C’est surtout du style qu’il veut parler. Il a beaucoup corrigé, parce que, estime-t-il, Corneille écrit en auteur comique, sans toujours savoir s’arrêter aux limites des convenances (à l’époque de Corneille, « les spectateurs étaient moins difficiles, moins délicats ». Il a fallu aussi gérer l’évolution de la langue : Andrieux a procédé à des adaptations, tout en gardant certains éléments aujourd’hui vieillis, mais qu’il estime remarquables. Il insiste finalement sur l’intérêt de la lecture des pièces, autrefois jugée importante : il serait utile de fonder les analyses des pièces sur le texte imprimé, au lieu de se limiter à l’impression fournie par la première représenttion.]

PRÉFACE.

Voici un travail assez ingrat, et que cependant j’ai fait avec un grand plaisir. Je travaillais sur un plan et sur des vers de Corneille, et d’après les conseils de Voltaire. C’était avoir à-la-fois un beau modèle et un excellent maître. Pouvais-je faire une meilleure étude ?

]l est vrai que Voltaire a peut-être un peu exagéré le mérite de la Suite du Menteur. (Voyez son Commentaire). L’illustre père de notre théâtre avoue, avec une franchise admirable, que son héros qui est plus sage et plus estimable dans cette seconde pièce que dans la première, a perdu avec ses mauvaises habitudes une partie de ses agrémens. Mais en revanche, le fond de cette pièce est. plus attachant que celui du Menteur ; il y a plus d’intrigue, plus de situations, et elles sont plus frappantes ; Voltaire, en sa qualité de poète tragique, songeait plus à l’intérêt du sujet et aux effets de théâtre qu’à la force comique du caractère du Menteur, et à la gaieté que ses mensonges continuels répandent nécessairement dans presque toutes les scènes. Voilà pourquoi ce grand homme, dont le goût est toujours si sûr, a donné trop d’éloges, si j’ose le dire, à la Suite du Menteur. Mais peut-être n’en a-t-il parlé si avantageusement que pour mieux amener à l’avis qu’il donnait de retoucher cette pièce. Si tel a été son dessein, il a réussi; et l’évènement a prouvé que l’avis était bon à suivre.

Je pourrais m’étendre sur les changemens considérables que je me suis permis à l’ouvrage du grand Corneille, et sur ceux que je n’ai pas faits, et sur ceux qu’il eût fallu mieux faire ; mais ce n’est pas à moi qu’il convient d’apprécier mon travail.

Je me bornerai à quelques observations sur le style.

En général, on s’appercevra, je pense, que le dialogue de cette pièce est naturel et vrai ; après Molière, Corneille est peut-être celui de nos poètes qui a le plus franchement écrit la comédie.

J’ai retrouvé dans la Suite du Menteur, parmi beaucoup de négligences, cette manière simple et naïve d’un homme de génie qui fait toujours parler le personnage, qui ne songe point à briller lui-même, ni à montrer de l’esprit aux dépens de la vérité. J’y ai trouvé aussi de la force comique, et une verve abondante en plaisanteries qui dégénèrent, il est vrai, quelquefois en bouffonneries et en trivialités. Le secret consiste à savoir s’arrêter à propos.

Du temps de Corneille, les spectateurs étaient moins difficiles, moins délicats ; on pardonnait un trait familier, pourvu qu’il fût plaisant ; on ne connaissait point alors la comédie fausse et guindée, que nous avons vue si fort à la mode, mode qui heureusement commence à se passer, quoique le jeu des acteurs fasse encore supporter les pointilleuses finesses et la gaieté glaciale du monotone Marivaux.

La langue avait je ne sais quoi de plus naïf et de plus original, qui servait mieux le génie comique ; et, s’il faut que je l’avoue, ça été une facilité pour moi, que d’avoir à me rapprocher de ce style de la vieille comédie. J’ai pu risquer des plaisanteries et des expressions qui devaient passer. dans une pièce de Corneille, mais que peut-être on aurait le malheur de ne pouvoir souffrir dans une comédie nouvelle.

J'ai conservé même quelques locutions vieillies qu’il eût été facile de changer, parce qu’elles m’ont paru regrettables, et parce qu’en les rejettant, ainsi que beaucoup d'autres, il me semble qu’on n’a fait qu’appauvrir la langue.

Telle est, par exemple, cette expression : Prends souci de me plaire, qui me semble dire plus et autre chose que Prends soin de me plaire.

Tel est encore l’adverbe aucunement, pris dans le sens de en quelque sorte, aliquantùm. On a perdu ce mot,et il n’est remplacé par aucun autre. Pourquoi ne s’en servirait-on pas ?

Je n’ai pas osé conserver de même une expression assez remarquable, et dont je ne me rappelle pas d’autre exemple dans nos bons auteurs. Corneille a dit dans cette pièce :

— Cet homme a de l'humeur. — C’est un vieux domestique.
Qui, comme vous voyez, n’est pas mélancolique.

Le mot humeur est mis là. dans le sens de l’anglais humour, gaieté originale, piquante. Il paraît que Corneille avait voulu naturaliser parmi nous ce mot anglais : il n’a. point été reçu dans ce sens.

Je ne pousserai pas plus loin ces remarques. On en pourrait faire beaucoup d’autres, tant sur le fonds que sur le style de l’ouvrage ; et elles pourraient être très-littéraires et utiles à l’art.

J’ose y inviter les journalistes à la plupart desquels je dois des remerciemens pour la manière impartiale dont ils ont rendu compte de la première représentation.

Le public oublie trop aujourd’hui que les pièces de théâtres sont faites aussi pour être lues, que même elles ont un bien faible mérite, quand elles ne soutiennent pas la lecture.

On ne rendait compte autrefois, après la première représentation d’une pièce, que de l’effet qu’elle avait produit au théâtre ; mais pour la juger définitivement, on attendait qu’elle fût imprimée. Cela serait plus juste, sur-tout lorsqu’il s’agit d’un ouvrage de longue haleine ; ce serait une manière de relever l’art dramatique, d’encourager, de forcer même les auteurs à travailler avec soin leurs ouvrages ; enfin, cette méthode fournirait des articles très-intéressans pour les lecteurs, et très-honorables à leurs auteurs, qui pourraient y faire preuves de connaissances et de goût, bien mieux que dans une légère analyse, qu’on publie le soir ou le lendemain d’une première représentation.

Courrier des spectacles, n° 2233 du 27 germinal an 11 [17 avril 1803], p. 2-3 :

[La pièce dont il s’agit de rendre compte est une réécriture d’une pièce oubliée de Corneille, la Suite du Menteur dont Corneille pensait qu’elle valait mieux que ce que le public en avait pensé, et que le critique trouve « très foible », le personnage féminin de Mélisse étant choquant : une femme qui envoie son portrait à un homme qu’elle ne connaît pas, voilà qui choque les convenances. De même le dénouement était « bizarre », et l’auteur moderne l’a modifié. Au total, il a « coupé, déplacé nombre de scènes, retranché, ajouté, refait des vers, le tout avec beaucoup de discernement et de goût ». Et il a eu la modestie de ne pas se faire nommer, ce qu’un court compliment récité par Picard a confirmé. Un prologue met en scène une tromperie, un mensonge : un jeune homme se présente comme l’auteur de cette nouvelle version de la suite du Menteur, là le directeur du théâtre lui apprend que la pièce va être joué : quelqu’un a subtilisé le manuscrit du jeune homme et l’a présenté comme le sien. On arrive enfin à l’analyse de la pièce nouvelle. L’intrigue en est pleine de rebondissements romanesques (une femme voilée redemandant le portrait qu’elle a fait porter à un bel inconnu...). Et bien sûr, tout finit par un mariage. Et c’est sur l’annonce de ce mariage que s’achève le compte rendu...]

Théâtre Louvois.

La Suite du Menteur de Pierre Corneille, remise en 4 actes.

La Suite du Menteur fut jouée pour la premiere fois sur le Théâtre de l'hôtel de Bourgogne en 1643 ; elle est, ainsi que le Menteur, imitée de Lope de Vegua : elle n’eut dans la nouveauté qu’un très-foible succès, mais cinq ans après elle en obtint un plus soutenu sur le théâtre du Marais.

Si l’on en croit le chevalier de Mouhy, dans son Abrégé de l’histoire du Théâtre Français, elle fut très-accueillie dans la province ; au contraire,les frères Parfait prétendent qu’aucune troupe de Province ne s’en est chargée.

Corneille ne paroit pas s’être soumis au jugement que le public a porté de cet ouvrage, Il a allégué en sa faveur les beaux sentimens et les beaux vers dont il est rempli ; le caractère de Dorante beaucoup plus honnête-homme dans cette seconde pièce que dans la premiere, et il attribue son peu de succès à ce que Dorante corrigé de ses mauvaises habitudes, a perdu la meilleure part de ses agrémens.

La vérité est que dans la Suite du Menteur, est très-foible, et que le caractère de Mélisse a dû choquer les spectateurs. Une femme qui écrit une déclaration d’amour, et qui envoye son portrait à un homme qui ne lui a jamais parlé, blesse les convenances. Le dénouement est d’ailleurs assez bizarre, et pouvoit seul faire tomber l’ouvrage : il paroit que cette remarque a frappé 1’auteur qui a entrepris de reduire cette comedie à quatre actes. Non-seulement il en a totalement changé le dénouement, mais il a coupé, déplacé nombre de scènes, retranché, ajouté, refait des vers, le tout avec beaucoup de discernement et de goût.

On peut remarquer qu’il avoit été fort modeste dans son annonce, il ne l’a pas été moins après le succès ; demandé avec intérêt par tous les spectateurs , il a gardé l’anonyme.

Picard est venu débiter huit ou dix vers dont le sens est que les applaudissemens sont dûs entièrement au grand Corneille, et que l’auteur craindroit de montrer trop d’orgueil en plaçant son nom à côté de celui d’un si beau genie. La pièce a été précédée d un prologue qui a été très-goûté du public.

Le directeur du théâtre, c’est Picard qui joue ce rôle, se plaint de ce que tous ses acteurs ne sont pas encore prêts à commencer la représentation. Un jeune homme arrivant de Nemours a pris un billet au bureau, et entrant sur le théâtre il supplie le directeur de lui acorder un moment d’audience. Il s’annonce comme auteur :

De quatre nouveautés que l’on donne en un mois,
Vous le savez, Monsieur , il en tombe an moins trois.

C’est, dit-il , ce qui m’a engagé à offrir une pièce à-la fois ancienne et nouvelle. En un mot il a refait la Suite du Menteur de Corneille. Le directeur étonné la questionne et lui demande s’il n’a pas confié son manuscrit a quelqu’un : A un ami, répond-il. L’étonnement d u directeur cesse. il apprend an jeune habitant de Nemours que son ouvrage se joue le soir même ; il ajoute fort plaisamment :

Sans ce vilain beau tems nous aurions eu du monde.

Voici l’analyse de cette comédie telle qu’elle est maintenant, et telle sans doute qu’elle restera au théâtre.

Dorante sur le point d’épouser Lucrèce a été effrayé de l’engagement qu’il alloit contracter, a passé en Italie sans prévenir son père, dont il a depuis appris la mort.

A son retour en France, en passant près de Lyon, il voit deux cavaliers se battre ; le coup mortel est porté avant qu’il les ait joints. Pendant qu’il a quitté son cheval pour secourir le blessé, le vainqueur s’en empare et s’éloigne. Trois sergens accourus au bruit saisissent le voyageur secourable et le traînent en prison comme coupable de meurtre.

Mélisse, jeune veuve, a vu passer ce prisonnier ; son cœur s’intéresse à lui ; elle lui fait porter une somme- d’argent assez forte avec l’offre de ses services. Peu de tems après on conduit à la même prison Cléandre qu’on suppose avec raison être 1e véritable auteur du délit. Dorante le reconnoit, mais sa générosité le porte à soutenir que ce n’est pas lui qui s’est battu contre Forlange (c’est le nom du blessé). L'amitié la plus vive se forme entre Dorante et Cléandre. Ce dernier rentre chez lui, engage sa sœur, cette même veuve dont nous venons de parler, à adoucir la position de Dorante dont la générosité lui a sauvé la vie Melisse qui est très-disposée à n’être point ingrate, renvoie Lise sa suivante avec des rafraichissemens et l’ordre de faire tomber-son portrait entre les mains du prisonnier, persuadée que si sa figure fait impression sur lui, il ne voudra jamais rendre ce portrait ; c’est ce qui arrive.

Elle vient elle-même avec Lise pour redemander son portrait, mais couverte d’un voile, elle ne se découvre que lorsque convaincue de l’amour de Dorante, elle ne songe plus à le lui reprendre. Elle est sur le joint de se retirer, lorsque Philiste ancien ami de notre prisonnier, et dont il a invoqué le secours, vient lui apporter la promesse de son élargissement. Ce Philiste est un prétendant à la main de Mélisse. Le voile dont elle se couvre ne détruit pas ses soupçons ; il veut la voir, Dorante s’y oppose et prend hautement cette dame sous sa protection, ordonnant à son valet de la laisser sortir. Cléandre quoique piqué, n’agit pas moins chaudement pour son ami, et obtient sa liberté en se rendant sa caution.

Cléandre emmène son bienfaiteur chez lui, après que ce dernier qui ignore que sa nouvelle conquête est la sœur de son hôte a promis à Philiste de seconder son amour. Il connoit bientôt l’embarras de sa position, et pressé de nouveau par Philiste de parler en sa faveur, il lui dit qu’il aime lui-même Mélisse à qui, il y a deux ans, il a sauvé en Espagne à elle l’honneur, à son frère la vie, en se laissant conduire eu prison à sa place à la suite d’un duel où Cléandre avoit tué son adversaire. Philiste n’est pas dupe de ce mensonge, il surmonte sa passion pour Melisse, et consent au bonheur des deux amans.

Mercure de France, tome XII (an XI), n° XCV (3 Floréal an 11, samedi 23 Avril 1803), p. 227:

[Fallait-il réécrire la pièce de Corneille, bien oubliée, et que seul Voltaire estimait assez pour souhaiter qu’on la reprenne ? Andrieux a tenté de répondre aux vœux de Voltaire, mais le résultat n’a pas trop convaincu : si on peut la juger « plus adaptée à nos goûts et à nos mœurs », elle n’est guère gaie.]

Théâtre de Louvois.

Nos auteurs dramatiques ne peuvent plus rien tirer de leur fonds ; et, pour remplir la lacune qu'ils ont laissée cette année au théâtre, ils se mettent aujourd'hui à ressusciter des pièces oubliées. La Suite du Menteur, de Corneille, n'eut aucun succès, lorsqu'elle fut jouée pour la première fois, et elle n'était pas restée au théâtre. Voltaire, dans ses commentaires, fait entendre qu'on pouvait tirer un très-grand parti de cette comédie, et qu'à l'aide de quelques changemens elle pourrait reparaître sur la scène. Un homme de lettres, M. Andrieux, a cru devoir profiter de l'avis de Voltaire, et il a fait, à la Suite du Menteur, les changemens qui paraissaient avoir été indiqués par l'auteur des commentaires. Quoique ces changemens aient été faits par un homme de goût, la pièce n'a pas réuni tous les suffrages. Elle est, dit-on, plus adaptée à nos goûts et à nos mœurs ; mais il faut croire que nos goûts et nos mœurs n'ont rien de comique et de plaisant, car la comédie de Corneille a beaucoup perdu de sa gaîté.

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, VIIIe année, tome sixième, p. 269-270 :

[La reprise de la pièce de Corneille modifiée par Andrieux est présentée comme un moyen de pallier l’échec des pièces nouvelles. Le résultat est jugé assez positif : le nouvel auteur « a su profiter habilement du fond, des principales situations et des traits heureux de la pièce », mais en la rapprochant des mœurs modernes, il lui a fait perdre beaucoup de sa gaîté.]

Le Tuteur Fanfaron, bouffonnerie en un acte et en vers de M. Nanteuil ; et la Cloison ou beaucoup de peine pour rien, petite comédie nouvelle de M. Bellin, auteur nouveau, n'attirant pas au théâtre Louvois beaucoup de monde, le directeur, à l'exemple des sociétaires du Théâtre Français, a pensé qu'une reprise feroit plus de sensation que les bluettes nouvelles dont chaque jour il remplit son répertoire sans l'enrichir. Le grand nom de Corneille lui a paru une bonne recommandation, et M. Andrieux, pour le seconder, a retravaillé la suite du Menteur, l'une des comédies oubliées du père de notre théâtre. Cette pièce est pleine de défauts ; mais se pourroit-il que dans un ouvrage de Corneille, on ne trouvât pas au moins quelque étincelle du génie qui l'animoit ? M. Andrieux a su profiter habilement du fond, des principales situations et des traits heureux de la pièce. On pourra lui reprocher cependant, qu'en la rapprochant de nos mœurs, il a beaucoup diminué de sa gaieté, et qu'il a trop retranché du rôle original et amusant de Cliton : cela vient de ce que M. Andrieux n'a pas en général dans ses comédies ce vis comica, cette vraie gaieté qui naît autant des situations que des caractères. Il auroit dû s'associer Picard dans son travail sur Corneille. On ne peut d'ailleurs qu'applaudir à leur conduite généreuse. Ils ont consacré à deux descendantes de Corneille la moitié de la part d'auteur, et leur ont donné les entrées au théâtre Louvois.

Le Nouvel Esprit des journaux français et étrangers, tome neuvième, Prairial an 12 de la République française, Mai 1804, p. 275-276 :

[Compte rendu (rapide et louangeur) de la représentation à Bruxelles de la première version de la Suite du Menteur revue par M. Andrieux.]

Le 5, on a donné la première représentation de la Suite du Menteur, comédie en vers et en 4 actes, de Pierre Corneille, retouchée par M. Andrieux.

Une foule d'expressions et de tournures qui ont vieillies, déparent le style de Corneille et rendent presque inintelligibles, pour la plupart des lecteurs et des auditeurs, ses plus beaux ouvrages. M. Andrieux s'est attaché à faite disparaître de la Suite du Menteur toutes les nombreuses taches qui l'avaient fait bannir du répertoire de la Comédie française ; il n'a touché à cet ouvrage qu'avec le saint respect qu'on doit aux productions du génie ; il a conservé toutes les pensées de Corneille, ainsi que celles de ses expressions qui, bien qu'inusitées, donnent de la force au discours, sans blesser la délicatesse de la langue française, qui n'était encore qu'au berceau, lorsque Corneille l'enrichissait de ses chef-d'œuvres dramatiques.

Les gens de lettres ont applaudi aux efforts et au succès de M. Andrieux et l'invitent à restituer à la scène, plusieurs ouvrages du même auteur, dont le styler seul est frappé de vétusté. C'est une tâche honorable que M. Andrieux est bien digne de remplir.

La Suite du Menteur a été écoutée ici, avec autant de plaisir que si c'eût été une nouveauté. Cette pièce était fort bien montée ; les rôles de Dorante, Cliton, Cléandre, Philiste, Jasmin, Mélisse et Lise ont été bien rendus par MM. Lagarenne, Verteuil, Bourson, Folleville, Brochard, et par Mmes. Ribou et Tanquerelle.

M. Verteuil, qui joue avec tant dé perfections l'emploi des grandes livrées, a justifié sa réputation dans le rôle de Cliton ; c'est le dernier qu'il a joué à Bruxelles, qu'il vient de quitter pour aller à Marseille, où il a été rappellé. Sa perte a été vivement sentie par les amateurs de la comédie, qui rendent justice à son rare talent.

La Suite du Menteur, comédie en cinq actes et en vers, précédée d'un prologue, par M. Andrieux ; 29 octobre 1808.

Théâtre Français.

[Nouvelle version de la reprise de la pièce de Corneille, par Andrieux, cette fois au Théâtre Français pour 7 représentations.]

Titre :

Suite du Menteur (la)

Genre

comédie

Nombre d'actes :

5

Vers / prose

vers

Musique :

non

Date de création :

29 octobre 1808

Théâtre :

Théâtre Français de la rue de Louvois

Auteur(s) des paroles :

Corneille et Andrieux

Almanach des Muses 1809.

On se rappelle qu'il y a environ trois ans, le Théâtre de l'Impératrice donna avec succès quelques représentations de la Suite du Menteur, de P. Corneille, corrigée par M. Andrieux. L'auteur a cru pouvoir mieux faire encore que de se borner aux changements, additions et correction qu'il avait faits précédemment à l'ouvrage de Corneille ; il a donc fait de la Suite du Menteur une comédie absolument nouvelle. L'intrigue n'est plus la même ; le rôle de Philiste est totalement supprimé, et trois personnages, introduits par M. Andrieux, remplacent le vieil ami de Dorante. Le caractere de celui-ci n'est plus le même que celui du Dorante de la Suite du Menteur, de Corneille ; loin d'être un menteur converti, il ment toujours avec intrépidité. Au total, la piece nouvelle l'emporte sur l'ancienne même corrigée par M. Andrieux ; cependant, malgré les traits d'esprit et de gaieté dont elle pétille, elle est encore bien inférieure au Menteur ; et l'entreprise de l'auteur, pour être honorable, ne saurait être comptée au nombre de ses plus heureuses. Succès d'estime.

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Barba, 1810:

La Suite du Menteur, comédie en cinq actes, en vers, de P. Corneille, avec des changemens et additions considérables, et un prologue, Par G. S. Andrieux, membre de l’Institut et de la Légion d’Honneur; Représentée, pour la première fois, par les Comédiens français de S. M. l’Empereur et Roi, le 29 octobre 1808.

Le texte de la pièce est précédé d’une préface, p. V-XI :

[L’auteur pense que le changement qu’on observe dans les productions comiques tient largement au changement des goûts du public, devenu surtout attentif à des pièces comportant « des scènes touchantes, [...] des sentimens nobles et pathétiques » ou des intrigues bien conçues avec des situations piquantes se succédant rapidement. Tout ce qui faisait le charme des comédies d’autrefois est moins apprécié : développement d’un caractère, scènes « filées avec art », « vers bien faits », « saillies originales, mais naturelle, « plaisanteries un peu hasardées, mais comiques ». Ce changement dans le goût du public n’a rien d‘étonnant. La réussite d’une pièce fait naître des imitations, origines d’un genre nouveau. Il faut pourtant que cette nouveauté respecte la règle fondamentale du genre. Ainsi, pour la comédie, il s’agit de «  corriger les vices et les défauts par le ridicule ». Si Molière et Regnard vivaient maintenant, ils n’écriraient plus comme ils ont écrit. Paraissant aujourd’hui leurs œuvres choqueraient. Et s’il s’écrit aujourd’hui de bonnes comédies, ce n’est pas « ce bon genre » qui est le plus cultivé. C’est parce qu’il a le goût « pour la vieille et franche comédie, pour la comédie comique » qu’Andrieux a choisi de reprendre la pièce de Corneille, tâche ingrate, mais source de plaisir. Conscient que sa première version de la pièce pouvait être améliorée, il entreprend une seconde réécriture en essayant de corriger ce qui lui semble l’erreur majeure de Corneille, qui avait modifié sensiblement le caractère de son menteur en le rendant meilleur. La suite de la préface est consacrée à justifier les changements effectués, d’abord pour rendre Dorante à son naturel de menteur, puis pour justifier le rôle de Mélisse, que certains ont vu comme celui d’une coquette. Justification ultime : Andrieux a suivi dans son travail le scommentaire que Voltaire a fait de la pièce.]

PRÉFACE.

On renvoye souvent les auteurs comiques de nos jours à Molière, à Regnard ; et on leur reproche de s'éloigner de cet ancien genre de comédie, où dominaient le ridicule et la gaîté ; on regrette le bon tems, où notre muse comique, plus libre dans ses manières, moins recherchée dans son langage, pouvait risquer avec succès une scène bouffonne, une plaisanterie libre et même indécente, un proverbe populaire, une expression triviale. Une partie de ces plaintes peut paraître fondée ; mais est-il bien juste de s'en prendre, des changemens que notre comédie a éprouvés, aux auteurs seuls, à tous les auteurs, et même à ceux d'entre eux qui regrettent le plus la gaîté ancienne, et qui ont fait le plus d’efforts pour la conserver ? Ne serait-ce pas aussi le public qu'il faudrait accuser d'être devenu trop délicat sur les inventions comiques, trop chatouilleux sur les bienséances, trop pointilleux sur les mots ? A voir la manière dont les comédies nouvelles sont écoutées au Théâtre Français, il semble que les spectateurs s'y tiennent en garde contre la surprise du plaisir qu'ils pourraient avoir ; il semble qu'ils ne veuillent permettre à l'auteur de les faire rire qu'avec mesure et dignité.

Le public est aujourd'hui beaucoup plus disposé à se laisser attendrir par des scènes touchantes, par des sentimens nobles et pathétiques, ou à s'occuper d'intrigues adroitement tissues, de situations piquantes et qui se succèdent rapidement, qu'à suivre avec plaisir les développemens d'un caractère, la marche d'une scène filée avec art, à goûter soit des vers bien faits, soit des saillies originales, mais naturelles, soit des plaisanteries un peu hasardées, mais comiques.

Les pièces de Regnard sont justement louées par les connaisseurs ; mais elles sont négligées par les acteurs, et à peu près abandonnées par le public : quant aux admirables ouvrages de Moliere, il n'en est plus qu'un petit nombre qui soit suivi ; encore ne va-t-on les voir, que lorsque les meilleurs acteurs doivent y paraître.

On ne donne presque plus une seule des petites pièces de Dancourt ni de Legrand, etc. toutes comiques qu'elles sont, et précisément parce qu'étant comiques elles paraîtraient à beaucoup de spectateurs au dessous de la dignité du Tbéàtre Francais. Mais la dignité amène la gravité avec elle; et tue la gaîté et le rire.

Ces variations dans le goût du public ne paraîtront peut-être pas étonnantes, si l'on veut bien faire quelques réflexions.

Il n'y a point de nation chez laquelle les arts n'aient suivi, à différentes époques, des directions différentes.

Quoique le fond du caractère d'un peuple reste probablement le même, cependant il est diversement modifié par une foule de circonstances qui ont une grande influence sur ses mœurs, sur ses habitudes, sur ses opinions, particulièrement sur celles qu'on peut manifester en public, et par conséquent sur les intrigues, les mœurs, et le dialogue des pièces de théâtre.

L'homme est naturellement variable, mobile, amoureux de la nouveauté ; cette instabilité est, dit-on, plus grande chez nous autres Français que chez toute autre nation : aussi l'empire de la mode s'étend-il, parmi nous, sur les arts, sur les sciences, sur la médecine même.

Une seule pièce qui obtient du succès produit des imitations, presque toujours plus fidèles dans les défauts que dans les beautés ; et un nouveau genre s'établit.

Les comédiens ont encore une grande influence sur la marche de l'art comique, sur son déclin, sur ses progrès, puisqu'il dépend à peu près d'eux de donner de la vogue à tel genre de comédie par préférence à tel autre.

On peut dire aussi qu'il ne faut pas tellement restreindre les auteurs et le théâtre à un seul genre, que toutes les pièces finissent par se ressembler et par être taillées, pour ainsi dire, sur un seul et même patron ; au contraire, la variété en serait avantageuse ; l'art en serait agrandi et enrichi ; il ne faudrait exclure que le faux, l'immoral et l'ennuyeux.

Mais en même tems ou doit préférer, dans chaque art, le genre le plus analogue aux moyens et au but de l'art même ; ainsi dans la comédie dont le but est de corriger les vices et les défauts par le ridicule, nul doute que ce ne soit aux pièces du genre de Molière et de Regnard, aux pièces comiques, en un mot, qu'on ne doive la préférence.

Ce qui n'est pas moins certain et ce que ne contestera pas tout homme de bonne foi et qui connaîtra l'état actuel de notre scène comique, c'est que Molière et Regnard eux-mêmes, s'ils vivaient, feraient leurs pièces autrement qu'ils ne les ont faites ; c'est que s'ils ne les faisaient pas autrement, ils ne parviendraient guère à les faire représenter ; c'est qu'enfin, si elles étaient jouées, il n'y en a peut-être pas trois que les spectateurs de nos jours laissassent achever sans en accueillir plus d'un trait, plus d'une scène par des murmures.

Amphytrion est assurément un chef-d'œuvre du premier ordre; mais si cette comédie existait dans le portefeuille d'un auteur vivant, je doute qu'elle en sortît jamais pour paraître sur la scène. Et si elle était représentée, quel scandale ! que de cris à l'indécence, à l'immoralité  ! Que serait ce de George Dandin, de Pourceaugnac, de l'Avocat patelin, du Grondeur ? etc. Supposez ces pièces nouvelles, et imaginez-vous les voir pour la première fois, en admettant qu'on pût décider les comédiens à les jouer telles qu'elles sont.

Et si l'on voulait examiner les détails, combien on trouverait, même dans les grandes pièces de Molière et de Regnard, de traits de caractère, combien de vers plaisans et de mots comiques sur lesquels les censeurs se croiraient obligés de faire main-basse, dont les comédiens exigeraient le sacrifice, et qui enfin seraient sifflés, on peut le dire, et risqueraient de faire tomber la pièce à la première représentation !

Il est fort heureux pour ces grands hommes et pour nous qu'ils soient venus dans un tems où ils ont pu faire les comédies qu'ils nous ont laissées.

De plus, nos sévères censeurs, en nous renvoyant au genre de Molière, ne prennent pas garde qu'ils y renvoient des hommes qui ne demandent pas mieux que de s'en rapprocher, et qui même n'en sont pas si éloignés que ne l'ont été leurs prédécesseurs immédiats dans la même carrière. En effet, on ne peut nier que depuis vingt-cinq ans ou environ, je veux dire depuis les pièces de Collin d'Harleville et de Fabre d'Églantine, il n'y ait eu un retour vers la bonne comédie ; en sorte que cette école fausse et maniérée qui avait prévalu pendant les trente ou quarante années précédentes a beaucoup perdu de son crédit et de sa réputation ; elle a bien moins de partisans, quoique les comédiens y tiennent par habitude, et quoiqu'ils amènent encore la foule à certaines représentations de pièces de ce mauvais genre, en les soignant et en les faisant jouer par les meilleurs d'entre eux.

Il y a un fait décisif et bien facile à vérifier; c'est que depuis l’Inconstant (1786) on peut citer plus de bonnes comédies, j'entends de comédies dans le bon genre et qui aient eu du succès, qu'on n'en pourrait trouver dans les quarante années précédentes, c'est-à-dire depuis le Méchant, joué en 1747.

Mais on doit avouer en même tems que ce bon genre n'est pas le plus cultivé ; qu'il faut même du courage à un auteur pour s'y dévouer, puisqu'il n'est favorisé ni par des représentations fréquentes et soignées, ni par l'affluence et les applaudissemens du public.

C'est mon goût de préférence pour la vieille et franche comédie, pour la comédie comique, qui m'a porté à faire un essai dans ce genre, en cherchant à rajeunir une pièce de l'illustre père de notre théâtre.

Le fond de cette comédie avait, à la vérité, quelque chose de noble et d'intéressant plutôt que de gai et de risible ; mais j'espérais profiter de cet intérêt même pour me rapprocher du goût actuel ; il y avait dans l'ouvrage original des détails plaisans ; le style en était naturel; je me proposais d'étudier cette manière qui est la bonne, de l'imiter, et me mettant à l'abri derrière un grand nom, j'espérais risquer avec quelques succès des plaisanteries et des expressions sur lesquelles les spectateurs se rendraient moins difficiles, lorsqu'ils les croiraient de Corneille lui-même.

C'était un travail assez ingrat et dont je ne pouvais pas attendre qu'on me sût beaucoup de gré. Cependant je l'ai fait avec un grand plaisir ; j'étais charmé d'écrire dans cette langue, aujourd'hui vieillie, mais dont le caractère plus naïf, plus original, servait mieux le génie comique; et, s'il faut que je l'avoue, ça été une facilité pour moi d'avoir à me rapprocher de ce style de la vieille comédie. J'ai compris qu'il y a eu un tems où l'on devait faire mieux qu'aujourd'hui, et avec moins de peine.

Je donnai la Suite du Mcnteur au théâtre de Louvois, alors dirigé par mon ami, M. Picard. J'avais conservé au Menteur le caractère noble et sérieux que Corneille lui a donné dans cette suite, et j'avais réduit la pièce en quatre actes. Elle fut accueillie assez favorablement et resta au répertoire de ce théâtre ; mais en la revoyant, plusieurs années après la première représentation, je crus m'apercevoir que je pourrais mieux faire : à force d'y penser, je trouvai un nouveau fond d'intrigue d'où je pouvais tirer cinq actes, et je me décidai à recommencer mon travail.

L'objection la plus grave qu'on eût faite contre la pièce de Corneille, portait sur le changement de caractère du héros devenu, dans cette Suite, plus grave et plus noble, mais moins vif et moins gai qu'il ne l'est dans le Menteur. Ce grand homme avait senti lui-même la force de cette objection ; il avait déclaré franchement que son Dorante avec ses mauvaises habitudes avait perdu presque toutes ses grâces, et qu'il avait quitté la meilleure part de ses agrémens, lorsqu'il avait voulu se corriger de ses défauts.

Je me suis appliqué, en refaisant la pièce pour la seconde fois, à rendre au principal personnage ses mauvaises habitudes et ses grâces, ses agrémens et ses défauts. Il est à présent, dans cette comédie, aussi hardi menteur que dans le Menteur même. Il n'a pas tenu à ma volonté qu'il ne fût aussi inventif, aussi adroit et surtout aussi gai. La nouvelle intrigue que j'ai imaginée le force à déployer les ressources de son génie, et je l'ai mis en situation de s'écrier :

Ah ! l'on me tend un piége ! il faut m'en garantir,
Et je vais retrouver mon talent de mentir.

Il ment en effet contre l'évidence même ; et cependant il s'en tire heureusement et en homme d'esprit.

On a trouvé que cette comédie avait quelque chose de romanesque ; elle se ressent en cela de son origine espagnole ;. Amar senza saber aquien, Aimer sans savoir qui ; tel est le titre que lui a donné son premier auteur, Lopez de Vega ; mais il me semble qu'il ne faut proscrire de la comédie, que le romanesque qui serait faux, impossible, invraisemblable ; quant au romanesque qui n'excède pas les bornes de la vraisemblance, et qui pour être un peu extraordinaire n'en devient que plus piquant, je ne vois pas pourquoi il ne serait point admis quelquefois. N'y a-t-il pas du romanesque dans l'Avare, dans l'Ecole des Femmes, et même dans Tartuffe ? D'ailleurs, les faits qui peuvent sortir de l'ordre commun, se trouvent ici placés non pas dans la pièce même, mais dans l'avant-scène, sur laquelle le spectateur est toujours moins difficile, quand elle prépare une action qui l'intéresse et qui l'amuse.

Le rôle de Mélisse a aussi souffert quelques critiques; on a dit qu'elle s'enflammait un peu vîte pour Dorante, avant de le connaître; que les démarches qu'elle faisait en sa faveur étaient peu mesurées, et qu'en tout sa conduite était d'une femme plus que coquette..... Ce jugement est sévère. Il est vrai que, dans la pièce de Corneille, Mélisse écrit à Dorante, qu'en le voyant passer sous sa fenétre, elle l'a trouvé de si bonne mine, que son cœur est allé en prison avec lui ; et n'en veut point sortir tant qu'il y sera. Ces expressions sont vives de la part d'une femme qui écrit à un inconnu ; mais Mélisse sait déjà que Dorante a été arrêté à la place de Cléandre, son frère ; c'est par l'ordre de ce frère qu'elle écrit au prisonnier et qu'elle lui envoye des secours. Malgré tout cela, il faut avouer que les expressions dont Mélisse se sert ont quelque chose d'un peu trop libre et de contraire aux bienséances ; mais il était aisé de les retrancher, et de lui faire écrire une lettre d'un style plus réservé ; c'est ce que j'ai fait.

L'amour de Mélisse naît de la reconnaissance ; Dorante s'est sacrifié lui-même, et, par un trait de générosité rare, a mieux aimé rester en prison que de dénoncer Cléandre : est-il étonnant que Mélisse devienne sensible pour un jeune homme aimable, malheureux, injustement emprisonné, et dont la magnanimité lui sauve un frère, qui ne manque pas de louer avec effusion, devant elle, son noble libérateur ?

Ajoutez à cela, les ordres du ciel, les coups de sympathie dont les amans reconnaissent le pouvoir. Corneille y croyait sans doute; car il a plus d'une fois reproduit cette idée qui lui a toujours inspiré des vers remarquables; on connaît ceux de Rodogune :

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies, etc.

Il a fait dire à Mélisse, sur le même sujet, une tirade charmante, pleine de feu, de grâce et de délicatesse :

Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre, etc. (1)

« Ce petit morceau, dit Voltaire, a toujours passé pour achevé : et il est resté dans la mémoire des connaisseurs. »

J'ai fait dans le rôle de Mélisse plusieurs changemens importans, afin que sa conduite n'eût plus rien qui pût choquer les partisans les plus rigoureux des bienséances ; j'ai tâché de graduer, avec le plus d'art qu'il m'a été possible, les progrès de son inclination pour Dorante. Il me semble que le moraliste le plns sévère doit actuellement l'absoudre de précipitation ; et Dieu garde de mal les femmes de bien qui ont aimé tout aussi promptement qu'elle, sans en avoir la moitié autant de bonnes raisons !

Il est vrai que le mariage suit d'un peu près la naissance de cette inclination : mais ce sont là de ces petites invraisemblances de convention au théâtre : la même chose arrive dans beaucoup de comédies, et dans le Menteur même, où Dorante obtient la main de Lucrèce le soir même du jour où il l'a vue pour la première fois.

J'ai profité, pour mes changemens, de l'examen que Corneille a fait de sa Suite du Menteur, et du commentaire de Voltaire, sur cette pièce, et de la critique que j'en ai trouvée dans les Annales Poétiques (tom. 20, article P. Cormeille.) J'ai tâché, à l'aide de ces lumières, de distinguer les beautés des défauts, de profiter des unes, de corriger et de faire disparaître les autres. Aussi ma pièce est elle très-différente de celle de Corneille, dont je n'ai conservé que le premier acte (en y faisant des changemens) et de plus quelques scènes détachées et des vers épars.

Des circonstances étrangères à l'ouvrage même en ont interrompu les représentations dans sa nouveauté, et m'en ont fait suspendre l'impression. Il s'ensuit qu'il n'a pu être ni connu ni jugé.

Si quelques littérateurs, quelques amateurs de la vieille comédie, à leurs momens perdus, veulent se donner la peine de lire ma pièce, celle de Corneille à la main, ils pourront apprécier mon travail.

Je puis me rendre au moins cette justice, que je n'y ai épargné ni la peine ni les soins: j'ai refait cette pièce deux fois, à six années l'une de l'autre ; je l'ai beaucoup travaillée ; car j'ai pour principe qu'un auteur doit assez respecter le public, pour ne jamais faire paraître un ouvrage que lorsqu'il lui est impossible de le corriger et de l'améliorer davantage.

Quoique le premier et le plus éclatant succès d'une pièce de théâtre soit celui des représentations, cependant celui de la lecture est aussi de quelque prix ; il est moins dépendant des circonstances, et ne peut naître que du mérite seul de l'ouvrage ; aussi est-il plus réel, plus solide; et en définitif, c'est le seul qui demeure. Puissé-je l'obtenir !

L’Esprit des journaux français et étrangers, année 1808, tome XII (décembre), p. 266-269:

[La reprise de la pièce de Corneille est un succès, mais elle est devenue une pièce nouvelle, d’Andrieux. Quelques mots sur la préface qu’il a mise en tête justifie ses choix. Le critique estime plutôt justes les modifications concernant les rôles de Dorante et de Mélisse, tout comme « l’invention du rôle de Lucrèce », rôle très piquant et très bien écrit. Sur 1900 vers, l’auteur en revendique 1600, et il affirme avoir beaucoup modifié ceux qu’il emprunte à Corneille. Mais il a su su bien imiter le style de Corneille qu’on ne s’en rend pas compte.]

Théâtre Français.

Suite du Menteur, comédie.

La comédie Suite du Menteur vient d'être reprise avec beaucoup de succès : elle était de Pierre Corneille, elle est aujourd'hui de M. Andrieux. Dans une dissertation littéraire fort intéressante, ce poëte comique a rappellé, analysé et commenté l'ouvrage de l'auteur du Cid ; il a expliqué les motifs de son peu de succès, interprêté l'opinion de Voltaire, énoncé ce qu'il y aurait à faire pour rendre la représentation de cette pièce agréable, et enfin avec une modestie louable, il a dit en peu de mots ce qu'il a fait pour atteindre le but. Les personnes qui ont lu cette dissertation, qui prouve une si parfaite connaissance de l'art de la comédie, de la différence des mœurs dans chaque siècle, des libertés que pouvait prendre Corneille, et des entraves que notre théâtre s'est imposées, n'attendent pas de nous une analyse étendue de la Pièce, quoiqu'on la puisse appeller nouvelle. Les changemens indiqués par l'auteur ont paru très-heureux ; d'une pièce abandonnée, et qu'il était impossible de jouer, il a fait un ouvrage agréable dont l'effet n'est pas très-comique, mais qui sera compté parmi les pièces où le style et les traits du caractère dissimulent la faiblesse de l'intrigue.

Dorante en prenant quelques années a conservé son caractère ; il est encore tel que Corneille l'avait peint, sortant des bancs de l'école de Poitiers, gai, spirituel, affable, généreux, menteur tantôt par nécessité, tantôt par occasion, et le plus souvent sans intention, par habitude et seulement pour se tenir en haleine, finissant par croire vraie l'histoire qui lui a souri, et qu'il a plus d'une fois racontée ; dans l'ouvrage nouveau, il ment plus et il ment mieux qu'autrefois : c'est tout profit ; il ne lui manque peut-être qu'un trait, c'est qu'on finisse par ne le plus croire alors qu'il dit la chose la plus simple et la plus vraie ; ce trait ajouterait quelque moralité à l'agrément du rôle, et ne serait pas inutile à son effet comique.

Le rôle de Mélisse est devenu beaucoup plus naturel, plus intéressant, et plus conforme à ce qu'exigent les convenances théâtrales, et la décence dont la scène commande l'observance rigoureuse. Cette décence est aujourd’hui portée à un tel point, et quelquefois le parterre a offert une telle austérité, une telle rigidité de principes que de légers murmures se sont fait entendre, lorsque, dans la scène de la prison, Mélisse se dévoile, et avoue le tendre motif qui l'y a conduit ; quelques traits assez piquans dans un des contes de Dorante ont encore allarmé des oreilles délicates ; mais ce scrupule n'a pas été général, et le rôle de Mélisse a paru gradué, nuancé avec art, et doué de tout l'intérêt dont il pouvait être susceptible.

L'invention du rôle de Lucrèce est, et a paru une très-heureuse idée ; ce rôle est d'un effet très-piquant ; il est écrit d'un bout à l'autre avec infiniment d'esprit, et place le Menteur dans l'heureuse nécessité d'exercer son talent familier, et d'imaginer des ressources plaisantes, naturelles, qui ont le rare avantage de mettre les mensonges de Dorante en action, et de lier à l'intrigue la peinture vive et piquante du caractère. Il est juste de dire que le rôle de Lucrèce produit un quatrième, un cinquième acte, et un dénouement fort amusant : si quelque langueur, quelque vuide se font sentir dans le second acte, le parti tout nouveau pris par l'auteur, ramène l'intérêt à-la-fois et la gaieté dans les trois derniers et assure le succès de l'ouvrage.

L'auteur déclare que de dix-neuf cents vers dont la pièce se compose, seize cents lui appartiennent ; que les quatre cents autres ont eu besoin d'être retouchés : cela se croit sans peine, tant le goût varie, tant le même fond d'idées a besoin d'âge en âge d'une expression nouvelle et d'un tour différent. Cependant, pour croire l'auteur, il faut pour ainsi dire avoir suivi la représentation un Corneille à la main ; car on se figure difficilement avec quel art M. Andrieux a su imiter le style de Corneille sans trop vieillir le sien, et rajeunir les passages empruntés sans leur donner une couleur trop moderne. Le style de la Suite du Menteur a le naturel, la franchise de la vieille comédie, avec plus de correction et d'élégance ; les traits comiques qui y brillaient y sont conservés, mais mieux employés ; ce sont des pierres qui, travaillées et montées par un ouvrier habile, doublent de prix aux yeux de l'amateur : c'est sous ce rapport que M. Andrieux nous paraît avoir le plus de droits à l'éloge : il faut avoir bien médité sur la nature et la variété des styles, et avoir soi-même une grande facilité, une rare souplesse de talent, un goût bien exquis pour savoir ainsi dissimuler à-peu-près sa manière, se rapprocher de celle d'un autre, se fondre avec elle, l'épurer, l'embellir, et cependant la conserver.

Geoffroy, Cours de littérature dramatique, seconde édition (1825), tome quatrième, p. 88-95 :

LA SUITE DU MENTEUR.

D'une très-médiocre pièce du grand Corneille, en faire une bonne, était une entreprise peu réfléchie. Le sujet est ingrat, peu conforme à nos mœurs : le fond, de quelque manière qu'on le brode, ne peut jamais être qu'un mauvais roman espagnol ; mais Voltaire avait dit qu'avec quelques changemens on pouvait faire de la Suite du Menteur une pièce excellente, un chef-d'œuvre. C'est pour accomplir cet oracle que M. Andrieux a refait la Suite du Menteur : c'est Voltaire qui l'a trompé ; c'est l'autorité de Voltaire qui a causé sa disgrâce. L'éclat d'un si grand nom peut servir à le consoler : il est beau de s'égarer avec un tel guide.

L'enthousiasme et l'espèce de passion que Voltaire s'avisa de prendre pour une des moindres productions de Corneille, les éloges outrés dont il lui plut d'accabler dans son Commentaire une pareille bagatelle, sont peut-être plus comiques que la pièce même refaite par M. Andrieux. Cependant Voltaire n'était pas jeune alors : l'âge des passions était passé, et l'on est encore à deviner aujourd'hui quel charme extraordinaire il avait découvert dans la Suite du Menteur.

II convient d'abord que cette pièce n' a pas réussi ; Corneille en convient aussi, et en donne les raisons. Mais, ajoute Voltaire, serait-il permis de dire qu'avec quelques changemens, elle ferait au théâtre plus d'effet que le Menteur même ? Non, cela ne serait pas permis ; ce serait un mensonge : tous les principes de la littérature donneraient un démenti à cette fausse assertion. Quelques changemens qu'on fasse à un roman, il est impossible d'en faire une bonne comédie. Dorante, dans le Menteur, est un caractère théâtral ; dans la Suite du Menteur, ce n'est qu'un aventurier. L'intrigue de cette seconde pièce espagnole, dit Voltaire, est beaucoup plus intéressante que la première. Il est vrai que l'intrigue du Menteur n'est pas d'un grand intérêt, mais c'est une bonne pièce de caractère : la Suite du Menteur n'est qu'une pièce d'intrigue qui devrait au moins être intéressante, et qui ne l'est pas.

Dans cette Suite du Menteur, on suppose que Dorante, prêt à se marier à Paris, a disparu le jour de ses noces, et qu'après avoir voyagé en Italie, tenté de revoir la France, il est arrêté et mis en prison à Lyon, faussement soupçonné d'un duel. Voltaire n'approuve pas, à la vérité, que Dorante ait quitté sa femme le jour de ses noces : il avoue que cette étourderie est d'un genre qui le rend un peu méprisable ; mais il est enchanté de le voir en prison : cela est pour lui d'un grand intérêt.

Je ne vois pas ce qu'un quiproquo de la justice peut avoir de si intéressant, et ce qui est capable d'attacher au sort d'un jeune fou qui a quitté sa femme et fait mourir son père de chagrin, et qui croit n'avoir sur ce dernier article aucun reproche à se faire, parce qu'il a pris le deuil. On le prend pour un autre : les sergens l'ont volé ; c'est un malheur qui est arrivé à de beaucoup plus honnêtes gens que lui. On amène dans la prison le véritable coupable ; Dorante, qui le reconnaît fort bien, assure au prévôt que cet homme lui est inconnu. C'est un trait de générosité rare, qui ne produit aucun effet, parce qu'il n'est pas préparé, et qu'il n'a aucune suite. Dorante est tellement avili, dans le cours de la pièce, par les mensonges les plus bas, qu'on peut même reprocher à l'auteur d'avoir prêté des sentimens généreux à un homme souillé du vice d'un laquais : c'est une inconvenance dans les mœurs.

Corneille s'est montré plus judicieux ; son Dorante est un honnête homme : sa générosité se soutient d'un bout de la pièce à l'autre, et ses mensonges mêmes sont des traits d'une belle âme. Au contraire, le Dorante de M. Andrieux n'est qu'un menteur effronté, et qui ne ment pas si bien, à beaucoup près, que le menteur de Corneille : c'est, selon moi, une maladresse dans l'auteur moderne d'avoir voulu nous donner un second Menteur, qui ne pouvait être qu'une mauvaise copie du premier : ce qui fait le plus de tort à la Suite du Menteur de M. Andrieux, c'est le Menteur de Corneille.

Une soubrette vient dans la prison de Dorante, lui apporter deux cents louis de la part de sa maîtresse qui ne se nomme point. Dorante, après quelques façons, les accepte comme un prêt ; sur quoi le valet dit assez plaisamment qu'il y a bien des gens

. . . . . . . . D'un sentiment contraire :
Ils prennent comme un don le prêt qu'on veut leur faire.

Cette plaisanterie, qui n'est pas mauvaise, appartient à M. Andrieux. La même soubrette revient encore dans la prison au troisième acte ; mais ce qu'elle apporte n'est pas si solide : c'est du chocolat, du café Moka, etc. Elle a aussi le portrait de sa maîtresse, qu'elle laisse tomber exprès pour que Dorante le ramasse : elle affecte beaucoup d'empressement pour qu'on le lui rende. Le galant prisonnier le garde jusqu'à ce que la soubrette fasse un troisième voyage dans la prison pour le redemander.

Cette fois, elle est accompagnée de sa maîtresse, qu'elle fait passer pour sa sœur. Mélisse ( c'est le nom de cette maîtresse ) est bien aise de s'assurer par elle6même de l'effet que son portrait produit sur le jeune étranger. Après avoir assez joui de l'incognito, elle lève son voile et fait voir à Dorante l'original. Le public a paru peu touché de ce coup de théâtre : de légers murmures se sont même élevés, quand Mélisse, dans une situation aussi équivoque, parle du soin de son honneur. On a trouvé qu'une femme pouvait se dispenser de parler d'honneur lorsqu'elle venait voir un inconnu en prison, et lui donnait son portrait ; mais les femmes entendent ordinairement par honneur le bonheur de n'être point vues : on ne l'entend pas autrement dans tous les romans espagnols, et l'honneur n'est autre chose que la réputation.

La bonne fortune de Dorante est troublée par un fâcheux qui survient : c'est un de ses intimes amis, nommé Ariste, et en même temps c'est un amant de Mélisse, mais amant très-froid. Il croit la reconnaître sous le voile : il veut s'éclaircir ; mais Dorante prend sous sa protection la maîtresse, et son valet Cliton la soubrette : les deux infantes s'évadent. Ce qui sauve un peu l'honneur de Mélisse, c'est que cette jeune veuve, si vive et si combustible, est la sœur de Cléandre, cet homme en la place duquel Dorante est arrêté : c'est la reconnaissance qui lui fait envoyer au généreux prisonnier de l'argent, du chocolat, du café, son portrait, et qui la fait venir elle-même à la suite de ses dons. Cependant son frère juge qu'elle pousse la reconnaissance trop loin, et c'est ainsi qu'en juge le public.

Voilà tout ce qu'il y a d'agréable dans la pièce ; voilà les beautés qui causaient les transports de Voltaire, et qui ont donné à M. Andrieux la tentation de se les rendre propres. Les trois premiers actes appartiennent à Corneille, à très-peu de chose près. L'auteur moderne a changé le nom de Philiste en celui d'Ariste : il a prêté à Dorante un conte assez plaisant sur une maîtresse qu'il prétend avoir eu à Venise ; il a changé plusieurs vers, rectifié quelques, plaisanteries : c'est à cela que se borne son travail. Mais les deux derniers actes sont presque une comédie nouvelle de sa façon : il faut le dire, cette comédie nouvelle est bien éloignée de valoir l'ancienne. Corneille et M. Andrieux font sortir Dorante de prison à la fin du troisième acte, sur la caution de son ami. Chez l'un et chez l'autre, il n'est pas un moment en danger ; ses amours ne sont qu'une aventure plus ou moins amusante, mais dénuée de tout intérêt. Les deux derniers actes de Corneille sont très-faibles : Dorante a un rendez-vous sous les fenêtres de Mélisse ; Philiste, son rival, l'y accompagne par politesse ; le rendez-vous est suivi d'une visite, et cette visite est presque un adieu. Dorante, qui doit tout à Philiste, ne peut se résoudre à lui ravir sa maîtresse ; il forme l'héroïque résolution d'immoler l'amour à l'amitié ; mais Philiste, qui ne veut pas qu'on l'efface en générosité, cède Mélisse à Dorante : ce double héroïsme n'échauffe pas beaucoup la scène, et les bouffonneries des valets amusent peu les honnêtes gens. Je le répète, cela n'est pas bon ; mais les deux derniers actes de M. Andrieux me paraissent valoir encore moins : le héros de la pièce y est avili, et le dénouement blesse toute espèce de raison et de vraisemblance.

Cette Lucrèce que Dorante a quittée le jour de ses noces, l'auteur moderne l'amène à Lyon, en fait l'amie de Mélisse, et l'accusateur de Dorante :traduit devant sa femme, confondu, consterné, il a recours à des mensonges ; et ces mensonges sont si communs, qu'ils n'excusent pas le menteur. Ce n'est plus Dorante, c'est Ménechme qui a un frère jumeau en tout semblable à lui ; c'est ce frère qui s'est esquivé sur le point d'épouser Lucrèce ; c'est ce frère qui a fait tout le mal. Lucrèce croit démasquer l'imposteur en montrant ses lettres, dont l'écriture est la même que celle du billet adressé à Mélisse. Dorante prétend que son frère et lui, ayant appris du même maître, ont la même écriture. Il forge sur ce frère éternel deux ou trois contes plus insipides les uns que les autres ; c'est une série de mensonges de la même couleur et sur le même sujet, qui fatigue l'auditeur le plus robuste ; il n'est question que de ce maudit frère jusqu'au moment où le menteur, fatigué lui-même et désespéré du mauvais succès de ses inventions, avoue honteusement qu'il a menti. Cet aveu n'empêche pas que la trop sensible Mélisse n'épouse un vil menteur, et que son très-imprudent frère n'approuve l'alliance : dénouement très-froid et sans aucun intérêt. Qu'importe qu'un fourbe épouse une coquette ? ce n'était pas la peine de faire cinq actes pour amener cette conclusion.

II est honorable pour le père de notre scène, qu'un homme qui a autant d'esprit que M. Andrieux n'ait pu parvenir, même en y pensant bien, à faire quelque chose d'aussi bon que le mauvais du vieux Corneille. Ce n'est pas qu'il n'y ait de la facilité et de la gaîté dans le style, plusieurs mots heureux, plusieurs plaisanteries agréables, quelques situations comiques ; mais tout cela est noyé dans des longueurs. Dorante est un conteur assommant : ses histoires, si l'on excepte celle de la courtisane de Venise, ne sont pas amusantes ; et si c'était un autre que Fleury qui les racontât, on ne le laisserait pas aller jusqu'à la fin. Fleury a fait des prodiges ; il a soutenu la pièce à la sueur de son front : il se donnait tant de mouvement qu'on était forcé de l'écouter. L'ouvrage doit beaucoup aux acteurs ; les rôles de Mélisse et de Lucrèce sont très-bien remplis par mademoiselle Mars et mademoiselle Volnais. Thénard et mademoiselle Devienne ont fait rire. Armand joue Cléandre, et Baptiste aîné, Ariste : ces rôles, nécessairement un peu sérieux, ne permettaient aux acteurs que le mérite de l'intelligence et du débit.

Je ne sais si je me trompe (dit Voltaire, à la fin de son commentaire sur la Suite du Menteur de Corneille); mais en donnant de l'âme au caractère de Philiste, en mettant en œuvre la jalousie, en retranchant quelques mauvaises plaisanteries de Cliton, on ferait de cette pièce Un Chef-d'oeuvre.

Voltaire se trompait; cela n'est pas douteux. M. Andrieux a plus fait que de donner de l'âme à Philiste, et de mettre en œuvre la jalousie : il a créé le rôle de Lucrèce ; il a mis Dorante aux prises avec la femme qu'il avait quittée le jour de ses noces ; enfin, il a fait un nouveau Menteur, et n'a pas fait un chef-d'œuvre. (31 octobre 1808.)

Dans la base La Grange de la Comédie Française, la Suite du menteur reprise par Andrieux est présentée comme « comédie en 5 actes en vers ; texte de Pierre Corneille ; prologue et adaptation par François-Guillaume-Jean-Stanislas Andrieux », créée le 29 octobre 1808 ; elle a été jouée 7 fois jusqu’en 1809. Pas d’allusion à la version de 1803.

(1) J'ai eu soin de conserver cette tirade, et l'ai placée au Vme. acte, scène Ire.

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