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Coup de théâtre

Les mots du théâtre au XVIIIe siècle.

Coup de théâtre.

Chamfort et Laporte, Dictionnaire dramatique, tome I, p. 314-323 :

COUP DE THEATRE. On donne ce nom à tout ce qui arrive sur la Scène, d'une maniere imprévue, qui change l'état des choses, & qui produit de grands mouvemens dans l'ame des Personnages & des Spectateurs. L'importance de la matiere, fait que nous la diviserons. Nous parlerons des Coups de Théâtre dans la Tragédie, & dans la Comédie, en commençant par la première.

Le Poëme Epique admet ces surprises, qui ajoutent à 1'intérêt ; & quoiqu'il y en ait peu dans Homère, il peut même en ceci être regarde comme inventeur ; & il en a donné l'idée aux Poètes Tragiques. L'arrivée de Priam au Camp d'Achille, la nouvelle de la mort de Patrocle, peuvent passer pour de vrais Coups de Théâtre ; puisqu'elles font naître, dans l’ame du Héros, des mouvemens divers, & qu'elles y excitent des combats.

La simplicité de l'action, chez les Grecs, ne permettoit pas qu'ils fussent parmi eux si fréquens, que sur notre Théâtre; & la reconnoissance est un de ceux qu'ils empíoyoient le plus ordinairement. Voyez Reconnoissance. Le Coup de Théâtre, le plus frappant de la Scène Grecque, étoit le moment où un Vieillard venoit, dans le Cresfonte d'Euripide, arrêter Mérope, prêt à immoler son fils, qu'elle prenait pour l’assassin de ce fils même. La double confidence de Jocaste & d'Œdipe dans Sophocle, les pleurs d'Electre sur l' urne de son frere qu'elle embrasse devant ce frere qu'elle croit mort, sont ce que la Tragédie ancienne offre de plus beau en ce genre.

On a sujet d'être étonné, en voyant la variété des ressors, par lesquels le génie des modernes a multiplie au Théâtre ces surprises frappantes, qui transportent l’ame des Spectateurs. Les moyens les plus simples, sont ceux à qui les connoisseurs accordent plus volontiers leurs suffrages. Voici la simplicité des moyens que Corneille employé dans ses belles Tragédies. Dans le Cid, par exemple, un Vieillard respectable vient de recevoir un affront. II ne peut se venger ; il rencontre son fils ; il le charge de fa vengeance. Le fils demande le nom de l’offenseur.

D. D iègue.

C'est....

D. Rodrigue.

             De grace, achevez....

D. Diègue.

                                               Le pere de Chimene.

D. Rodrigue.

Le....

D. Diègue.

          Ne réplique pas. Je connoís ton amour.
Mais qui peut vivre infâme, est indigne du jour.
Plus l'offenseur est cher, & plus grande est l'offense.
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
                                        
Venge-moi, venge-toi :
Montre-toi digne fils d'un pere tel que moi.

Dans les Horaces, c'est un simple Messager qui produit un Coup de Théâtre terrible.

Horace, époux de la sœur de Curiace, & Curiace Amant de la sœur d'Horace, sont en Scène. Curiace déplore le malheur d'Albe, qui n'a point encore nommé les trois guerriers qu'elle doit opposer aux trois Horaces. Flavian arrive :

Curiace.

Albe, de trois guerriers a-t'elle fait le choix ?

Flavian.

Je viens pour vous l'apprendre.

Curiace.

                                                  Oh bien ! qui sont les trois ?

Flavian.

Vos deux freres & vous.

Curiace.

                                       Qui ?

Flavian.

                                                 Vous & vos deux freres.

Voilà la premiere Scène au Théâtre, dit M. de Voltaire, où un simple Messager ait fait un effet tragique, en croyant apporter des nouvelles ordinaires. C'est le comble de l'art. Même exemple dans Cînna. Cinna vient de rendre compte à Emilie de la conspiration contre Auguste. Evandre arrive & dit à celui ci :

Seigneur, César vous mande, & Maxime avec vous.

Un des plus beaux qu'on puisse encore citer en ce genre , est celui du second Acte d'Andromaque. Oreste se croit sûr d'enlever Hermione de la Cour de Pyrrhus, amoureux d'Andromaque. Pyrrhus, rebuté par les refus de sa Captive, se résout à épouser la Princesse. II vient en avertir Oreste :

D'une éternelle paix Hermione est le gage.
Je l'épouse ; il sembloit qu'un spectacle si doux
N'attendoit en ces lieux d'autre témoin que vous.
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
                               
Allez , dites-lui que demain
J'attends, avec la paix, son cœur de votre main.

La générosité d'un Personnage produit encore des coups de Théâtre d'un grand effet.

Dans Inès de Castro, Inès est au pouvoir de la Reine son ennemie. Don Pédre son époux, qui a forcé le Palais pour venir la délivrer, ne peut l'engager à le suivre : elle lui rappelle le respect qu'il doit à son pere, & veut rester comme un garant de sa fidélité.

Dans Absalon, Tharès, femme de ce Prince, à qui son Epoux vient de faire part de ses projets contre David son pere, acculée par la Reine d'exciter Absalon à la révolte, se livre elle-même entre les mains de David, pour lui tenir lieu d'otage.

Cornélie, dans la mort de Pompée, pleurant la mort de son époux vaincu par César, vient lui apprendre une conspiration formée contre lui.

La surprise qui naît du retour d'un Héros qu'on croyoit tué dans un combat.

L'apparition d'un Spectre qui vient révéler des crimes secrets, comme dans Hamlet, & dans Sémiramis.

La vue d'un Personnage qu'on croyoit qui venoit d'être tué, & dont le meurtrier même venoit de raconter la mort, comme l'apparition d'Assur au cinquieme Acte de Sémiramis, celle du Duc au quatrieme Acte de Venceslas, celle de Mélicerte au cinquieme Acte d'Ino.

Une confidence que fait un Personnage à son ennemi qu'il ne connoît pas pour tel, comme le projet d'assassiner Mélicerte, confié à Ino sa propre mere. L'aveu que Monime fait à Mithridate de son amour pour Xipharès.

Seigneur , vous changez de visage.

Les reconnoissances. Voyez ce mot.

Lorsqu'un Personnage dit à un autre, une chose qui produit un effet contraire à ce qu'il attendoit, comme quand Azema veut empêcher Arsace de descendre dans la tombe de Ninus en lui disant qu'Assur l'attend pour l'y sacrifier, Arsace s'écrie avec transport :

Tout est donc éclairci, &c.

Et il descend dans la tombe, où il va immoler sa mere.

Le contraste du caractère avec la situation, comme lorsque Brutus ordonne à son fils d'aller combattre pour Rome, qu'il vient de trahir. Lorsque Zopire vient offrir un asyle à Séide, qui vient de promettre sa mort à Mahomet. Lorsqu'Auguste dit à Cinna :

    Par vos conseils je retiendrai l'Empire ;
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.
.    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .    .
Pour épouse, Cinna , je te donne Emilie ; .

Et c'est pour elle que Cinna vient de conspirer la mort d'Auguste.

Souvent un seul mot qui donne un nouveau mouvement à la Scène, devient un coup de Théâtre : comme lorsque Orosmane vient déclarer à Zaïre qu'il renonce à elle ; il l'observe & il s'écrie :

Zaïre, vous pleurez !

Une résolution subite & généreuse, une victoire sur soi-même, un mot sublime devient un coup de Théâtre.

Soyons amis, Cinna ; c'est moi qui t'en convie ,

Est un des plus beaux qu'on puisse imaginer.

Souvent un Personnage forme un coup de Théâtre, en apprenant , sans le vouloir, à un autre Personnage, une chose qui intéresse ce dernier ; comme au quatrième Acte de Phèdre , lorsque Thésée dit à Phédre en parlant d'Hypolite :

Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus ;
Sa fureur contre vous se répand en injures.
Votre bouche, dit il, est pleine d'impostures ;
II soutient qu'Aricie a son cœur, a sa foi,
Qu'il l'aime.

Phèdre.

                    Quoi! Seigneur.

Thésée.

                                               II l'a dit devant moi.
Mais je sais respecter un frivole artifice, &c.

Comme lorsque Montez, au deuxième Acte d'Alzire , ordonne aux Gardes d'empêcher Zamore de le suivre à l'Autel :

Des Payens, élevés dans des loix étrangères,
Pourroient de nos Chrétiens profaner les mysteres.
II ne m'appartient pas de vous donner des loix ;
Mais Gusman vous l'ordonne & parle par ma voix.

Zamore apprend par ce dernier mot, que Montez est soumis à ce Gusman qu'il déteste , &c.

Les coups de Théâtre que le Poète doit chercher avec le plus de soin, font ceux qui, par le renversement qu'ils produisent. occasionnent une Scène forte & pathétique, comme celle d'Horace & de Curiace, après la nouvelle du choix des Curiaces.

On reproche à quelques Poëtes de ne faire naître des coups de Théâtre, que par un tissu d'événemens entassés les uns sur les autres.

Dans la Comédie, Ricoboni distingue deux espéces de Coups de Théâtre ou de surprise. L'une d'action & l'autre de pensée. Toutes les deux, dit-il, font également leur effet. II est vrai cependant que la surprise d'action a plus de force, & se fait plus sentir que la surprise de pensée. Il cite, avec raison, comme un modèle, la quatorzième Scène du second Acte de l'Ecole des Maris, dans laquelle Sganarells amène lui-même sa pupille à Valere. Isabelle feignant d'embrasser Sganarelle, profite de cette situation pour donner sa main à baiser à Valere, & lui jurer une fidélité inviolable par les tendres expressions qu'elle semble adresser à son jaloux. Rien n'approche de l'art avec lequel le Poëte a ménagé cette surprise. Aucun Dialogue, aucun à parté ne l'annonce au Spectateur ; & son effet n'est senti qu'au moment où Isabelle embrasse Sganarelle.

Tel est encore, mais avec un mérite inférieur, le coup de Théâtre du troisième Acte de George Dandin, Scène seizième. Angélique ne pouvant fléchir George Dandin, & l'engager, à lui ouvrir la porte, fait semblant de se tuer. George Dandin sort pour s'assurer si c'est feinte ou vérité ; & ne pensant point à refermer la porte, il laisse à sa femme le moyen d'y entrer sans qu'il s'en apperçoive, & de le mettre ainsi dans la situation où elle étoit un moment auparavant.

Les ouvrages de Molière sont pleins de coups de Théâtre de cette espéce.

L'exemple du coup de Théâtre de pensée, que cite Riccoboni, & qu'il donne pour le plus beau qui se trouve sur aucun Théâtre, est tiré de la Princesse d'Elide. La Princesse, qui dédaigne l'amour, a une conversation avec le Prince dont elle est aimée autant que de ses autres Amans, mais qui , pour l'engager plus sûrement, feint une insensibilité égale à la sienne.-Moliere fait dire à la princesse, qu'elle a imaginé un moyen de découvrir les véritables sentimens du Prince ; & l'on sait qu'elle ne veut les découvrir, que pour le traiter comme ses autres Amans. Le Prince n'a d'autre intention que de la toucher & de lui inspirer de l’amour.

Dans cette situation, la Princesse fait au Prince une fausse confidence de l'état de son cœur, & feint d'être sensible à l’amour d'un de ses Amans. Le Prince, revenu de l'étonnement où l'a jetté le discours de la Princesse, lui répond qu'il admire la conformité de leurs sentimens, puisqu'il vient d'éprouver un changement tout semblable : qu'autorisé par son exemple, il va lui rendre confidence pour confidence, & qu'une des Princesses ses cousines, l' aimable & belle Aglante, a triomphé de son cœur. Il implore son appui avec transport, pour obtenir la main de celle qu'il adore, & part précipitamment pour en aller faire la demande à son pere.

Voilà un coup de Théâtre auquel le Spectateur ne s'attendoit pas, mais qu'il auroit sans doute souhaité pour venger le Prince qui l'intéresse, & jetter la Princesse dans la confusion ; en la. punissant de sa dureté & de sa coquetterie. La réponse du Prince fait passer le Spectateur de l'inquiétude à la satisfaction, & par-là cette situation devient intéressante & comique tout à la fois. Or c'est de ces deux points essentiels & si difficiles à réunir, que naît la difficulté de parvenir au sublime dans les coups de Théâtre, soit d'action, soit de pensée. Voyez Comique, Intérêt, Situation.

Références :

Pièces :

Corneille, le Cid, acte 1, scène 5 : un des coups de théâtre les plus efficaces dans sa simplicité, c’est la scène où Don Diègue dit le nom de son offenseur à Rodrigue.

Corneille, Cinna, acte 1, scène 4 : c’est un messager qui apporte l’information importante, la convocation de Cinna et de Maxime par Auguste. Les coups de théâtre son nombreux dans cette pièce : quand Auguste donne Emilie pour épouse à Cinna, tous deux conspirant contre Auguste (acte 2, scène 1, vers 637) ; quand Auguste propose son amitié à Cinna (acte 5, scène 3, vers 1791

Corneille, Horace, acte 2, scènes 1-2 : un simple messager provoque un coup de théâtre terrible en annonçant qui sont les combattants pour Albe.

Corneille, la Mort de Pompée, acte 5, scène 4 : Cornélie, accablée par la mort de son mari Pompée, annonce à César la conspiration formée contre lui.

Duché de Vancy (Joseph-François, 1668-1704), Absalon, acte 2, scène 4, vers 646 : Tharès, l’épouse d’Absalon, annonce qu’elle se livre comme otage à David, en présence de son mari et du roi David.

Euripide, Cresphonte : un des rares coups de théâtre des pièces de l’antiquité, un vieillard vient arrêter Mérope au moment où elle allait immoler son fils, qu’elle prenait pour l’assassin de ce fils.

Houdar de La Motte (Antoine), Inès de Castro (1723), acte 1, scène 6 : Inès ne peut suivre don Pèdre son époux, car ce serait aller contre le respect qu’il doit à son père.

Lagrange-Chancel (François-Joseph de, 1677-1758), Ino et Mélicerte (1713); acte 3, scène 1 : Thémistée confie à Ino, mère de Mélicerte, qu’il va tuer ce dernier.

Molière, l'École des maris, acte 2, scène 14 : considéré par Riccoboni comme modèle du coup de théâtre d’action, quand Isabelle manifeste son amour pour Valère, en semblant être tendre avec Sganarelle son mari.

Molière, Georges Dandin, acte 3, scène 16 : le faux suicide d’Angélique fait sortir son mari, et elle en profite pour s’introduire dans la maison (coup de théâtre d’action).

Molière, la Princesse d’Elide : Riccoboni y trouve le plus bel exemple de coup de théâtre de pensée. Les deux personnages amoureux font tous deux semblants de ne plus aimer l’autre.

Racine, Andromaque, acte 2, scène 4 : Pyrrhus vient annoncer à Oreste qu’il va épouser Hermione, alors qu’il le croit amoureux d’Andromaque.

Racine, Mithridate, acte 3, scène 5, vers 1112 :Monime avouant son amour pour Xipharès provoque la stupeur de Mithridate.

Racine, Phèdre, acte 4, scène 4 : Thésée révèle à Phèdre qu’Hippolyte aime Aricie. Elle en est bien sûr bouleversée.

Voltaire, Alzire ou les Américains (1736), acte 2, scène 5, vers 596-600 : Montez révèle malgré lui à Zamore qu’il est soumis à Gusman.

Voltaire, Brutus : Brutus ordonne à son fils de combattre pour Rome, alors qu’il vient de trahir sa patrie.

Voltaire, le Fanatisme ou Mahomet le prophète, acte 3, scène 8, vers 912 : Zopire offre un asile à Séide qui vient de promettre de le tuer à Mahomet.

Voltaire, Sémiramis : à la fin de l’acte 3, l’apparition d’un spectre occasionne un coup de théâtre. acte 5, scène 4, vers 1541 : Ninias croit pouvoir assassiner Assur, mais c’est sa mère qu’il va tuer.

Voltaire, Zaïre, acte 4, scène 2 : Orosmane, en voyant les larmes de zaïre, comprend qu’il est aimé d’elle.

Critique littéraire :

Riccoboni (acteur et écrivain italien, 1676-1753), Observations sur la Comédie, distingue dans la comédie deux espèces de coups de théâtre, d’action, de pensée. Il en donne de nombreux exemples dans les pièces de Molière.

Voltaire, Commentaire sur Corneille, voit dans la scène d’Horace, acte 2, scènes 1-2 la première où c’est à un messager qu’échoit de provoquer un tel émoi.

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