Lucrèce
Lucrèce, tragédie en cinq actes et en vers, d'Arnaud, 4 mai 1792.
Théâtre de la Nation.
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Titre :
Lucrèce
Genre
tragédie
Nombre d'actes :
5
Vers / prose
en vers
Musique :
non
Date de création :
4 mai 1792
Théâtre :
Théâtre de la Nation
Auteur(s) des paroles :
Arnaud
Mercure universel, tome XV, n° 434, du lundi 7 mai 1792, p. 112 :
[La pièce est jugée avec sévérité : on trouve dans ce compte rendu une assez belle collection des reproches qu’on peut faire à une tragédie : entrées et sorties arbitraires, personnages loin de la vérité, scènes mal arrangées, action double, etc. Le critique n’a rien trouvé à sauver dans Lucrèce, si ce n'est décors et costumes, et la qualité de l'interprétation de Brutus par Saint-Prix qui a mis son talent au service d'un piètre personnage qui ne vaut pas le Brutus de l'histoire romaine. Le critique y voit des « défauts impardonnables » pour qui a « le goût du vrai, du beau, des règles ».]
THÉATRE DE LA NATION.
Le succès mérité de Marius à Minturnes donnoit lieu d'espérer de M. d'Arnaud un meilleur ouvrage que celui que l'on a représenté vendredi dernier sous le titre de Lucrèce. L'attente du public a été trompée, le désir que nous avions de louer, fait place à l'amour de l'art.
Un sujet aussi connu que celui de Lucrèce nous dispenseroit de l'analyse, quand M. d'Arnaud lui même n'auroit pas pris ce soin par l'incohérence de son ouvrage. Point de motifs dans les entrées , dans les sorties, point de fidélité dans le dessin des caractères ; point de vérité dans les personnages, nulle vraisemblance dans l'arrangement des scènes, aucun plan théatral, aucune marche correcte ; duplicité d'action, mélange informe d'intérêt public et privé, contraste toujours renaissant de patriotisme et d'aristocratie, lutte mal amenée et sur-tout mal soutenue, principalement par Brutus, qui cède la place à Sextus ; et pour tout dire en un mot, une Lucrèce amoureuse de Tarquin, infidelle par sentiment, plus hypocrite que vertueuse, et qui n'inspire aucun intérêt, quoique l'héroïne de l'ouvrage : voilà ce que nous avons trouvé dans cette tragédie, qu'il eût été néanmoins impossible de faire sans un grand talent, mais dont le goût du vrai, du beau, des règles fait sentir les défauts impardonnables.
La comédie française n'a rien négligé pour monter cette piéce avec le plus grand soin, et les décorations ainsi que les costumes font honneur à ceux qui les ont dirigés.
M. St-Prix a bien rendu le rôle de Brutus, sombre, pensif, énergique dans ses réponses, méditant un grand projet ; mais que le Brutus de M. d’Arnaud est loin du Brutus de l’ancienne Rome !
Gazette nationale ou le Moniteur universel, n° 136 du mardi 15 mai 1792, p. 564 :
[Avant de parler de la tragédie nouvelle, le critique croit utile de revenir sur la façon dont l'histoire de Lucrèce est connue. Une déclaration générale rappelle l'étendue des crimes de Tarquin, dont il trace un portrait sans concession, et raconte la façon odieuse dont il abuse de Lucrèce. Un extrait du livre 1 de Tite-Live évoque la réaction de Lucrèce, qui alerte son père et son mari (mais par erreur, le résumé du texte de Tite-Live est tronqué : il manque toute une page, oubliée à la composition de l'article,et qui fait l'objet d'une erratum deux jours plus tard : voir ci-dessous). Après ces préliminaires savants, le critique abonde le jugement sur la pièce : une phrase commence par un vif éloge du travail de l'auteur, gratifié d'un « grand talent », suivie d'une forte critique : Arnaud (et non Arnoud) n'a pas respecté les données de l'histoire, et a introduit dans l'intrigue un amour de Lucrèce pour Sextus Tarquin, devenu ainsi « honnête homme, et presque grand-homme », ce qui revient à « gât[er] son sujet » : Lucrèce cesse d'être « chaste et pure » et devient « une femme vulgaire » qui cède à son violeur « après s'être assez bien défendue » : les conjurés romains « ne sont pas enflammés » devant ce viol, et le public « s'intéresse tantôt pour, tantôt contre Sextus » : « ces intérêts opposés, en se mêlant, se neutralisent ». Le critique examine ensuite deux des personnages, Brutus, dont la folie simulée est bien rendue par l'auteur, mais aussi par Saint-prix, son interprète, et Collatin qui dit « de très beaux vers contre l'anarchie » que le public, désigné par l'infamante désignation d'esclaves, a vivement applaudi : ils peignent sous un jour favorable le « gouvernement arbitraire sous laquelle on a la tranquillité et le bonheur que l'on sait » (propos qui me semble bien ironique). La pièce a eu un succès qui renforce la réputation de l'auteur, connu déjà par Marius à Minturnes. Un dernier paragraphe est consacré à vanter la qualité de la mise au théâtre de la pièce : décors et costumes sont neufs, grâce au travail « de nos meilleurs peintres » : « il est impossible de porter plus loin l'illusion de l'antique ». Mais c'est le personnage de Brutus qui est mis en avant, plutôt que Lucrèce.]
THÉATRE DE LA NATION.
Le malheur de Lucrece combla la mesure des crimes de Tarquin, décida la première révolution de Rome, fit détrôner et chasser les rois, et créer les consuls.
Sextus Tarquin nous est représenté dans l'histoire comme le digne fils d'un tyran, capable des plus grands crimes pour assouvir ses passions. Il vient chez Collatin son ami, époux de Lucrece, un soir qu'il le sait absent de sa maison ; il y reçoit l'hospitalité ; la nuit il s'arme d'un poignard, il entre chez Lucrece, lui fait l'aveu de ses coupables désirs, et voyant que les prières ne peuvent la fléchir, il la menace de la poignarder, d'égorger un esclave, de le placer nu dans son lit, et de publier ensuite qu'il les a surpris et punis ensemble dans leur infâme adultère.
« Après, dit Tite-Live, Liv. I, que la crainte du déshonneur eut triomphe de la chasteté, et que Tarquin fut parti, fier de sa détestable victoire, Lucrece, accablée de douleur, envoie un courrier à son père, qui était à Rome; et à son mari, qui était à Ardée ; elle leur mande de venir à Collatie, et de se faire accompagner chacun par ses plus fidèles amis; qu'il n'y avait pas un instant à perdre; qu'un malheur affreux était arrivé..... Ils trouvent Lucrece assise dans sa chambre, le visage triste et abattu. »
L'auteur de la nouvelle tragédie de Lucrece, y a déployé un grand talent ; sa manière est fière, hardie, originale: son style énergique et élevé.
Mais il nous semble que l'auteur, en abandonnant l'histoire; a gâté son sujet. Il a fait Lucrece, amoureuse de Sextus dès avant son mariage ; il a fait Sextus honnête homme, et presque grand-homme, à son amour près, et l'on sait combien une pareille faute trouve aisément grâce surtout devant un auditoire français.
Dès-lors, Lucrece n'est plus la chaste et pure Lucrece ; elle n'est qu'une femme vulgaire qui cède malgré elle, après s'être assez bien défendue. Dès-lors Sextus est à peine coupable ; et tous les conjurés contre son père et contre lui, les Brutus, les Valérius, les Mucius Scævola ne sont pas enflammés, comme dans l'histoire, de la juste fureur qu'inspire l'excès de l'oppression. Le spectateur s'intéresse tantôt pour, tantôt contre Sextus ; et ces intérêts opposés, en se mêlant, se neutralisent.
Le rôle de Brutus qui contrefait l'insensé pour échapper à la cruauté de Tarquin, et qui sous sa feinte démence, est l'âme de la conjuration : ce rôle indiqué par l'histoire, était très-difficile à traiter, et tout-à-fait neuf sur notre théâtre. L'auteur s'en est tiré en maître. Il y a mis des beautés du genre de celles de Shakespear. M. Saint-Prix l'a joué avec une grande supériorité; il a été demandé après la pièce, et très-applaudi.
Collatin dit, au second acte, de très-beaux vers contre l'anarchie qu'entraînent les révolutions, et en l'honneur du gouvernement arbitraire sous lequel on a la tranquillité et le bonheur que chacun sait. Les esclaves ont saisi avidement l'application, et applaudi à outrance.
La pièce a eu un grand succès, et soutient bien la réputation que M. Arnoud [sic], son auteur, s'est déjà faite par son Marius à Minturnes.
Enfin, la comédie a fait une grande dépense pour mettre cet ouvrage au théâtre ; trois décorations très-belles et tous les habits sont neufs ; plusieurs de nos meilleurs peintres ont présidé à cette partie accessoire, et ont donné les dessins. Il est impossible de porter plus loin l'illusion de l'antique. On croit voir Rome et Brutus même ; et ce spectacle seul élèverait l'ame des amis de la liberté.
[Dans son numéro 138 du 17 mai 1792, la Gazette nationale ou le Moniteur universel publie p. 572 un erratum :
ERRATA.
[…]
N° 136, 11e colonne ; après la ligne 14, on a passé une page entiere de copie concernant le reste du récit que fait Tite-Live du malheur de Lucrece ; de l'aveu qu'elle en fait à sa famille, de la mort qu'elle se donne, et du serment que Brutus et els siens font sur le couteau dont elle s'est frappée, de poursuivre et d'exterminer la race de Tarquin.
L’Esprit des journaux français et étrangers, 1792, volume 7 (juillet 1792), p. 313-317 :
[La pièce d’Arnaud pose problème au critique : le sujet, présenté d’emblée comme « un des plus périlleux à mettre sur la scene » devient même impossible dans le curieux dernier paragraphe : « Ce sujet a toujours été malheureux sur la scene, où il n'auroit jamais dû être placé. » Premier défaut, et il est de taille : il combine deux intrigues « assez difficiles à lier ensemble, une histoire d’amour, celui de Sextus pour Lucrèce, et une question politique, « l’établissement de la liberté chez les Romains ». Tout un paragraphe est consacré à montrer combien cette rencontre de deux intrigues est problématique, et en particulier la façon dont Sextus s’y prend pour enlever Lucrèce. Pas plus de succès avec le dénouement qui « ne remplit pas non plus entièrement l'attente des spectateurs », en particulier parce que Sextus ne reparaît pas au cinquième acte, où on devrait normalement voir son sort fixé. Cette défectuosité de la tragédie « pour la conduite » n’empêche pas qu’on y reconnaisse la qualité de l’auteur (son Marius à Minturnes a été un grand succès). Dialogue « brillant & pressé », allusions à la question moderne de la liberté (la pièce comportant « nombre de pensées qui ont de l'éclat & de très-beaux vers pour & contre la monarchie » a suscité l’enthousiasme des uns et des autres, sans pourtant exciter les esprits « autant qu’on pouvoit l’appréhender). Belle représentation du caractère de Brutus. La première partie du compte rendu s’achève par les conseils habituels au « jeune auteur » : « traiter des sujets plus heureux, […] combiner ses plans avec plus de soin ».
Le compte rendu rebondit ensuite : la tragédie a été modifiée après la première représentation, et elle « a eu plus de succès ». L’auteur a supprimé « ce qui avoit excité des murmures ». mais il n’a pas pu remédier à des défauts inhérents au sujet : les personnages suscitent peu d’intérêt, à l’exception de Brutus. La pièce reçoit bien des applaudissements.]
Vendredi 4. mai, on a donné la premiere représentation de Lucrece, tragédie en cinq actes & en vers, par M. Arnaud.
Le sujet de Lucrece étoit par sa nature un des plus périlleux à mettre sur la scene. Il falloit y mener de front l'amour de Sextus, fils de Tarquin, & l'établissement de la liberté chez les Romains, deux objets assez difficiles à lier ensemble.
L'auteur a pris le parti de supposer que Lucrece aime Sextus, & même de le lui faire avouer, ce qui donne quelque atteinte à la réputation dont son nom réveille l'idée. D'un autre côté, pour rendre dramatique par une espece d'opposition la situation de Collatin, mari de cette femme célebre, il en fait un partisan de la royauté, tandis que le fils du roi ne songe qu'à imprimer le déshonneur sur son front. Ce qui rend ce dernier moins odieux sans doute, ce sont les violens transports dont il n'est pas maître. Mais la maniere dont l'auteur amene le fait principal, quoique puisée en partie dans l'histoire, a excité des murmures. Après des discours qui respirent le délire de la passion, irrité des refus de Lucrece, Sextus lui déclare qu'il se sent assez de fureur pour poignarder un esclave qui est présent, & pour la joindre elle-même à cette premiere victime. Il fait aussitòt un geste-menaçant ; Lucrece se jette au devant de l'esclave, & s'évanouit :il profite de ce moment pour l'enlever entre ses bras.
Le cinquieme acte ne remplit pas non plus entièrement l'attente des spectateurs. Lucrece vient se tuer sur la scene. Brutus retire le poignard de son sein, & jure sur ce fer sanglant de venger l'innocence & de détruire la tyrannie. Ses amis font le même serment. Mais la liberté de Rome n'est pour ainsi dire montrée qu'en perspective. C'est d'ailleurs une regle qui souffre bien peu d'exceptions, que celle de ramener au dénouement les personnages essentiels, pour qu'on soit instruit de leur sort ; & dans cette catastrophe, Sextus ne reparoît pas. II semble que l'auteur, s'écartant de l'histoire dans ce point, auroit pu le faire punir par l'époux outragé, ce qui auroit un peu relevé le rôle de ce dernier personnage.
II résulte de ces observations que cette tragédie est défectueuse pour la conduite, défaut qui tient beaucoup à la difficulté du sujet. Mais on n'en a pas moins reconnu l'auteur de Marius à Minturnes, qui a eu un succès si mérité. Plusieurs scenes de cette nouvelle tragédie marquent le même talent, & peut-être plus d'énergie encore. Quelquefois le dialogue est brillant & pressé. Une tragédie sur l’établissement de la liberté romaine devoit nécessairement amener des détails propres à faire naître des allusions : aussi y a-t-il dans cette piece nombre de pensées qui ont de l'éclat & de très-beaux vers pour & contre la monarchie : ils ont été vivement applaudis ; tantôt par les uns, tantôt par les autres ; & l'auteur a su éviter un grand écueil, en n'excitant pas l'effervescence des esprits autant qu'on pouvoit l'appréhender. Enfin, ce qui lui a concilié le suffrage de tous les connoisseurs, est principalement le caractère de Brutus. La feinte stupidité de ce personnage jette sur l'ouvrage entier une couleur sombre & vraiment tragique. On ne sauroit donc trop recommander à ce jeune auteur de traiter des sujets plus heureux, & de combiner ses plans avec plus de soin ; c'est plutôt l'art que le talent qui lui manque : il a déja ce qui ne peut pas s'acquérir.
Depuis la premiere représentation, la tragédie de Lucrece a eu plus de succès. L'auteur a fait disparoître ce qui avoit excité des murmures. Sextus ne menace plus l'esclave, & n'enleve plus Lucrece : il la suit dans l'intérieur de son appartement, où, jusqu'à ce moment-là, il n'avoit osé pénétrer. Les défauts qui tiennent au sujet & à l'intrigue n'ont pu être aussi facilement corrigés. Il est impossible de s'intéresser pour un jeune prince qui, foulant aux pieds & ses devoirs les plus chers & le soin de son honneur, ne veut songer qu'à satisfaire sa passion ; & l'on s'intéresse médiocrement à une femme qui se permettant des entrevues, a, comme l'événement le prouve aussi-tôt, grand tort de présumer autant d'elle-même, & d'enflammer l'amour du jeune-homme, en lui disant nettement qu'elle le partage. Cependant ce rôle de Lucrece, rendu avec énergie par Mlle. Raucourt, n'est pas sans effet dans le dernier acte. Mais ce. qui soutient avantageusement cette tragédie, c'est, nous aimons à-le répéter, le superbe rôle de Brutus, dont M. St.-Prix saisit supérieurement le farouche caractere. La double répétition de ces mots : Ils ont nommé Tarquin ! est une belle conception. Enfin, la piece, malgré les défauts qui frappent tous les spectateurs, reçoit beaucoup d'applaudissemens ; & le public semble penser, comme nous le pensons nous-mêmes, qu'un talent aussi marqué excuse tout, & qu'en même tems il fait tout espérer.
La piece est mise magnifiquement ; costumes, décorations, accessoires, tout est noble, tout est vrai, tout est antique.
Ce sujet a toujours été malheureux sur la scene, où il n'auroit jamais dû être placé. Nous ne citerons pas quelques pieces, d'où on ne connoît guere que les titres, & dont l'histoire de Lucrece a fourni l'action. Celle de Duryer, la seule qu'on puisse un peu lire, est révoltante. On entend, dans la coulisse, le cri d'une femme qu'on viole ; un moment après, Lucrece paroît & vient dire aux spectateurs, que c'est elle qu'on a violée, &c. &c.
D’après la base César, la pièce a été jouée 7 fois, du 4 au 23 mai 1792 (information confirmée par la base La Grange de la Comédie Française).
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