Mademoiselle de Launay à la Bastille

Mademoiselle de Launay à la Bastille, comédie historique en un acte, avec des ariettes, de MM. *** [Auguste Creusé de Lesser, Jean-François Roger et Mme Villiers], musique de Sophie Gail, 16 décembre 1813.

Théâtre de l’Opéra-Comique.

L’attribution du livret n’est pas certaine. Nicole Wild, David Charlton, Théâtre de l'Opéra-Comique Paris : répertoire 1762-1972, p. 312, donnent comme auteurs Auguste Creusé de Lesser, Jean-François Roger et Mme Villiers. Ils indiquent que l’opéra-comique a été joué jusqu’en 1814.

Titre :

Mademoiselle de Launay à la Bastille

Genre

comédie historique avec des ariettes

Nombre d'actes :

1

Vers ou prose ?

en prose, avec des couplets en vers

Musique :

ariettes

Date de création :

16 décembre 1813

Théâtre :

Théâtre de l’Opéra-Comique

Auteur(s) des paroles :

MM. *** (Auguste Creuzé de Lesser, Jean-François Roger, madame Villiers)

Compositeur(s) :

Sophie Gail

Journal de l'Empire du 19 décembre 1813, p. 3-4 :

[Geoffroy, le critique en titre du Journal de l'Empire, se surpasse à propos de ce Mlle de Launay à la Bastille. Il parle fort peu de la pièce, et raconte fort longuement l'histoire de Mlle de Launay, enfermée à la Bastille avec la duchesse du Maine pendant la régence, et ayant quelques aventures amoureuses. L'histoire finit bien, d'une certaine manière (par un mariage, même si ce n'est pas celui qu'on attendait...). Le seul élément concernant la pièce, c'est l'interprétation par Gavaudan du rôle du gouverneur de la Bastille, qui le fait débuter de façon remarquable dans l'emploi des Cassandre, en particulier dans la complainte dont on lui a fait répéter un couplet.]

OPÉRA-COMIQUE IMPÉRIAL

Première représentation de Mlle de Launay à la Bastille.

Mlle de Launay étoit fille d’un peintre qui vérifioit le proverbe sur la fortune des gens de son état. Restée orpheline en bas âge et dans la plus extrême misère ; elle fut élevée au prieuré de Saint-Louis à Rouen, par les soins bienfaisans de la supérieure. La mort de cette généreuse dame fit tomber Mlle de Launay dans son indigence : ce fut pour elle une fortune d’être admise comme femme de chambre chez la duchesse du Maine ; elle n’étoit point propre à cet emploi ; elle déplaisoit beaucoup à la duchesse, qui savoit encore moins distinguer le mérite d’une femme d’esprit, que Mlle de Launay ne savoit remplir les devoirs d’une femme de chambre. Une occasion singulière fit sortir cette femme de chambre de son obscurité, et lui assura un rang distingué parmi les beaux esprits dans un temps où l’esprit étoit si commun dans les personnes de son sexe.

Une jeune demoiselle fort jolie nommée Tétard, par le conseil d’une mère intrigante, s’avisa de contrefaire la possédée ; ce qui attira chez elle beaucoup de monde. Les amateurs trouvèrent que le diable étoit de bon goût, et auroient bien voulu être à sa place. Je ne me rappelle pas quelle fut la fin de cette aventure, et quel fut l’homme qui succéda au diable dans la possession de Mlle Tétard, mais le dénouement fut très heureux pour Mlle de Launay, et opéra un changement considérable dans sa situation. Elle s’avisa d’écrire à M. de Fontenelle une lettre sur cet événement ; et Fontenelle, l’homme de France qui avoit le plus d’esprit, jugea qu’il falloit avoir le diable au corps pour écrire une pareille lettre. Je l’ai vue imprimée quelque part ; elle me parut si ingénieuse, que Fontenelle lui-même, à mon avis, n’en eût pas fait une meilleure, et c’est assurément faire de la lettre le plus grand éloge possible. Mad. la duchesse du Maine, très étonnée du talent de sa femme de chambre qu’elle n’eût jamais soupçonné, ne l’employa plus qu’à des fonctions spirituelles, à faire des vers, des couplets, des plans de fête ; elle fut estimée des gens de lettres, particulièrement de Fontenelle et de Chaulieu. La duchesse lui accorda sa confiance, et c’est à ce titre sans doute qu’elle fut comprise dans la disgrâce de la princesse et enfermée avec elle à la Bastille par ordre du Régent. Je ne sais si Mlle de Launay entra pour quelque chose dans les prodigieuses dépenses que la duchesse et ses femmes firent en lavemens ; ces dépenses furent telles, qu’elles attirèrent l’attention du cardinal Dubois : ce ministre en parut scandalisé ; mais le Régent, toujours aimable et bon juge dans ses sévérités politiques, dit plaisamment au cardinal : « Mon ami, elles n’ont que ce plaisir là, il faut le leur laisser. » On se doute bien qu’on n’a point parlé de ce plaisir-là dans les amusemens de Mlle de Launay à la Bastille ; elle en a, sinon de plus piquans, du moins de plus doux et de plus nobles. Elle écrit à un certain M. Demenil, jeune amant fort bien fait ; elle a même le plaisir de le voir, grâce au gouverneur de la Bastille, qui a la bonté d’être l’agent de la correspondance, et d’introduire le galant. Ce gouverneur de la Bastille n’en est pas moins amoureux, pour son compte, de Mlle de Launay, quoiqu’il approche de la soixantaine. Un vieillard amoureux, au théâtre comme dans le monde, est réputé imbécile ; celui-ci, je suis fâché de le dire, a tous les caractères d’un Cassandre : il prétend avoir des droits à l’amitié ; il a de plus grands droits encore à la pitié. Le rôle est pitoyable, et Gavaudan fait là un début très brillant dans les Cassandres : il y a été fort applaudi ; on lui a même fait répéter un couplet d’une complainte langoureuse qu’on ne manquera pas dans doute de chanter avec succès dans les rues de Paris. Ce bis a éprouvé quelque contradiction, mais si légère, que si Gavaudan eût été un peu plus effronté, il eût répété impitoyablement tous les couplets de cette complainte qui ne finit pas.

La tendresse de l’amoureux gouverneur est mise à la fin à une forte épreuve. Après avoir fait sa déclaration, il étoit convenu avec sa belle qu’elle l’appelleroit si elle avoit une réponse favorable à lui faire. Elle l’appelle, en effet ; et que trouve-t-il en arrivant ? Le galant Dumenil tête à tête avec Mlle de Launay. Il avoit trouvé la porte de sa chambre ouverte ; il étoit entré, et n’avoit pas voulu sortir ; et c’étoit pour se débarrasser de cet amant qu’elle avoit appelé le gouverneur. Le vieil amoureux voit bien, quoi qu’on puisse lui dire, qu’il faut céder la place au jeune ; il s’en venge en faisant obtenir aux deux amans la liberté d’aller faire l’amour plus commodément. Mlle de Launay, ravie des nobles sentimens du gouverneur, ne veut pas se laisser vaincre en générosité, et, par un effort héroïque, elle renonce au jeune pour prendre le vieux. Elle épouse M. de Monrouge, et ne fait pas un mauvais mariage ; il est noble, riche, considéré, crédule, complaisant, et amoureux comme un Céladon.

Geoffroy.          

Gazette de France, 19 décembre 1813 :

[La pièce est présentée comme un simple prétexte à mettre en valeur d’un « talent musical » qu’on ne nomme pas, et qu’un accord permet d’abord d’identifier comme une femme, avant qu’elle soit clairement désignée par une œuvre précédente : c’est Sophie Gail. L'œuvre nouvelle ne suscite pas l’enthousiasme du critique, qui reconnaît ma qualité de sa musique, « ses chants faciles et gracieux », mais qui trouve qu’il y a bien trop de romances.]

THÉÂTRE DE L’OPÉRA-COMIQUE

Première représentation de Mademoiselle Delaunay à la Bastille.

Le rédacteur d’une note insérée dans ce journal, le lendemain de la première représentation de l’ouvrage dont j’ai à rendre compte, semble ne l’avoir considéré que comme un cadre offert au déploiement d’un talent musical qui inspirait les préventions les plus avantageuses. Je ne suis point éloigné d’adopter cette opinion ; je pense donc bien sincèrement qu’il y aurait une grande injustice à soumettre à une critique sévère une production dont l’auteur paraît s’être plus occupé des intérêts de son associée que des siens mêmes. Les personnages étaient connus, mais le sujet restait soumis à de simples conjectures.

Mademoiselle Delaunay partage la disgrâce de la duchesse du Maine, dont elle était la première femme-de-chambre : le régent la fait mettre à la Bastille. Son sort y est toutefois aussi doux qu’il peut l’être en prison. M. de Maison-Rouge, le gouverneur, la comble d’attentions délicates, et croit toujours n’en avoir pas fait assez. Quoiqu’approchant de la soixantaine, il est vivement amoureux ; et cette passion, loin de le rendre ridicule, ne le rend que plus intéressant : le brave homme n’ose aspirer qu’à un peu d’amitié. Il ne sait pas qu’il a un rival dans la Bastille même : un jeune militaire, M. de Mesnil, devient épris de Mlle Delaunay à travers le gros mur qui le sépare d’elle. Ne pouvant la voir, il lui chante des douceurs qui font une certaine impression sur le cœur de sa compagne d’infortune. Elle ne peut résister au désir de le connaître ; et à qui s’adresse-t-elle pour satisfaire sa curiosité ? Au gouverneur lui-même. Un refus n’est pas en son pouvoir : il amène M. de Mesnil, sans trop songer aux conséquences. Mais lorsqu’il entend sa belle prisonnière faire des vœux pour sa délivrance, l’idée de la perdre à jamais surmonte sa timidité ; il la conjure d’agréer sa main et sa fortune. Il s’éloigne pour laisser le tems de réfléchir sur sa proposition, mais dans l’espoir qu’on le rappellera dès qu’il sera descendu dans les cours. À peine a-t-il disparu, que M. de Mesnil survient, et qu’un porte-clé, qui le croit dans sa chambre, l’enferme dans celle de Mlle Delaunay. Effrayée, non sans raison, sur les suites de cette imprudence, elle n’a plus d’autre ressource que d’appeler le gouverneur par la fenêtre. Le bon M. de Maison-Rouge arrive plein d’espoir et de joie : qu’aperçoit-il ? Son rival. Il sort tout effaré, en annonçant une prompte vengeance. Elle peut être d’autant plus terrible que le ministre vient d’arriver à la Bastille. Le gouverneur remonte ; il tient deux papiers à la main ; nul doute que ce ne soit l’ordre de resserrer les prisonniers plus étroitement : c’est celui de les mettre en liberté. Le malheureux gouverneur s’attend que le premier usage qu’en fera Mlle Delaunay, sera de couronner la flamme de son jeune adorateur ; mais elle ne veut point se laisser vaincre en générosité, et la reconnaissance la jette dans les bras de son bienfaiteur. L’amant déconvenu ne peut s’empêcher d’applaudir lui-même à ce choix ; et tout le monde se retire extrêmement satisfait, jusqu’au valet de M. de Mesnil, qui s’était avisé aussi de se passionner, à travers les murs, pour une vieille suivante de Mlle Delaunay. Ces deux rôles subalternes, évidemment conçus pour égayer la pièce, ont failli un moment lui faire éprouver un sort assez triste. On ne pourrait qu’en souhaiter la suppression totale, s’ils ne se trouvaient employés plus utilement dans quelques morceaux de musique.

Cette nouvelle composition, comme on est venu l’annoncer, est due à l’aimable auteur des Deux Jaloux. On y a retrouvé ses chants faciles et gracieux ; mais on y a en outre acquis la preuve que son talent pouvait s’élever à des conceptions plus fortes. Deux quatuors ont surtout attiré l’attention des connaisseurs : le premier (celui où deux des parties sont derrière la muraille) est tout-à-fait à la manière de Mozart, et particulièrement dans le style de la Flûte Enchantée. Trois romances ont été couvertes d’applaudissemens : je sais que les acteurs les demandent, parce que le succès en est presque toujours certain auprès du public de ce théâtre ; mais il serait à désirer, ce me semble, que les compositeurs en fussent moins prodigues. Cette multitude de couplets fatigue l’oreille ; elle a un inconvénient plus grave : celui de trop rapprocher l’opéra-comique du vaudeville.

L’exécution du nouvel opéra doit faire croire qu’il n’a pas été assez étudié ni répété.

Le Moniteur universel, n° 552, du samedi 18 décembre 1813, p. 1410 :

[Article repris dans l’Esprit des journaux français et étrangers, tome XII, décembre 1813,p. 267-273, mais avec un désordre étonnant (des morceaux de paragraphes ne sont pas à leur place !)

La pièce, présentée comme une comédie historique, n’est ni comique, ni historique ; son sujet n’est qu’un sujet de vaudeville, et me compositeur a eu tort de mettre ce livret en musique (et le critique en profite pour rappeler les conditions qui font d’un sujet un bon sujet d’opéra-comique. Pour l’histoire, il suffit de se référer aux mémoires de mademoiselle Delaunay, devenue madame de Staal, pour connaître ses aventures à la Bastille, que le critique raconte pour montrer combien la pièce est loin de la vérité, d’autant que le sujet n’a rien de « dramatique », le comique ne se trouvant que dans le personnage de Maison-Rouge, qui a dû intéresser les auteurs. Mais ils ont traité l’anecdote sans relation avec le temps, les personnes, et rien ne rappelle cet ancrage historique, pas même le costume des acteurs. Ce sujet, certes difficile, pouvait produire une meilleure pièce, et le critique propose quelques pistes (une avant-scène, une meilleure exploitation de la jalousie de Maison-Rouge, une scène des verrous plus piquante et plus vive, entre autres). Il était possible de lui donner un autre dénouement que le mariage improbable et historiquement inexact que les auteurs ont imaginé. Sur le plan du style, il aurait fallu imiter le langage même de mademoiselle Delaunay, facile, naturel, enjoué. Il fallait aussi faire une pièce plus gaie et plus intéressante, Mais ces défauts n’ont pas emêché le succès, et les auteurs ont gardé un anonymat qui ne trompe guère le critique : il donne à entendre qu’il sait qui a écrit le livret, et donne une clef facile pour le compositeur : celui des Deux Jaloux, soit Sophie Gail, sans allusion précise au fait qu’il s’agit d’une femme ; sa musique est plutôt appréciée, alors que l’interprétation est sévèrement condamnée, tant pour le chant que pour le jeu personne n’a été satisfaisant.]

Mademoiselle Delaunay à la Bastille, pièce nouvelle donnée au théâtre de l'Opéra Comique, est intitulée : Comédie historique. Nous contestons à regret aux auteurs ce premier point : leur ouvrage n'est pas une comédie ; fût-il une comédie, il ne serait pas historique, et au total le sujet, la situation, la coupe des scènes ne permettaient guère d'en espérer un véritable opéra comique. Nous ne voyons qu'un sujet de vaudeville, qu'une pièce à petits couplets. Le musicien a mal entendu ses intérêts en le choisissant, et, c'est une remarque assez générale à faire : beaucoup de bons compositeurs semblent n'avoir pas une idée assez juste des sujets qui conviennent à la musique, des oppositions qui lui sont nécessaires, des mouvemens qu'elle exige, des sentimens qu'elle aime à dépeindre, des lieux où elle se plaît à se faire entendre.

Mlle. Delaunay s'est amusée à nous faire connaître elle-même les détails de ses aventures à la Bastille ; ils sont fort agréables à lire; quelques personnes ont prétendu que cette demoiselle, devenue Mme. de Staal. n'avait pas tout dit dans ses mémoires. On sait qu'une dame de ses amies lui ayant demandé comment elle se tirerait du récit de ses intrigues galantes ; elle répondit qu’elle ne se peindrait qu'en buste. Peut-être a-t-on donné un sens déplacé à cette plaisanterie ; quoi qu'il en soit, voyons ce qu'elle nous raconte.

Compromise dans les intrigues de la duchesse du Maine, cette exigeante protectrice, dont le commerce était un esclavage, et dont la tyrannie à découvert ne daignait même pas se colorer des apparences de l'amitié, Mlle. Delaunay fut mise à la bastille : A la cour de Sceaux, elle n'avait pas remarqué le chevalier de Mesnil ; il n'en fut pas de même en prison ; leur première entrevue fut courte et décisive. « Le pays que nous habitons, dit-elle, abrège les difficultés ; on y dit en une heure ce qu'on n'eût pas dit ailleurs dans le cours des années ». Aussi à la première lettre qui avait précédé cet entretien, elle avait répondu : « Parlez, on vous écoute ». Si quelques rigoristes trouvaient cette marche un peu vive, même pour des prisonniers, s'ils étaient inquiets sur cette soirée où un hasard singulier ferma les verroux sur Mlle. Delaunay et sur son chevalier resté dans son appartement, il faudrait se hâter de leur dire avec l'aimable prisonnière elle-même, qu'elle n'avait jamais pris de sûretés contre son amant que son amant lui-même, et qu'une estime mutuelle semblait devoir être la garantie de leur prochaine union.

Tous deux cependant sortirent de la Bastille, et mademoiselle Delaunay fut la seule fidèle ; elle ne fut pas long-temps à s'appercevoir que le grand air avait singulièrement dissipé l'enivrement amoureux du chevalier, et qu'il avait grand besoin de distractions. De Mesnil en prison avait parlé souvent et fort indiscrettement de placement à fond perdu ; mademoiselle Delaunay n'avait rien vu dans celte idée de fort analogue à une promesse de mariage ; elle en était surprise et affligée :De Mesnil fit plus. Une de ses parentes vient à Paris ; il en devient éperduement amoureux ; il l'épouse, la présente à mademoiselle Delaunay qui voulut bien dîner avec elle, et qui, comme de raison, la trouva fort laide : le roman se termina par un mariage de raison contracté long-temps après avec un M. de Staal, sous les auspices de la duchesse. Voilà ce qu'il y a d'historique dans l'aventure de mademoiselle Delaunay.

On voit assez qu'il n'y avait là rien de dramatique ; mais les auteurs, à la lecture des mémoires, ont été séduits par le côté comique que pouvait présenter ce lieutenant du gouverneur de la bastille, cet honnête, passionné, mais un peu niais de Maison-Rouge, qui, épris de mademoiselle Delaunay, et ne trouvant pas d'autres moyens de lui plaire, l'aimant plus pour elle que pour lui, consentait à être l'indulgent intermédiaire d'une correspondance entre les deux amans, leur facilitait les moyens de se voir, les vint un soir délivrer des verroux sous lesquels ils s'étaient imprudemment laissés surprendre, et enfin contribua à faire mettre mademoiselle Delaunay en liberté, heureux ne pouvant l'obtenir pour femme, de la conserver pour amie.

Il est évident que c'est sur ce rôle que les auteurs ont compté : il pouvait être traité d'une manière plus heureuse : sans imiter l’Amant Bourru [de Boutet de Monvel, 1777], on pouvait lui donner une teinte d'originalité plus vive, le rendre plus comique ; mais dans le plan des auteurs cela était difficile, car, qui le croirait ? Dans cette comédie dite historique, c'est cet excellent Maison-Rouge qui, en présence même de Mesnil, épouse mademoiselle Delaunay, laquelle n'épousa dans le fait ni l'un, ni l'autre. On sait bien que l'opéra-comique:n'est pas un cours d'histoire, mais enfin est-il convenable de dénaturer ainsi des faits connus que les personnes intéressées se sont plues [sic] à retracer elles-mêmes ? Quelle nécessité d'attacher des noms historiques à une action controuvée ? Pourquoi nommer les gens, pour trouver dans leurs propres écrits le démenti de ses assertions ?

Encore, si le désir de donner à un ouvrage une couleur locale précise, de peindre les mœurs, les habitudes, l'esprit, 1e langage d'une époque servaient ici de motif, la liberté prise par les auteurs serait excusable ; mais elle ne l'est nullement sons ce rapport. Rien dans l'ouvrage, pas même le costume des acteurs, n'indique l'époque, le temps, le lieu. A quels traits reconnaît-on ici la bastille plus que toute autre prison, la régence plus qu'un autre temps, mademoiselle Delaunay plutôt que toute autre prisonnière ?

Le sujet était difficile à traiter; d'accord. Cependant avec un peu plus de soin, il est présumable qu'on en pouvait tirer un meilleur parti. Il fallait peut-être une avant-scène ; il tairait que Mesnil et mademoiselle Delaunay se trouvassent plus longtemps ensemble ; que la jalousie de Maison-Rouge et ses complaisances fussent mieux exposées, mieux développées ; car ici on ne sait pas à quel titre il voit un rival dans le glacial Mesnil ; il fallait que la scène des verroux fut [sic] traitée d'une manière plus piquante et plus vive, et mieux tirer parti de l'idée au moyen de laquelle les prisonniers sortent de leur situation délicate.

Les mémoires eux-mêmes présentaient pour la scène quelques idées de bonne prise ; par exemple, on a oublié le duo d'Iphigénie, chanté par mademoiselle Delaunay, et répondu par Richelieu à sa fenêtre. La situation pouvait être neuve, amusante et préciser le lieu de la scène d'une manière piquante.

Le style est assez agréable, surtout quand les auteurs ont eu le bon esprit d'emprunter celui de mademoiselle Delaunay elle-même qui a écrit avec beaucoup de facilité, de naturel et d'enjouement. Mais quelques traits dans leur ouvrage déparent ces précieuses qualités par de la recherche et de la prétention; et cette recherche n'est pas toujours heureuse.

Ces taches au surplus ne nuiraient que médiocrement à l'ouvrage, si d'ailleurs le sujet était traité avec plus de soin, s'il offrait plus de développement, d'intérêt ou de gaîté ; loin de là, le seul rôle de Mesnil eût suffi pour y répandre un froid mortel, et le dénouement fort peu attendu, très-peu désiré, ne pouvait ranimer l'intérêt.

Toutefois, il faut que ces observations soient beaucoup trop sévères, ou même très-peu fondées, car la pièce a réussi ; elle a été très-applaudie ; cependant les auteurs ont gardé l'anonyme : le nom de l'un d'eux circulait bien dans la salle; et s'il n'est pas cité mal-à-propos, le collaborateur qu'il a choisi doit être assurément une personne d'esprit ; mais on peut se tromper une fois, même en mettant beaucoup d'esprit eu communauté.

L'auteur de la musique a aussi gardé l'anonyme, mais moins complettement : du moins, nous avons appris que le compositeur était celui des Deux Jaloux. Aussi mystérieux que les comédiens, nous livrerons ce grand secret de l'Opéra-Comique à ceux des amateurs de Paris et des départemens qui répètent tous les jours les jolis airs des Deux Jaloux. Ce compositeur, quel qu'il soit, ressemble un peu dans cette occasion à ces gens qui, devenant plus riches, sont tout étonnés de se sentir moins heureux; ou à ces femmes qui, en se parant avec plus de soin, sont trouvées moins jolies que dans un aimable et piquant négligé. Cependant on a reconnu un style constamment agréable et de bonne école, des motifs, des traits détachés qui ont du charme et de l'effet, mais au total peu de couleur et d'originalité ; l'exécution d'ailleurs a été fort médiocre, et l'auteur peut en appeller de ses chanteurs mal assurés, et peu secondés par leurs moyens naturels, à ces mêmes acteurs plus sûrs de leur mémoire, et plus familiarisés avec les détails de cette composition.                    S....

Magasin encyclopédique, ou journal des sciences, des lettres et des arts, 18e année, 1813, tome 6, p. 412-413 :

[Juste après l’annonce de la chute du Colonel, ou l’Honneur militaire, le compte rendu de Mademoiselle de Launay s’ouvre par le récit de l’anecdote censée à l’origine de la pièce. De façon un peu surprenante, celle-ci est présentée comme l’exacte copie de l’anecdote historique. Pièce jugée « assez gracieuse, mais un peu froide. La musique due à « une Dame » dont le nom n’est donné que par allusion à une œuvre antérieure, soutient la réputation acquise grâce à ces deux Jaloux.

La prisonnière « dont nous venons de parler », c'est Théodore et Constance ou la Prisonnière.]

Mademoiselle de Launay à la Bastille, opéra comique en un acte, joué le 16 décembre.

Cette prisonnière a été mieux accueillie que celle dont nous venons de parler. Tout le monde a lu les Mémoires de Madame de Staal, attachée à Madame la Duchesse du Maine, lorsqu'elle étoit encore Mademoiselle de Launar. On sait qu'elle fut mise à la Bastille ainsi que plusieurs autres personnes attachées à la maison du Duc du Maine, et que le Régent soupçonna d'être dans les intérêts de ce Prince. Cette Demoiselle de Launay, qui n'étoit point jolie, mais qui étoit aimable et spirituelle, eut des adorateurs, au nombre desquels on compte Fontenelle. M. de Maison Rouge, gouverneur de la Bastille, s'attacha à sa prisonnière, au point de vouloir l'épouser. Il eut pour rival un chevalier de Mesnil, son prisonnier, qui faisoit assez joliment des vers, et qui devint amoureux de Mademoiselle de Launay par correspondance. Un jour que le chevalier de Mesnil, profitant de la négligence des porte-clefs, s'étoit introduit dans la chambre de celle qu'il. adoroit, comme la Divinité, sans l'avoir vue, le geolier tira les verroux, et Mademoiselle de Launay se vit obligée d'appeler le gouverneur qui se promenoit sous ses fenêtres, et qui fut bien surpris de voir un rival près de sa belle. Le bon M. de Maison Rouge croyoit bien qu'il étoit appelé pour toute autre chose.

Les auteurs de l'opéra nouveau n'ont rien inventé, rien changé à cette petite anecdote. Leur pièce est assez gracieuse ; mais un peu froide. Ils ont gardé l'anonyme. La musique est d'une Dame, à qui l'on doit déja celle des Deux Jaloux, et qui a dignement soutenu la réputation que lui avoit donnée ce charmant Opéra.
 

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