Paul et Virginie, ballet-pantomime en trois actes, de Pierre Gardel, musique de Kreutzer, 24 juin 1806.
Académie Impériale de Musique.
Almanach des Muses 1807.
Sujet tiré du roman de ce nom. Des tableaux très agréables ; des situations très attachantes. Succès brillant.
Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Ballard, 1806 :
Paul et Virginie, ballet-pantomime, en trois actes, dédié à Sa Majesté l'Impératrice et Reine ; par M. Gardel, Maître des Ballets de S. M. l'Empereur et Roi ; Chef de la Danse de l'Académie impériale de Musique, et Membre de la Société Philotechnique ; Musique de M. Kreutzer, premier violon de la Chapelle de Sa Majesté ; Représenté devant Leurs Majestés sur le Théâtre de St.-Cloud, le jeudi 12 juin 1806 ; et sur celui de l'Académie impériale de Musique, le mardi 24 du même mois.
Courrier des spectacles, n° 3426 du 25 juin 1806, p. 2-3 :
[Le ballet-pantomime, qui n’est pourtant pas si récent, ne va pas encore de soi à l’Opéra en 1806, et le compte rendu de ce ballet exige de longues explications préalables, qui sont bien sûr précieuses pour notre compréhension de ce genre particulier. Le critique commence par préciser que ses sujets sont naturellement à prendre dans la fable ou le roman en raison de ses moyens trop étroitement bornés. « L’éloquence du cœur » a besoin des mots. Les gestes des danseurs ne sont que « des signes extérieurs » témoignant de « tout ce que l’ame éprouve de mouvemens intérieurs », et la pantomime est « plutôt un jeu qu’un art véritable ». Le choix du sujet est très important : il faut qu’il repose sur des gestes et l’expression du visage, ce qui exclut « ces idées fines et déliées, ces pensées fugitives » que même le langage peine à exprimer. Sur ce plan, Pierre Gardel est capable d’un choix éclairé, et « les amours de Paul et Virginie sont un sujet assez heureux », même si, sur la scène, ils feront moins verser de larmes que dans le roman (qui a, semble-t-il, fait couler des fleuves de larmes). Elles ont tout ce qu’il faut pour un poème dramatique : action, grâces et intérêt. Même l’opéra comique (celui de Favières, musique de Kreutzer, plutôt que le Paulin et Virginie de Dubreuil et Lesueur ?) qui en a été fait, malgré sa médiocrité, a ému les spectateurs. On peut escompter un pareil succès pour le ballet de Gardel, même si le critique trouve qu’il fait trop de place à la danse des nègres : « le goût réclame » qu’on limite leur présence sur la scène,parce que « ce n’est pas là la belle nature, et que les grimaces multipliées de tant de têtes noires, forment des tableaux plus burlesques qu’agréables ». De même « l’épisode du Nègre Zabi a paru trop long il suspend l’action principale, et présente des images pénibles, humiliantes et douloureuses ». Par contre, le ballet est riche en « scènes dessinées avec beaucoup d’art et de goût », avec des contrastes habiles et des détails d’un « intérêt particulier ». Gardel se voit qualifié de « compositeur savant et expérimenté ». Inutile de présenter un sujet connu de tous, Gardel en ayant pris « les tableaux les plus propres à la pantomime » qui ont su captiver les spectateurs, entre doute, crainte, espérance et plaisir. Le critique parle ensuite longuement des danseurs, dans une savante liste soigneusement hiérarchisée d’éloges, parfois un peu perfides : Saint-Amand ne sait pas assez tirer parti de ses succès, et Vestris est « le dernier virtuose de la bonne école dont il a contribué à altérer la belle simplicité ». Et s’il s’élève moins haut que d’autres, il a une grâce inimitable, même lorsqu’il est immobile à terre. Autre compliment ambigu, celui fait à Goyon, « qui joue avec trop de vérité peut-être le personnage du Nègre Zabi ». Deux scènes sont mises en valeur, « un pas de Nègres dont les mouvemens et les figures sont d’une vivacité et d’une expression singulières » et la scène où Domingo se mire dans un miroir et manifeste son plaisir de se voir ainsi. La pièce a été un grand succès, et l’auteur, c’est-à-dire Gardel, a été vivement demandé, malgré les défauts signalés dans l’article. Le critique signale ensuite qu’un autre ballet traitera des amours de Paul et de Virginie, les Deux Créoles, au Théâtre de la Porte Saint-Martin. Il se félicite que les deux chorégraphes, Gardel et Aumer, ne se sont pas offusqués de cette exploitation simultanée du même sujet, et tout à fait innocemment sans doute, il note qu’on ne peut en dire autant des auteurs de pièces autour de l’histoire de Joseph, qui ont défrayé la chronique peu auparavant. Au lieu d’une polémique, égards et politesse.
Une dernière remarque : une absence remarquable dans ce fort long compte rendu, la musique. Le mot n’est même pas employé, et le nom du compositeur n’est pas évoqué, pas plus que sa simple existence. Quand le mot « compositeur » est utilisé, il s’applique à Gardel.]
Académie Impériale de Musique.
Paul et Virginie, ballet-pantomime en trois actes.
La fable et le roman sont plus propres à fournir des sujets de ballet que l’histoire et la comédie. L’histoire est trop grave, la comédie a trop besoin du dialogue. Comment exprimer par des gestes tant de mots heureux, de traits piquans et malins dont le mérite souvent est tout entier dans l’expression. La pantomime est très-bornée dans ses moyens ; elle ne peut rendre qu'un petit nombre d’idées ; elle ne peut indiquer que les objets qui touchent nos sens L’éloquence du cœur s’exprime mieux par la parole que par tout autre moyen. Le geste n’est que le supplément du discours, c’est la langue de ceux qui n’en ont point ; mais cette langue suppose toujours un état d’imperfection.
Toutes les fois que l’on assiste à une pantomime, on est obligé de faire une supposition et d’imaginer que tous ces êtres qui gesticulent ainsi ne se donnent tant de peine que parce qu’ils n’ont pas d'autre moyen de s exprimer. C’est donc plutôt un jeu qu’un art véritable ; c’est un effort de l'esprit humain qui a voulu essayer de rendre, par des signes extérieurs. tout ce que l’ame éprouve de mouvemens intérieurs.
Mais ce jeu exige beaucoup de pénétration, de discernement, d’études et d’observations. Le premier soin du compositeur doit être de choisir un sujet qui lui fournisse ce genre d’impressions qui se manifestent sur-tout au-dehors par le langage du geste et de la figure. il ne peut trop en bannir ces idées fines et déliées, ces pensées fugitives qui échappent souvent à toutes les ressources de la parole elle-même.
Ce talent est le fruit du goût et de l’expérience, c’est sur-tout celui de M. Gardel. Toutes ses compositions sont remarquables par le mérite du sujet autant que par la conduite et les détails de l’action. Il choisit avec une habileté rare, et les effets répondent presque toujours à ses vues.
Les amours de Paul et Virginie sont un sujet assez heureux ; ils ne feront peut-être jamais verser sur la scène autant de larmes qu’on en répand au touchant récit de leurs aventures par M. St.-Pierre ; mais on peut y trouver un poème dramatique plein d’action, de grâces et d’intérêt. Combien de représentations n’a pas eu le petit opéra-comique bâti sur ce sujet ! C’est un ouvrage très-médiocre, quand on le compare au roman qu’on a voulu imiter ; mais un ouvrage médiocre qui touche, attache et produit de douces émotions.
Le ballet de M. Gardel n’aura peut-être pas moins de succès ; s’il y fait quelques changemens que le goût réclame. les Nègres y paroissent trop souvent. La singularité de leurs figures, de leurs danses et de leurs costumes peut égayer le spectateur pendant quelque tems ; mais on ne sauroit se dissimuler que ce n’est pas là la belle nature, et que les grimaces multipliées de tant de têtes noires, forment des tableaux plus burlesques qu’agréables. L’épisode du Nègre Zabi a paru trop long ; il suspend l’action principale, et présente des images pénibles, humiliantes et douloureuses ; mais ces défauts sont rachetés par des scènes dessinées avec beaucoup d’art et de goût, où les contrastes sont ménagés avec habileté, et dont les détails ont un intérêt particulier. L’auteur en a gradué le mérite en compositeur savant et expérimenté.
Le sujet est trop connu pour qu’il soit besoin d’en faire l’analyse ; il suffira de dire que M. Gardel n’a pris dans le roman que les tableaux les plus propres à la pantomime, qu’il a sçu fréquemment tenir le spectateur dans ces douces alternatives de doute, de crainte, d'espérance et de plaisir qui sont l’ame de toutes les compositions dramatiques.
Les acteurs charges des principaux rôles rôles les remplissent avec un talent distingué. Mad. Gardel déploie toute sa finesse, son intelligence et sa légèreté dans le rôle de Virgiuie.
St.-Amand, danseur plein de grâce et d’élégance , et qu’on loueroit plus souvent, s’il étoit aussi habile à travailler ses succès qu’à travailler ses rôles, joue celui de-Paul avec beaucoup de naturel et de justesse. Vestris, le plus beau de nos danseurs, le dernier virtuose de la bonne école dont il a contribué à altérer la belle simplicité, Vestris danse et remplit le rôle de Domingo avec le plus brillant succès ; d’autres s’élèvent dans les airs avec plus de rapidité que lui ; mais personne ne possède comme lui cette grâce, cette élégance et cette précision de mouvemens dont les règles sont dictées par la nature. Sa pantomime est celle d’un très bon acteur ; et lors même que, couché à terre, il ne fait que frapper son tamtam, il trouve encore le moyen de se faire applaudir. Les autres rôles ,sont remplis par Mlle. Victoire Saulnier, si belle et si bien faite, par Mlle. Bigottini, si légère et si brillante ; et par Goyon, qui joue avec trop de vérité peut-être le personnage du vieux Nègre Zibi. Parmi les danseuses, on distingue Mlle. Chevigny, la première de nos pantomimes, Mlle. Millière, la plus vive et la plus enjouée de nos danseuses, et Mlle. Delille qui joint la force à la grâce. Beaulieu qu’on ne vante point assez ; Branchu et Beaupré, se font remarquer aussi dans ce ballet.
Mais les scènes qui ont excité le plus d’applaudissemens sont 1°. celle où l’auteur a placé un pas de Nègres dont les mouvemens et les figures sont d’une vivacité et d’une expression singulières ; 2°. celle où Domingo se contemple dans un miroir, le présente à sa maîtresse, le promène dans tous les rangs des nègres, et se livre à toute l’ivresse de la surprise et de la joie. Beaupré et Mlle. Chevigny jouent cette scène avec un enjouement, une vivacité et une expression qui ont exité [sic] de vifs applaudissemens. La pièce a été accueillie avec beaucoup de faveur ; l’auteur a été demandé avec beaucoup d'empressement ; les bons esprits ont fait grâce aux défauts que nous avons remarqués, en faveur d’une multitude de détails pleins d’esprit et d’intérêt.
Le même sujet doit être représenté samedi au Théâtre de la Porte St.-Martin, sous le titre des Deux Créoles. On doit remarquer ici que ce concours de deux ballets semblables, conçus séparément, et joués à la même époque sur deux théâtres différens, n’a produit aucune plainte de la part des auteurs.
Ils ne se sont point accusés respectivement comme les auteurs des deux ou trois poèmes de Joseph ; tout s’est passé en égards et en politesses, comme il convient à des artistes qui sont persuadés de leur honnêteté mutuelle, et ne se font point un crime d’avoir quelquefois des idées semblables.
Revue de Paris, tome 50 (1838) p. 226 :
[Dans un article de Castil-Blaze sur L'Académie royale de musique, Epoque impériale :]
Paul et Virginie, ballet en trois actes de Gardel, musique de Kreutzer, est mis en scène le 24 juin suivant. Albert et Mlle Bigottini y représentèrent à merveille les deux amans. Kreutzer avait d'abord traité ce sujet en opéra-comique d'une manière assez heureuse ; la partition de Paul et Virginie est son meilleur ouvrage. Il en transporta la musique sur le nouveau livret de Gardel ; le public accueillit avec faveur des airs qui l'avaient déjà charmé ; la pantomime gracieuse, expressive, de Mlle Bigottini, ses yeux ravissans excitèrent des transports d'enthousiasme.
Castil-Blaze, Théâtres lyriques de Paris : l'académie impériale de musique, Volume 2 (Paris, 1855), p. 104 :
Paul et Virginie, ballet en trois actes de Gardel, musique de Kreutzer, est mis en scène le 25 juin 1806. Albert et Mlle Bigottini représentent à merveille ces deux amants, Goyon est admirable dans le rôle du nègre Domingo. Kreutzer avait d'abord traité le même sujet en opéra comique d'une manière fort heureuse ; la partition de Paul et Virginie est son meilleur ouvrage. Il en transporta la musique sur le livret nouveau de Gardel. Le public accueillit avec faveur des airs qui l'avaient déjà charmé. La pantomime gracieuse, expressive de Mlle Bigottini, ses yeux ravissants excitèrent des transports d'enthousiasme. Succès éclatant. Les pirouettes jouissaient alors de toute la faveur du public, Gardel n'en mit pas une seule dans ce nouveau ballet d'un caractère pastoral et naïf.
L'absence de pirouettes dans le ballet reflète le goût très conservateur de Gardel, gardien du temple de la bonne danse, « de la bonne école », expression appliquée à Vestris dans le compte rendu.
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