Pinto

Pinto, comédie historique en cinq actes, en prose, de Népomucène-Louis Lemercier, 1er Germinal an 8 [22 mars 1800].

Théâtre de la République.

La brochure porte un sous-titre : Pinto, ou la journée d'une conspiration.

Titre :

Pinto

Genre

comédie historique

Nombre d'actes :

5

Vers ou prose ,

en prose

Musique :

non

Date de création :

1er Germinal an 8 [22 mars 1800]

Théâtre :

Théâtre de la République

Auteur(s) des paroles :

Népomucène-Louis Lemercier

Almanach des Muses 1801

Pinto, secrétaire du duc de Bragance, veut placer son maître sur le trône de Portugal, et affranchir ce royaume de la tyrannie de Philippe, et de son ministre Vasconcellos. Le duc n'élève pas si haut ses prétentions, puisqu'heureux d'être à la chasse, il ne paraît fortement préoccupé que du projet de séduire une femme courtisée par son secrétaire. Cependant les conjurés et la duchesse de Bragance avec eux lui confient leurs plans et leurs moyens d'exécution, que le duc accueille très-froidement. N'importe : Pinto ne se regarde pas comme battu. Il a pour lui la duchesse, et s'entend avec elle pour empêcher le départ du duc, qu'un amiral espagnol doit emmener avec lui à la cour de Philippe. Il la décide à se prêter jusqu'à un certain point aux tendres propositions de l'amiral ; il emprunte de l'argent à un juif pour faire avancer ses affaires. Mais la vice-reine a été prévenue qu'une conspiration se tramait. Le duc de Bragance doit être arrêté ; l'amiral est chargé d'exécuter l'ordre ; son amour pour la duchesse le met en défaut, et le duc a tout le temps de prendre la fuite. Bientôt les conjurés se réunissent ; ils ont quelque inquiétude ; Pinto les rassure ; il donne le signal convenu, et la conspiration éclate. Le succès le plus complet la couronne ; la citadelle est forcée, le palais de la vice-reine envahi, Vasconcellos obligé de se cacher et de fuir, et le duc de Bragance élevé sur le trône par le zèle, le courage et la fermeté de son cher Pinto.

Sujet noble et tragique, dont l'auteur s'est amusé à faire une sorte de farce ou de Parodie. Le rôle de Pinto à-peu-près calqué sur celui des Figaro de Beaumarchais, celui du duc de Bragance sans intérêt, celui de la duchesse bien différent de celui qu'elle joue dans l'histoire, et presque nul ; celui de l'amiral immoral et indécent ; celui de la vice-reine insignifiant ; celui d'un certain archevêque de Brague ridicule ; celui de Vasconcellos à peine esquissé ; celui d'un gentilhomme poltron hors d’œuvre ; celui d'un capitaine piquant seulement dans une scène ; et cependant, malgré les défauts qu'on peut reprocher à l'ensemble, aux détails, aux caractères, des apperçus comiques, des scènes bien faites, des traits heureux balançant des trivialités. Les partisans de l'auteur ont trouvé que cette pièce prouvait un génie supérieur ; ses vrais amis ont trouvé qu'elle ne prouvait qu'un abus de talent et d'esprit.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, chez Huet, an VIII :

Pinto, ou la journée d'une conspiration, comédie historique en cinq actes et en prose ; par le C.en Lemercier. Représentée, pour la première fois, à Paris, au Théâtre Français de la République, le premier Germinal an VIII.

« On se fait ordinairement dans le monde une idée superstitieuse des grandes révolutions des Empires ; mais lorsqu'on est dans les coulisses, l'on voit pour la plupart du temps que les scènes les plus magiques sont mues par des ressorts communs et par de vils faquins qui, s'ils se montraient dans leur état naturel, ne s'attireraient que l'indignation du public. »

(Lettre XLV du Roi de Prusse à Voltaire, Corresp., tom. II.)

Le texte de la pièce est précédé d'un avertissement :

Avertissement.

La Comédie de Pinto, composée il y a plus de deux ans, est la première en ce genre.

Je l'ai faite en vingt-deux jours, dans l'intervalle de longs travaux de poésie. On peut n'être pas de l'avis du Misanthrope, qui pense que le temps ne fait rien à l'affaire. Si j'eusse mis plus de temps à écrire cet ouvrage, le style en serait meilleur ; mais la nouveauté de mon entreprise, rendant sa réussite très-douteuse, m'exposait à regretter des soins inutiles, et je n'ai pas voulu les prendre.

Il eût été facile de bâtir sur la conjuration du duc de Bragance un drame bien triste, dont le succès n'eût pas été disputé.

Ma seule ébauche de quelques portraits historiques me prouve que de grands tableaux en ce genre produiront un effet théâtral, digne de la scène comique. J'espère un jour en convaincre ceux même qui m'attaque toujours, parce que je ne me défends jamais.

Dans le Courrier des spectacles, première annonce de la pièce promise sur le Théâtre Français de la République pour le 1er germinal, dans le n° 1108 du 26 ventose an 8 [17 mars 1800]. C'est le début d'une longue série de mentions dans ce journal, qui retrace avec soin toutes les difficultés que la pièce connaît.

Le 28 ventôse, le même Courrier des spectacles, dans son n° 1110, publie une lettre d'A Margueritta qui affirme que le sujet traité par Lemercier a été traité il y a trente ans par son père :

AU REDACTEUR

du Courrier des Spectacles.

J’apprends, citoyen, qu’on doit représenter incessamment sur le théâtre Français de la République un fait historique intitulé : Pinto, ou la Révolution de Portugal.

Comme mon père a traité, il y a trente ans, un semblable sujet dans une tragédie en cinq actes, dont la représentation fut empêchée par le Gouvernement, à cause des réclamations que fit l’ambassadeur d’Espagne, qui prétendit que sa nation étoit trop avilie dans la personne de Vasconcellos, qui remplit dans la pièce un rôle de scélérat, je crois devoir en prévenir le public, puisque mon intention est de faire jouer cette tragédie aussi-tôt que les circonstances pourront le permettre.

L’auteur de Pinto déjà avantageusement connu par ses productions, ignoroit peut-être que ce sujet avoit été traité ; dans le cas contraire, il aura sans doute évité toutes ressemblances, excepté celles dont il est impossible de s’écarter sans dénaturer le fait historique.

A Margueritta.          

Le numéro 1112 du Courrier des spectacles du 30 ventose annonce Pinto pour le lendemain.

Le lendemain, 1er germinal [22 mars], annonce de la première représentation. Le Courrier des spectacles donne la liste des interprètes.

Le 2 germinal [23 mars], annonce pour le lendemain la deuxième représentation.

Le même Courrier des spectacles, n° 1114 du 2 germinal an 8 [23 mars 1800], p. 2 fait le compte rendu de Pinto, assez mal accueilli :

[Compte rendu de la représentation plus que de la pièce : il y a eu force sifflets dès l'acte 2, et le critique préfère attendre avant de proposer l'analyse de la pièce. Après un rapide survol de la distribution, c'est sur l'abus des sifflets qu'il s'étend un peu, pour blâmer non les sifflets (il est légitime pour lui de montrer qu'on juge mauvais quelque chose), mais « l'opiniâtreté à siffler », sans respect ni de l'auteur, ni des acteurs, ni du public.

Théâtre Français de la République.

La pièce donnée hier sous le titre de Pinto n’a pas eu de succès. Les coups de sifflets qui s’étoient fait entendre dès le second acte, ont fort longtems empêché que l’on achevât cet ouvrage. Il avoit attiré une foule si nombreuse, qu’à cinq heures et demie il n’y avoit plus de place nulle part, toutes les loges ayant été louées d’avance.

On sait que Pinto, attaché au duc de Bragance, parvint par son esprit à amener la révolution qui le replaça sur le trône de Portugal. Tel est le sujet de cette pièce ; il est trop connu pour que nous en présentions l’analyse. Cependant, si l’ouvrage a plus de succès dans les représentations suivantes, nous pourrons faire connoitre de quelle manière l’auteur l’a traité.

Quoique très-mal placés, nous avons remarqué, au milieu du bruit, des scènes très-comiques et des traits fort ingénieux. Le rôle de Pinto nous a paru très-agréablement conçu ; celui de l’Amiral a assez généralement déplu, ainsi que celui d’un jeune Portugais poltron, qui occupe une partie du quatrième acte et qui, quoique bien rendu par le citoyen Dupont, a jette beaucoup de défaveur sur l'ouvrage par sa nullité.

Autant nous blâmons ceux qui crient : à la porte ! aux personnes qui sifflent les endroits mauvais d’un ouvrage, autant nous trouvons ridicule que cinq ou six personnes empêchent, par leur opiniâtreté à siffler, que l’on achève une pièce parvenue à la fin du cinquième acte. C’est ce qui arriva hier. On devroit, dans ce cas, penser que l’on a à ménager l’auteur, les acteurs et le public. D’ailleurs les coups de sifflets doivent seulement servir à manifester le mécontentement, mais non à prouver de l’entêtement et à exercer un despotisme également interdit à tous.

Courrier des spectacles, n° 1115 du 3 germinal an 8 [24 mars 1800], p. 2 :

[Bel exercice de virtuosité polémique : l'auteur de la lettre s'attache à montrer que le critique n'a pas porté un jugement juste quand il a prêté à une cabale la chute de la pièce. Pour lui, cette chute tient aux graves défauts dont souffre la pièce, et il les énumère soigneusement : ataques contre les religions, langage digne des Précieuses ridicules, propos immoraux, scandaleux, « plan mal conçu », plagiat de Figaro, monologues trop nombreux, « épisodes languissantes », entreée et sorties non motivées : la pièce est détestable. Le dernier paragraphe de la lettre donne une leçon à l'auteur de la pièce : chacune de ses œuvres est moins belle que la précédente, de bel ouvrage, on passe à tragédie médiocre, puis à œuvre informe.

Le rédacteur du Courrier des spectacles répond ensuite, en réfutant chaque argument de Lapérouse, finalement accusé de juger sévèrement sans comprendre ce qu'il condamne.]

AU RÉDACTEUR

du Courrier des Spectacles.

Vous avez parlé citoyen, de la première représentation de Pinto d’une manière peu exacte. Vous paroissez penser qu’une cabale a nui au succès de cet ouvrage lorsqu’il est vrai qu’avant l’ouverture des bureaux le parquet étoit garni des amis de l’auteur, qui, malgré leurs constans efforts, n’ont pu empêcher la chûte de ce burlesque drame. Comme historien, vous auriez dû rappeler que la dernière scène n'a point été jouée ; comme juge, vous auriez dû marquer la défaveur, le ridicule que l’auteur affecte de jetter sur un culte qui sans doute a droit au respect comme toutes les religions que reconnaissent les hommes. Dugazon, en Archevêque, Grandménil, en habit de Religieux, donnant l'absolution aux conjurés, sont, pour nous servir d’un mot révolutionnaire, des carmagnoles de 93, qui révoltent aujourd’hui les hommes sages. Vous auriez pu dire qu’on trouve alternativement dans cette pièce le style des Précieuses ridicules, ou celui de Tabarin, que rappellent ces expressions : « Il est armé d’une ame de fer ; le plaisir m'accable d’affaires ; regarder au travers du prisme du tems ; un homme qui ressemble à une machine de guerre ; il en est ; suffit, suffit, etc., etc., etc. Vous auriez pu vous plaindre des maximes scandaleuses, des scènes déplacées ou contraires à la morale, d’un plan mal conçu, d’une ressemblance frappante avec le Figaro de Beaumarchais, des monologues multipliés, des épisodes languissantes et de ces continuelles entrées, qui ne sont pas plus motivées que les sorties, et qui font de ce drame une pièce détestable. L’auteur la soutiendra mal avec les canons et les combats dont il la décore, ressource digne des rapsodistes du Boulevard, et qui cependant fait dire noblement à Pinto, qu’il y fera chaud.

La sévérité est un devoir avec un homme qui veut couvrir un mauvais ouvrage d’une grande réputation. L’auteur d'Agamemnon auroit dû se juger lui-même. Quand on a ses talens on n’a besoin d’appartenir à aucune faction, on doit sur-tout éviter d’en former une dans la république des lettres. La postérité toujours juste dira de ses diverses productions ce que nous en disons ici : Agamemnon est un bel ouvrage ; Ophis est une tragédie médiocre ; Pinto n’est qu’une œuvre informe indigne de son auteur et de la scène française.

Veuillez bien insérer ma lettre dans votre prochain numéro.

Salut et considération,

Laperouse.          

Je n’ai point dit que la cabale avoit nui au succès de l’ouvrage, et je suis loin de le penser ; j'ai été historien fidèle, et j'ai dit que les coups de sifflets avoient long-temps empêché que l’on n’achevât la pièce ; j’ignorois si elle avoit été jouée entièrement. Je n’ai pu être juge, m’étant trouvé trop mal place pour l'entendre suffisamment. J’ai souvent prouvé que je pense que la sévérité est un devoir, vis-à-vis d’un auteur qui jouit d’une grande réputation ; mais encore une fois , avant de juger , et sur-tout de juger sévèrement, il faut bien entendre.

Le 4 germinal [25 mars], annonce dans le n° 1116 du Courrier des spectacles de la troisième représentation de « Pinto, com. Historique en 5 actes, en prose ». L'essentiel du numéro, p. 2 et 3, est, après la page d'annonce des programmes des théâtres, consacré à une longue analyse de Pinto.

[Devant la succession des représentations, Le Pan, le rédacteur du Courrier des spectacles est bien obligé de donner l'analyse de la pièce. Les reproches sont nombreux. Rôle qui change de nature d'une représentation à l'autre ; longueurs, inconvenances choquantes ; caractère insupportable de l'acte 2 (immoralité) et de l'acte 4 (nullité)  actes 1, 3 et 5 contenant des scènes théâtrales, bien conçues, mais d'une impudeur et d'une indécence scandaleuses ; le rôle de Pinto « fortement tracé », proche de celui de Figaro (mais le Figaro de Beaumarchais ne trompe que son maître quand Pinto travaille à « renverser un gouvernement ». La pièce, finalement, est une comédie qui montre une révolution. Après ce long préambule, le critique résume l'intrigue de la pièce, qui utilise en effet les moyens de la comédie, par la place faite aux femmes, par le comportement peu chaste de certaines, mais aussi par le recours à de vieilles ficelles, comme l'erreur sur les personnes (des gens qui ne se sont jamais vus...), l'introduction d'un homme chez une dame en passant par la fenêtre, l'obligation de se cacher, de se déguiser, la présence d'un poltron, équivalent du niais de la comédie, et qui de plus ici ne joue presque aucun rôle. Un compliment tout de même : le critique a apprécié un monologue de Pinto fort bien fait ». Mais ce compliment est entre deux reproches importants, celui de l'indécence (un homme s'introduisant chez une femme et lui tenant des propos inconvenants, un mari – le duc de Bragance – laissant sa femme avec un homme qui n'a pas caché ses intentions). Sans aucun effort d'enchaînement, le critique condamne vigoureusement la pièce : elle n'aurait pas dû être représentée : elle nuit à l'auteur, qui risque sa réputation, aux spectateurs « dont elle gâte le goût et les mœurs », et aux auteurs qui, moins talentueux que l'auteur de Pinto, peuvent prendre la pièce pour un modèle. Dernier point, lui aussi mal relié à à ce qui précède : tous les rôles sont « bien soignés », et surtout les principaux, confiés à Talma et Monvel (on ne peut trouver mieux qu'eux...).]

Théâtre Français de là République.

On peut avec de grands talens, même dramatiques, faire un mauvais ouvrage de théâtre. L’auteur d'Agamemnon en avoit déjà fourni la preuve dans sa tragédie d'Ophis ; il vient d’en donner une nouvelle dans la pièce qui a pour titre : Pinto. La seconde représentation, donnée hier, n’a guères eu plus de succès que la première, malgré quelques coupures, et quoique l’auteur eût adroitement substitué au personnage du Cardinal de Bragne celui d’un frère de ce dernier. Ce rôle est si singulièrement traité et joué, qu’à la première représentation il pouvoit assez passablement peindre un Bride-Oison, et qu’à la seconde il est devenu un peu Scapin. Cet ouvrage considéré comme ouvrage dramatique, est plein de longueurs et d’inconvenances choquantes. Le second et le quatrième acte sont insupportables, l'un par l’immoralité et l’autre par sa nullité. Les premier, troisième et cinquième offrent des scènes vraiment théâtrales et parfaitement conçues, mais étant essentiellement liées à des scènes où la pudeur et la décence sont scandaleusement blessées, il en résulte qu’il vaudroit mieux pour l’auteur et pour le public qu’elles n’eûssent jamais été faites. Le rôle de Pinto est fortement tracé et, comme d’autres l’ont dit avant nous, c’est un véritable Figaro. La seule différence, c’est que celui-ci ne conspire que contre son maître et seulement pour conserver sa propre maîtresse, tandis que Pinto conspire pour son maître dans le dessein de renverser un gouvernement, et y parvient. L’importance du projet sembleroit exiger une intrigue plus sérieuse, des ressorts plus politiques ; mais l’auteur a sçu amener à une révolution importante par de purs moyens de comédie.

Vasconcellos, secrétaire d’état, gouverne le Portugal sous le nom de la vice-Reine. Ses exactions y ont fait détester la domination espagnole, l’esprit, de révolte est dans tous les cœurs. La noblesse n’ayant besoin que d’un chef, a choisi le duc de Bragance. C’est Pinto, son secrétaire, qui a conçu le projet et qui, pour le mettre à exécution, a prétexté une partie de chasse pour indiquer un rendez-vous à tous les conjurés. Le Duc résiste long-tems aux sollicitations de son épouse, de Pinto, et à celles de tous les chefs de la conjuration ; le danger où son refus les mettroit, peut seul le déterminer à seconder leurs vues. Une circonstance particulière les contrarie : l’amiral Dom Lopez a reçu ordre, de sa cour de partir le lendemain de Lisbonne pour Madrid et d’y amener le duc de Bragance. Pinto, qui connoît la violente passion de l’Amiral pour la Duchesse, engage celle-ci à se servir de tout son pouvoir pour retarder le départ. Elle y parvient en effet, en ayant l’air de lui donner quelques espérances. Retirée dans son appartement, elle s’y livre à toute l’inquiétude que peut lui donner sa position, lorsque Mme d’Ormar, femme de la cour d’un caractère plus que léger, et maîtresse de Pinto, force la consigne au nom de son amant, et vient ajouter par sa présence au trouble qui accompagne l’exécution d’un grand projet. Pinto vient annoncer à la Duchesse l’arrivée du Duc, qui n’ayant pu se décider à attendre loin de son épouse et de sa fille le succès de la conjuration, a pris l’habit d’un marinier pour les rejoindre et fuir avec eux. Le danger d’exposer son maître aux yeux de l’indiscrette d’Ormar inspire à Pinto le dessein de lui faire une querelle sur la légèreté de sa conduite, querelle dont le résultat est qu’il la force de sortir par une autre porte pour l’attendre dans le parc. Le Duc entre, et tandis que Pinto est allé avertir la Duchesse, l’Amiral, à l’aide d’une échelle, s’introduit par la fenêtre dans l’appartement de Mme de Bragance. Il prend le Duc pour un domestique de l’hôtel, veut le séduire avec de l’argent, ou l’effrayer par ses menaces, mais le Duc met l’épée à la main. Le combat va s’engager, lorsque la Duchesse arrive. Effrayée de voir son mari en présence de celui qui doit l’arrêter, elle se rappelle qu’il ne l’a jamais vu, appelle Pinto, qui emmène le Duc, et elle, restée avec l’Amiral qui la presse de lui dire quel est cet inconnu, invoque l’amour qu’il a pour elle, et lui avoue que c’est un homme pour lequel elle a le plus grand attachement.

Cependant les espions de la vice-Reine ont vu entrer de nuit, chez la Duchesse, un homme déguisé ; elle suppose que ce peut être le Duc, et ordonne d’arrêter celui qu’on trouvera chez elle. Pinto guide lui-même l’officier, et fait emmener l’Amiral. Sorti de ce danger, il en survient un nouveau : le Duc vient de déterminer sa femme et sa fille a fuir avec lui ; la vice-Reine fait demander la Duchesse ; Pinto déconcerté, se rappelle Mme d’Ormar, l’envoye chercher au parc, la détermine à se cacher dans le lit de la Duchesse, et à feindre d’être malade. Cette ruse réussit auprès de l’officier envoyé une seconde fois par la vice-R.eine.

Les conjurés se rassemblent dans une maison de la ville. L’heure indiquée pour l’attaque sonne ; ils se rendent chacun à son poste. La vice-Reine, réveillée par le bruit, fait venir l’Amiral, l’interroge sur ce qui se passe ; et tandis qu’elle diffère à lui donner les pouvoirs nécessaires pour remédier au mal, il augmente au point que toute résistance devient inutile ; les conjurés, le duc de Bragance à leur tête, s’emparent de la citadelle et sont bientôt maîtres de Lisbonne. Vasconcellos qui, obligé de se sauver de sa maison, s’est caché dans une armoire de l’appartement de la vice-Reine, y est découvert, et se sauve en tirant deux coups de pistolet sur les conjurés.

Nous n’avons point parlé du personnage déplacé, quoique très-bien fait, d'Alvar, jeune Portugais, fanfaron et poltron, qui se trouve engagé malgré lui dans la conspiration, et que l’auteur semble n’avoir introduit que pour remplir son quatrième acte qui, à l’exception d’une scène, est tout-à-fait vuide et de pur remplissage.

Pour justifier ce que nous avons dit de l’indécence de cette pièce, il suffit d’indiquer le personnage de l’Amiral, qui s’introduit nuitament dans l’appartement de la Duchesse. A l’égard de ses discours, ils répondent assez bien à sa conduite, quoiqu’il nous ait paru qu’on y avoit fait des coupures considérables.

Nous avons remarqué dans le second acte un monologue de Pinto fort bien fait, sur l’inquiétude qu’éprouve continuellement un conspirateur.

Le troisième acte est celui où il y a le plus d’action ; c’est aussi celui dont la conception est la plus ingénieuse. On n’aime cependant point à voir le duc de Bragance, qui ne connoît point l’Amiral, laisser son épouse seule avec un homme qui s’est introduit chez elle au milieu de la nuit, par une fenêtre, et qui s’est annoncé pour être l'amant de la Duchesse.

Enfin nous pensons que cette pièce, telle qu’elle est, n'auroit jamais dû être représentée. Elle fait tort à la réputation de son auteur, et par sa contexture bisarre, et par son immoralité ; sous ces deux rapports elle est nuisible aux spectateurs dont elle gâte le goût et les mœurs : et enfin c’est un fort mauvais modèle à présenter aux auteurs qui, sans avoir le talent de composer des scènes aussi bien faites que quelques-unes de celles qui se trouvent dans cet ouvrage, pourront risquer de travailler dans le même genre.

Tous les rôles de cette pièce sont bien soignés, mais ceux sur-tout de Pinto et du duc de Bragance sont parfaitement rendus par les citoyens Talma et Monvel.

Le Pan.          

Le n° 1117 du 5 germinal [26 mars] se contente d'annoncer la quatrième représentation de Pinto pour le lendemain. Annonce confirmée le lendemain (n° 1118), où est également donné le nom de l'auteur (mais il n'y avait guère de doute).

Le numéro 1120 du 8 germinal [29 mars]annonce, pour le lendemain, la cinquième représentation. C'est bien ce qu'annonce le numéro 1121, en répétant le nom de l'auteur.

N° 1123 du 11 germinal [1er avril] : la sixième représentation annoncée pour le lendemain.

N° 1124 du 12 germinal [2 avril] : on jouera ce jour la sixième représentation de la pièce de Lemercier, dont le nom est bien cité.

N° 1126 du 14 germinal [4 avril] : la prochaine représentation de Pinto aura lieu le 18 germinal.

N° 1131 du 19 germinal [9 avril] : la représentation de Pinto (qui n'a pas eu lieu le 18) est reprotée en raison de « l'indisposition du cit. Talma ».

N° 1134 du 22 germinal [12 avril] : annonce de la septième représentation de Pinto pour le lendemain.

Même annonce le 26 germinal [16 avril]dans le n° 1138 : la septième représentation aura lieu le sur-lendemain.

Le n° 1140 du 28 germinal [18 avril] annonce la huitième représentation de Pinto « avec des changemens ». Mais en fait, c'est la septième.

Le n° 1141 du 29 germinal [19 avril] rend compte de cette représentation, p. 2 :

[Article qui permet de comprendre les difficultés à faire se succéder les représentations : l'auteur travaillait son texte pour tenter de le rendre acceptable. Pour la huitième (en fait septième) représentation, le critique dresse la liste des modifications, introduites, sans doute ironiquement, par le fameux précepte de Boileau. Un rôle à éclipses; un autre qui change de titulaire, un dénouement modifié (le sort de la vice-Reine est adouci, et Vaconcelos, simplement arrêté, part en exil). Le critique ne se prononce pas : y a-t-il progrès dans tous ces changements ? Le Pan se limite à dire qu'il n'a pas « changé d'avis » (et il reste donc très critique envers la pièce), et il se contente de louer la persévérance de l'auteur et des acteurs. Un point positif tout de même : Talma reste Talma.]

Théâtre Français de la République.

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
Polissez-le sans cesse et le repolissez,
Ajoutez quelquefois et souvent effacez.

C’est sans doute dans l’intention de se conformer à ce sage précepte de Boileau, que l’auteur de Pinto ne cesse d’y faire des corrections, sup pressions et augmentations. Jamais pièce n’a subi autant de changemens en aussi peu de tems. Le rôle du cardinal de Brague, joué à la première représentation par le citoyen Dugason, converti dès la seconde en celui d’un simple Seigneur, supprimé dans les représentations suivantes, reparut hier sous sa première forme et fut rempli par le citoyen Vanhove. Cet acteur lui a donné une couleur si différente de celle qu’il avoit, qu’on seroit tenté de croire qu’il a été totalement changé, quoique, du moins nous le pensons, il soit resté à-peu-près le même.

Le rôle de la duchesse de Bragance, qui jusqu’alors avoit été joué par mademoiselle Contat, le fut hier par mademoiselle Vanhove, qui eut l’avantage d’y être applaudie après cette excellente actrice. La tâche étoit difficile à remplir ; en s’en acquittant aussi bien, mademoiselle Vanhove n’a point étonné ceux qui suivant habituellement ce théâtre, sont accoutumés à lui voir prendre tour-à-tour tous les caractères différens, et à les lui voir jouer avec la même intelligence. Elle a été sur-tout très-applaudie dans le troisième acte, qu’elle a rendu avec beaucoup de sensibilité.

On avoit annoncé des changemens dans le cinquième acte : ils consistent en ce que la duchesse de Bragance, qui ne paroissoit plus après son départ avec son mari, revient au moment où la révolution est opérée, pour offrir un asyle à la vice-Reine. Ce Duc, devenu Roi, se joint à son épouse et s’engage à faire reconduire la vice-Reine en Espagne.

Vasconcellos, qui précédemment fuyoit au milieu des troupes victorieuses, à la faveur de deux coups de pistolet, n’a plus le tems de les tirer. On le saisit, et un exil est la seule vengeance que l’on tire des vexations qu’il a fait éprouver au peuple.

Nous ne saurions assurer que cet acte soit meilleur qu’il n’étoit auparavant. La générosité qu’y déployent la Reine et le Roi, a dû flatter les spectateurs ; mais peut-être a-t-elle rallenti l’action.

Nous nous sommes précédemment prononcés sur cet ouvrage, et comme ce n’a pas été sur les détails que nous l’avons jugé , nous ne pouvons avoir changé d’avis. On ne peut que louer l'auteur d’avoir cherché à améliorer sa pièce, et l’on doit savoir gré aux acteurs des peines qu’ils se sont données pour la faire réussir.

Le personnage de Pinto est toujours parfaitement joué par le citoyen Talma.

Le Pan.          

Le n° 1142 du Courrier des spectacles annonce le 30 germinal [20 avril] la huitième de la pièce pour le 3. Même annonce dans le n° 1143 du 1er floréal [21 avril]. Et le journal revient sur la représentation du 29 germinal [19 avril] :

[Juste une petite invraisemblance... Le Courrier des spectacles n'aime vraiment pas la pièce de Lemercier.]

Théâtre Français de la République.

En rendant compte de la septième représentation de Pinto, nous avons oublié de faire une observation qui nous paroît pouvoir être de quelque utilité. Dans l'entr’acte du quatrième au cinquième acte on ne baisse pas la toile, de manière que les spectateurs voyent les gens de la vice-Reine occupés à ranger son appartement ; ce qui n’est guère vraisemblable dans le moment où le canon gronde et où on fait le siège de son palais.

Nouvel ajournement de la huitième représentation, dans le n° 1145 du 3 floréal [23 avril] : elle est annoncée pour le 6 [26 avril]. Annonce non suivie d'effet.

Les ultimes annonces concernant une représentation de Pinto se trouvent dans le n° 1158 du 16 floréal [6 mai] et 1159 du 17 floréal [7 mai], avec la mention qui ne coûte guère « Au premier jour, la 8me représ. de Pinto ».

Et le 16 fructidor an 8 [13 septembre 1800], c'est la publication de la brochure qui est signalée (et avec la bonne date de création)dans le numéro 1288, p. 4 :

Pinto, ou la Journée d'une conspiration, comédie historique, en cinq actes et en prose, par le citoyen Lemercier, représentée pour la première fois à Paris, au Théâtre Français de la République, le premier germinal an 8.

A Paris, chez Huet, libraire, rue Vivienne, N° 8, et Charron, libraire, passage Feydeau.

L’Esprit des journaux français et étrangers, vingt-neuvième année, tome 7, germinal an 8 [mars-avril 1800], p. 193-197 :

[Les pièces de Lemercier ont souvent été l’objet de violentes manifestations, parce qu’elles sortaient des règles de la dramaturgie classique. C’est le cas de Pinto comme de nombreuses pièces de celui qui a obtenu la gloire avec sa première pièce, et a ensuite subi l’ire du parterre, ou de la cabale. Pour rendre compte de cette pièce, le critique commence par préciser le contexte historique (la proclamation de l’indépendance du Portugal), puis raconte acte par acte l’intrigue, à la fois politique et sentimentale (Pinto et sa maîtresse...). La pièce étant une comédie historique, il faut bien justifier qu’elle soit comique malgré un sujet qui prête peu à rire, et le critique trouve ce comique « dans les accessoires, dans la disposition des parties, dans le mouvement de l'action, dans le ton &·le style de l'ouvrage. Le ton comique pose à ses yeux deux questions, la possibilité de respecter la vérité et la possibilité que cette vérité soit « de bon goût ». A la première question, la réponse est oui : « toute conspiration a son côté comique ». Dans la France d’après la Révolution, on sait que « la plus sérieuse des conspirations est mêlée de détails comiques, plaisans, quelquefois même bouffons ». Et le bon goût n’est pas offensé par la « ridiculisation » de ce qui est dangereux. Une réserve toutefois sur les « sarcasmes contre les femmes », jugé contraire à l’esprit français. Le dernier paragraphe s’attaque à une dernière difficulté : la pièce a été victime d’une cabale (pieds, mains et clés forées). Le critique y voit une image d ece qu’est la France depuis quelques années. Heureusement qu’un guide est apparu !]

Pinto, comédie de Lemercier.

En 1640, les Portugais, lassés de la domination de Philippe IV, roi d'Espagne, voulurent secouer son joug appesanti par le ministre Olivarès. Ils cherchèrent un appui parmi les princes de leur nation, & choisirent le duc de Bragance, à qui sa naissance donnoit des droits directs au trône. Cette révolution est très-connue. Voici comment l'auteur de la comédie de Pinto en a conduit les intrigues & développé les détails.

Le duc de Bragance, homme doux & vertueux, ami des plaisirs, s'est retiré de Lisbonne, & vit dans le château d'Almada. Son secrétaire, Pinto, encouragé par la duchesse de Bragance, femme ambitieuse, lui amène à la chasse quelques-uns des conjurés. Il refuse d'autoriser leur entreprise. Les différens caractères de ces personnages, l'exposition des motifs de la conspiration & les efforts de la duchesse & des chefs pour arracher au duc la promesse de les seconder, font le sujet du premier acte.

Le second se passe sur l'autre rive du Tage, dans le palais de la vice-reine à Lisbonne. La vice-reine fait connoître à l'archevêque de Brague & à l'amiral Lopèz-Ozorio, envoyé d'Espagne, les justes soupçons que sa cour conçoit contre le duc de Bragance, & le désir qu'elle a que l'amiral le conduise sans retard à Madrid. Mais cet amiral aime la duchesse, & depuis long-temps lui fait sa cour. Pinto, qui se sert de tout, engage sa future souveraine à différer le voyage de son époux, afin d'atteindre àl'instant où la conjuration doit éclater. La duchesse n'ignore point les dangers de sa famille, & les projets rigoureux de Vasconcellos, secrétaire d'état, vendu à la vice-reine. Elle consent à flatter l'espoir de l'amoureux amiral, & Par là obtient de lui un délai nécessaire à l'exécution de ses desseins. Alors Vasconcellos commande, au nom du roi d'Espagne, à l'amiral, d'arrêter le duc dès le lendemain. Celui-ci se croit aimé de la duchesse ; il forme le complot de l'effrayer, en parvenant chez elle de nuit, & de tout obtenir d'elle.

Les frayeurs que la duchesse ressent pour sa fille se manifestent au troisième acte. Madame Dolmar, folle maîtresse de Pinto, vient chez elle le soir faire de la musique ; celle-ci, pour dissimuler son émotion, chante une romance. Pinto accourt, & lui dit tout bas que le duc, déguisé en domestique, veut lui parler. Il faut empêcher que Mme. Dolmar ne le voie. La duchesse se retire. Pinto, sous le prétexte d'une explication jalouse, force sa maîtresse à l'aller attendre dans le pavillon du parc , & il introduit le duc. Celui-ci veut emmener sa femme & sa fille. C'est alors que le galant amiral escalade les murs & le rencontre. Ils ont l'épée à la main. Pinto les sépare; & comme l'amiral ne connoît point le duc, la duchesse s'accuse faussement, & pour cacher son époux, déclare que l'homme trouvé chez elle est son amant. On soupçonnoit le duc d'être entré de nuit à Lisbonne , & la vice-reine l'envoyoit arrêter ; Pinto profite de ce hasard & livre l'amiral furieux à la place de son maître, Le duc, la duchesse & leur fille partent enfin de Lisbonne. Nouveau péril ; un second message de la vice-reine mande la duchesse. Pinto, désespéré, ne trouve d'autre moyen que de faire dire que la duchesse repose ; & tandis que l'on porte cette réponse , il appelle Mme. Dolmar, & la fait coucher dans le lit de Mme. de Bragance, pour la présenter en sa place au capitaine des gardes de la vice-reine. Cet artifice réussit.

Les conjurés se rassemblent chez Pinto. D'Almada, seigneur portugais, confie le secret de la conjuration à un ami foible, qui, durant le quatrième acte, donne le spectacle de sa peur. Le moine Santonello vient prévenir les conjurés qu’ils sont découverts. Leur agitation, leur fureur sont au comble, lorsque Pinto paroît à les rassure, & par un discours véhément, par un courage supérieur, il leur rend cette énergie qui garantit souvent la victoire. L'heure sonne ; un coup de pistolet est le signal. Ils partent. Au cinquième acte, toute la ville est soumise. Tandis que la vice-reine, l'amiral & l’archevêque de Brague délibèrent, les conjurés proclament le duc de Bragance souverain, s’emparent de Vasconcellos & délivrent les Portugais.

Tel est le fonds de la pièce. C’est dans les accessoires, dans la disposition des parties, dans le mouvement de l'action, dans le ton &·le style de l'ouvrage que l'auteur a mis le comique que le titre promettoit. On peut demander si le ton comique ne blesse pas la vérité, quand il s'agit de représenter une pareille action, & si la vérité exacte est ici de bon goût ?

Il ne doit pas rester de doute sur la première question. Qui n'a pas lu les mémoires du cardinal de Retz, & n'y a pas remarqué un mélange continuel de frivolité, de galanterie, de libertinage, de folie gaie, de sottise burlesque avec des choses sérieuses & capitales ? Qui· ne sait aujourd'hui en France que la plus sérieuse des conspirations est mêlée de détails comiques, plaisans, quelquefois même bouffons ?

Si toute conspiration a son côté comique, pourquoi ne le montreroit on pas au théâtre ? pourquoi ne rendroit-on pas ridicule ce qui est dangereux ? Si la morale autorise cette intention, le goût peut-il la désapprouver, & d’ailleurs le goût peut-il être jamais opposé en France à ce qui fait rire ? Si la morale & le goût ont quelque chose à désapprouver dans Pinto, ce sont quelques sarcasmes contre les femmes. Le sentiment le plus national en France est toujours de les respecter.

Il seroit très facile de parler long-temps & avec intérêt du mérite de Pinto. Mais que dire de son succès ? Excepté dans les momens où le jeu supérieur de Talma & le jeu charmant de
Mlle. Devienne ont forcé la cabale au silence, on peut dire que le reste n'a été qu'à moitié entendu. Dix ou douze tapageurs, bien résolus, bien obstinés, ont tant fait de leurs pieds, de leurs mains, de leurs clefs forées, qu'ils ont empêché l'effet de la pièce & même la représentation complète du dernier acte. En vain la presque totalité du parterre s'est levée dix fois pour imposer silence aux perturbateurs ; à peine les honnêtes gens s'étoient rassis, que le tapage recommençoit. Le parterre, au reste, n'étoit pas moins curieux à voir que la comédie. Il représentoit dignement, quoiqu'en petit, cette anarchie qui si long-temps a été en France le règne de huit ou dix individus, & contre laquelle la majorité sans guide ne pouvoit rien.

La pièce connut une carrière mouvementée, que retrace l'essai d'Etienne Arago, « le théâtre considéré comme moyen révolutionnaire », in Paris révolutionnaire, tome premier (Paris, 1838), p. 81-82 : :

Lemercier, génie créateur voit arrêter dans son essor Pinto, qui nous apprend comment on conspire, et Christophe Colomb, quand il nous montre au loin un nouveau monde littéraire.

Dans une note à la page 82, l'auteur développe les relations entre Lemercier et Bonaparte, autour de Pinto :

Le Directoire avait défendu Pinto. Bonaparte, arrivé au pouvoir, eut le désir de connaître la pièce. Lemercier consentit à la lui lire, à la condition que Bonaparte en permettrait la représentation. « Songez, lui dit-il, que c'est un engagement que vous prenez. » La lecture eut lieu.

Bonaparte, qui écouta avec une grande attention, reprocha souvent à l'auteur d'avoir fait descendre de leur piédestal les hauts personnages de son drame, de les avoir trop habillés à la bourgeoise. « Les hommes qui mènent les grandes affaires, dit-il, ont un langage très élevé. » A la fin du troisième acte, Napoléon critiqua les ménagements dont on use auprès de l'ambassadeur Lopez Ozorio : « On se donne bien de la peine. A leur place, je l'aurais flanqué dans un tonneau, et je l'aurais foutu dans le Tage. » Lemercier, se levant aussitôt, dit en souriant à son illustre critique : « Les hommes qui mènent les grandes affaires ont un langage très simple. »

Pinto fut joué ; mais le succès de l'ouvrage ne convint pas au chef de l'état, qui arrêta la dix-septième représentation, en donnant un congé à tous les premiers sujets de la Comédie Française. Plus tard, Monvel avait choisi Pinto pour son bénéfice ; la pièce était affichée pour le lendemain, et fut retirée par ordre supérieur.

Les indications d'Arago ne sont pasconformes à ce que le dépouillement du Courrier des spectacles montre : la liste des représentations s'arrête à huit.

Annales dramatiques ou dictionnaire général des théâtres, tome septième (Paris, 1811), p. 375 :

PINTO, ou La Journée d'une Conspiration, comédie en cinq actes, en prose, par M. Lemercier, aux Français, 1800.

L'auteur nous assure que cette comédie est la première qui ait été faite en ce genre ; cela peut être: ce n'est pas la dernière, tant pis. Pinto, secrétaire du duc de Bragance, ourdit la trame d'une conspiration qui a pour objet d'affranchir le Portugal de l'oppression, et de la cruelle cupidité des Espagnols. Il trouve dans le duc de Bragance, son maître, une irrésolution, une faiblesse qui ne sont pas les moindres obstacles, qu'il ait à vaincre. Il triomphe et le couronne, pour ainsi dire, malgré lui.

Tel est, en peu de mots, le fond de cette pièce bizarre que l'on peut regarder comme un roman, ou si l'on veut, comme une histoire dialoguée. Quelque agréables que soient le style et les incidens d'une telle pièce, elle ne saurait obtenir le suffrage des gens de goût, ennemis de toutes ces ridicules innovations.

P. Hennequin, Cours de littérature ancienne et moderne, tome III (Moscou, 1822), p. 227-228 :

LEMERCIER.

L'auteur de la tragédie d'Agamemnon, Lemercier, s'est essayé plusieurs fois dans le genre de la comédie. L'idée de son Pinto est singulière. Présenter sous le point de vue comique, et dans la partie secrète, une de ces révolutions qui changent les états ; telle est l'intention de l'auteur. Peut-être l'événement choisi ne s'y prêtoit pas beaucoup. Le Portugal délivré de ses oppresseurs avec tant de courage et d'activité ; une révolution durable et complètement faite en quelques heures ; une seule victime, Vasconcellos : la multitude redevenue corps de nation : tout cela ne paroissoit guère susceptible de ridicule. La duchesse de Bragance, qui parut si digne du trône que son époux lui dut en partie ; le brave Alméida, véritable chef de l'entreprise, et qui, bien plus que Pinto, en détermina le succès ; le cardinal de Richelieu la favorisant de loin, non pour servir la nation portugaise, mais pour affoiblir la monarchie espagnole ; des noms, des caractères, des motifs, des résultats d'un tel ordre, étoient dignes de la tragédie. Aussi, dans l'ouvrage dont nous parlons, la scène où Pinto vient rassurer les conjurés saisis d'une terreur panique, et donne le signal de l'attaque, est de beaucoup la meilleure, précisément parce qu'elle est tragique : elle est tragique parce qu'elle est essentielle au sujet.

Ephémérides universelles, tome troisième, Mars (deuxième édition, 1835), p. 438-439 :

[Après 1830 et Hernani, un regard sur les relations du théâtre et du pouvoir, et un bel exemple de représentation perturbée, semble-t-il de manière tout-à-fait concertée, mais de façon évidente très efficace. On retrouve les instruments de la contestation, pieds, mains et clés forées, qui servent de sifflet.]

THEATRE.

1800. Première représentation de Pinto, comédie historique de M. Lemercier.

De tous les essais de réforme dramatique tentés dans ce siècle, Pinto est à la fois le plus heureux et le plus complet. C'est la tragédie revêtue des formes comiques : c'est l'histoire moderne représentée sur le théâtre comme elle se fait dans les cours, et souvent même beaucoup plus bas.

Cette pièce, composée sous le Directoire, resta long-temps frappée de son veto suspensif : après le 18 brumaire, Bonaparte, qui voulait du bien à l'auteur, demanda une lecture de l'ouvrage, ajoutant que rien ne montrait plus la faiblesse d'un gouvernement que ces interdits lancés sur les productions littéraires. Pendant la lecture, l'auteur s'aperçut que certains passages produisaient sur le jeune héros un effet tout opposé à celui qu'il en attendait : cependant Bonaparte, qui avait promis que Pinto serait joué, ne retira pas sa parole. M. Lemercier courut porter cette bonne nouvelle aux comédiens : l'ouvrage, dont on espérait un succès colossal, fut monté et joué en peu de jours ; mais la nouveauté du genre et l'opposition de quelques amis du gouvernement déchu, faillirent en compromettre le sort. Voici comment un journal de l'époque rendait compte de la première représentation.

« Il serait très-facile de parler long-temps et avec intérêt du mérite de Pinto ; mais que dire de son succès ? excepté dans les momens où le jeu supérieur de Talma et le jeu charmant de mademoiselle Devienne ont forcé la cabale au silence, on peut dire que le reste n'a été qu'à moitié entendu : dix à douze tapageurs bien résolus, bien obstinés, ont fait tant de leurs pieds, de leurs mains, de leurs clefs forées, qu'ils ont empêché l'effet complet de la pièce, et surtout du dernier acte. En vain la presque totalité du parterre s'est levée dix fois pour imposer silence aux perturbateurs ; à peine les honnêtes gens s'étaient rassis, que le tapage recommençait. Le parterre, au reste, n'était pas moins curieux à voir que la comédie. Il représentait dignement, quoique en petit, cette anarchie qui si long-temps a été en France le règne de huit à dix individus, et contre laquelle la » majorité sans guide ne pouvait rien. »

A la seconde représentation, le succès fut brillant : une vingtaine d'autres lui succédèrent et attirèrent la foule. Mais comme réellement la pièce ne pouvait plaire au chef du pouvoir, et qu'il se reprochait sans doute la faveur qu'il avait accordée, on multiplia les congés ; la pièce rentra bientôt dans les cartons de la Comédie Française, d'où elle n'est pas sortie depuis ce temps.

J. J. Steck, Précis de l'histoire de la littérature française depuis ses origines jusqu'à nos jours (1844), p. 156 :

[Une explication du fait que Pinto n'a pu être joué qu'en 1834. Mais c'est tout à fait inexact. La pièce a été représentée en 1800.]

Il est impossible de refuser l'esprit, non plus que le talent poétique à Lemercier (né en 1773), mais il manque de caractère comme écrivain. Long-temps regardé comme le chef de l'école romantique, il n'a pas cette imagination hardie qui seule sait colorer les objets qu'elle met en œuvre, et la peine qu'il se donne pour paraître original et secouer le joug des autorités dégénère trop souvent en ridicule affectation. Malgré tout cela il a d'assez beaux succès, et c'est à lui que revient l'honneur d'avoir créé la comédie historique, qui consiste à saisir le côté comique de quelque grand événement politique ; on sait que jusque là tout ce qui dans l'histoire prêtait au drame était exclusivement du domaine de la tragédie. Ses meilleures pièces de ce genre sont Pinto, écrite en 1800, mais qui, à cause des fréquentes infractions aux règles classiques, n'a pu être représentée qu'en 1834, Richelieu ou la journée des dupes, et l'Ostracisme ou la comédie grecque.

Les deux pièces citées par J. J. Steck sont des « comédies historiques » non représentées, et publiées en 1828 (j'ignore leur date d'écriture) avec une troisième pièce du même genre, Pinto, dont on a vu qu'elle avait connu quelques représentations.

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