Jean-Sans-Terre ou la Mort d’Arthur

Jean-Sans-Terre ou la Mort d’Arthur, tragédie en cinq actes, puis trois, en vers, de M. Ducis, 28 juin 1791.

Théâtre François, rue de Richelieu.

Titre :

Jean-Sans-Terre, ou la Mort d’Arthur

Genre

tragédie

Nombre d'actes :

5, puis 3

Vers / prose

en vers

Musique :

non

Date de création :

28 juin 1791

Théâtre :

Théâtre Français, rue de Richelieu

Auteur(s) des paroles :

Ducis

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Gueffier, 1792 :

Jean Sans-Terre ou la Mort d’Arthur. Tragédie, En trois actes & en vers. Par M. Ducis, l’un des quarante de l’Académie Françoise. Représentée, pour la première fois, sur le Théâtre François de la rue de Richelieu, le mardi 28 juin 1791.

Dans le tome second des Œuvres de J. F. Ducis (Paris, 1826), p. 83-84, l’auteur fait précéder sa pièce d’une préface où il explique le passage de cinq à trois actes, le changement du dénouement et tient à dire tout ce qu’il doit aux acteurs :

AVERTISSEMENT.

Je me suis aperçu, aux représentations de cette tragédie, lorsqu'elle était en cinq actes, que les deux derniers n'intéressaient que faiblement ; mais c'est le public, que le sentiment ne trompe jamais, qui m'a ouvert les yeux ; c'est lui, et lui seul, qui m'a fait connaître cette faute essentielle, à laquelle peut-être j'ai été entraîné, sans le savoir, par l'affection même dont je m'étais passionné pour mon sujet. J'aurais dû penser que du moment où Arthur, cet enfant si aimable et si malheureux, est privé de la vue, c'est, en quelque sorte, pour le public comme s'il était privé de la vie. Il semble que la lumière du jour, en s'éteignant pour lui, fasse disparaître en même temps l'intérêt de la pièce pour le spectateur. J'ai donc pris le parti de la resserrer en trois actes, et de courir à grands pas vers mon dénouement, en hâtant la mort d'Arthur et de sa mère. J'ai fait périr ce prince par la main du roi son oncle, parce qu'en effet ce roi perfide et barbare le poignarda lui-même, et qu'il m'eût été impossible de démentir l'histoire sur un fait aussi connu ; mais j'ai cru devoir le punir, en quelque façon, en lui faisant annoncer par Hubert une mort funeste et terrible qu'il trouverait dans une coupe empoisonnée ; et j'ai suivi en cela Shakespeare, qui le fait expirer devant les spectateurs, par ce genre de mort, dans les douleurs les plus cruelles. On n'ignore point que c'est Shakespeare qui m'a fourni la scène où le roi Jean engage Hubert à brûler les yeux du jeune Arthur avec un fer rouge, et celle où Hubert tâche, mais en vain, d'éluder cette horrible commission. Ces deux scènes sont dignes du pinceau de ce grand poète, quand il excelle ; et c'est la seconde de ces deux scènes où Arthur parle avec tant de charme et d'éloquence à Hubert qui m'a forcé, par la vive émotion dont elle m'a pénétré, à faire passer ce sujet sur notre théâtre.

Il ne me reste plus qu'un desir à former : c'est que l'intérêt du sujet suffise actuellement pour soutenir, pour animer tout l'ouvrage ; c'est qu'instruit par le public d'une faute capitale, j'aie été assez heureux pour la corriger, et couvrir, s'il se peut, en partie du moins, les autres fautes qui me sont échappées. Au reste, je ne puis trop remercier les acteurs qui ont représenté cette pièce. Sans parler des talents de chacun d'eux en particulier, et de ce que je leur dois de reconnaissance, pouvais-je, dans le rôle d'Arthur, de ce jeune prince à qui je donne dix ou douze ans, souhaiter une voix plus tendre, une figure plus charmante que celle de mademoiselle Simon ? Pouvais-je sur-tout desirer plus de grace, plus d'ame, plus d'intelligence ? Que pouvait-il me manquer dans le rôle d'Hubert, puisque c'est M. Monvel qui l'a rendu ? Par quelles nuances délicates sait-il allier les tons les plus voisins du familier avec les accents les plus mâles ou les plus déchirants de Melpomène ! Par quelles ressources prodigieuses se met-il toujours en mesure avec des moyens faibles, sans jamais rien faire perdre aux effets les plus larges et les plus frappants de la scène tragique ! Quelle obligation ne lui ai-je pas dans le personnage d'Hubert ! C'est pour Arthur qu'il respire ; c'est pour Arthur qu'il craint et qu'il espère. Il ne veille, il ne parle, il ne se tait, il ne dissimule que pour lui. Il est pour lui, dans cette tour funeste, comme une seconde Providence, toujours attentif, toujours présent sur les pas d'un tyran soupçonneux et féroce, qui rôde dans ses cachots, et semble y flairer ses victimes. Quelle affection ! Quelle inquiétude ! Quelle vigilance ! L'ame d'Hubert ou de M. Monvel est par-tout. Cet acteur extraordinaire sent toutes les passions, se transforme dans tous les personnages. Voilà le secret des Dumesnil et des Le Kain. Comme eux, il répand de tous côtés, et dans les moindres détails, ce charme d'une création perpétuelle, cette énergie douce ou brûlante de la nature, ce feu de la vie qui le consume lui-même et dont il anime si heureusement ses propres ouvrages.

Mercure de France, tome CXXXIX, n° 28 du samedi 9 juillet 1791, p. 113-116 :

[Compte rendu très classique d’une tragédie jouée : indication de ce qu’elle doit à la pièce du même genre de Shakespeare (elle lui doit fort peu, mais tant pis, il fallait le signaler). Donc « la disposition du sujet » est très différente, comme le caractère des personnages, le roi Jean étant montré comme « un Tyran atroce ». C’est sur « le jeune Arthur » que se porte « tout l’intérêt de la Piece », et le critique entreprend de raconter la terrible histoire de cette pièce, à la fin très malheureuse. Une allusion à l’époque présente : la prison où croupit le jeune Arthur et sa mère rappelle beaucoup la Bastille. Bilan : il y a bien des reproches à faire à cette pièce : « des répétitions inutiles, des moyens qui ne produisent rien, des invraisemblances, & des négligences de style », mais elle a aussi les qualités qu’on trouve dans les pièces de Ducis : « des détails pleins d'intérêt & de sentiment, des vers énergiques & qui partent du cœur, des scènes très-bien liées & remplies de pathétique ». L’interprétation est également jugée de façon très positive, le trio Madame Vestris, Monvel, Talma étant jugé excellent. Mais c’est une jeune actrice qui est louée avec le plus d’enthousiasme : « à tous les dons naturels de la figure & de la grace, elle joint une sensibilité bien rare à son âge, guidée par une intelligence plus rare encore ». Le critique lui promet un bel avenir.]

Ce même Théatre a donné une Tragédie de M. Ducis, intitulée Jean Sans-Terre. Shakespéare a fait aussi une Tragédie, intitulée La vie & la mort du Roi Jean ; c'est la premiere de ses Pieces historiques. Mais M. Ducis a changé entiérement la disposition du sujet, & n'en a imité que deux scènes du 4°. Acte : il a donné aussi un caractere très différent à ses personnages. Il a fait du Roi Jean un Tyran atroce, dévoré des soupçons, des alarmes qui assiégent un Usurpateur haï de ses Sujets, & qui ne lui laissent pas espérer de repos jusqu'à ce qu'il se soit défait de l'infortuné Rival dont il a envahi les droits. Tout l'intérêt de la Piece Française porte sur le jeune Arthur, enfermé depuis plusieurs années dans la Tour de Londres, sous la garde d'Hubert, que le Tyran croit attaché à son parti. La mere de cet enfant, Constance, Princesse de Bretagne, cachée dans Londres à la faveur d'un nom obscur, en cherchant à découvrir le lieu qui renferme son fils, a excité les soupçons du Tyran, & a été renfermée dans cette même Tour. Une croix d'or sur laquelle Arthur a écrit son nom, & qui a été trouvée par un brave Breton, nommé Kermadeuc, est encore pour le Roi un nouveau sujet d'inquiétude. Il a fait courir le bruit qu'Arthur avait perdu la vue, pour ôter au Peuple le désir de le remettre sur le trône ; il prétend réaliser cette horreur, & charge le fidele Hubert de l'exécuter. C'est là une des scènes que M. Ducis a imitée de Shakespéare. Mais dans l'Auteur Anglais, Hubert n'est qu'une ame lâche, qui cede plutôt par faiblesse que par humanité aux caresses pressantes d'un enfant. Dans la Piece Française, Hubert ne consent à remplir cet ordre barbare que pour sauver les jours de son aimable pupille que le Tyran ne respecterait pas s'il voyait toujours son Rival en état de lui nuire. Le Roi bientôt ne veut s'en fier qu'à lui-même, & c'est en sa présence que le crime est consommé. La mere d'Arthur, confinée dans la Tour sous le nom d'Adele, est justement choisie pour garder un enfant qui lui est si cher. On conçoit tout le pathétique de leur réunion, lorsqu'elle le retrouve dans ce cruel état. L'enfant reconnaît sa mere à sa tendresse : cette tendresse leur devient fatale à l'un & à l'autre. Elle les décele devant le Tyran, dans un interrogatoire qu'il leur fait subir.

Ils sont enfermés dans le Château de Pomfret, lieu de proscription que l'Auteur décrit d'une maniere fort ressemblante à ce qu'était autrefois la Bastille. Hubert, qui a si mal servi son Maître, est enfermé ailleurs. Cependant le Peuple se souleve ; il délivre le Breton Kermadeuc, qui, à son tour, délivre Hubert. Mais pendant ce temps, le 'l'yran envoie à Constance & à son fils, une coupe empoisonnée, & leurs Libérateurs arrivent trop tard à leur secours. Jean est vaincu, détrôné, livré à ses remords, & ne jouit pas du prix de ses forfaits.

Il y aurait des reproches à faire à la contexture de cette Piece, où l'on trouve des répétitions inutiles, des moyens qui ne produisent rien, des invraisemblances, & des négligences de style : mais on y trouve aussi des détails pleins d'intérêt & de sentiment, des vers énergiques & qui partent du cœur, des scènes très-bien liées & remplies de pathétique ; en un mot, toutes les beautés qu'on est accoutumé à rencontrer dans les Ouvrages de M. Ducis.

La Piece est jouée avec un grand ensemble. Mad. Vestris y porte au plus haut degré l'expression de la tendresse maternelle, & M. Talma celle des soucis rongeurs qui déchirent l'ame d'un Tyran ; Mr. Monvel montre une sensibilité profonde dans le rôle très-noble & très-intéressant d'Hubert, & trouve le secret de le varier par ces détails que l'art dérobe à la Nature, & que peu d'Acteurs ont su allier avec cette dignité inséparable de la Tragédie.

Une chose plus étonnante peut-être, c'est le talent aussi vrai que précoce de Mlle. Simon, très-jeune débutante de ce Théatre, chargée du rôle d'Arthur. A tous les dons naturels de la figure & de la grace, elle joint une sensibilité bien rare à son âge, guidée par une intelligence plus rare encore. En suivant les conseils des Hommes de Lettres distingués qui paraissent s'attacher à ce Théatre, il ne nous paraît pas douteux qu'elle n'en fasse un jour la gloire & le principal ornement.

L’Esprit des journaux français et étrangers, 1791, volume 9 (septembre 1791), p. 318-324 :

[La pièce de Ducis a droit à un fort long compte rendu, sans doute eu égard à sa notoriété. Le premier problème qu’il s’agit de traiter, c’est celui de l’adaptation d’une pièce de Shakespeare, le dramaturge anglais à la fois admiré et violemment critiqué. L’entreprise de Ducis est sévèrement jugée : si on lui concède « quelques scenes [qui] ont de l’intérêt », c’est pour mieux énumérer les défauts : des événements « ou trop brusques, ou trop ménagés, ou mal amenés », des scènes de reconnaissances sans effet, un seul rôle qui puisse attacher (ni Constance, ni Arthur, et encore moins le monstre Jean, mais Hubert, « adroit, humain, sensible & toujours en action », le recours à deux reprises du même procédé (comment Constante apitoie Hubert, puis le geôlier pour aller voir son fils), un dénouement manqué : pas conforme à la vérité de l’histoire (il fallait au moins sauver Constance), et il « ne fait point d’effet » : il faut le refaire entièrement !

Arrive la conclusion du critique : « l'ouvrage de M. Ducis offre de grandes beautés, un style mâle & soigné, des vers de sentiment, des idées fortement exprimées, une conception hardie, une conduite sage, mais en même tems peu de mouvement, de la lenteur, des effets manqués, de la monotonie & de la similitude dans les situations, &, en général, plus d'horreur que d'intérêt. » On pouvait s’attendre à pire !

Fin habituelle des comptes rendus : des félicitations aux acteurs, y compris la jeune fille qui joue le rôle d’Arthur, des compliments pour la mise en scène et les costumes («  l'on a beaucoup admiré la vérité & l'exactitude des costumes, moyen d'illusion autrefois si négligé »).]

Le mardi, 28 juin, on a donné la premiere représentation de Jean-sans-terre, tragédie de M. Ducis.

Le sujet de cette tragédie ne pouvoit être que très-noir : on peut encore placer cet ouvrage au nombre de ceux qui froissent l'ame sans l'attendrir, & qui, comme nous l'avons dit souvent, glacent les sens, serrent les cœurs, sans exciter les larmes : c'est l'effet de l'horreur, & non celui de la sensibilité. Quoi qu'il en soit, c'est une tragédie, & la tragédie est plus excusable de produire ces sortes émotions que le drame.

Jean-sans-terre avoit déja été traité par Shakespeare & par un abbé qui, vers 1617, fit imprimer, sous le nom de Jean & Arthur, une piece informe, incorrecte, monstrueuse, qui ne fut jamais jouée, & qui resta ensevelie dans la poussiere de l'oubli. II paroît que c'est Shakespeare qui a encore guidé M. Ducis ; mais il paroît aussi qu'il n'a pris que les principales données de Shakespeare, & que les détails & la conduite de l'ouvrage sont à M. Ducis, ce qui doit lui faire honneur ; car cette conduite est plus sage & plus raisonnable que celle de Macbeth & d'Hamlet, mais aussi elle est lente, & nous allons voir qu'elle pourroit peut-être produire un tout autre effet.

Le lieu de la scene est à Londres : Jean a fait renfermer dans une tour le jeune Arthur, fils de son frere Geoffroy, héritier par sa femme Constance, du comtat de Bretagne. Richard, roi d'Angleterre, est mort sans enfans, Geoffroy n'est plus, Constance traîne une existence obscure & cachée, & personne ne connoît la prison d'Arthur, en sorte que le perfide Jean paroît devoir jouir sans obstacle de la couronne d'Angleterre ; mais les tyrans sont craintifs, timides & soupçonneux : Jean confie à Hubert & à Névil, ses deux confidens, que l'existence seule de son neveu l'alarme ; que le peuple semble vouloir s'attacher à ce jeune prince, qu'il craint d'être détrôné : il engage Hubert, qui est le gouverneur de la tour, à voir le jeune Arthur & à sonder ses dispositions, sans lui faire connaître les droits qu'il a au trône. Hubert entretient en effet cet enfant aimable : Hubert est sensible, il verse des larmes & apprend de sa bouche que ce jeune infortuné a jetté du haut de sa tour une croix d'or qu'il tient de Constance sa mere, & sur laquelle il a écrit ces mots : Anglois, sauvez Arthur! . . . Bientôt un parti semble se décider en faveur du prìsonnier : Jean fait arrêter le chef de ces factieux, ainsi qu'il ose les appeler : ce chef, vieillard vénérable, a justement trouvé la croix d'or d'Arthur, & l'a remise à un ami : Hubert est chargé d'écouter les aveux qu'il fera, dans la confidence, à une femme ignorée, obscure, & qui depuis long-tems vit dans la tour : cette femme est Constance, mere d'Arthur : Hubert, pénétré de douleur, lui apprend que son fils est près d'elle : cette mere gémissante demande à le voir, Hubert y consent, à condition qu'elle restera voilée & qu'elle ne fera point éclater ses transports. Entrevue touchante entre ces infortunés : 1e vieillard se prosterne en reconnoissant son roi légitime, & cet enfant intéressant le releve en disant :

Que faites-vous, hélas ! dans l'état où nous sommes,
Le
ciel m'apprend assez qu'il fit égaux les hommes.

Il se retire sans savoir que la femme inconnue est sa mere. Cependant le tyran est tourmenté du projet d'un crime abominable : il vient trouver Hubert, qu'il croit très-dévoué à ses ordres cruels, & lui dit :

J'entends l'Anglois gronder & frémir dans sa chaîne !

Il lui fait entendre que le peuple croit Arthur privé de la vue, bruit qu'il a fait courir, pour les éloigner de le proclamer roi : l'infame Jean, craignant enfin d'être attaqué par son peuple, ordonne à Hubert de crever les yeux à cet infortuné..... Qu'on juge de la douleur du généreux Hubert ! Arthur vient se jetter dans ses bras ; Arthur a vu des soldats rougir un fer aigu ; il sait qu'on a souvent privé de la vue des jeunes héritiers d'un empire ; il conjure Hubert de le sauver.... Ces soldats paroissent pour exécuter l'ordre barbare : Hubert, au désespoir, les fait éloigner : mais à peine l'enfant est-il rentré dans sa prison, que le sensible Hubert apprend, par un ami, que Jean l'a fait venir en sa présence, & qu'Arthur est pour jamais privé du jour.... (dans Shakespeare, cette opération cruelle se fait sur la scene).... Hubert apprend cette nouvelle affreuse à Constance, qui, n'étant connue du tyran que sous le nom d'Adele, vient d'être nommée par lui pour servir de guide & de compagnie au malheureux prisonnier. On ne peut s'imaginer les sanglots de cette tendre mere. Son fils paroît devant elle, un bandeau sur les yeux ; elle se trahit, & Arthur s'apperçoit enfin qu'il est dans les bras de sa mere, de cette mere qu'il adore, & qu'il a si long-tems appellée à grands cris dans sa triste retraite !.... C'est alors que Jean, toujours sombre & soupçonneux, veut interroger cette femme, & le vieillard arrêté dans l'émeute populaire. Les réponses fieres & laconiques de ces deux prisonniers augmentent sa terreur ; il interroge son neveu, qui lui confie l'histoire de la croix d'or. Arthur veut les séparer ; Constance s'évanouit, & l'enfant troublé nomme imprudemment sa mere. Jean s'apperçoit que Hubert l'a trompé ; celui-ci se déclare, accable le tyran de reproches sanglans, & sort. Jean, au comble de la fureur, fait plonger & le fils & la mere dans des cachots ténébreux. Constance parvient à attendrir le geolier, qui lui amene son fils. On apporte du poison, de l'ordre du tyran, à ces deux victimes, qui s'empoisonnent : & dans le moment Hubert (suivant l'usage) arrive à la tête d'un parti ; il annonce à ces infortunés qu'ils sont libres : mais il n'est plus tems ; ils expirent sous les yeux même du barbare Jean qui, vaincu & accablé d'outrages & de honte, se présente par un souterrein où il s'étoit caché, & demande la mort, que Hubert lui refuse, en le condamnant à vivre dans l'opprobre & dans l'humiliation.

Telle est la conduite de cette piece terrible, comme presque tous les ouvrages anglois que M. Ducis a imités ou fait passer dans notre langue. Quelques scenes offrent de l'intérêt ; mais, en général, les événemens y sont ou trop brusques, ou trop ménagés, ou mal amenés. Toutes les scenes de reconnoissances n'ont point fait d'effet : le spectateur est déchiré sans être touché. Le seul rôle qui puisse attacher, est celui du généreux Hubert, en ce qu'il est adroit, humain, sensible & toujours en action. Les rôles d'Arthur & de Constance ne font pas tant d'impression que le sien : on sait que le premier, tout aimable qu'il soit, est une victime dévouée; Constance, toujours contrainte, toujours dans les angoisses de la douleur, fait frémir, & ne peut fixer l'attention autant qu'Hubert, dont la situation est si difficile, si embarrassante, qu'il semble que le spectateur se dise à tout moment : comment va-t-il se tirer de là ?... Le personnage de Jean repousse & n'excite que l'indignation ; c'est un monstre : les scélérats irritent & fatiguent.... M. Ducis (& nous nous en étonnons) a employé deux fois le même moyen. Constance, pour voir son fils, fléchit Hubert au 1er. acte, & elle fléchit de même le geolier au dernier. Hubert est gouverneur de la tour, le geolier l'est de sa prison : le premier a plus de vertus morales, sans doute ; mais, sous un despote, ce sont toujours deux geoliers, à qui il est ridicule d'entendre dire la même chose : Faites-moi voir mon fils. Je vais vous le chercher.

Son dénouement, outre qu'il n'est pas fidele à l'histoire (& il auroit pu l'être en sauvant seulement Constance) est terrible & ne fait point d'effet : des événemens brusques & prévus, des lieux communs que dictent nécessairement à tous ses personnages le désespoir, la honte ou l'indignation, & la couleur trop tragique qui y regne, tout contribue à nuire à ce dénouement, que nous conseillons à M. Ducis de refaire en entier. Ainsi, pour nous résumer, nous dirons que l'ouvrage de M. Ducis offre de grandes beautés, un style mâle & soigné, des vers de sentiment, des idées fortement exprimées, une conception hardie, une conduite sage, mais en même tems peu de mouvement, de la lenteur, des effets manqués, de la monotonie & de la similitude dans les situations, &, en général, plus d'horreur que d'intérêt.

M. Monvel a joué en comédien profond & adroit, le rôle d'Hubert ; Mde. Vestris a dû beaucoup se fatiguer dans le rôle pénible de Constance, M. Talma a déployé le plus grand talent dans celui de Jean, où ses yeux & le jeu de ses traits n'ont jamais resté muets ; & Mlle. Simon, jeune actrice, qui donne les plus belles espérances, a fait beaucoup valoir le personnage d'Arthur, où elle a montré une intelligence & une pureté de diction au-dessus de son âge & du. peu d'habitude qu'elle doit avoir encore de la tragédie : on l'a demandée après la piece, ainsi que l'auteur, dont M. Monvel est venu dire le nom au public. Cette tragédie a été mise avec soin, & l'on a beaucoup admiré la vérité & l'exactitude des costumes, moyen d'illusion autrefois si négligé.

Mercure Français, n° 23 du samedi 9 juin 1792, p. 57 :

[Annonce de la publication de la brochure.]

Jean Sans-Terre ou la Mort d’Arthur. Tragédie en trois Actes & en vers ; par M. Ducis, l’un des Quarante de l’Académie Française : représentée, pour la première fois, sur le Théâtre Français de la rue de Richelieu, le Mardi 28 juin 1791. A Paris, chez Gueffier, Impr-Libr. quai des Augustins, N°. 17.

L’Esprit des journaux français et étrangers est longuement revenu sur la pièce dans son volume 11 de novembre 1792, à l’occasion de la publication de la pièce.

D’après la base César, le titre complet est Jean sans Terre, ou la mort d'Arthur. La pièce a été jouée 6 fois en 1791, du 28 juin au 4 août, et 1 fois en 1792 (le 25 avril) sur le Théâtre français de la rue de Richelieu.

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