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Ossian ou les Bardes

Ossian ou les Bardes, opéra en 3, puis 5 actes, livret de Dercy et Deschamps, musique de Lesueur, ballets de Gardel et Milon, 21 messidor an 12 [10 juillet 1804].

Académie impériale de Musique.

L’opéra est présenté dans le Courrier des spectacles dès sa création comme un opéra en 5 actes.

Titre :

Ossian, ou les Bardes

Genre

opéra

Nombre d'actes :

3, puis 5

Vers ou prose ,

en vers

Musique :

oui

Date de création :

21 messidor an 14 [10 juillet 1804]

Théâtre :

Académie Impériale de Musique

Auteur(s) des paroles :

Darcy et J.-M. Deschamps

Compositeur(s) :

Le Sueur

Chorégraphe(s) :

Gardel et Milon

Almanach des Muses 1805

Les Scandinaves, sous la conduite de Duntalmo, ont repris la Calédonie qui leur avait été déjà soumis, et ont substitué à la douce religion des bardes le culte féroce d'Oudin. Rosmor, ancien barde, est en fuite, et Rosalma sa fille, amante d'Ossian, est tombée au pouvoir de Duntalmo qui veut la marier avec son fils Mornal. Rosalma serait désespérée d'appartenir à tout autre que son cher Ossian ; son sort va être décidé. Ossian, son père et elle, sont enfermés ; on leur a promis leur grace s'ils voulaient changer de religion et consentir à l'hymne desiré par Mornal ; sur leur refus, on les a conduits au rocher où ils doivent être sacrifiés au cruel Oudin ; soudain Hydala, l'un des principaux bardes, et l'ami secret d'Ossian, arrive, attaque les Scandinaves, les repousse, tue Mornal, tandis qu'Ossian de son côté se saisit d'une arme, poursuit Duntalmo, le poignarde, et vient s'applaudir dans les bras d'Hydala, de leur commun triomphe. Plus d'obstacle au bonheur d'Ossian et de Rosalma, l'hymen les unit et leur mariage est un sujet de fête pour les bardes.

Poème qui a essuyé beaucoup de critiques ; musique dont on a fait les plus grands éloges, et qui ajoute à la haute opinion que l'on avait déjà du grand talent de M. Le Sueur. Des décorations magiques, un très-beau spectacle, représentations très-suivies.

Sur la page de titre de la brochure, Paris, Ballard, an XIII, 1805 :

Ossian, ou les Bardes, opéra en cinq actes ; Représenté, pour la première fois, sur le Théâtre de l'Académie impériale de Musique, le 21 Messidor an 12. Nouvelle édition. avec changemens.

La brochure donne comme date de création la date de la huitième représentation !

Sur la page suivante :

Le Poème est de M. ***

La Musique est de M. Lesueur.

Les Ballets sont de M. Gardel, à l'exception du dernier, qui est de la composition de M. Milon.

La liste des personnages est précédée d’une « note de l’éditeur du poème des Bardes » :

Cet ouvrage, destiné au théâtre Feydeau, fut ensuite porté à celui de l'opéra, auquel il semblait mieux convenir, par le caractère de la Musique, la diversité des tableaux et la difficulté de l'exécution. En s'occupant des moyens de l’établir sur la scène, l’Administration de l'opéra, d’après l'avis d'un Jury, indiqua de très-grands changemens à faire dans le plan et dans les détails du poème. Son auteur, M. Dercy, n'était plus ; une mort prématurée l’avait enlevé à ses amis et aux lettres(1) ;;et seul, il aurait pu s'acquitter, avec succès, d'une tâche d'autant plus difficile qu’au milieu des changemens demandés au poème, on desirait en conserver la Musique, dont plusieurs parties avaient été entendues dans un Concert de l'opéra.

C’est avec le soin constant de ne pas s'éloigner des intentions de l’auteur de la Musique, que l'on a tâché de refaire le plan, et de motiver, ou de remplacer les situations peu vraisemblables ou jugées défectueuses ; ce qui a forcé de récrire le poème en entier, hors quelques morceaux dont on n'aurait changé les paroles qu'aux dépens du rhythme et de l’expression. On les a laissés dans le chant, et un peu corrigés dans le poème. Au milieu des difficultés de ce travail, qui n'offrait à chaque pas qu'un cercle étroit et des entraves continuelles, on n’a pu être soutenu que par le desir de faire connaître, dans son ensemble, l’ouvrage du compositeur, et de conserver, s’il était possible, le fruit de ses travaux.

(1) M. Dercy a donné, au théâtre Feydeau, la Caverne et Thélémaque [sic].

L'opéra a eu une histoire très compliquée (dont on peut se faire une idée à partir de Jean Mongrédien, Ossian l'Opéra (1804), in Regards sur l'opéra, Paris, PUF, 1976, p. 89-100) : le livret en trois actes d'un certain Dercy, auteur d'un drame, Adèle de Crécy, joué en 1793 sans succès à la Comédie-Française, a été transformé en cinq actes par J.-M. Deschamps, lui aussi fort mal connu (il appartenait à l'entourage de l'impératrice Joséphine et on lui doit hymnes révolutionnaires, vaudevilles et livrets sans grand intérêt).

Courrier des spectacles, n° 2692 du 22 messidor an 12 [11 juillet 1804], p. 2-4 :

[L’opéra de Lesueur – c’est visiblement la musique qui l’emporte sur le « poëme » – a connu un très vif succès, et le critique lui consacre un grand article dans le grand genre des critiques, en passant soigneusement en revue tous les aspects du spectacle. Après avoir rappelé les vicissitudes de son écriture, il fait un exposé permettant de comprendre le contexte de la civilisation du temps d’Ossian. Le statut des bardes, poètes, musiciens et guides des armées est expliqué avec précision. Le critique rapporte en particulier la genèse des poèmes d’Ossian, la polémique qui les a accompagnés, et leur traduction en français, qui n’a pas rencontré le succès attendu. On a été sensibles à leurs défauts comme à leurs beautés barbares et sauvages. Ils ont beaucoup impressionné madame de Staël et fait naître des imitations qui n’ont pas séduit : le goût du temps est resté « aux beautés pures et simples de la belle nature ». Si ces poèmes pouvaient être adaptés, c’était seulement à l’opéra, lieu du spectacle total, avec un public « avide de nouveautés, de prodiges, de spectacles singuliers et extraordinaires ». Sur ce plan l’opéra nouveau satisfait à toutes les attentes, par son texte, sa musique, ses décors. D’abord l’intrigue : elle fait l'objet d’un long résumé, ouvert par le verbe « il suppose » qui montre bien qu’il s’agit d’un sujet d’invention. Pleine de rebondissements et de sentiments forts, elle finit heureusement : quand tout paraissait perdu, la situation d’Ossian et de Rosmala s’éclaircit brusquement. Aucun jugement explicite n’accompagne ce résumé. Par contre, la musique fait l’objet d’un compte rendu enthousiaste : elle est « d’une composition large et d’un style savant ». Et le critique énumère une longue liste de morceaux remarquables, accompagnée de notations techniques précises (sur la tonalité en particulier : c’est assez inhabituel). Mais le concert d’éloges finit par quelques reproches : le récitatif n’est pas assez varié, et les airs ne sont pas assez chantants (le critique souhaiterait qu’ils soient plus accessibles à un public aux oreilles moins savantes des simples amateurs. De plus, on y reconnaît des airs célèbres, dont le critique donne deux exemples. Il ne parle pas de plagiat, et il minimise l’importance du reproche au regard de l’excellence de l'œuvre, mais il le formule néanmoins. Dernier temps; le ballet et des décorations. Les ballets sont jugés très positivement,que ce soit les ballets de Gardel, nommé de façon incidente, ou le divertissement final, conçu par Milon. Même qualité dans les différents décors, dont les créateurs sont nommés. Les acteurs n’ont pas cet honneur : ils sont simplement jugés positivement, sans qu’un seul soit mis en avant. Le critique finit sur la réaction enthousiaste du public, qui a réclamé le compositeur, et lui seul apparemment.]

Académie Impériale de Musique.

Première représentation d’Ossian, ou les Bardes.

Cet ouvrage avoit d’abord été destiné pour le Théâtre Feydeau ; mais le sujet en est si grand, la scène est si vaste, les formes sont d’une nature si neuve et si élevée qu’il parut convenir davantage à la majesté de l’Opéra. L’administration de ce Théâtre, en l’adoptant, a été obligée de faire des cbaugemens dans le plan et dans les détails ; il a fallu récrire le poème presque tout entier, et comme il falloit conserver la musique, ce travail a exigé beaucoup d’attention et laissé peu du liberté à l’auteur.

Les Bardes étoient fort révérés chez les Gaulois, en Ecosse et dans la Grande Bretagne, leur nom vient d’un mot celtique qui signifioit Poëte, Musicien. C’étoient eux qui animoient de 1eurs chants l’ardeur des guerriers, ils marchoient à !a tête des combattans ; ils célébroient leurs belles actios, ils consacroient en vers le souvenir des grands événemens, ils étoient poètes et historiens. Le respect qu’on leur portoit étoit tel que leur présence suffisoit souvent pour arrêter des armées prêtes à en venir aux mains. Dans les assemblées publiques, ils prenoient place à côté des chefs de la nation, et quelquefois au-dessus des nobles. Lorsqu’ils chantoient, ils s’accompagnoient d’un instrument à-peu-près semblable à nos guitares, mais fort éloigné de leur perfection. Il étoit rare qu’un général marchât sans être accompagné d'un Barde, chargé de chanter la gloire de son héros, et de déprécier celle de l’ennemi. Leurs hymnes étoient des espèces d’odes partagées en strophes, et vraisemblablement rimées. Les Bardes les chantoient jusques sur la croix et au milieu des plus cruels supplices. Ils défioient leurs ennemis et leurs bourreaux, et se réjouissoient d’aller rejoindre leurs braves ancêtres, tant l’idée d’une autre vie faisoit sur eux une forte impression. Charlemagne a fait recueillir une partie de ces anciennes hymnes ; mais elles ne sont pas parvenues jusqu’à nous. En 1765, M. Macpherson prétendit avoir retrouvé en Ecosse une partie des anciennes poésies erses et galliques ; il en lit imprimer une traduction et en attribua la plus grande partie à Ossian. La publication de cet ouvrage excita de vives discussions entre les savans On disputa sur l’authenticité du ces poèmes, et la question n’est pas encore bien éclaircie. I.a traductiou française que donna M. Letourneur en 1777 n’eut pas tout le succès qu’il en attendoit. On y trouva des pensées fortes, des images neuves, une sorte d’éloquence brute et sauvage, mais peu de liaison et de justesse dans les idées, beaucoup de répétitions, de pensées vagues, incohérentes et obscures. A travers ces défauts on trouve des beautés sublimes, des traits de génie qui étonnent, une sorte de sublime barbare et sauvage qui en impose.

Madame de Staël se laissa tellement séduire par Ossian, qu’elle n’hésita pas à lui donner, dans nos vieilles contrées septentrionales, le même rang qu’occuppe Homère chez les Grecs. Plusieurs hommes de lettres se sont aussi passionnés pour les poésies erses, et ont voulu les imiter, mais la chûte de leurs ouvrages les a rappelés bientôt aux beautés pures et simples de la belle nature.

L’Opéra étoit peut-être le seul théâtre sur lequel il convînt de représenter les mœurs, les actions et les chants des Bardes. C’est le séjour de la féerie et de l’illusion ; des aspects nouveaux, des formes sauvages et originales loin d’y choquer les yeux des spectateurs, ont pour eux au contraire un attrait particulier. On est avide de nouveautés, de prodiges, de spectacles singuliers et extraordinaires.

L’Opéra des Bardes satisfait de ce côté à tout ce qu’on peut demander ; le poète, le musicien et le décorateur n’ont rien oublié pour surprendre, étonner et produire des effets magiques et inconnus.

Voici de quelle manière l’auteur des paroles a traité son sujet :

Il suppose que Duntalmo, chef de Scandinaves, a fait une descente dans la Calédonie, qu’il s’est emparé de cette contrée, et qu’il a fait prisonnière Rosmala, fille de Rosmor, le plus ancien et le plus révéré des Bardes. Ossian, jeune Barde, aussi célèbre par ses exploits que par ses chants, aspiroit à la main de Rosmala ; il fuit une terre souillée par des barbares, et s’apprête à y rentrer bientôt à la tête d'un corps du braves, pour y rétablir la liberté, et rompre les chaînes de Rosmala.

Tandis qu’il est absent, et que Rosmor caché dans les rochers, gémit sur son sort et celui de sa fille, Duntalmo forme le dessein de donner Rosmala à Mornal son fils, et il s’apprête à célébrer leur hymenée, lorsqu-Hydaha, chef des Bardes, lui annonce que du nouveaux Scandinaves, ennemis de ceux qu’il commande, viennent de descendre dans la Calédonie, et qu’ils redemandent Rosmala. Duntalmo veut d’abord rassembler ses soldats et marcher contre eux, mais Hydula lui représente qu’une loi antique oblige les chefs des armées à mettre en présence de l’ennemi le gage qu’il réclamé, et à tenter d’obtenir son amitié par des fêtes et des chants. Duntalmo feint de se soumettre à cet usage, et prépare secrètement des pièges à l’ennemi.

Dans cet intervalle, Rosmala qui avoit trouvé le moyen de s’échapper des mains de ses vainqueurs, est reprise dans les rochers et ramenée avec Rosmon son père, qu’on vient de découvrir. Bientôt les sommets des montagnes se couvrent de guerriers à la tête desquels se présente Ossian sous le costume d’un simple barde. Il propose à Mornal de terminer le différent par un combat singulier. Mornal feint d'accepter le défi ; Ossian s’avance avec une partie de ses guerriers ; mais tout-à-coup le pont se rompt , et il reste à la merci de Duntalmo avec un petit nombre de bardes. Le Prince Scandinave le reconnoît et ordonne son trépas. Il est entraîné dans une caverne, d’où il ne doit sortir que pour être immolé à Odin. Rosmor et Rosmala restent prisonniers ; la terreur règne parmi les bardes ; le sort d’Ossian paroît désespéré, lorsqu’on annonce que les Scandinaves qu’il commandoit se sont ralliés sous un guerrier inconnu, qu’ils ont vaincu les troupes de Duntalmo, et qu’ils s’avancent triomphans. On voit en effet bientôt paroître un corps de guerriers précédés des chants de la victoire, et à la tête desquels marche Hydala qui se fait reconnoître en ôtant son casque. Hydala délivre Ossian, Rosmor et Rosmala, et 1 on célèbre par des fêtes ce triomphe inattendu.

La musique de ce poème est d’une composition large et d’un style savant. Les chœurs sur-tout sont d’une grande beauté et pleins d’effets ; ils sont dignes du célèbre auteur de la Caverne. On a distingué le premier chœur du second acte, dont la rentrée en sol majeur est neuve et piquante, par rapport au mode de mi mineur qui l’a précédée. Le morceau ne sauroit être que l’ouvrage d’un compositeur du premier ordre ; s’il reparoit à la fin du 5me. acte c’est une double jouissance dont il a voulu nous donner le plaisir.

Le second chœur est d’une composition originale, mais les chœurs ne sont pas les seuls morceaux dignes d’éloges. On a admiré avec raison le duo du second acte en la mineur,entre Ossian et Rosmala. Celui en ut entre Rosmor et Rosmala au troisième acte est encore plus brillant ; le chant en est délicieux, et l'accompagnement qui est d’une grande simplicité offre un passage à 1’unisson qui produit l’effet le plus gracieux. On a entendu aussi avec un plaisir très-vif le duo du quatrième acte entre Hydala et Ossian. Les bornes de ce journal ne nous permettent pas de citer tout ce qu’il y a de recommandable dans ce bel ouvrage.

Cependant il n’est pas tout-à-fait sans défauts. Nous ne craindrons pas de les indiquer, bien persuadés que la critique ne sauroit déplaire à un homme d’un talent aussi distingué que M. Lesueur. En général son récitatif n’est pas assez varié, et les modulations en sont quelquefois hasardées ; sa composition en est savante, mais les airs ne sont pas toujours assez chantans. En musique comme en littérature, il faut souvent sacrifier aux grâces et avoir de l'indulgence pour les foibles. Il ne suffit pas de plaire seulement aux grands musiciens, il faut encore charmer les oreilles moins sa vantes des simples amateurs.

Nous avons cru aussi reconnoître dans quelques parties des ressemblances avec des morceaux connus. L’air chanté par Ossian au quatrième acte nous a paru avoir beaucoup d’affinité avec celui de Nina : O mort ! viens terminer ma carrière. Peut-être aussi un autre air chanté en chœur à la fin du même acte rappelle-t-il un peu celui de : Fidelio, mon doux ami, etc. dans l’Amour conjugal. Si ce sont des taches, elles sont légères, et disparoissent quand on fait attention à la verve féconde et magnifique qui a produit les autres parties du bel opéra des Bardes. Si M. Lesueur n’avoit pas déjà une réputation brillante, cet ouvrage seul suffiroit pour la lui faire.

Après avoir parlé du poëme et de la musique, il faut dire encore quelque chose des ballets et des décorations.

Le ballet du second acte est d’un effet plein de charmes ; il est accompagné d’un chœur qui ajoute encore au plaisir qu’on a de le voir. Celui du troisième n’est pas d’un mérite inférieur ; mais celui qui a paru produire une sensation plus vive est le ballet du quatrième acte pendant le sommeil d’Ossian. L’apparition des guerriers de l’Olympe gaulois, leurs jeux, leurs danses ont quelque chose de magique ; c’est une féerie séduisante ; les harpes qui l’accompagnent, produisent des sons pleins d’une mélodie aérienne et céleste.

Le divertissement qui est de M. Milon est digne des éloges que M. Gardel s’est plu à lui donner publiquement.

Les décorations sont d’une fraîcheur, d’une richesse, et d’un effet dignes de cette belle représentation. La première a été composée et exécutée par M. Hue, peintre de marines, et exécutée sous sa direction. Les autres l’ont été par M. Brosui. Les peintures des trois premières sont de M. Reston ; le Songe est de M. Boquet ; le Souterrain et la dernière décoration ont été peints par M. Moench.

Enfin les acteurs ont ajouté aux plaisirs de cette soirée par les talens qu’ils ont déployés dans leurs rôles.

L’ouvrage a été accueilli avec enthousiasme ; le public a demandé à grands cris l’auteur de la musique ; on le connoissoit, mais on vouloit se procurer le plaisir de l’applaudir. Jamais succès ne fut plus brillant et mieux mérité.

Le Nouvel Esprit des journaux français et étrangers, tome onzième, Thermidor an 12 de la République française, Juillet 1804, p. 271-277 :

[Avant d’entreprendre une longue critique des Bardes, l’auteur de cet article fait le rappel de la spécificité de l’opéra, « pays des enchantemens », qui doit « parler au cœur, plus souvent à l'imagination, toujours aux yeux ». Ce triple effet de l’opéra est illustré d’exempels, avant qu’on n’arrive aux Bardes. Ce sujet paraît convenir particulièrement à l’opéra, par la nouveauté de sa mythologie particulièrement riche, par le champ immense offert à l’imagination du compositeur, par les lieux merveilleux où il fait accéder : poète, compositeur, décorateur et chorégraphe y trouvent matière à création. Le sujet avait été traité par Darcy, qui avait composé le poème des Bardes, mais sa mort a empêché qu’il soit représenté. Et il fallait qu’il le soit sur le théâtre du grand opéra, seul capable de l’accueillir par ses dimensions. Mais il fallait aussi reprendre le poème de Darcy, qui « avait laissé son ouvrage dans un état d'imperfection » empêchant sa mise au théâtre : un littérateur resté anonyme a entrepris cette tâche difficile de modifier le livret « sans déranger la période musicale ». Le critique lui donne son approbation : il fournit à la musique comme à la décoration ce qui leur permet de s’exprimer. Il peut exposer brièvement le sujet. Puis le choix du compositeur : Le Sueur, qui a dû attendre patiemment qu’on joue sa composition. Partisan de « l'école musicale française », il a toujours affirmer que la musique dramatique ne devait sacrifier ni la mélodie, indispensable, ni la vérité dramatique. Pour lui, il faut savoir unir les richesses des grandes écoles étrangères, italiennes et allemandes, aux qualités des grands maîtres français. C’est ce que le critique reconnaît dans la partition des Bardes, illustration réussie de ses théories sur la musique d’opéra. « Le style de M. le Sueur a cela de remarquable qu'il est à lui, uniquement à lui, sans que son originalité dégénère en bizarrerie. » C’est la beauté de l’ensemble qu’il faut souligner, plutôt que de s’égarer dans des critiques de détail (que le critique n’évite tout de même pas complètement !). Mais la plupart sont élogieuses. L’exécution de la pièce a été remarquable d’ensemble pour une première  : orchestre, chœur, solistes, mais aussi décorateurs et chorégraphe. Tout juste devenu Académie Impériale de Musique, l’Opéra commence une nouvelle ère par un succès marquant.]

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

L'opéra est le pays des enchantemens : la mythologie est son plus beau domaine : il vit d'illusions, et s'embellit par le prestige. Il peut parler au cœur, plus souvent à l'imagination, toujours aux yeux. Œdipe, dans sa sévérité antique, fait exception par le pathétique du sujet, par le talent de son auteur et le charme de la musique expressive et touchante de Sacchini : cette exception est la seule que l'on puisse citer comme justifiée par un grand succès : après Œdipe et Iphigénie en Tauride, il faut, pour retrouver l'opéra, retourner aux sujets qui l'enrichissent d'une grande pompe théâtrale, du luxe des décorations, de l'éclat des costumes, de la variété et de la magnificence des fêtes ; à ceux qui font en quelque sorte descendre la divinité sur la terre, qui permettent aux dieux de se confondre avec les humains, aux héros de visiter les rivages sombres et les champs fortunés ; à ceux qui appellent le secours de la baguette de Médée, ou retracent les antiques mystères : aussi Armide et Castor seront-ils toujours placés au premier rang parmi les tragédies lyriques ; aussi sont-ils les véritables modèles de ce genre.

Après Armide et Castor, les Bardes paraissent un des sujets les plus favorables au grand opéra. Un peuple dont les mœurs n'ont point été retracées à la scène, une mythologie neuve qui appelle toutes les illusions et tous les prestiges à son secours, qui fait voir la gloire dans les hasards, le devoir dans les périls, et dans la mort même cette immortalité réservée aux héros dans les palais flottans sur des nuages ; quel vaste champ pour l'imagination du poëte !

Dans les jeux, dans les combats, dans les solennités, dans les sacrifices, la harpe du Barde retentissait toujours : ici donc la vérité historique s'allie à la puissance de l'harmonie : des moyens nouveaux sont donnés au compositeur, son imagination doit s'agrandir avec eux.

Une nature âpre, des aspects sauvages, des sites pittoresques, des palais transportés sur l'aile des vents, des montagnards poëtes, des guerriers musiciens, des peuples alliant les jeux et les combats, les fêtes et les batailles, voilà le lieu de la scène, voilà les sujets qui doivent l'occuper : le décorateur et le chorégraphe doivent donc ici plus que jamais avoir des idées neuves, s'ils en ont de vraies, d'historiques et de locales.

C'est ce qu'avait reconnu sans doute l'auteur de la Caverne et de Télémaque, M. Darcy, auteur du poëme des Bardes. Une mort prématurée l'a enlevé au moment où il aurait pu obtenir un troisième succès au théâtre Feydeau ; mais le caractère de la musique des Bardes, la nécessité d'un orchestre immense et de très-nombreux choristes, la diversité des tableaux et les difficultés de l'exécution interdisaient en quelque sorte cet ouvrage à ce théâtre ; il était le partage du grand opéra : quelques années se sont écoulées depuis l'époque où il y fut présenté.

Il paraît qu'en mourant, Darcy avait laissé son ouvrage dans un état d'imperfection, qui ne lui eût pas permis de le faire paraître sur la scène. Un littérateur, qui ne se nomme pas, a accepté la tâche ingrate et difficile de revoir les parties du poëme qui avaient paru défectueuses, d'arranger les parties substituées, de telle sorte qu'elles pussent conserver les morceaux de musique composés pour les autres ; de rectifier le style sans déranger la période musicale, et l'expression sans altérer la note. Nous avons souvent dit qu'on n'attachait pas assez de mérite à ce genre de travail qui exige un talent très-flexible, et beaucoup de goût pour deux arts rarement cultivés ensemble. Le poëme des Bardes, tel qu'il est aujourd'hui, a le genre de mérite qu'il devait avoir, celui d'amener des scènes pour le musicien et des tableaux pour le décorateur ; de varier ces tableaux, de former des oppositions heureuses et des contrastes agréables : il a sur-tout celui d'être, en général, purement écrit, de rappeller, sans exagération, le ton et le style des poëtes ossianiques, et d'offrir constamment une coupe lyrique et une couleur locale.

Le sujet peut être briévement exposé. La Calédonie est asservie par un chef Scandinave ; la statue de fer d'Odin est élevée près de la grotte de Fingal, et les Bardes déplorent le joug qui les accable en l'absence d'Ossian, dont ils attendent le retour. Le fils du chef Scandinave doit épouser l'amante d'Ossian, Rosmala, dont le père a fui l'esclavage. Ossian revient à la tête de ses guerriers et de ses Bardes, redemander son amante. Les Scandinaves la déclarent le gage du combat : c'est par des jeux qu'on doit y préluder ; mais au milieu de la fête, un piége est ouvert sous les pas d'Ossian ; il tombe seul et séparé de ses amis entre les mains des Scandinaves, qui vont le sacrifier sur l'autel d'Odin, lorsque ses amis forcent un passage, terrassent leurs ennemis, marchent sur l'autel, délivrent, couronnent leur chef, et chantent son hymen. On pourrait, dans ce poëme, désirer plus d'imagination, l'emploi de moyens moins connus ; quelques parties traînent en longueur et diminuent l'intérêt qui pourrait résulter de plusieurs scènes : on a beaucoup élagué ; il y a peut-être encore des sacrifices à faire, pour rendre tout leur prix aux parties conservées.

En composant les Bardes, M. Darcy avait dû choisir, pour faire retentir la harpe d'Ossian, celui qui avait si habilement essayé la lyre grecque dans Télémaque, et qui avait donné une si haute idée de son talent, par la musique de la Caverne et de Paul et Virginie. Ce compositeur a trouvé quelques obstacles qu'il n'est pas de notre sujet de rappeller. Il vient enfin d'être entendu, de jouir de son ouvrage, d'obtenir un succès qui a tenu de l'enthousiasme, et qu'aucune voix n'a contesté. Cette longue attente de son succès en doit augmenter le prix, puisqu'elle le convertit en une sorte de triomphe.

Dans les différens écrits que M. le Sueur a publiés, nous avons peu remarqué ce qui avait trait à des différens particuliers ; nous n'avons point établi de jugemens sur les avis ouverts pour la prédominance de tel ou tel mode d'enseignement musical ; mais nous avons très-bien retenu le fond, la substance de ses écrits, c'est-à-dire, leur partie indépendante des circonstances, importante pour les progrès de l'art, intéressante pour la gloire nationale.

M. le Sueur a constamment soutenu, que la conservation de la tragédie-lyrique à notre grand opéra français était inséparable de la gloire de l'école musicale française ; que faire de la musique uniquement dramatique, sans mélodie, était méconnaître les moyens, les secrets et les bornes de l'art ; que sacrifier la vérité dramatique à la mélodie, était un autre écueil non moins dangereux et non moins destructeur ; qu'unir la raison dramatique de notre scène lyrique aux accens mélodieux et enchanteurs, à ce qu'il appelle les moyens naifs et séducteurs de l'école italienne, sans oublier tout ce qui peut exister de grand chez les Allemands, était la perfection vers laquelle les compositeurs français devaient incessamment se diriger, sur les pas de Gluck, de Sacchini, de Piccini, de Grétry, de Philidor, qui ont composé en France d'après le genre dramatique et la manière de sentir des Français ; il disait encore que nous étions hors d'état de soutenir la concurrence avec les maîtres étrangers, si, morts ou vivans, ils étaient opposés à ce que nous avons de plus faible ; mais qu'en employant, en dirigeant, en stimulant les talens des maîtres que nous possédons, maîtres dont il donnait aussi une liste longue et honorable, nous pouvions soutenir et continuer la gloire acquise ; parmi ces compositeurs il ne se nommait pas, mais il était nommé par ses lecteurs ; c'était peu toutefois que de si bien soutenir la cause de l'école française dans le champ de la polémique, M. le Sueur vient de la plaider avec bien plus d'éloquence et de succès devant le juge suprême des productions des arts, le public assemblé. Un étranger avouerait peut-être que cette cause est gagnée ; nous nous bornerons à croire qu'elle ne pouvait être soutenue d'une manière plus brillante.

La musique des Bardes est une des plus grandes compositions qui aient été entendues en France : l'auteur, fidèle à son système, y donne pour exemple ce qu'il a établi en précepte : il est vrai, sans cesser d'être musicien ; il déclame, sans cesser de chanter ; il est dramatique, sans violer les lois de la mélodie.

Dans les arts du dessin, on nomme grandiose le caractère des productions imposantes par leur masse, leur régularité, leur ensemble, l'élévation de leur style, et leur effet sur quiconque les contemple. Cette expression est ici applicable ; elle est le cachet de la composition dont nous parlons. Le style de M. le Sueur a cela de remarquable qu'il est à lui, uniquement à lui, sans que son originalité dégénère en bizarrerie, écueil qu'il était si facile de toucher dans le sujet traité : tous ses personnages ont un ton qui n'appartient qu'à eux. Le chant du Barde est idéal et mélodieux ; celui du Scandinave marqué, énergique, plein de vigueur et de mouvement : toutes les oppositions sont indiquées, les transitions préparées, les entrées annoncées ; des motifs de chant habilement ramenés ajoutent de l'intérêt à beaucoup de scènes, et en sont en quelque sorte l'interprétation. La verve du compositeur est soutenue dans tous les actes ; ses mouvemens sont variés, et ses tours constamment périodiques. La vérité d'expression semble naître chez lui de la variété ; et l'unité des contrastes qu'il établit, tant il fait succéder avec art la grace à la force, la simplicité d'un chant à l'unisson, à la combinaison savante de plusieurs motifs, et la naïveté d'une mélodie pure et touchante à la vigueur des plus grands effets harmoniques.

Après une seule représentation d'un tel ouvrage, on peut seulement annoncer qu'on a été frappé de la beauté de l'ensemble, et il est difficile de ne pas errer en passant aux détails ; nous indiquerons donc sommairement les morceaux qui ont le plus réuni de suffrages. L'ouverture n'offre pas un très-grand développement, mais elle est imitative ; elle peint le réveil du jour, et se lie bien à un beau chœur de Bardes qui invoquent le dieu de la lumière : le chœur se mêle ensuite au chant d'un Barde qui célèbre ses dieux. Le trio qui suit : Des doux sons de sa lyre, est dans le goût de Mozart : le tour en est vif, l'effet neuf et piquant ; un chœur de Scandinaves termine le premier acte, qui n'a pas un morceau faible.

On a trouvé du vague, et peu d'unité dans l'air de Rosmala qui ouvre le second acte. Mais les paroles n'offrent pas elles-mêmes un motif unique que le musicien ait pu développer. Qu'il a été plus heureux dans le chœur des Bardes d'Ossian, sortant de leur vaisseau, et dans le duo d'Ossian et de Rosmala ! Ce chœur est entraînant et le duo qui lui succède, neuf, simple, touchant : la mélodie en est d'une extrême simplicité, et elle a quelque chose d'agreste, d'étranger, qui étonne d'abord, mais dont la vérité locale est bientôt sentie. La fin de cet acte se compose d'un chœur de chasseurs plein de gaieté, de mouvement et de verve.

Au troisième acte, le compositeur a écrit en prenant Sacchini pour guide et pour modèle, une très-belle scène de reconnaissance entre Rosmala et son père. Le récitatif en est éminemment dramatique, et le morceau d'ensemble d'un pathétique entraînant. Au 4e. et au 5e. actes, il avait aussi à lutter contre Gluck et Piccini ; il avait à recommencer la scène d'Oreste et de Pylade, la marche des Scythes et le sommeil d'Atys : ces morceaux n'ont jamais été entendus sans des acclamations réitérées ; ils sont connus de tout le monde ; il fallait les éviter, et s'en approcher cependant, puisqu'ils sont parfaits : il faudra les entendre plus d'une fois pour savoir jusqu'à quel point cette extrême difficulté a été vaincue.

Après ces chœurs magnifiques, après la scène enchanteresse du Songe, et les beaux morceaux d'ensemble répandus dans l'ouvrage, le compositeur pouvait-il mieux finir qu'en s'empruntant à lui-même son sublime morceau de l'Hymne au Soleil, qui avait assuré le succès de Paul et Virginie ? Ce chœur ne pouvait manquer d'être reconnu, et il a été applaudi avec transport.

Cet opéra a été exécuté avec plus d'ensemble qu'il n'était permis de l'espérer à une première représentation. L'orchestre a été parfait, et les choristes sûrs. Laïs n'a jamais trouvé une plus belle expression, et développé une plus belle méthode de chant que dans cet ouvrage. Mme. Armand et Roland ont aussi très-bien chanté leurs rôles : Adrien a supérieurement déclamé le sien ; Lainez a déployé dans celui d'Ossian sa chaleur et son énergie accoutumées ; mais il y a plus, le rôle d'Ossian, parfaitement écrit pour sa voix, lui a donné l'occasion de réhabiliter sa réputation comme chanteur. Il a apporté une justesse, une correction et une pureté de son qui ont excité de très-vifs applaudissemens.

Il nous reste à parler des artistes qui ont établi les décorations ; elles sont d'une vérité parfaite et du plus bel effet. L'illusion scénique et la magie théâtrale ne peuvent aller plus loin que dans la scène du Songe. Avec quel art, M. Gardel, n'a-t-il pas embelli ce tableau de ses groupes charmans ! Et pour ne citer qu'un exemple, qui ne trouverait enchanteresse et poétique l'idée de marquer le réveil d'Ossian, en faisant évanouir ces groupes par degrés, au moment où un nuage épais vient les couvrir ?

L'académie impériale de musique vient ainsi de marquer par le plus brillant succès, l'époque où elle a reçu ce titre. Ce succès est une juste récompense du soin avec lequel l'opéra d'Ossian est établi dans toutes ses parties. Cet ouvrage paraît, sans contestation, devoir être placé parmi ceux auxquels l'Opéra français est redevable de sa splendeur dans cette capitale, et de sa réputation chez l'étranger.

Geoffroy, Cours de littérature dramatique, seconde édition, tome cinquième, Paris, 1825, p. 201-206 :

[Pour savoir ce que Geoffroy pense de l’opéra nouveau, il faut d’abord lire tout ce qu’il a à dire d’Ossian, de Macpherson, de madame de Staël, de la mythologie nordique ou celtique, qui ne vaut pas la mythologie grecque, de la profession de barde, à la fois poète et héros. Il arrive enfin à l’intrigue, jugée fort peu raisonnable. « On connaît peu de canevas aussi bizarres, aussi peu intéressans, même à l'Opéra », mais c’est tout à la gloire du compositeur « qui a su les faire disparaître par les enchantemens de son art ». Cette musique tente de rendre « ce caractère mâle, ce ton religieux et ce fanatisme guerrier qui respirent dans les poésies d'Ossian ». Tout éloge a, surtout chez Geoffroy, son revers, cette musique est « trop au-dessus des auditeurs vulgaires, incapables de sentir et d'apprécier une expression d'un goût vraiment antique », et un long paragraphe souligne combien la musique de Le Sueur est peu accessible à l’oreille profane. Geoffroy conclut sur l’excellence ds décorations, des costumes, des ballets, sans rien dire des interprètes...]

M. Lesueur.

LES BARDES.

La plupart des opéras sont puisés dans les fables grecques ; celui-ci est tiré de la mythologie barbare des Écossais et des Scandinaves. Un monsieur Macpherson a voulu nous persuader qu'il avait retrouvé dans les montagnes d’Écosse les poëmes de quelques anciens bardes, et surtout d'Ossian : il en a publié une traduction en anglais, bien sûr qu'on n'irait pas la confronter avec l'original. M. Letourneur traduisit en français la prétendue traduction de Macpherson ; et l'on voulut bien croire en France, sans examen, que ce poëme, ou plutôt cette série de romances ampoulées, ce galimatias septentrional, était l'ouvrage du barde Ossian. On y admira quelques élans d'un enthousiasme guerrier, une certaine imagination fière et sauvage, plusieurs traits de sentiment; mais l'ennui fut plus fort que l'admiration.

Il est vrai que depuis ce temps-là Ossian s'est beaucoup relevé dans l'opinion publique : il a même fait de grandes passions, et peut compter madame de Staël au nombre de ses conquêtes ; et, sans doute, il n'en a jamais chanté de plus brillante et de plus glorieuse. L'illustre baronne s'est éprise d'Ossian, au point de l'égaler, pour ne pas dire de le préférer à Homère : ce qui lui plaît surtout dans le fils de Fingai, c'est sa mélancolie profonde, la sombre et lugubre tristesse de ses rêveries : cette qualité est celle de tous les sauvages ; il n'y a rien de si triste que ces habitans solitaires des forêts et des montagnes, qui vivent environnés de l'horreur, dans des alarmes continuelles : les sauvages ne sont gais que lorsqu'ils ont bu des liqueurs fortes.

Madame de Staël a sans doute fait beaucoup trop d'honneur à cette mélancolie naturelle aux barbares, et qui rend témoignage du malheur de leur condition. Il n'y a réellement aucun mérite dans cette habitude sépulcrale, dans ces images funèbres, dans toute cette poésie de cimetières et de cavernes. L'héritière de M. Necker s'est trompée quand elle en a fait un des caractères particuliers de la littérature moderne. Ce que la mélancolie a d'aimable, de touchant et de vraiment poétique, se trouve dans Virgile et dans Tibulle; ce qui est au-delà n'est que folie, chimère et fatras romanesque.

l1 me semble que les riantes fictions d'Homère conviennent mieux à l'Opéra que les vapeurs noires d'Ossian : j'aime mieux l'Olympe grec, peuplé de jeunes dieux et de jolies déesses, que ce paradis de brouillards, ces ombres dans des nuages. Ce n'est pas qu'Homère ne soit aussi un peu sauvage ; mais il chantait sous un beau ciel, dans un pays délicieux : ses chants sont aussi différens de ceux du barde écossais, que le climat de l'Asie-Mineure est différent de celui de l'ancienne Calédonie.

Les bardes étaient les poëtes des barbares du Nord : on ne leur trouve aucun rapport avec nos poëtes modernes ; car les bardes ne se bornaient pas à chanter les héros, ils étaient des héros eux-mêmes ; ils marchaient à la tête des guerriers dont ils enflammaient le courage par leurs chansons militaires ; le peuple les honorait comme des ministres de la religion, revêtus d'un caractère sacré ; ils prêchaient l'immortalité de l'âme, le paradis, l'enfer et tous les mystères de la théologie du temps. Nous avons assurément de meilleurs poëtes que les bardes; mais ils ne sont pas à beaucoup près si braves, si religieux et si révérés. Il n'y a point d'exemple qu'on ait jamais sifflé un barde, et si l'on eût sifflé les Bardes à l'Opéra, c'eût été le premier affront dont ces poëtes du Nord auraient vu rougir leur front. Est-ce donc des barbares qu'il nous faut apprendre à respecter la poésie et les poëtes ?

Duntalmo, prince Scandinave, s'est rendu maître d'une tribu de la Calédonie, dont Ossian était le chef; et cette conquête ne donne pas une idée favorable du courage d'Ossian et des bardes. Le conquérant n'a pas la même religion que le peuple vaincu, ce qui ne contribue pas à le rendre agréable : il devient encore plus odieux, parce qu'il veut faire épouser à son fils Mornal Rosmala, fille du barde Rosmor, laquelle était destinée à Ossian. Tous les bardes qui sont restés dans la tribu soumise aux Scandinaves, s'opposent à ce mariage ; et Ossian, à la tête d'une troupe d'autres bardes qui l'ont suivi dans son exil, vient redemander sa maîtresse les armes à la main. Il serait naturel que Duntalmo allât le combattre, et que le sort de la guerre nommât l'époux de Rosmala : un peuple guerrier ne doit pas avoir d'autre loi. Cependant les bardes persuadent au conquérant que l'usage constant de la Calédonie est de commencer par donner une fête aux ennemis qui arrivent. Duntalmo, qui est bon prince, ou plutôt qui veut se ménager une trahison, se soumet à cet usage prétendu : Ossian et ses bardes sont parfaitement bien reçus par le vainqueur, dans celte tribu dont il les a autrefois chassés ; Ossian a même un entretien avec sa maîtresse ; il brave son rival, et lui propose le combat. Ce combat est accepté, et cependant il n'a pas lieu. Duntalmo dit gravement :

Que le calme en ces lieux précède les tempêtes ;
Nous combattrons demain, ce jour est pour les fêtes.

Depuis qu'on fait des opéras en dépit de la raison, on n'a jamais rien vu de moins raisonnable ; cela est contraire à toutes les règles du point d'honneur des barbares, à la marche des passions, aux lois du sens commun ; jamais conquérant n'a régalé, par des jeux et des fêtes, l'ennemi vaincu qui vient le braver dans sa nouvelle conquête, et lui ravir le prix de la victoire : les prestiges de la magie n'ont rien de plus incroyable. Quoi qu'il en soit, le très-prudent Duntalmo préfère à la force ouverte une ruse infâme ; il viole honteusement sa foi, et s'assure d'Ossian par une horrible perfidie : c'est une victime qu'il veut immoler à son dieu Odin ; mais un barde nommé Hydala, ami d'Ossian, vient le délivrer à la tête d'une troupe de guerriers. On ne sait trop comment s'opère ce grand exploit : il y a beaucoup de confusion, de tintamarre, de combats ; tout cela se termine par le mariage d'Ossian et de Rosmala.

On connaît peu de canevas aussi bizarres, aussi peu intéressans, même à l'Opéra ; mais les défauts du poëme sont des titres de gloire pour le compositeur célèbre qui a su les faire disparaître par les enchantemens de son art. La musique de M. Lesueur a seule l'honneur du succès ; la facture en est savante, le style grand et large : les chœurs et les morceaux d'ensemble ont excité l'admiration des connaisseurs ; toutes les richesses de l'harmonie ont été déployées avec profusion. Le commun des auditeurs eût désiré plus de chant et de mélodie : les airs sont la partie la plus faible de cette composition ; le genre par lui-même en est austère. Le musicien a voulu peindre une nature extraordinaire, des mœurs sauvages, et donner à son ouvrage ce caractère mâle, ce ton religieux et ce fanatisme guerrier qui respirent dans les poésies d'Ossian.

Peut-être cette conception sublime se trouvera-t-elle trop au-dessus des auditeurs vulgaires, incapables de sentir et d'apprécier une expression d'un goût vraiment antique. Il n'y a point d'art plus subordonné que la musique aux caprices de la mode, plus dépendant de l'esprit et des mœurs de ceux qui l'écoutent. Des Sybarites n'auraient point goûté la musique des Lacédémoniens : corrompus par les raffinemens et les grâces affectées du chant moderne, blasés par la prodigieuse quantité de musique que nous entendons continuellement, peut-être n'avons-nous pas l'âme et l'oreille assez neuves pour que nous puissions être sensibles à ces effets vigoureux d'un style noble et sévère. Si Alexandre avait assisté tous les soirs à l'Opéra, les accens militaires de Timothée ne l'auraient pas fait courir aux armes. L'habitude tue le sentiment : nous ressemblons à ce monarque fatigué de plaisirs, qui avait proposé un prix pour l'inventeur d'une volupté nouvelle. Nous voulons que le musicien imagine sans cesse, pour piquer notre goût émoussé, quelque ornement nouveau, quelque agrément extraordinaire : une mélodie grave, majestueuse et céleste ; une harmonie mâle et savante, parfaitement adaptée au sujet, pourraient ne présenter aux habitués de notre scène lyrique qu'une perfection triste. Combien les goûts et les jugemens des hommes ne sont-ils pas bizarres ! Lorsque M. Lesueur faisait de la musique religieuse, on lui reprochait des chants profanes ; peut-être, lorsqu'il fait de la musique profane, lui reprochera-t-on des chants trop religieux. Un agréable dira légèrement comme un bon mot : « Lesueur était à l'église un musicien de théâtre ; il est au théâtre un musicien d'église. »

Aucun opéra n'offre un aspect plus imposant ; les décorations sont superbes et en grand nombre ; on distingue celle qui représente Ossian rêvant dans une caverne, enveloppé des nuages, où viennent se peindre ses songes. Les costumes, les ballets ne laissent rien à désirer. On n'a négligé aucun des accessoires qui pouvaient donner de l'éclat à la représentation : on n'a rien épargné pour que cette belle composition musicale parût avec toute la pompe dont elle est digne. Le peuple est toujours très-sensible à la magnificence du spectacle, et cette magnificence est le mérite distinctif de l'opéra. (23 messidor an i2. )

Le Nouvel Esprit des journaux français et étrangers, tome douzième, fructidor an XII [août 1804]p. 287-288 :

[Après la deuxième représentation des Bardes, une lettre envoyée par le grand compositeur italien Paesiello à son collègue Le Sueur pour le féliciter pour la musique de son opéra, et lui faire part de son émotion à l’écoute de sa musique : « Tout y est sublime, tout y est original, tout y est dans la nature. »]

ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.

Voici la traduction d'une lettre italienne adressée par Paësiello, à Le Sueur, après la seconde représentation de l'opéra des Bardes :

Paris , 14 juillet 1804.

Monsieur Le Sueur, je ne trouve point d'expression assez forte pour pouvoir vous exprimer le plaisir, la sensation et l'étonnement que j'ai éprouvés hier soir a la représentation de votre opéra. Tout y est sublime, tout y est original, tout y est dans la nature. Sublime, parce que vous avez su maîtriser toutes vos idées, et les conduire avec cet empire que l'art exige Original, parce que vous n'avez imité personne. Dans la nature, parce que vous avez eu l'art de faire chanter comme on parle en prose, c'est-à-dire en donnant à votre chant cette progression de voix qu'on donne en parlant en prose : simplicité antique, qui fut peu connue de nos anciens auteurs, si ce n'est d’Adolphe Hasse, dit le Saxon , de Logroscino, Piccini, etc. Tel est l'art de la musique, à mon avis, c'est l'imitation de la nature.

Les personnes qui ont rendu une justice éclatante au mérite de votre ouvrage , ne sont pas toutes capables de le connaître, et d'en pouvoir juger ; car si elles l'eussent connu, elles n'eussent pas établi un parallèle de votre manière avec celle de Gluck, Mozart, etc., desquels votre style particulier et naturel est aussi éloigné que nous le sommes vous et moi des Antipodes, On est assez souvent en usage de vouloir rendre ses assertions authentiques, d'après l'autorité de certains auteurs qui ont traité de l'art musical, et dont plusieurs n'ont jamais été capables de composer ua menuetto.

E viva ! M. Le Sueur, je me félicite grandement avec vous, parce que voilà environ 30 ans que je n'ai entendu de musique dans le genre de la vôtre, excepté, je vous le répète, celle de Hasse, Logroscino et Piccini, La mélodie ne m'a jamais entraîné, l'harmonie ne m'a jamais étonné, lorsque ces qualités ne sont pas réunies à la nature. Je suis, etc.

PAESIELLO.

Mercure de France, tome cinquante-neuvième (1814), n° DCLVIII, mai 1814, p. 326 :

[Après plus de deux ans d’oubli, Ossian, ou les Bardes reparaît en mai 1814, dans un contexte politique nouveau, alors que des « étrangers que les circonstances ont amenés dans la capitale » constituent un réservoir nouveau de spectateurs : Paris est occupé par les troupes étrangères... La tentative de reprise n’a pas convaincu le critique, qui juge l’effet produit médiocre : un seul morceau trouve entièrement grâce à ses oreilles, et un seul décor à ses yeux. L’essentiel du compte rendu est consacré à remettre à sa juste place Lesueur, très estimé sous le régime précédent, et critiqué avec excès sous le nouveau régime. On note en passant que le milieu des compositeurs d’opéras n’est pas paisible...]

Spectacles. — Académie royale de Musique. — Remise d'Ossian ou les Bardes, opéra en cinq actes, musique de M. Lesueur.

Cette remise avait attiré un nombre considérable de spectateurs. Depuis long-temps l'opéra d'Ossian n'avait été joué, et l'on désirait connaître l'effet qu'il produirait sur les étrangers que les circonstances ont amenés dans la capitale. Cet effet a été médiocre, à l'exception de quelques morceaux justement applaudis. Une harmonie savante, des effets d'orchestre et des chœurs expressifs distinguent cette composition mais on y désirerait plus de chant et de mélodie(1). Lors de sa nouveauté, on imprima que, faite pour reculer les bornes de l'art, elle formait une époque marquée dans les annales de la musique. Cette assertion, qui, dans la tragédie lyrique, mettait M. Lesueur au-dessus des Gluck, des Piccini et des Sacchini, frappa par son ridicule, et ne tarda pas à être relevée. M. Lesueur ayant eu des démêlés avec ses confrères, les éloges prodigués auparavant à ses ouvrages, firent bientôt place à une critique amère, souvent aussi injuste que l'engouement avait été immodéré.

Lays, Dérivis et Nourrit ont bien joué leurs rôles ; la décoration du palais aérien, au quatrième acte, est d'un bel effet.

M.                    

(1) A l’exception ce pendant de la musique du songe d’Ossian, remplie de grâce et de fraîcheur.

J.-M. Quérard, les Supercheries littéraires dévoilées, tome I, attribue cet opéra à Dercy et J.-M. Deschamps.

« Il existe plusieurs parodies de cet opéra ; nous citerons entre autres les suivantes :

1° « Bombarde, ou les Marchands de chansons », parodie d'Ossian, ou les Bardes, mélodr. lyr. en 5 act., par MM. Léger, Daudet et Servière. Paris, an XII (1804), in-8 ;

2° « Ossian cadet, ou les Guimbardes », parodie des Bardes, vaud. en 3 act.; par MM. Em. Dupaty (Alissan de) Chazet et Moreau. Paris, au XII (1804), in-8 ;

3° « Oh! que c'est sciant, ou Oxessian », imitation burlesque en vaudeville d'Ossian, ou les Bardes ; par MM. Désaugiers et Francis (baron d'Allarde). Paris, an XIII (1805), in-8. » (p. 335).

 

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