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Les Précepteurs

Les Précepteurs, comédie en 5 actes, en vers, de Fabre d'Églantine. 1er jour complémentaire an 7 [17 septembre 1799].

Théâtre de la République

Titre :

Précepteurs (les)

Genre

comédie

Nombre d'actes :

5

Vers ou prose ,

en vers

Musique :

non

Date de création :

1er jour complémentaire an 7 (17 septembre 1799)

Théâtre :

Théâtre de la République

Auteur(s) des paroles :

Fabre d'Églantine

Almanach des Muses 1801

Madame Araminte est une veuve de quarante-cinq ans, crédule, superstitieuse, ayant encore des prétentions, et se laissant mener par une suivante nommée Lucrèce, qui n'a pas eu de peine à obtenir la confiance d'une femme de ce caractère. Deux précepteurs sont chez madame Araminte ; Ariste, espèce de philosophe, chargé de l'éducation d'Alexis, fils de madame Araminte, et Timante, instituteur à la mode, chargé de celle de Jules, neveu de cette dame. Ariste déplait à Lucrèce qui protège Timante, et qui voudrait bien, en éloignant Ariste, lui donner pour successeur le frère de Timante, donner même ce dernier pour époux à madame Araminte. Timante a donc écrit à son frère le plan concerté entre Lucrèce et lui. On l'attend, et cependant tous les ressorts sont mis en jeu pour faire chasser Ariste : on y a réussi ; mais la lettre de Timante tombe dans les mains d'un frère d'Araminte, ami d'Ariste, qui découvre le complot tramé contre le vertueux instituteur, et le fait rappeler auprès de son élève.

Plan fortement conçu ; action très-morale ; opposition bien présentée d'une éducation austère et d'une éducation efféminée ; caractères des instituteurs et des élèves dessinés avec beaucoup d'art. Deux actes qui prouvent que l'auteur n'avait pas eu le temps de mettre la dernière main à son ouvrage ; style négligé et souvent barbare ; mais, au total, pièce qui fait regretter que l'auteur, au lieu d'exercer son rare talent pour la comédie, se soit mêlé parmi des factieux qui bouleversaient la France.

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, de l'imprimerie de la République, Frimaire an viii :

Les Précepteurs, comédie en cinq actes et en vers, ouvrage posthume de P. F. N. Fabre d’Églantine ; Représentée pour la première fois, sur le Théâtre français de la République, Le 1er. Jour complémre. de l'an 7.

La pièce est précédée dans certaines brochures par un texte de présentation des personnages :

CARACTÈRES ET COULEURS DES RÔLES.

Araminte. Femme à prétention, un peu ardente, jamais triste, jamais dolente, mais minaudière : femme ayant un fonds de bon naturel, mais esclave et dupe de tout ce qui promet des jouissances artificielles et promptes ; sentimentale par tempérament, et passionnée par manie du sentiment : d'un ton noble, élégant ; mais facile, aisé : femme crédule et bonne, et n'oubliant rien pour rendre ridicule tout ce que la nature lui a départi de bon et de louable.

Alexis. Enfant charmant, gai, franc, libre, plein des grâces que donne la nature ; privé de celles de l'art, et des convenances sociales ; hardi, mais doux, simple ; fortement empreint de cette fierté mâle que donne le genre d'éducation qu'il reçoit ; mais, avec cela, d'une naïveté, d'une confiance extrêmes : tout est sentiment chez lui, joie, douleur, plaisir, souffrance, privation, jouissance, espérance, désespoir ; c'est l'enfant de la nature.

Jules. Enfant gâté par l'éducation ; malicieux, gourmand, absolu, poltron ;; se ressentant, dans le ton, de la fréquentation des valets ; faux, menteur, insolent, effronté, mauvais sujet autant qu'un enfant le peut être.

Damis. Marin brusque, d'une franchise qui va jusqu'à la grossiéreté ; mais au fond, homme plein de raison, de jugement et d' expérience ; colère, emporté, mais bon ; avec cela, sensible. Son ton est de vouloir toujours se modérer quand la passion l'anime, et de n'en éclater que plus vivement après les premiers efforts. Ce genre doit avoir une couleur comique.

Ariste. Honnête homme, sensible, plein d'esprit et de génie ; philosophe profond ; vrai sage ; sans folie, mais assez gai ; observateur ; sans ménagement pour tout ce qui est fausseté et corruption, ce qui le rend caustique, amer même ; il doit alors, par respect pour lui-même, adoucir le piquant de la raillerie, par une diction noble, et propre à ne pas donner prise à son adversaire : sensible et plein de feu pour tout ce qui est bon et beau, il a une grande élévation d'ame, le ton sévère, mais aimable dans sa nature.

Timante. Homme pervers, méchant, ayant de l'esprit ; connoissant les travers du siècle sur ce qu'on appelle esprit, et s'en servant avec goût à son avantage ; souple, flatteur, mais toujours avec malignité ; sensuel, et, en conséquence, facile à se laisser dominer par ses passions ; malicieux, mais perdant la tête aisément, soit par vanité, soit par l'effet de l'imagination. La couleur de ce personnage est, dans le personnel, une propreté serrée et coquette ; dans les manières, une élégance à prétention ; et dans l'accent, le parler pointu quand il est fourbe , et l'amertume quand il est hors de lui, même de l'insolence.

Chrisalde. Homme plein de probité et de franchise ; bon, honnête, simple, sans beaucoup de lumières, croyant, mais un franc parisien ; honnête homme, chaleureux, et plaisant à la parisienne.

Lucrèce. Femme d'esprit, expérimentée, fine, adroite, corrompue, ayant reçu une double éducation : celle de l'enfance qui paroît dans son style lorsqu'elle est seule et point sur ses gardes ; cette éducation est négligée, populaire, et même triviale quelquefois. Lorsqu'elle prend garde à elle, sa diction est plus épurée, plus recherchée, son ton plus décent. Elle est un des principaux personnages de la pièce, et ce qu'on appelle une femme de tête, toujours douée d'une grande présence d'esprit : en conséquence, ce rôle doit être joué avec une manière nette, tranchante, gracieuse et fortement sentie.

Jacquette. Bonne servante parisienne, ancienne et familière dans la maison ; ayant ses prétentions, et frappée en conséquence, non de ce qui est bon, mais de ce qui plaît ; habitude du pays parisien.

Un Commissaire. Homme de pratique ; homme à prévention, et se donnant carrière en conséquence : du reste , le style, le ton, l'importance et la souplesse des agens de ce genre, peureux, ainsi que ses satellites ; malicieux et stupide.

La pièce de Fabre d’Églantine a été jugée de façon très variée tout au long de son histoire, et les critiques sont passées de l'éloge dithyrambique à la démolition en bonne et due forme.

Courrier des spectacles, n° 939 du 2me jour complémentaire an 7 [18 septembre 1799], p. 2-3 :

[La première représentation des Précepteurs, pièce posthume de Fabre d'Églantine, a été, d’après le critique, un triomphe qui vient après une première bien plus contestée pour la Suite du Misanthrope en 1790 (et alors que Fabre d’Eglantine a été guillotiné en 1794 : tout cela est peut-être bien plus politique qu’il y paraît). La pièce est pleine de qualités, « un sujet des plus moraux, un plan hardi, mais bien conçu, un intérêt bien soutenu, des actes parfaitement coupés, plusieurs scènes charmantes, un troisième acte sur-tout admirable ». Pourtant la pièce nouvelle n’est pas sans défauts (longueur, respect des convenances), des défauts qui auraient pu disparaître si l’auteur avait pu y mettre la dernière main. L’analyse de la pièce qui suit ces préliminaires est fort détaillée, et montre essentiellement le caractère profondément moral de la pièce : elle oppose clairement le bon précepteur et le mauvais, avec deux élèves qui reflètent le résultat de ces éducations opposées. On note en passant que le bon précepteur est un disciple de Jean-Jacques (comme Fabre d'Églantine). Le méchant utilise tous les moyens pour perdre le gentil, mais naturellement la morale triomphe, et le méchant est puni alors que le gentil est récompensé. Le bon élève va poursuivre son éducation à la campagne, comme Émile, entre son bon précepteur et sa mère convertie aux idées nouvelles. Une fois que le critique a tout dit de l’intrigue, il parle de l’interprétation, jugée favorablement pour tous les acteurs, sauf pour Baptiste, qui n’est pas à la hauteur du rôle du bon précepteur dont il a la charge. Le critique lui reproche en particulier un geste de familiarité envers son élève (mais comment interpréter ce reproche ?).

Une fois la critique terminée, le Courrier des spectacles règle ses comptes avec le Théâtre de la République. La lecture des récriminations de Le Pan est fort instructive pour mieux connaître les relations difficiles de ce théâtre avec la critique.]

Théâtre Français de la République.

Le vis comica répandu dans la charmante comédie : l’Intrigue Epistolaire, le pinceau hardi qui a sçu, après le Misanthrope, tracer l’Alceste du Philinte de Molière, promettoient un successeur au peintre de la nature. On ne doit pas s’étonner de l’affluence considérable qu’attira hier à ce théâtre la première représentation des Précepteurs, comédie en cinq actes, en vers, annoncée OEuvre posthume de Fabre-d’Eglantine. Nous nous rappellons qu’à la première représentation de la Suite du Misanthrope * la jeunesse d’alors, dont le jugement étoit si redoutable, se porta en foule au théâtre, dans le dessein de punir la témérité de l’auteur **. Quel dût résister à toute la force de la prévention, pour céder à l’enthousiasme, et élever jusqu'aux nues celui que, deux heures auparavant, ils auroient regardé avec pitié ? Un sentiment bien différent de celui-ci animoit les spectateurs d’hier : deux ouvrages justement estimés, en prévenant pour la nouvelle comédie, rendoient cependant son succès plus difficile, par la haute idée qu’ils avoient donnée du talent de l’auteur. Cette nouvelle pièce en est une preuve de plus , et doit ajouter aux regrets du public. Ne pouvant appeller l’auteur, il a du moins satisfait une partie de ses désirs, en faisant venir tous les acteurs. Un sujet des plus moraux, un plan hardi, mais bien conçu, un intérêt bien soutenu, des actes parfaitement coupés, plusieurs scènes charmantes, un troisième acte sur-tout admirable, voilà ce qui doit faire long-tems le succès de cette comédie. Nous pensons qu'on peut y reprendre des longueurs nombreuses dans le premier acte, quelques-unes dans le quatrième; des détails infiniment agréables, sans doute , mais déplacés ; le caractère souvent grossier d’un marin, quelques manques de convenances dans les discours de la soubrette , et de nombreuses négligences de style. Mais il est aisé de voir que la majeure partie de ces défauts auroient disparu , si l’auteur eût eu le tems de mettre la dernière main à son ouvrage. Aucun de ces défauts ne tient au plan de la pièce; aussi n’ont-ils pas excité de murmures marqués, tandis que des beautés du premier ordre ont excité le plus vif enthousiasme. Nous n’avons cependant pas partagé celui que nous avons remarqué presque général, à la comparaison d’un enfant bien élevé avec un grain de bled qui, retrouvé dans le pan d’un habit, ramène l’abondance dans une île déserte. Nous avons trouvé cette comparaison admirable et délicieusement exprimée ; mais nous croyons qu’au quatrième acte d’une pièce, dans un moment intéressant, et où tout doit être en action, elle est on ne peut plus mal placée. Passons à l’analyse de cette comédie.

Mad. Araminte, veuve fort riche , conserve à cinquante ans toutes, les prétentions que la coquetterie peut avoir à vingt ans elle fait élever Alexis, son fils, âgé d’environ 14 ans, par un précepteur très-estimable, mais dont les principes sur l’éducation (ce sont ceux de Jean-Jacques) ne lui conviennent guères. De son côté, Ariste arrivé depuis peu à Paris avec son élève, regrette pour lui l’exercice et les plaisirs innocens de la campagne. Dans la même maison demeurent des parents d’Araminte : leur fils Jules, cousin d’Alexis, est également confié aux soins d’un précepteur. Celui-c , que nous nommerons Damon, son nom nous étant échappé, seroit à comparer à la plûpart des jeunes gouverneurs, si au peu de capacité pour remplir un tel devoir, et à une basse adulation, il ne joignoit le caractère d’un frippon décidé. D’accord avec Lucrèce, suivante d’Araminte, il forme le projet de faire chasser Ariste de la maison , de faire venir son propre frère comme pour le remplacer, mais, en effet ; pour épouser la riche veuve, le tout sous la condition de lui donner à lui et à Lucrèce, douze mille écus de rente. La lettre qui contient toutes les instructions pour le frère de Damon est prête à partir. Ce jour est celui de la fêe d’Araminte. Le jeune Alexis, malgré le froid et la neige, est allé se promener de bon matin avec Chrisale, ami de son précepteur, et apporte tout franchement à sa mère un bouquet dont le plus grand prix vient de ce qu’il l’a été cueillir lui-mêle. Jules au contraire, conduit par son précepteur, vient réciter à sa tante un beau compliment en vers, composé par Damon, et qui flattent [sic] extrêmement l'amour-propre d’Araminte ; aussi fait-elle cadeau à son neveu des Fables de Lafontaine en un volume richement relié, tandis qu’elle ne donne à son fils qu’un cornet de bonbons. Cette nouvelle circonstance sert encore à décrier Ariste dans l’esprit d’Araminte. En vain Damis, son frère, marin dans toute la force du terme, entreprend-il de défendre le vertueux précepteur, celui-ci voit avec peine qu’on veut lui enlever son élève. Jules qui a dû, sous un maître comme Damon, contracter tous les vices, fait preuve de gourmandise, en proposant, à sou cousin d’échanger les cadeaux qu’ils ont reçus. Alexis y consent volontiers, et reçoit les Fables de Lafontaine, enveloppées dans une feuille de papier, pour le cornet de bombons, qu’il n’a seulement pas ouvert. Bientôt Damon vient faire fart à Lucrèce du malheur qui lui est arrivé : la lettre qu’il écrivait à son frère est perdue ; Jules seul peut l’avoir prise ; peut-être l’aura-t-il remise à sa tante. Nos deux intrigans le font venir ; on l’interroge : il nie avoir pris le fatal papier ; le fouet même, dont son précepteur le menace, ne lui fait rien avouer, mais une boëte de confiture que lui promet Lucrèce, a plus de pouvoir : il convient avoir pris la feuille de papier, et dit en avoir fait une barque qu’il s’est amusé à faire aller sur le bassin du jardin, où elle a été submergée. Damon court au jardin : ses recherches sont vaines. Pendant ce tems (et c’est, sans contredit, la plus jolie scène du troisième acte), l’adroite Lucrèce, voyant sa maîtresse très-occupée et voulant sçavoir si elle n’a pas reçu cette lettre, et en même tems quelles sont au juste les dispositions de son cœur pour le frère de Damon, lui tire les cartes et explique tout, comme elle le desire. Rassurée d’abord sur ses craintes, bientôt elle voit un départ, c'est celui d'Ariste, ensuite l’arrivée d’un étranger, c’est celle du frère de Damon ; cet étranger est aimé, etc., etc. Elle profite de ce moment pour faire signer à Araminte le congé d’Ariste. Il se retire chez son ami Chrisale, où il est bientôt rejoint par le bon Alexis, qui a fui de chez sa mère , pour rejoindre sou précepteur Celui-ci lui représente la peine que sa fuite a dû faire à sa mere, lui persuade de retourner chez elle. Alexis a déposé sur un secrétaire sa montre, son porte-feuille, son livre, enfin tout ce qu’il avoit sur lui. Du bruit se fait entendre : c’est un commissaire qui vient arrêter Ariste pour avoir enlevé Alexis de chez sa mere. Le jeune élève prend un pistolet et menace le commissaire. Son maître l’arrête et se rend chez le juge. Chrisale, resté seul, veut faire reporter à Araminte les effets de son fils ; en les examinant, il apperçoit la feuille de papier qui couvre le livre de Fables. Il lit et court chez Damis porter cette preuve irrécusable du complot de Damon. Damis, muni de cette arme, arrive chez sa sœur, il la trouve au milieu des deux fourbes qui, l'ayant entendu venir, se sont promis de bien le recevoir. Il les laisse d'abord parler, mais bientôt après les avoir épouvantés par ses menaces , il finit de les confondre en montrant le papier ; ils s’échappent, Ariste paroit et reprend bientôt sa place dans la maison d’Araminte, qui non seulement consent qu’il se retire avec Alexis à la campagne, mais qui veut elle-même les y suivre.

Telle est à-peu-près l’analyse de cette comédie qui est généralement bien rendue, et dans laquelle on doit sur tout des éloges au citoyen Grandménil pour qui chaque nouveau rôle est un nouveau triomphe, au citoyen Damas qui fait des progrès très-sensibles, à la cit. Vanhove qui a joué le joli rôle d’Alexis avec toute la vivacité, la naïveté et la sensibilité imaginables : mais s’il est un rôle joué avec une perfection rare, c’est celui de Lucrece qui est d’un genre absolument neuf, et que la citoyenne Devienne a saisi avec la même facilité que ceux dans lesquels elle a coutume d’être le plus applaudie.

Le citoyen Baptiste ne nous semble pas avoir mis autant de vérité dans le rôle d’Ariste, que nous nous sommes plus à lui en reconnoitre dans le personnage du Marin des Deux Frères. Nous pensons qu’il n’a pas toujours conservé cette fierté que doit lui inspirer son caractère. Il nous a souvent paru froid, et nous pensons que c’est à tort que dans la maison de Chrisale, il prend son éleve sur ses genoux.

Nous ne nous dissimulons pas que plusieurs abonnés peuvent être mécontents de voir l'annonce du théâtre de la République négligée depuis quelque tems dans notre feuille. Nous continuerions de garder le silence sur ce point, si nous ne savions pas que certaines personnes ont grand, soin d’attribuer a un dessein prémédité de nuire à cette administration une omission qui, comme on va le voir, n’a rien que de très naturel de notre côté.

On se rappelle que nous avons eu le malheur de ne pas regarder comme de bons ouvrages plusieurs pièces données depuis quelque tems à ce théâtre, telles que Falkland , Mathilde, les Deux Frères, etc., etc. Le compte désavantageux que nous avons rendu de ce dernier drame nous a sur-tout mérité le courroux des Artistes-Sociétaires.

Dès ce moment, non-seulement nos entrées nous ont été retirées, mais on a refusé de donner l’ANNONCE DU SPECTACLE, que nous envoyons chercher tous les jours aux grands théâtres, à onze heures du soir, afin d’être sûrs de la présenter plus exacte au public.

Ce n’est donc pas, comme on affecte de le répandre, à dessein de nuire â l’Administration du théâtre de la République, mais par suite de la mauvaise humeur de ses membres, que nous avons négligé les annonces de leurs pièces.

Uniquement jaloux de continuer d’obtenir les suffirages du public, nous le prévenons qu’a compter du 1er Vendémiaire prochain, l’annonce du théâtre de la République, soit qu'un juge à propos de nous la rendre, ou non, n’en sera pas moins mise exactement dans nos feuilles.

Nous n'avons jamais prétendu dépendre d’aucune administration de théâtre, et si nous en acceptons nos entrées, nous les croyons compensées par l’insertion journalière de leur annonce.

Le Pan.

* Second titre du Philinte de Molière.

** L’lntrigue épistolaire ne parut que l’année suivante.

La Décade philosophique, littéraire et politiue, an VIII, n° 1 (10 vendémiaire), p. 45-53 :

[Le rédacteur de l’’Esprit des journaux français et étrangers, vingt-neuvième année, tome II, brumaire an 8 [octobre 1799] a repris quasi sans changement cet article, p. 222-232.]

Théâtre Français de la République , rue de la Loi.

Les Précepteurs, comédie en cinq actes et en vers ; ouvrage posthume de Fabre-d'Eglantine.

La représentation de cette pièce a confirmé le jugement que nous en avions porté d'avance ; elle a justifié et augmenté nos regrets sur la perte d'un écrivain que son génie dramatique avait sans doute élevé à la hauteur de nos meilleurs modèles, et qui fut moissonné par la faulx révolutionnaire au moment où déployant toute la vigueur de son essor, il allait enrichir la scène française de quelques chefs-d'œuvres de plus.

Je ne crains pas de le dire, l'ouvrage des Précepteurs, même tel qu'on le représente, est la conception d'un talent supérieur : il n'avait besoin que d'une révision sévère de son auteur ; car malgré quelques défectuosités dans le plan, et d'assez fortes incorrections dans le style, on y trouve une connaissance approfondie des ressorts dramatiques, des scènes neuves, des caractères savamment opposés et largement dessinés, de la finesse et de la profondeur d'observation, enfin un but moral et philosophique, mais résultant beaucoup plus de la marche de l'action et de la liaison des scènes, que de ces froids et sententieux détails si mal-adroitement plaqués dans les ouvrages sans physionomie.

Quel véritable service un ouvrage de ce genre va rendre au goût et à la Littérature, en fesant pâlir, en remettant à leur place ces bluettes insignifiantes dont nous sommes inondés, en réveillant dans les uns, en excitant dans les autres le sentiment du beau dont la tradition s'effaçait en jour en jour sous le fatras glacé des ouvrages éphémères ! Honneur au théâtre vraiment français qui s'est empressé de nous en faire jouir ! Honneur aux Comédiens dont le zèle et les soins ont rendu la vie à cet orphelin délaissé, qui avait des droits dans le partage de célébrité de son malheureux père !

Essayons de saisir dans une analyse exacte la physionomie originale de cette nouvelle production.

Araminte, veuve de quarante-cinq ans, et s'en donnant trente-six ; faible, crédule, superstitieuse et frivole, aimant la flatterie et les hommages, a fait revenir de la campagne son fils Alexis et son Précepteur Arisie. Celui-ci est un philosophe éclairé, sensible et vertueux, qui par son zèle et ses lumières, cultivant et développant les heureuses dispositions de son élève, a su lui inspirer le plus tendre attachement, et le lui rend avec usure .L'enfant est impétueux, mais franc ; il est simple dans ses goûts, dans ses mœurs, dans ses vêtemens, dans ses manières ; mais profondément sensible, et doué tout-à-la-fois d'un esprit juste et d'une ame énergique.

Dans la même maison, le neveu à.'Araminte, à-peu-près de même âge que son fils, est confié aux soins de Timante, autre précepteur dont l'espèce est plus commune : c'est un de ces aimables merveilleux, un de ces mielleux hypocrites, plus occupés de leur fortune que de leurs devoirs, plus soigneux de flatter les parens que de perfectionner leurs élèves, et ne songeant qu'à masquer les vices de l'enfance sous le vernis des grâces, et les superficies de la frivolité : aussi l'élève de Timante est-il déjà menteur, gourmand, indocile et inappliqué : mais il a du maintien, sait se parer, danser, et réciter comme un perroquet les vers et les fadeurs que lui dicte son élégant mentor. Il est certes d'un esprit supérieur, de mettre en action la théorie de l'éducation !

D'accord avec une suivante d'Araminte, nommée Lucrèce, intrigante adroite, et qui saisissant à propos le faible et les ridicules de sa superstitieuse maîtresse, a su se créer une empire sur elle, Timante se propose de faire congédier l'ennuyeux et contrariant Ariste, et de le faire remplacer par son frère dont ils se flattent même qu'ils parviendront à faire assez goûter les soins et le caractère à la frivole Araminte, pour amener celle-ci jusqu'à l'épouser.

Ce projet réussira-t-il ? L'homme austère et vertueux sera-t-il sacrifié à l'adresse corruptrice de ses deux ennemis ? Alexis aura-t-il la douleur de perdre son précepteur et son ami ? Voilà tout le problême dramatique. On ne saurait disconvenir qu'il ne soit intéressant à-la-fois et moral : Voyons avec quel art l'auteur a développé cette action et la fait marcher, croître d'intérêt, se nouer, se dénouer sans interruption, sans longueur, sans échafaudage et sans secousses.

Qu'on me pardonne de m'étendre un peu sur cette analyse, c'est peut-être travailler au profit de l'art lui-même, que de saisir ainsi le fil dans la main d'un auteur dramatique, et les meilleurs préceptes se puisent souvent dans les bons ouvrages bien plus efficacement que dan» les Poétiques.

Voici l'enchaînement des scènes.

Il est six heures du matin ; Lucrèce et Timante se sont donnés rendez-vous au salon avant que personne ne soit éveillé, pour causer des projets dont ils s'occupent déjà depuis quelques mois : Timante apporte la lettre qu'il écrit à son frère, et dans laquelle il l'instruit de tout ce qu'il doit faire et savoir pour réussir auprès d'Araminte et de ceux qui l'entourent ; par cette lettre, l'exposition se fait de la manière la plus simple, la plus claire, la plus ingénieuse, parce qu'elle met sur-le-champ le spectateur au fait de tous les intérêts et de tous les caractères : eh bien ! cette même lettre fera le nœud, la péripétie, la catastrophe et le dénouement.

Le jeune élève d'Ariste, malgré la neige et le froid, se dispose à courir les champs pour chercher un bouquet : il sait que c'est la fête de sa mère, il y vole : Araminte elle-même ne tarde pas à paraître : elle s'est éveillée fort agitée de plusieurs songes qu'elle a faits et sur lesquels Lucrèce la rassure adroitement. Ariste arrive à son tour pour solliciter la permission de s'en retourner à la campagne avec son .élève, pour qui le séjour de Paris lui paraît dangereux, mais Araminte, déjà bien préparée par les insinuations de Lucrèce, reçoit la proposition avec aigreur, refuse net, et laisse le vertueux Précepteur encore plus alarmé sur le sort à'Alexis, que piqué des dégoûts dont on l'abreuve.

Au second acte les deux Précepteurs se trouvent ensemble et développent l'opposition de leurs caractères dans une scène très-bien faite, très-bien dialoguée où ils s'entretiennent de leurs élèves et de leur système d'éducation. Ils s'animent, se piquent, mais le sévère Ariste, après, avoir terrassé son frivole adversaire par les armes d'une dédaigneuse ironie, lui abandonne la place et, comme on peut croire ne le laisse que plus disposé à suivre ses projets de vengeance. Araminte paraît : son fils Alexis lui apporte sans art un bouquet de fleurs des champs, et s'excuse d'être sorti si matin, sur l'envie de cueillir des fleurs pour elle, et de les cueillir lui-même.

Bientôt Timante amène son élève Jules, paré comme un bijou, apportant un gros bouquet artistement arrangé par une bouquetière, et des vers plus apprêtés encore, dans lesquels il compare sa tante à Vénus, et qu'il récite, de mémoire comme une leçon, sans les comprendre, tandis que l'Apollon jouit de l'impression que font ses fades lieux-communs sur le cœur d'Araminte....

En effet, le résultat de cette scène est que cette mère imprudente est plus flattée d'un compliment suggéré de son joli neveu, que du bouquet naturel de son fils, quoiqu'il l'ait cueilli lui-même, et pour témoigner mieux encore la différence qu'elle y met, elle donne â Jules, en récompense un exemplaire superbement relié des fables de Lafontaine, et au modeste Alexis un simple cornet de bonbons. Le Précepteur remercié à son tour, prend occasion de parler de son frère.

Au troisième acte, Jules plus gourmand que jaloux de s'instruire, propose à son cousin l'échange des bonbons contre le livre de fables et la proposition est acceptée de grand cœur par Alexis : on voit pourtant que la couverture de maroquin, et les tranches dorées du beau volume, ont inspiré à Jules un grand respect, car il les a enveloppées avec soin d'un papier pour les conserver. Tous ces détails sont frappans de nature et de vérité, mais le talent suprême est en les tirant ainsi du fond du sujet, de les rendre tout-à-la-fois utiles au développement des caractères, au but moral et à l'action. A peine l'échange est-il consommé, et les enfans sont-ils sortis, que Timante accourt dans le désordre de l'effroi confier à Lucrèce que sa lettre à son frère a disparu, qu'il ne la retrouve plus, et que Jules a pu seul s'en emparer : grande agitation entre les complices : on fait venir Jules : Timante aveuglé par sa colère, le gourmande avec emportement, et veut le faire convenir du vol de la lettre, en lui reprochant tous ses défauts ; peinture sublime de l'inconséquence où. nous entraînent l'immoralité et l'intérêt personnel ; le Précepteur ne s'aperçoit pas dans sa colère qu'il fait lui-même la censure de son genre d'éducation.

Jules va la faire encore mieux : il ment effrontément pour s'excuser, et se révolte contre Timante. Lucrèce, plus adroite, appaise l'un et l'autre, interroge l'enfant avec douceur, le caresse, lui promet des confitures s'il veut dire la vérité : Jules, comme un petit serpent, se replie avec adresse, avoue pour obtenir les confitures qu'il a pris la lettre ; et pour se soustraire à la nécessité de dire ce qu'elle est devenue et de la retrouver, soutient qu'il en a fait un bateau qu'il a laissé submerger dans le canal.

Un peu rassurés, nos deux fripons se partagent l'emploi : l'un court au canal, l'autre va sonder Araminte et preser le renvoi d'Ariste ; pour cet effet, dès qu'elle aperçoit notre veuve, elle l'amène à se faire tirer les cartes : s'assure d'abord adroitement par ce moyen qu'elle ne sait et ne soupçonne rien, lui prédit ensuite l'arrivée d'un nouveau Précepteur, et l'hommage d'un serviteur dévoué, dont elle pourra même couronner le zèle sincère et la modeste ardeur. Araminte., qui compare ces prédictions avec les mouvemens de son coeur, trouve que Lucrèce a deviné, et l'appelle sa chère amie, parce que la malicieuse pythonisse flatte sa faiblesse et caresse son ridicule : enfin cette insidieuse soubrette parvient à force d'art à lui arracher la signature du congé d''Ariste : cette scène qui termine le troisième acte est un chef-d'œuvre d'invention -et d'exécution tout ensemble.

Au 4e. acte, Ariste qui a reçu sa lettre, est chez son ami Chrisale, qui veut le consoler ; mais ce bon Gouverneur pleure sur le sort de son élève, et déplore la perte des soins qu'ils a pris de former un homme, parce qu'ils sont rares. Alexis à la première nouvelle du renvoi de son cher Précepteur, s'est informé du lieu de sa retraite : il arrive tout essouflé et se jette dans les bras d'Ariste. Il lui apporte, en attendant qu'il ait fléchi sa mère, tous les bijoux qui sont à sa disposition, et entre-autres le beau volume de fables toujours enveloppé dans son papier. Ariste lui fait sentir qu'après ce premier témoignage de son bon cœur, il ne doit pas oublier sa mère, et l'inquiéter plus long-tems sur son absence. Il lui fait promettre d'y retourner : mais un ordre de la police arrive qui oblige Ariste de se rendre chez le Magistrat, pour répondre sur l'accusation intentée contre lui d'avoir voulu soustraire Alexis à sa mère : l'enfant indigné veut s'armer d'un pistolet, mais Ariste le rappelle aux principes, à ses devoirs, lui fait jurer de reprendre le chemin de la maison d'Araminte, et se rend paisiblement chez le Magistrat. Cependant Chrisale ne peut revenir de tout ce désordre, et jetant par hasard les yeux sur le livre enveloppé de papier laissé par Alexis, le lit tout bas avec curiosité, et sans en achever la lecture s'enfuit précipitamment.

Le spectateur qui a déjà soupçonné que l'enveloppe est la fameuse lettre perdue, se le persuade encore plus en voyant l'impression qu'elle produit sur Chrisale, et s'en assure tout-à-fait quand un frère d"Araminte , marin grossier, mais franc et grand partisan d'Ariste, vient enfin, au cinquième acte, avec cette pièce foudroyante, éclairer sa sœur, venger la vertu, et confondre les intrigans. Lucrèce et ceux-ci n'ont d'autre ressource que de s'enfuir l'un et l'autre de cette maison, où le vice et la sottise sont enfin démasqués, et dans laquelle Ariste reprend sa faveur et sa place.

Telle est la fable intéressante d'une comédie en cinq actes, simple et morale, où l'amour ne fait aucun des événement principaux, et dont l'exécution ferme et hardie répond k la vigueur de la pensée.

Il est clair que l'auteur, s'il eût vécu, n'eût .pas négligé de corriger lui-même quelques imperfections ; il eût sans doute retranché quelques longueurs dans le rôle d'Araminte ; il eût supprimé quelques détails inutiles et disparates,.tels qu'une partie du rôle de la gouvernante de Chrisale ; il eût tâché de fondre en un seul les deux personnages de Chrisale et du marin, dont l'un est inutile ; il eût adouci le caractère emporté de ce marin souvent brutal sans égards ; il eût peut-être donné plus de vie et de mouvement au cinquième acte ; il eût enfin fait la guerre à toutes les expressions impropres ; mais il n'eût rien touché à la belle ordonnance du plan, à la peinture animés des caractères, à la belle scène des deux précepteurs, digne de paraître à côté de celle de Clitandre et de Trissotin, dans les femmes savantes ; à tout le troisième acte, étincelant de beautés du premier ordre, et aux détails profondément observés ou sentis , dont l'ouvrage fourmille.

La pièce est en général très-bien jouée. On doit savoir gré aux comédiens de l'adresse avec laquelle ils ont souvent escamoté, pour ainsi dire, les termes et les hémistiches, dont le goût leur faisait craindre l'improbation. Grandmenil est sur-tout un de ceux dont le rôle était le plus dangereux sans contredit, et c'est une grande preuve de talent de sa part d'avoir forcé la critique au silence. II est de fait que le public n'a pas été tenté de se fâcher une seule fois pendant la durée des cinq actes , ce qui est rare aux premières représentations.

Etait-ce uniquement par ce respect religieux qu'inspire un homme de génie quand il n'est plus ? Je voudrais en être sûr; mais on ne risquerait pas beaucoup de se tromper, en supposant que, si Fabre d'Eglantine eût vécu, on eût peut-être murmuré souvent de quelques-unes de ses hardiesses. Cela confirme ce sentiment malheureusement trop vrai qu'Horace a si bien exprimé dans ces vers :

        Virtutem incolumem odimus,
Sublatam ex oculis quœrimus invidi.

Et que le poète Lebrun a si heureusement imités par ceux-ci :

On n'aime que la Gloire absente,
La Mémoire est reconnaissante,
Les yeux sont ingrats et jaloux.

Cela nous mène encore à cette réflexion. C'est qu'il serait heureux pour l'art que l'on pût donner de tems en tems au public des pièces impossibles à corriger ; il apprendrait peut-être, par expérience, à ne pas improuver, du vivant des auteurs, ce qu'il leur pardonnerait s'ils étaient morts sans nuire à leur production.

Il s'accoutumerait peut-être à ne pas se choquer comme il le fait souvent, de quelques traits qui tiennent à l'originalité des conceptions hardies, et à ne pas toujours paralyser l'audace du talent par les murmures d'une improbation souvent prématurée.

On dit que les comédiens ont porté le respect jusqu'à ne pas vouloir retrancher un seul mot ni reformer une expression évidemment vicieuse ; c'est peut-être pousser trop loin le scrupule ; on a retranché du Cid deux rôles entiers, sans outrager la mémoire de Corneille ; ce serait sans doute un sacrilège de se permettre des changemens dans l'ordonnance ou la physionomie de l'ouvrage, mais des longueurs évidentes, mais des mots trop choquans peuvent ne devenir qu'un sacrifice nécessaire, et la seule attention à prendre c'est qu'il soit fait avec goût et précaution.

L. C                               

La Harpe, Lycée, ou cours de littérture ancienne et moderne, tome onzième, IIe partie (an VIII), p. 505-550 :

[La Harpe a besoin de 45 pages pour dire tout le mal qu'il pense de la pièce de Fabre d’Églantine : peu d’œuvres auront droit à un tel traitement !]

Mais ce qui passe toute croyance, c'est le drame posthume intitulé les Précepteurs, dont je ne me pardonnerais même pas de parler, tant il est au-dessous de la critique, si à l'heure même où j'écris(1), il n'était joué avec les plus grands applaudissemens, et célébré dans les journaux avec une sorte d'adoration, puisque l'auteur n'y est plus nommé que comme le Moliere du siecle. Quels journaux ! (dira-t-on) soit, mais ce sont à peu près les seuls qui aient droit de paraître, et cette abjecte littérature dont ils sont les trompettes, rangée depuis dix ans sous les drapeaux révolutionnaires, commande encore le silence et la terreur à quiconque oserait juger Fabre autrement que comme un patriote martyr, à qui la nation vient enfin de rendre hommage. Je veux bien encore que la peur et le besoin de vivre inspirent quelque pitié pour ceux de ces journalistes de la liberté qui craignent les scellés ; mais du moins on ne met pas les scellés sur un spectacle pour venger une piece qui ne regarde point la chose publique. Les hommes à bonnets rouges ne se jettent plus dans le parterre, le sabre à la main, pour soutenir l'esprit public à sa hauteur, et l'on n'est plus bâtonné et traîné dans les ruisseaux, au sortir de la salle, pour avoir hué ou applaudi dans un sens contre-révolutionnaire. C'est une décadence ou un progrès dont je suis sûr, quoique je n'aille pas au spectacle. Ceux qui applaudissent les Précepteurs n'ont donc point d'excuse, puisqu'ils n'y sont pas forcés sous peine de la vie, et qu'ils pouvaient siffler sans être déportés. Le succès du théâtre tient donc évidemment au goût actuel, et devient l'époque la plus marquée de l'extrême dégradation de l'art, depuis que nos spectacles sont livrés à une multitude sans frein et à une jeunesse sans éducation(2). Cette rapsodie des Précepteurs, toute méprisable qu'elle est, devient ainsi un monument, (car il y en a de plus d'une sorte) et la fortune qu'on lui a faite est un mémorable symbole de la scene française révolutionnée. C'est encore moins de l'ouvrage qu'il convient de faire justice que de son succès impudent, et du nouveau public de nos spectacles, dirigé par une nouvelle littérature qui regne impunément dans le silence universel de la raison et du bon goût. Et qu'on ne vienne pas nous rebattre des méprises qui sont de tout tems, et la Phedre de Pradon, et le Timocrate, etc. Il y a des degrés dans tout, dans le mauvais comme dans le bon, et il est littéralement vrai que le mauvais d'aujourd'hui est à celui d'autrefois ce que celui-ci était au bon. Les Précepteurs particuliérement sont un chef-d'œuvre unique en bêtise, (le mot propre est ici indispensable) en bêtise de toute espece, soutenue, variée, redoublée d'acte en acte, de scene en scene, de vers en vers. Tout y est absurde et ridicule, le plan, l'intrigue , les moyens, les caracteres, les incidens, les détails, les pensées, et le style par-dessus tout. Accoutumé, dans ma situation isolée, à parler de tout sans déguisement et sans crainte, je ne manquerai pas cette occasion de faire voir jusqu'où nous sommes descendus, notamment dans les ans de l'esprit, en attendant que je développe ailleurs(3) les diverses causes qui ont progressivement dénaturé notre théâtre, qui était encore, il y a quinze ans, l'admiration de l'Europe.

Fabre, qui, excepté son Philinte, n'a jamais eu une idée à lui, n'avait ici d'autre objet que de mettre sur la scene l'Emile de Rousseau dans la premiere adolescence, entre dix et douze ans ; de lui donner un précepteur philosophe opposé à un précepteur homme du monde ; de mettre en contraste dans la même maison les deux maîtres et les deux éleves, et de ces deux plans d'éducation différens, faire approuver l'un et condamner l'autre. Pour remplir ce double objet, il eût fallu que l'une des deux éducations fût sensiblement bonne et l'autre sensiblement mauvaise ; et toutes deux bien caractérisées ne pouvaient gueres fournir qu'un de ces petits drames moraux dont Mme. de Genlis a donné le modele dans son Théâtre d'éducation. En faire une véritable comédie, et lier en ce genre le dessein moral à une intrigue comique et théâtrale, était, sinon impraticable, (ce que je n'oserais affirmer) au moins une entreprise si nouvelle et si difficile, que ce n'eût pas été trop du plus grand talent pour en venir à bout. Il ne serait pas plus aisé de tirer de l'enfance des moyens et des effets comiques pendant cinq actes, que des moyens et des effets tragiques, et ce dernier prodige n'a paru, qu'une fois, et c'était Racine ! Que Fabre n'ait pas même soupçonné la difficulté, je le conçois fort bien; mais que sera-ce s'il n'a rien fait, absolument rien de ce qu'il voulait faire, dans quelque classe qu'on veuille placer son drame ; s'il a fait sans cesse tout le contraire ; si l'enfant qu'il donne pour très-mal élevé ne paraît mauvais en rien, et ne dit, ne fait rien qui ne soit du commun des enfans ; si celui qu'on donne pour un modele commet des fautes graves et très-extraordinaires à son âge, et parle et agit comme un très-mauvais sujet ; si des deux précepteurs, l'un, qui ne devait être qu'un homme frivole et borné, est un fripon aussi insensé dans ses projets que plat et vil dans sa conduite et dans son langage, l'autre, qui ne devait être qu'un homme sage et modeste, est un pédant rogue, aussi grossier qu'inconséquent, bouffi d'orgueil et de phrases, déraisonnant avec gravité contre une mere et caressant les fautes de l'enfant, et mesurant son estime pour lui-même par le mépris qu'il a pour tout le monde ? C'est là sans doute un parfait philosophe de nos jours ; mais le proposer à notre admiration, c'est ce qu'on ne pouvait oser que de nos jours, et ce que Fabre était digne de faire.

Cette philosophie, la seule qui fût à sa portée, l'occupait ici tout entier : un maître philosophe, un enfant philosophe, c'est là ce qu'il lui fallait. Si d'après ses principes, il était de force à faire le premier, c'est-à-dire, un sophiste aussi révoltant qu'ennuyeux, il n'a pas dû se douter que le second était hors de nature sur la scene comme dans la monde, et qu'un petit philosophe de douze ans(4) était ce qu'on pouvait voir au théâtre de plus ridicule, après l'auteur qui le fait parler. Rousseau avait trop d'esprit pour s'égarer à ce point dans son roman didactique ; et même ce qu'il évite le plus, c'est de faire de son Emile un petit docteur précoce, un petit raisonneur impertinent. Je n'en suis pas ici à distinguer, à séparer le bon et le mauvais du système de l'Emile : je remarque seulement que Fabre qui a cru le suivre et le mettre en action, ne l'a pas même entendu et n'était pas en état de l'entendre, encore moins d'en profiter. Ce qu'il y a de charme dans l'enfance d''Emile, tient précisément à la nature et à son âge : on va voir ce qu'est l'Alexis de Fabre, substitué à l'Emile de Rousseau.

S'il voulait faire une comédie de ses deux précepteurs et de ses deux enfans, il fallait de toute nécessité faire rentrer ces quatre personnages dans une action digne de la scene, et que la théorie morale trouvât sa place au milieu des situations comiques. C'est cet accord heureux, caractere des bonnes comédies, que l'on admire dans la meilleure de celles de La Chaussée, l'Ecole des Meres ; mais aussi le personnage chéri et gâté n'est point un enfant; c'est un jeune homme déjà dans le monde. Quelle différence ! Si l'on eût proposé à La Chaussée un enfant de douze ans, il en savait assez pour répondre que l'enfance pouvait fournir à la comédie une scene d'épisode, d'incident, de détail, comme on en voit des exemples dans les petites pieces de Moliere, de Dancourt, deBrueys, etc. mais que ce serait se mocquer d'un auditoire raisonnable, que de l'occuper pendant cinq actes de tout ce qui se passe de nécessairement puéril entre deux pédagogues et deux enfans. Si pour parer à cet inconvénient, on eût parlé d'un moyen tout simple, celui de rabaisser jusqu'à l'enfance les principaux personnages, par exemple, une mere assez imbécille pour passer une demi-heure à tirer les carres avec sa femme-de-chambre, (ce qui serait la grande scene, le grand comique de la piece,) c'est de lui-même pour ce coup qu'il aurait cru qu'on se mocquait, et il aurait demandé si l'on croyait aussi le public tombé en enfance. Alors je ne connais gueres que Fabre qui eût osé lui tracer avec confiance le plan que voici.

Deux précepteurs, Ariste et Timante, élevent dans la même maison deux enfans, dont l'un est le fils, l'autre le neveu d'une Araminte, femme sur le retour, c'est-à-dire, entre quarante et cinquante ans, et qui, suivant l'usage, ne se place encore qu'entre trente et quarante. Mais elle a aussi cinquante mille écus de rente, ce qui doit lui donner à peu près autant de maris qu'elle en voudra, et en effet elle en veut au moins un, et l'aurait déjà pris, n'était ce Timante dont les précautions ont écarté de nombreux soupirans. -- Comment ! avec quelles précautions ? Il est donc son amant ou son meilleur ami tout au moins ? – Ni l'un ni l'autre ; – Et par quel art ou quel empire a-t-il donc isolé ainsi depuis quinze mois une veuve riche et pressée de se remarier ? Plus une chose est extraordinaire et difficile à supposer, plus il est indispensable de la fonder bien ou mal. – Rien n'est mieux fondé : ce Timante qui n'est ni l'amant ni l'ami d'Araminte, est en revanche l'ami, l'amant, le futur époux de la femme-de-chambre. – Passe, ceci rentre dans l'ordre commun ; et cette femme-de-chambre?.... – Se nomme Lucrece, a trente-quatre ans, à ce qu'elle dit, et Timante met toute son ambition à 'l'épouser ; – Maïs pourquoi n'a-t-il pas celle d'épouser la maîtresse, puisqu'il a déjà le pouvoir d'éconduire tous les prétendans ? C'est s'arrêter en beau chemin. – Son ambition, quoique plus humble, n'est pas trop mal entendue ; car cette Lucrece aura douze mille écus de rente. – Ah ! ah ! c'est un grand parti, que cette soubrette ; et d'où sera-t-elle si riche ? – Du génie de Timante, qui ne se souciant pas apparemment d'épouser une veuve de cinquante mille écus, quoiqu'il ne nous dise pas pourquoi, trouve tout simple de la faire épouser à un sien frere, sous la condition qu'il commencera par prendre sur les biens d'Araminte douze mille écus de rente, (c'est bien le moins) pour doter cette Lucrece de trente-quatre ans, que l'auteur, afin de la relever un peu, qualifie, dans la liste des personnages, de femme de compagnie et de chambre, quoique d'ordinaire l'un ne soit pas l'autre. – Ah ! ah ! mais où est ce frere, et qu'est-ce que ce frere ? Il faut que cette Araminte ait déjà un grand penchant pour lui, puisque Timante croit n'avoir rien de mieux à faire que de la céder, lui qui pourrait en avoir quelque envie pour son compte. – Oui, elle aime ce frere qui n'est rien et n'a rien, non plus que Timante. – Ah ! ah ! j'entends ; c'est sans doute un Adonis, un Joconde, un conquérant de femmes, un..... – Rien ne prouve le contraire, car il ne paraît pas même dans la piece, Araminte ne l'a vu de sa vie, n'en a jamais entendu parler, si ce n'est à Timante qui lui a dit, il y a dix jours, qu'il avait un frere de trente ans, bien fait et bien bâti. – Quoi ! elle ne l'a pas même vu, et elle en est amoureuse ! – Elle en est ensorcelée, c'est le mot ; car elle est sentimentale ; elle en rêve le jour et la nuit, tire les cartes pour savoir s'il viendra et si elle en sera aimée ; et toute la piece est remplie des détails de cette passion toute sentimentale, comme vous voyez, puisqu'on n'en voit pas même l'objet. C'est là le nœud et l'intérêt de la piece, et l'un et l'autre est aussi tout sentimental. – Mais cette Araminte est donc tout-à-fait folle ou imbécille ? – C'est peut-être ce qu'on pourrait croire d'un bout de la piece à l'autre. Mais ce n'est plus dans l'action et le dialogue, comme on sait, que l'auteur caractérise ces personnages : c'était la mode du tems passé. Depuis l'invention des drames philosophiques , c'est dans la nomenclature des rôles, en tète de la piece, que l'auteur nous apprend au juste ce qu'il a voulu faire de chacun de ses personnages, et ce qu'ils sont et doivent être pour nous. Cela se pratiquait déjà depuis quelques années; mais Fabre , pour rendre cette nouvelle méthode plus imposante, a mis en grandes capitales à la tête d'un exposé de deux pages et demie, CARACTERES ET COULEURS DES ROLES. C'est là que nous apprenons que cette Araminte, que nous pourrions prendre tout simplement pour une folle ou une imbécille, (à ne voir que la piece) n'est autre chose que superstitieuse et crédule à l'excès, sentimentale par tempérament, (vous entendez) passionnée par manie du sentiment, (vous comprenez) esclave et dupe de tout ce qui promet des jouissances promptes et artificielles (cela est clair). Or comme un homme de trente ans, bien fait et bien bâti, promet des jouissances promptes, si elles ne sont pas artificielles, vous touchez au doigt que c'est là ce qui tourne la tête à cette veuve, qui ne pouvant, avec ses cinquante mille écus de rente, trouver à Paris un mari de trente ans, bien fait et bien bâti, n'a rien de mieux à faire que d'attendre par le coche le frere du précepteur de son fils.

On est tenté de s'arrêter, on recule devant cette profusion d'inconcevables bêtises. Mais qui sait si ceux qui n'auront pas la piece sous les yeux, n'imagineront pas que j'ajoute un peu à la lettre, et que tant d'absurdités inouïes ne sont pas toutes de l'auteur ? Il faut donc aller jusqu'aux citations, et l'on verra si j'exagere ou si j'ai pu exagérer.

Timante. (scene premiere.)

Déjà depuis dix jours, sans paraître empressé,
J'ai jeté des désirs dans le cœur d'Araminte.
J'ai parlé de mon frere; elle a reçu l'atteinte.

Vous voyez si j'invente, et si c'est moi qui le lui fais dire : dès qu'il a parlé de son frere, elle a reçu l'atteinte. Si l'on parlait à une jeune fille, gardée de près, d'un jeune homme bien joli et bien amoureux, elle pourrait recevoir une atteinte, au moins de curiosité ; et pour recevoir une atteinte d'amour il faudrait qu'elle l'eût vu, ou à toute force qu'il lui eût écrit. C'est ainsi que la nature est faite pour nous autres hommes vulgaires ; mais pour un philosophe tel que le patriote Fabre, oh ! c'est autre chose. Ecoutez la suite.

Sur le même sujet, d'un air fort ingénu,
Pas à pas mon discours est souvent revenu.
Quand j'ai vu que le trait avait passé l'écorce,
J'ai d'un peu plus de charme assaisonné l'amorce.
« Il est jeune ; » quoi ! jeune !

Timante a un frere jeune ! quelle atteinte ! quel trait ! quel charme ! quelle amorce ! Amusez-vous, lecteurs, de ce style figuré, comme on le figure aujourd'hui ; et accordez avec le trait qui passe l'écorce, un charme qui assaisonne une amorce ! Chaque mot est impayable.

« II est jeune ; » quoi ! jeune ! – et bien bâti. – bien fait ?
Ces petiis mots tout bas ont produit leur effet.
Puis les dons de l'esprit, du cœur, une belle ame,
Du sentiment surtout ont éveillé la dame ;
Si bien que d'elle-même, hier, presqu'en tremblant,
Elle m'en a parlé sans en faire semblant,

Comme elle est éveillée, cette presque tremblante Araminte ! Quel mélange de sentiment et de pudeur, à la seule idée de ce frere bien fait dont elle parle sans en faire semblant ! Et ce n'est pas un valet qui plaisante, c'est un personnage sérieux qui parle ainsi très-sérieusement ! La beauté de ce style et de ce dialogue est consommée par ces deux vers :

Il faut à votre tour, saisissant la matiere,
Lui.....

c'est à sa Lucrèce que Timante s'adresse dans tout ce discours ; mais comme elle ne se soucie pas de saisir la matiere, elle se récrie vivement:

Non pas, s'il vous plait ; je resterai derriere.

J'ai toujours remarqué qu'à une premiere représentation, le public se faisait une loi d'entendre avec assez de patience, au moins le premier acte, quelque mauvais qu'il pût être, ne fût-ce que pour savoir à peu près ce que l'auteur pouvait ou voulait faire. Mais je répondrais bien, sur ce que je me rappelle de cet ancien public, qu'à ces deux vers où l'on propose à une soubrette de saisir la matiere, et où elle répond si à propos qu'elle restera derriere, les acteurs auraient été obligés de baisser la toile, pour échapper aux huées qui les auraient accueillis.

Lucrèce répond :

On l'a reçu, le trait ; il a percé le cœur :
Ce cœur bat, il se gonfle,
et Philiste est vainqueur.

Si ce ne sont pas là tous les caracteres d'une grande passion, il n'y en a pas, et cela ne fait que croître et embellir jusqu'à la fin de la piece. Quel dommage que l'auteur ne nous ait pas montré ce Philiste vainqueur, qui triomphe de si loin ; ce terrible frere, dont ne peuvent parler qu'en tremblant les veuves de cinquante ans qui ne l'ont jamais vu. Encore deux vers de Lucrèce, et je m'arrête là par discrétion.

Il n'est pas tems, je crois, de secourir la belle ;
Laissons gémir encor la tendre tourterelle.

La tourterelle arrive, et ne gémit pas tout à fait ; mais elle a le cœur transi d'un rêve affreux, épouvantable.

Lucrece.

O mon dieu !

Araminte.

Des rochers, une auberge , une table.....

Lucrèce, vivement.

Avez-vous mangé ?

Araminte.

Non, non, je n'ai pas mangé.

Lucrece.

Ah ! tant mieux.

Araminte.

                             Tout-à-coup cela s'est mélangé.
C'était tout plein d'objets que je ne saurais dire ;
Une confusion comme dans un délire.

Oh ! pour du délire, il n'y a pas autre chose dans la piece, non plus que dans le rêve. Mais encore pourrait-on délirer, sans être si insipide et si sot.

Après j'ai vu venir le long d'un grand chemin,
Une chaise de poste et des chevaux de main.

Après pour ensuite est de l'élégance de Fabre, comme tout plein. On voit bien qu'elle a rêvé du frere, et l'on rêverait à moins. Mais comme il est fort douteux qu'il arrive en chaise de poste, et qu'il ait des chevaux de main, à moins qu'il ne les ait gagnés à la révolution, on peut observer ici comme le sentiment ennoblit tout, même en rêve : c'est un des traits fins de cette scene.

Lucrèce.

Avez-vous rêvé d'eau ?

Araminte.

Mais je crois qu'oui.

Lucrèce.

Bourbeuse ?

Araminte.

Attends, attends..... non pas ; très-claire et poissonneuse.
Car j'ai vu des poissons ; il m'en souvient très-bien.

Lucrèce.

Bon signe, les poissons ! cela ne sera rien.

Je crois qu'il y a encore là dedans quelque finesse de l'auteur ; mais je ne suis pas toujours dans le secret. Laissons l'eau et les poissons, et venons aux deux précepteurs.

Il y a sept ans qu'Ariste est près d'Alexis le plus souvent à la campagne, suivant les maximes de Rousseau, que je n'examine pas ici. L'on ne nous dit point qu'Araminte ait jamais paru mécontente de lui ni de ses principes d'éducation : seulement elle l'a fait revenir près d'elle avec Alexis, et c'est depuis ce tems que Timante et Lucrèce travaillent à le faire renvoyer, pour introduire le frere bien bâti ; ce qui pourrait faire présumer qu'Ariste ne l'est pas, ni même Timante, puisqu'il n'en faut pas davantage, même en idée, pour que cette pauvre Araminte ne sache plus où elle en est. Il se peut aussi que ce soit la faute d'Ariste, qui, à ce que dit Lucrèce, « est un pédant qui fait toujours la moue. »

Et tranche du docteur en son particulier.

Si c'est en son particulier, cela ne peut gueres choquer personne. Toujours le style niais, le genre bête, comme nous disions autrefois, lorsque nous comptions cinq ou six auteurs de ce genre : aujourd'hui il. n'y aurait pas moyen de compter. Cet Ariste que Lucrèce nous peint comme un franc original, une espece de sauvage, justifie parfaitement ce portrait, dès les premiers mots de son rôle, que l'auteur prétend nous donner pour celui d'un sage. Voici comme il débute avec Araminte, en entrant sur la scene.

                                Pour de très-justes causes,
Je trouve qu'il est bon que votre fils et moi
Nous quittions ce séjour : l'habitude a sa loi.
Chaque éducation, Madame, est un système.

Cela fait passablement de systèmes, et il y en a pour tout le monde, comme en toute autre chose, ce qui va fort bien à notre philosophie : cette fois l'auteur a dit mieux qu'il ne croyait dire. Mais d'ailleurs, ce début de son Ariste est le comble de l'impertinence et de la grossiéreté. Il est intolérable qu'un précepteur aborde la mere de son éleve, sans daigner même lui dire Madame en commençant, ce dont aucun homme ne se dispenserait. S'il l'appelait citoyenne, il n'y aurait rien à dire ; car on n'avait pas encore renoncé à cette partie de l'urbanité républicaine(5). Mais il dit Madame au quatrieme vers, ce qui le rend inexcusable de ne l'avoir pas dit au premier. Et puis, cet exorde sentencieux, ce ton de harangueur, cette habitude qui a sa loi, au lieu de dire au moins que l'habitude est aussi une loi ! Quel plat pédant ! quelle ignorance de toutes les bienséances sociales ! Nos bons comiques n'ont pas donné une autre tournure à leurs plus ridicules pédagogues, à leurs Métaphraste, à leurs Bobinet, à leurs Mamurra ; et il est singuliérement heureux que Fabre, en voulant nous faire respecter son philosophe, l'ait fait, sans y penser, tout semblable aux plus grotesques personnages livrés à la risée publique dans nos scenes les plus bouffonnes : c'est la nature prise sur le fait.

Ariste continue son sermon, et défigure dans son galimathias rimé ce qu'avait dit Jean-Jacques en bonne prose, quand il amene son Emile à la campagne. Lucrèce se mocque de lui et avec raison ; car l'auteur voulait qu'elle eût tort, comme Clénard avec Fougere. Quant à la mere, il a ici recours à son procédé ordinaire, et qui devait lui coûter fort peu : pour donner de l'avantage contr'elle au précepteur Ariste, il la fait parler encore plus ridiculement que lui. Contrebalancer la sottise par la sottise, c'est tout l'art de la piece et du dialogue. Citons ; car il me faut les vers de l'auteur pour justifier mes expressions.

S'il veut voir le feuillage, au Cours il en verra :
Des troupeaux, des bergers ? menez-le à l'opéra.

Si Araminte n'est pas stupide, elle sait qu'à l'opéra on ne voit de troupeaux qu'en peinture, et de bergers qu'en taffetas. Quoiqu'elle aille peu à la campagne, elle sait que son fils n'a qu'à sortir des barrieres, pour voir, en se promenant, des bergers, des troupeaux, même des chaumieres. Elle sait que la belle saison suffit de reste pour prendre toutes les notions de la vie rustique, qui peuvent être une leçon d'humanité. Rien ne l'empêche donc de répondre pertinemment à la fantaisie philosophique d'amener Alexis aux champs dans le cœur de l'hiver ; et si elle ne sait ce qu'elle dit, c'est que l'auteur a besoin qu'elle n'ait pas le sens commun, afin que son Ariste paraisse avoir de l'esprit. Toute autre qu'elle aurait beau jeu à berner l'inepte suffisance de ce lourd pédant, affublé de la philosophie d'emprunt dont Fabre avait pris les lambeaux partout. Ayons le courage de les secouer un moment, et s'il n'en sort que la plus sale poussiere, n'oublions pas qu'elle a couvert toutes les écoles d'un grand empire, depuis Bayonne jusqu'à Dunkerque, et renversé tous ces monumens que l'on commence enfin à regretter après huit années, sans qu'il soit jusqu'ici plus possible de les rétablir qu'il ne l'a été de les remplacer.

Un long monologue d'Ariste est employé à montrer l'absurde préjugé qui, selon lui, préside à toutes les éducations publiques ou particulieres, et quelques efforts qu'il fasse pour dénaturer les choses, il se trouve, par la force des choses mêmes, que c'est lui seul qui est absurde et ignorant.

D'un précoce génie admirant les prémices,
L'autre veut qu'à vingt ans gouvernant les comices,
Son fils soir un Gracchus, un Varron , et voilà
Qu'un sot en attendant instruit ce Varron-là.

Tant pis pour celui qui choisit un sot pour précepteur de son fils : c'est un tort personnel qui ne tient à aucun préjugé général. Mais c'est un tort aussi dans un législateur d'éducation, tel que l'Ariste de Fabre, d'entasser tant de bévues en quatre vers ; d'ignorer que jamais personne n'a gouverné les comices à vingt ans, puisqu'il fallait en avoir trente trois pour arriver aux magistratures curules ; de rapprocher dans un même plan d'ambition Gracchus et Varron, dont l'un fut un puissant démagogue dans la république, et l'autre un savant bibliothécaire sous Auguste.

Ici c'est un enfant courbé sur cent volumes,
Qui n'ayant point assez de mains, d'encre, de plumes,
Pour boucher son cerveau des sottises d'autrui,
Ne pourra plus penser désormais d'après lui.

Cent volumes, c'est beaucoup ; c'est ce qu'on dirait d'un académicien des belles-lettres ; mais enfin ces volumes, c'étaient les sottises de Cicéron, de Tire-Live, de Tacite, d'Homere, de Sophocle, de Démosthene, d Horace, de Virgile , etc. etc., qui passaient successivement sous les yeux des adolescens pour boucher leur cerveau. Il faudra bien, s'il est possible, évaluer quelque jour en langage humain cet inénarrable excès de révolte insolente et stupide contre la raison des siecles et des nations : ce n'est pas ici mon objet, et d'ailleurs les faits ont déjà parlé plus haut que toute l'éloquence des hommes. On voit assez que ce n'était pas de ces sottises-là que Fabre avait bouché son cerveau. Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est le grand refrein,. la grande prétention de penser d'après soi, comme s'il était permis d'oublier que ceux qui ont su le mieux penser d'après eux, étaient précisément ceux qui savaient le mieux ce qu'avaient pensé les autres. Cette phrase bannale, penser d'après soi, a peut-être été répétée un million de fois depuis qu'on a rêvé au lieu de penser ; et cette phrase, quand il s'agit d'éducation, contient un million pesant d'absurdités : c'est ce qui me dispense d'en marquer une seule. Attendons le procès de notre philosophie ; il s'instruit à présent devant le monde entier, et finira par être jugé sans retour.

Là j'en rencontre un autre, en qui de la nature
Brille la répartie et la lumiere pure.
Bientôt armé d'un fouet par le droit du plus fort,
Un pédant convaincu lui montre qu'il a tort.

Je ne sais trop ce que c'est que la répartie de la nature ; mais ce que je sais très-bien, c'est que cette répartie peut trop souvent dans un homme, et encore plus dans un enfant, n'être pas une lumiere pure. J'avoue aussi que le maître, comme le pere, compte nécessairement parmi ses droits sur un enfant, le droit du plus fort ; d'où je conclus, suivant l'intention de l'auteur philosophe, et la leçon formelle qu'il en donne dans la suite de l'ouvrage, que l'enfant qui se sent opprimé, a aussi son droit de résistance à l''oppression, pris dans la lumiere pure de la nature, et consigné dans nos droits de l'homme. Continuons à suivre les sublimes discours d'Ariste : c'est ainsi que Lucrèce les appelle avec un peu d'ironie, et je suis de l'avis de la femme de compagnie et de chambre, avec l'ironie toute entiere.

Plus loin c'est un marmot triste et mélancolique,
Que tel docteur instruit par sa métaphysique,
Comment l'homme est né libre, et le marmot dolent
Ne peut sortir, hélas ! pour jouer au volant.

Je me souviens que quand on nous parla pour la premiere fois de métaphysique, c'est-à-dire, dans notre premiere année de philosophie, selon l'usage de toutes les universités de France et d'Europe, nous étions des marmots de quatorze ou quinze ans, fort peu mélancoliques, fort peu dolens, fort disposés à faire encore notre partie de volant tout comme des sixiemes, fort libres de la faire et plus d'une fois par jour, dans la cour, il est vrai, et non pas en classe, mais assez long-tems pour nous y lasser. Ce que je ne me rappelle pas, c'est qu'il se soit trouvé parmi tous ces marmots métaphysiciens, quelqu'un d'assez sot, d'assez ignorant pour confondre la liberté morale des actions de l'homme, le libre arbitre, comme nous l'apprenions en métaphysique, avec la liberté sociale : si l'un de nos camarades en eût été là, cela nous aurait plus divertis qu'une partie de volant. Eh bien ! je suis aujourd'hui plus indulgent ; car je pardonne à Fabre, qui était loin de penser d'après lui, cette méprise incompréhensible en elle-même, je l'avoue, mais devenue aussi commune parmi nous que nouvelle dans le monde ; ce qui fait que dans une nation qui savait lire, elle sera au nombre des phénomenes de la révolution française, quand on en fera le calcul, au moins par approximation.

Après qu'Ariste s'est apitoyé avec un grand hélas ! sur cet enfant né libre, et qui ne peut pas jouer au volant quand il lui plaît, il se remémore fort à propos de l'aventure d'Emile, quand il se croit loin de Montmorency, parce que des bois le lui cachent , et cela nous vaut ces quatre vers sur l'étude de la géographie.

Un autre vient me dire, à force de routine,
Qu'Ispahan est en Perse et Pekin à la Chine,
Et le pauvre innocent, à cent pas du manoir,
Se croit au bout du monde; il est au désespoir.

Puisque Fabre savait où est Ispahan et Pekin, je voudrais qu'il nous eût dit comment il avait pu l'apprendre autrement que par une routine de mémoire, puisque des noms ne s'apprennent pas, que je sache, par une autre méthode. Quant au désespoir à cent pas du manoir, je le crois d'un enfant de cinq ou six ans, et cela doit être ; mais à dix ou douze, ce qui est l'âge où l'on peut d'ordinaire apprendre un peu de géographie, quel est donc l'enfant qui aurait tant de peur de s'écarter du manoir ? Eh ! le desir de voir et le besoin d'aller sont déjà tels à cet âge, qu'il faut y veiller pour parer aux inconvéniens. Toujours des contre-sens en tout et partout : patience : nous touchons au point capital, à l'idée-mere où l'on veut nous mener.

Enfin entre mes mains tombe un enfant aimable.....

(Vous verrez comme il est aimable!)

D'un naturel heureux, humain, sensible, affable,
Mais fier, impétueux jusqu'à la passion.
Plein de grace, d'esprit, d'imagination.....

(Comme la comédie des Précepteurs.)

Enfin parfait..... et tels ils seraient tous peut-être,
Si la nature seule était leur premier maître.

Ah! nous y voilà donc ! Le voilà, le grand arcane dont la grande découverte était réservée à nos jours ! La voilà, cette perfectibilité sans bornes qui n'est qu'une sottise sans bornes d'une philosophie sans raison ! Tous les enfans vont être parfaits, et par conséquent tous les hommes. Rien n'est si simple et si aisé : tout le secret consiste à n'avoir que la nature seule pour premier maître, et un philosophe pour précepteur. Car la nature est si parfaite, et cette philosophie une si belle chose ! Le peuple est bon, criait sans cesse Robespierre, qui ne voulait que gouverner le peuple : l'homme est bon, crient depuis cinquante ans nos philosophes, qui n'ont voulu que gouverner les hommes Allons, contenons-nous encore quelque tems, vous qui me lisez et m'entendez. Au procès tout cela, au procès : adhuc modicum, et achevons les Précepteurs comme si de rien n'était. Nous en sommes aux deux enfans : vous connaissez les maîtres.

C'est la fête d'Araminte, et Jule, l'éleve de Timante, vient apporter à sa tante un bouquet, et lui réciter un compliment tourné en apologue, de la façon du précepteur. Fabre nous avertit que les fleurs sont factices, sans doute parce qu'il voulait que tout fût factice dans l'éleve de Timante, et naturel dans celui d'Alexis. Mais à Paris, au mois de janvier, on a pour 12 ou 15 francs un fort beau bouquet de fleurs naturelles, et un agréable comme Timante doit savoir que c'est celles-là qu'il est d'usage d'offrir en pareille occasion. Tout est faux dans cet ouvrage, jusqu'aux plus petites choses : c'est ce qui motive cette petite observation. L'auteur, son Emile à la main, fait courir Alexis à travers les champs pour cueillir de la perce-neige, non pas cette fois avec Ariste, mais avec son ami Chrysalde, autre philosophe de la même trempe, admirateur enthousiaste du grand Ariste, suivant ;les.us et coutumes de la secte, où chaque maître a toujours eu son preneur en titre d'office. L'idée de cette course sur la neige n'est pas mauvaise en elle-même ; car elle n'est .pas à l'auteur ; mais les circonstances dont il a cru la relever et l'embellir, sont bien à lui ; aussi sont-elles ingénieuses, exemplaires, édifiantes comme tout le reste. Chrysalde vient dès le point du jour chercher Alexis, et frappe long-tems sans pouvoir réveiller le portier. Mais Alexis qui ne dormait pas, entend le bruit que fait Chrysalde, saute de son lit, descend chez le traître qui ronflait, et qu'il ne peut, non plus que Chrysalde , parvenir à réveiller :

(Morphée avait touché le seuil de ce palais.)

Que fait-il ? de son poing il casse la fenêtre 3 et tire le cordon : c'est lui qui fait ce récit. On peut s'étonner qu'il taille casser une fenêtre pour réveiller un portier, à moins qu'il ne soit tombé en apoplexie ; mais c'est là le beau, Ne vous a-t-on pas dit qu'Alexis était fier, impétueux jusqu'à la passion, enfin parfait ? Où serait toute cette perfection, si pour réveiller un portier et ouvrir une porte, il connaissait un autre moyen que de casser de son poing la fenêtre, dès qu'il entend ronfler ce traître, de portier ? Aussi le sage Ariste se garde-t-il bien de faite là-dessus la moindre réprimande à cet enfant parfait jusqu'à la passion ; et si à douze ans il casse uni fenêtre, avec l'approbation de tout le monde, pour faire entrer Chrysalde une minute plus tôt, jugez ce qu'il cassera de fenêtres et de portes à dix-sept ans, s'il lui prend envie de faire entrer sa maîtresse avant le jour ! C'est alors qu'il sera parfait comme la nature, et il n'y a dans tout ceci rien que de très-philosophique. On peut incidenter sur la vraisemblance physique : en tirant le cordon, on n'ouvre pas une porte qui, à cette heure, doit être fermée à la grosse clef. Il fallait donc, pour s'en emparer et ouvrir lui-même, qu'Alexis allât jusqu'à l'escalade, et entrât par la brèche ; mais qui peut songer à tout ?

Maintenant partageons l'admiration qu'inspire à Ch[r]ysalde l'éleve de son ami.

                                             Le drôle de manège,
Que l'allure et le jeu de cet aimable enfant !
Il vous saute un fossé, leste, allez, comme un faon.

Quel prodige ! à douze ans il saute un fossé dans les champs ! qu'il est aimable ! Et nous donc, qui sautions si souvent le grand fossé du Cours, un peu plus large assurément, qui nous exercions à le franchir jusqu'au grand chemin, sous les yeux et à l'envi de nos maîtres qui sautaient avec nous ! Mais comme il n'y avait là aucun système, ni dans les maîtres ni dans les écoliers, on sent qu'il n'y avait rien de beau. Tout à l'heure peut-être parviendrons-nous à nous faire admirer aussi, même comme philosophes : voyons.

Un gros morceau de pain qu'il avait dans sa poche,
Dévoré dans l'instant : c'était de la brioche ;
Et de son chapeau rond faisant un gobelet,
Il vous a bu de l'eau tout comme on boit du lait.

Quoi ! Il a bu de l'eau quand il avait soif, et dans son chapeau faute de gobelet, et il a dévoré un morceau de pain, après avoir assez couru pour avoir appétit ! Comme une éducation philosophique rend tout miraculeux ! Faut-il qu'on n'ait rien dit de pareil en notre honneur et gloire, que personne ne se soit extasié sur nous ! (et quand je dis nous, c'étaient dix mille écoliers de l'université). Ne vous en déplaise, MM. Chrysalde, Ariste, et vous, Fabre leur digne interprète, en vérité nous étions, dans votre sens même, tout autrement aimables et tout autrement philosophes que votre Alexis, et nous lui en aurions appris bien davantage. Qu'auriez-vous donc dit, si vous nous eussiez vu descendre les escaliers, en nous laissant glisser en équilibre, à cheval sur la rampe ? Si vous nous eussiez vu à la promenade où l'on nous menait réguliérement par les plus grands froids, faire la fameuse pelote de neige, jusqu'à ce qu'elle formât une masse qu'à nous tous nous ne pouvions plus mouvoir ? Si vous aviez vu nos efforts réunis pour ébranler encore ce bloc énorme, la sueur qui nous coulait du visage malgré l'âpreté du froid, et notre joie triomphante quand nous étions parvenus à rouler le rocher de Sysiphe ? Mais ce n'est rien encore, et voici pour le coup la nature parfaite. C'est dans les rues de Paris, quand nous revenions vers le soir, et que le maître, un peu loin, ne pouvait gueres nous voir dans l'obscurité, c'est alors que commençait la guerre des boules de neige que nous faisions pleuvoir sur la figure des passans. Comme tout fuyait devant nous ! Voilà les diables, criait-on, et comme nous étions fiers d'être les diables ! Il y avait bien par-ci par-là quelques yeux pochés, quelques dents cassées, quelques nez en sang; quelques-uns de nous aussi étaient parfois passablement rossés par des gens qui n'aimaient pas la philosophie ; mais nous n'avions garde de nous en vanter ; car on nous aurait fouettés par-dessus le marché, comme on n'y manquait pas quand on nous surprenait glissant sur la rampe. Peut-être même nos maîtres n'avaient-ils pas grand tort, puisqu'ils n'étaient pas encore aussi philosophes que nous. Mais vous, Ariste, Chrysalde et consorts, jugez si nous l'étions, et si vous vous seriez écriés : ô les aimables enfans ! ô les charmans petits philosophes!

Un peu plus de sérieux. Que l'on eût condamné ici un défaut assez commun autrefois dans les éducations domestiques, celui de tenir 1'enfance dans une contrainte un peu trop dure pour la franchise et la vivacité d'un âge qu'il est bon de tempérer et de régler autant qu'il est possible, mais qu'il est imprudent et dangereux de réduire à l'esprit de captivité et de dissimulation ; qu'aux habitudes trop sédentaires de ces mêmes éducations, trop peu favorables au développement des forces et des organes, on eût opposé l'exercice continuel et commandé des maisons d'institution publique ; on n'eût fait, il est vrai, que reporter dans un drame ce qui avait déjà été dit mille fois , et dans l'Emile plus efficacement qu'ailleurs ; et s'il était assez inutile de revenir sur des abus en général corrigés depuis long-tems, et déjà même remplacés par d'autres, comme c'est assez la coutume, rien n'empêchait du moins que l'intention ne fût bonne, et que l'exécution ne pût l'être. Mais Fabre était un de ces docteurs qui en se piquant de nous enseigner, semblent ne pas savoir même ce qui est, loin de pouvoir nous montrer ce qui doit être. Il n'a l'idée et la mesure de rien, confond sans cesse la chose avec l'abus, et se méprend par ignorance ou mauvaise foi, même dans ce qui a un côté raisonnable, graces à ce qu'il a lu partout. Ainsi, par exemple, tout le monde a blâmé et blâmera comme lui l'apprêt et l'affectation, dans une démarche aussi naturelle, dans une obligation aussi chère que celle de souhaiter la bonne fête ou la bonne année à ses parens. Mais il est très-bon en soi d'accoutumer un enfant bien né à s'énoncer avec facilité et à bien prononcer des vers dans cette occasion comme dans toute autre ; et si Timante dit à son Jule,

Allons, le geste libre et la voix éclatante ,

il dit une sottise très-gratuite, lui qu'on ne nous donne point pour un sot. Il doit savoir ce que tout le monde sait, que pour un compliment débité dans une chambre, rien ne serait plus maussade qu'une voix éclatante , même dans un homme, à plus forte raison dans un enfant.

Araminte a un frere, Damis le marin, autre rôle de charge, autre inconséquence, puisqu'on nous le présente comme un homme très-sensé. Tout le comique de cette caricature consiste dans un jargon burlesquement hérissé de termes de marine, et qu'on n'avait encore employé jusqu'ici, quoiqu'avec moins d'excès, que dans des rôles subalternes qui n'ont d'autre objet que de divertir, n'importe comment. Ce Damis est encore un autre philosophe, un admirateur d'Ariste, qui n'en saurait avoir trop, et c'est lui aussi qui est chargé de détromper Araminte, à la fin de la piece, sur le compte de Timante. L'auteur a trouvé plaisant de composer presque toutes les phrases de ce rôle avec le dictionnaire de marine, et de donner à ce Damis la brutalité d'un matelot avec l'emphase d'un raisonneur à la mode : il n'y a point d'assemblage plus ridicule. C'est lui qui promet à son neveu Alexis un.petit cheval, et cet enfant qui a tant d'esprit, a toutes les peines du monde à croire que ce ne soit pas un cheval de bois, comme s'il n'y avait pas cinq ou six ans qu'il doit savoir qu'on n'amuse plus un enfant de son âge avec un cheval de bois. Il fallait que tout fût inepte dans ce drame philosophique, et le nœud de l'intrigue y met le comble. On ne saurait nier qu'il n'ait l'avantage d'être neuf : il faut voir comment, et il faut le voir pour le croire.

Araminte a donné à Jule un bel exemplaire des Fables de La Fontaine, en récompense de celle qu'il a récitée, et Alexis a reçu un cornet de bonbons pour sa perce-neige. Jule ne se soucie point du tout de son livre, et l'on ne voit pas pourquoi ce dédain ; car le livre est bien doré, et en sa qualité d'enfant très-frivole, élevé par un maître très-frivole, il doit aimer ce qui est doré ; et de plus, un précepteur à la mode a dû faire de lui un petit perroquet dont on n'exerce que la mémoire, témoin la fable qu'on lui a fait apprendre, sans qu'elle fût à sa portée, toute mauvaise qu'elle est. On ne voit pas davantage pourquoi Alexis troque avec tant de joie son cornet de bonbons contre le livre, puisqu'on ne nous a pas dit qu'il eût le moindre goût pour la lecture, et qu'on ne nous a parlé que de son ardeur à courir les champs. Le dégoût pour les bonbons qu'il ne daigne pas même goûter, n'est pas plus naturel, à moins qu'on ne nous dît qu'Ariste lui a défendu les bonbons. Hors ce cas, il est difficile qu'un enfant de douze ans en soit si dégoûté, quelque philosophe qu'il soit, et je connais depuis trente ans, moi et bien d'autres, un philosophe de la premiere force (car il est athée), renommé par son amour pour les bonbons, et qui en a toujours dans sa poche s'il ne les a, pas à la bouche. Quoi qu'il en soit, le troc, s'il n'est pas très-motivé, amene de grands incidens ; c'est le premier ressort de toute l'intrigue , et la cheville-ouvriere du dénoûment.

Ariste, que Lucrece fait renvoyer au troisieme acte, après sept ans de soins auprès du fils de la maison, sans plus de cérémonie qu'un billet de quatre lignas, écrit par elle-même au nom de sa maîtresse ; Ariste se retire chez son ami Chrysalde, et Alexis ne manque pas de l'y rejoindre au bout de quelques heures. Il lui apporte tous ses petits bijoux, et le livre doré est du nombre ; il est sous une enveloppe de papier. Qui a mis cette enveloppe ? est-ce Jule ? est-ce Alexis ? C'est ce qu'on n'a pas jugé à propos de nous apprendre, quoiqu'un acte entier soit rempli des terribles aventures de cette enveloppe et des terribles effets qu'elle produit dans la maison avant de produire la derniere catastrophe. Qu'est-ce donc que cette enveloppe ? tout justement la lettre de Timante, qui forme l'exposition au premier acte, et qui est adressée à ce frere bien bâti, à qui Timante explique toua ses beaux projets. Mais comment cette lettre se trouve-t-elle là ? C'est que Jule l'a prise sur le bureau de Timante, sous un carton. Et pourquoi l'a-t-il prise ? Pour faire une petite barque. Et qu'a-t-il fait de la petite barque ? Il l'a lancée sur !a piece d'eau. Et comment en est-elle revenue pour envelopper un livre doré? C'est ce qu'on ne sait pas ; car ici s'arrête le récit de Jule, et le jeu de la machine imaginée par l'auteur. On conçoit les alarmes de Timante et de Lucrece, quand la lettre a disparu : Timante fulmine contre l'enfant qui seul a pu la prendre, puisque seul il a pu rester dans la chambre en l'absence de Timante. D'abord il nie tout ; mais Lucrece, moyennant un pot de confitures, lui fait tout avouer, et Timante court bien vite à la piece d'eau pour repêcher la petite barque. Peine perdue ; l'eau est si trouble qu'on n'y peut rien voir, et la barque apparemment a fait naufrage dans la vase. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'en est plus question jusqu'à la fin du quatrieme acte, où elle reparaît comme par enchantement autour du livre doré. Le mot de l'énigme est perdu, j'en conviens ; mais c'est ici une de ces machines dramatiques si puissamment construites, qu'il faut excuser l'artiste s'il y a quelque chose d'embrouillé dans les ressorts. L'effet et le résultat justifient tout ; et quel résultat ! Chrysalde se saisit de la lettre, court la remettre à Damis le marin, qui la remet à sa sœur, et menace Timante et Lucrece de les submerger s'ils ne s'en vont pas : ils s'en vont, Ariste revient, et la philosophie triomphe. Que peut-on demander plus ?

Voilà sans doute le beau dans la partie de l'art ; mais le beau moral, n'en dirons-nous rien ? il y a tant à se récrier ! Le beau, c'est que notre philosophe de douze ans s'enfuie le soir de la maison paternelle, sans le plus petit scrupule ni la plus petite inquiétude sur les alarmes mortelles où il va laisser sa mere ; qu'il n'en dise pas même un seul mot dans la longue effusion de sa joie, quand il est entre Ariste et Chrysalde ; que le nom, l'idée de sa mere ne lui viennent pas une seule fois dans l'esprit, ne soient pas une fois dans sa bouche pendant tout ce tems, jusqu'à ce qu'enfin Ariste hasarde de lui en parler ; et alors même il ne témoigne pas la plus petite émotion, tant il est déjà philosophe ! Le beau, le plus beau, ce que les panégyristes ont le plus exalté, c'est l'incomparable morceau du grain de blé qui se trouve dans la poche d'un homme jeté dans une île déserte, et la sublime comparaison de ce grain de blé qui va couvrir toute l'île de moissons, avec le jeune Alexis, qui, dans la main d'Ariste, aurait couvert la France entiere de petits philosophes, comme le palais du sultan des Mille et une nuits, dans les Contes d'Hamilton, doit se remplir de petits Tarares. (On assure que ce morceau a excité des transports, et je n'en doute pas.) Le beau, c'est qu'à la vue d'un commissaire qui vient chercher Alexis chez Chrysalde, et amener Ariste chez le magistrat pour rendre compte de cette étrange aventure, Alexis commence par se saisir de deux pistolets chargés, et menace de faire feu sur le premier qui approchera. Le beau (et ceci est le beau en système d'éducation, le beau, de plus, en incident et en moyen), c'est la boussole d'Alexis ! oui, la boussole avec laquelle il vient à bout de découvrir la rue où demeure Chrysalde, rue dont il sait le nom et non pas le chemin; et s'il n'a pas assez d'esprit pour se le faire enseigner, c'est qu'avec sa science il trouve bien plus court et bien plus simple de se guider par sa boussole. Car il loge au midi, et Chrysalde au nord, aux deux extrémités de Paris; et comme sa boussole posée sur une borne de ruelle en ruelle, au premier réverbere, lui indique le nord, et qu'il n'y a gueres que deux cents rues situées au nord de Paris, la boussole d'Alexis le conduit tout droit à la rue qu'il cherche, en allant toujours au nord, précisément comme Colomb trouva la terre d'Amérique, en voguant toujours au couchant. Chrysalde a-t-il tort de s'écrier :

Quel enfant ! Alexis, mon ange, mon bijou,
Que je t'embrasse.

Jacquette aussi, la servante de Chrysalde, ne sait où elle en est, et crie au miracle, et je le pardonne à Jacquette. Peut être les femmes savantes auraient-elles aussi embrassé Fabre pour l'amour de la boussole, comme Trissotin pour l'amour du grec. Et moi aussi, je rirai, si l'on veut, de l'ignorance personnifiée débitant ses puérilités au théâtre, et les préconisant par la bouche des journalistes du coin, hommes de lettres de par le peuple. Mais je suis obligé d'être sérieux sur ce qui attaque la morale dans ses bases, et la nature dans ses affections les plus cheres, dans ses devoirs les plus saints. C'est là surtout ce qui appelle l'animadversion sur un ouvrage dont le dessein est profondément immoral, quoique si platement exécuté. Ce dessein n'est autre que de mettre en action et en exemple cette monstrueuse erreur, digne de nos maîtres en philosophie et en révolution, ce principe aussi absurde que pernicieux, que tous les penchans de la nature sont bons. Un enfant de douze ans ne pouvoit, il est vrai, montrer cette doctrine dans toutes ses conséquences ; mais Fabre s'en est servi pour les montrer toutes en germe dans la conduite de cet enfant, toutes en raisonnemens dans la bouche de son instituteur. On a vu comme Ariste avait appris à son éleve ce qu'il devait à ses parens : on peut juger de la culture par les fruits ; mais ce n'est pas tout. Quoiqu'il sente la nécessité de rendre le fils à la mere, et qu'il paraisse embarrassé et alarmé de ce qui se passe, il ne fait pas à l'enfant fugitif la plus légere réprimande, le plus petit reproche. Il ne differe de Chrysalde qui paraît tout émerveillé, qu'en ce qu'il trouve tout simple ce que cet autre extravagant trouve admirable. Pourquoi s'étonner ? (dit Ariste.)

            Pourquoi? La nature est si bonne !
Tout ce qu'il fait est simple et n'a rien qui m'étonne.

Pour ce dernier point, je le crois : il doit reconnaître son ouvrage. Mais ne nous lassons pas de relever avec indignation ce qu'on ne se lasse pas de répéter avec impudence, que la nature est si bonne, précisément quand elle est mauvaise. Remarquez que ce sourcilleux pédant trouve tout simple qu'une mere ne soit rien pour son fils, et que lui, précepteur, soit tout, parce qu'il a eu la malheureuse facilité de sanctionner, avec des mots vides.de sens, toutes les fantaisies, toutes les petites passions de cet enfant, comme des lois de la bonne nature. Aussi que fera-t-il pour déterminer Alexis à retourner chez sa mere ? Lui parlera-t-il des devoirs de soumission, d'attachement, de reconnaissance ? Pas un mot. Fabre s'est bien gardé de contredire à ce point une doctrine qui fait de tout devoir une convention d'intérêt, et de tout sentiment légitime une habitude. Ariste ne connaît que ce qui compose tout l'homme, les sensations, et tout ce qu'il imagine pour persuader Alexis, c'est de le faire souvenir que sa mere pleure son absence, et que par conséquent il doit retourner près d'elle pour la consoler, comme Ariste ferait lui-même s'il savait que sa mere pleurât. Sans doute ce moyen de persuasion est bon en soi ; mais seul, il est très-mauvais, parce qu'il donne à la pitié qui est volontaire ce qui appartient au devoir qui est de rigueur;et quel devoir ! Il y a plus, et il se trouve à l'examen que l'auteur, à coup-sûr sans le vouloir, a donné une leçon toute contraire à son dessein ; car ici la puissance des sensations échoue, et Alexis, toujours bon, répond nettement qu'il ne s'en ira pas, si Ariste ne vient avec lui. D'ailleurs nul repentir, nulle idée d'obéissance due à sa mere, ni à son précepteur qu'il aime tant : le précepteur n'en dit pas un mot, ni l'enfant non plus : c'est tout simple. Enfin sans le commissaire et la garde, Alexis serait encore avec Ariste Ariste et Chrysalde : ce que c'est qu'une éducation philosophique !

A cette haute leçon sur la nature, c'est-à-dire, contre la nature, telle qu'elle doit être dans l'homme qui n'est pas dépravé, l'auteur en voulait joindre une autre sur la résistance à l'oppression. C'est Ariste qui s'en charge encore, lorsqu'il dit froidement au commissaire, dans la scene des pistolets :

Sur tout ceci, Monsieur, recevez mon excuse.
C est un enfant.

Fort bien ! Est-ce ainsi qu'il s'amuse ?

répond fort à propos le commissaire. Mais la réplique est dans ce systeme,

Qui commence en un sens, et qui finit de même ;

comme avait dit Ariste au premier acte.

Si vous étiez au fait, vous verriez comme moi,
Que la nature ici l'emporte sur la loi,
Par le vif sentiment même de la justice.
Il se sent opprimé,
non pas sur un indice,
Mais il en a la preuxe entiere dans son cœur,
Et ce n'est pas à lui qu'appartient :son erreur.

Certes, ce sont là des maximes et des vers dans le sens de la révolution ; ce sont bien là les phrases tant rebattues à nos oreilles depuis dix ans, et à qui nous devons de si belles années ! Il se sent opprimé ! Voilà tout le nouveau code social, où chacun est juge, témoin, accusateur, exécuteur tout ensemble, d'après son cœur ! Voilà la question intentionnelle, cet autre phénomene de démence, par lequel l'homme ne juge plus les faits que l'homme peut connaître, mais ce qui est dans le cœur, et dont Dieu seul peut juger ! En un mot, toute la science révolutionnaire est là, et ce n'est pas ici, je le répete, qu'il faut s'enfoncer dans l'immensité de folies et d'horreurs où elle a dû conduire. Observons seulement qu'Alexis a été instruit à la soumission aux lois comme à la soumission à ses parens. Il abandonne sa mere, et veut l'abandonner bien décidément pour courir aptes son précepteur ; il veut tuer un officier de justice, parce qu'il croit qu'on veut mener ce précepteur en prison. C'est ainsi qu'il se sent opprimé, et qu'il a le sentiment vif de la justice même au fond de son cœur ! Je dis qu'il croit ; car il en a coûté à l'auteur une invraisemblance grossiere pour donner sa scandaleuse leçon. On n'a nulle envie de mener personne en prison ; l'auteur qui a besoin de ce mot pour mettre en jeu les pistolets, le fait prononcer au hasard par Chrysalde ; et après tout le vacarme que cela occasionne, lorsqu'Ariste demande enfin à être conduit chez le magistrat, le commissaire qui apparemment n'avait pas eu jusques-là l'esprit d'énoncer en quatre mots l'ordre dont il est chargé, le commissaire qui a pris la parole trois ou quatre fois sans savoir dire ce qu'il avait à dire, répond enfin : L'ordre le porte ainsi. Eh ! nigaud, que ne ne disais-tu d'abord ! (Ce n'est pas au commissaire que je parle).

Reste à voir comment Alexis est aimable, affable, et de quel ton le petit ange parle à tout le monde, et surtout à sa mere. Son oncle le rencontre, l'embrasse bien vite, étant fort pressé, et lui dit : je te quitte;  Chanson, répond le très-leste neveu de douze ans. Cela ne sera, si l'on veut, qu'un manque d'égards et de politesse, soit ; mais avec sa mere il a toute l'arrogance d'un adepte de vingt ans qui serait dans tous les secrets de la philosophie. Sur ce qu'Araminte lui dit, à son retour, quoiqu'en tournant assez mal sa pensée, qu'Ariste n'a plus les mêmes droits sur les sentimens d'un éleve qui ne lui appartient plus, il répond :

Cela ne se peut pas ; ce sont des ignorans
Qui vous ont dit cela, maman ; il est sensible
Que vous voulez m'apprendre une chose impossible.

Araminte.

Comment ! que dites-vous ?

Timante.

                                            Alexis, vous manquez
De respect à maman.

Alexis.

                                  Qui ? moi ? vous vous mocquez.
Je manque de respect à maman ! au contraire,
Je l'instruis d'une chose, et d'une chose claire.
Car maman est trompée, et le serait toujours
Si je n'en disais rien.

Le bijou argumente joliment et décemment ; il est sûr de son fait ; il sait ce que c'est que la liberté de penser ; il endoctrine tout le monde, et fait la leçon aux ignorans qui trompent sa mere. Encore s'il était instruit de quelque fait ignoré et positif, il aurait quelque excuse au moins pour le fond, quoiqu'il n'en pût avoir pour la forme. Mais point du tout ; il s'agit seulement de.soutenir sa these envers et contre tous, et il ne se doute pas seulement que s'il est ridicule à son âge d'être tranchant avec qui que ce soit, il est intolérable de l'être à cet excès avec sa mere. Quel modele à présenter sur la scene, et quels exemples l'adolescence et la jeunesse y vont chercher !

Je n'ai pas le courage de revenir sur le style : on a. pu voir déjà ce qu'il était. Veut-on s'amuser de solécismes, de .barbarismes et de contresens réunis comme à plaisir ? ouvrez la piece au hasard.

Ce qu'il sent, l'exprimer d'une ame franche et bonne,
C'est tout à quoi s'étend sa petite personne.

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

Serait-ce des débats? serait-ce la nature
Qu'on aurait fait jouer ?.....

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

Sous ce large carton qui fait le portefeuille.

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

Cela porte malheur et le sort se débauche.
.     .     .     .     .     .     .
D'ailleurs ceci se gaze
Par la chose elle-même

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     

Vous imaginez bien par ce préliminaire,
Que ceux qui l'ont soustrait ont la marche ordinaire.

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

Un mauvais:traitement engage leur honneur.

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

.     .     .     .Le prix d'un affront doit être la rancune.

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

Est-il un sentiment que pour lui je possede ?

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

Cette discrétion dont mon ame se pique,
Doit s'éclipser devant votre intérêt unique.

.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .
Tant léger soit le mal, il n'y faut de longueur.
.     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .     .

                                    Il n'est d'autres écoles
Pour une tendre mere, ayant un bon esprit,
Que le fond de son cœur où tout se trouve écrit, etc. etc.

Je crois qu'en effet, pour une mere qui réunit un bon cœur et un bon esprit; il n'est d'autres écoles que celles de trictrac. Mais quel étrange assortiment du baroque et du niais ! Quelle impuissance continuelle, je ne dis pas de tourner sa pensée en vers, (Fabre en est à mille lieues) mais de construire une phrase raisonnable en français ! C'est au lecteur à dire comme Jacquette :

Oh ! la charmante langue ! ah ! ah ! c'est un prodige.

Prodige s'il en fut ; mais je ne sais si la prose n'est pas encore au-dessus des vers : lisez, pour en décider, les caracteres et les couleurs des rôles. Il sera bon quelque jour d'encadrer quelques morceaux semblables, pour donner à nos neveux une idée de ce que sont devenues et la raison humaine et la langue française à la fin du dix-huitieme siecle.

Julien Louis Geoffroy, Cours de littérature dramatique, Volume 4, p. 65-73 :

[Le Cours de littérature dramatique recueille certains des feuilletons de Geoffroy, sans doute le plus important des critiques du temps. Il se montre ici, dans cet article du 28 ventôse an 9 [19 mars 1801], d’une sévérité impitoyable envers la pièce de Fabre d’Eglantine, avec une joyeuse méchanceté, envers celui qu’il ne peut aimer, étant un révolutionnaire et un disciple de Jean-Jacques Rousseau. Dans un certain désordre, il met à mal tous les aspects de la pièce, en utilisant force comparaisons avec des pièces plus ou moins anciennes. Seule concession à la matérialité de la représentation, c’est un paragraphe consacré aux interprètes de la représentation à laquelle il a assisté.]

LES PRÉCEPTEURS.

Quoi de plus misérable que la cabale d'un précepteur et d'une femme de chambre pour faire sortir de condition un autre précepteur, simple et nigaud à la vérité, mais au fond bon homme ? Y a-t-il rien de plus risible que ce pédagogue Timante, qui mande à son frère de partir par le coche pour épouser une veuve de cinquante mille écus de rentes ? Depuis quand les femmes de cette fortune ont-elles besoin pour trouver un mari de faire venir un précepteur du fond de la Gascogne ou de la Normandie ? La bonne ville de Paris ne leur fournit-elle pas assez d'adorateurs de leurs écus, plus versés qu'un provincial dans l'art d'amuser l'amour-propre d'une vieille coquette ? Une veuve de cent cinquante mille livres de rentes peut avoir une fantaisie pour le précepteur de son fils, quand il est jeune et bien tourné ; mais elle ne l'épouse point. Timante est véritablement trop modeste; puisqu'il dispose ainsi de la main de cette riche douairière, que ne la prend -il pour lui-même ? La femme de chambre serait encore assez bonne pour son frère. Voilà cependant le petit complot que trament le précepteur et la femme de chambre, sous la cheminée, en déjeûnant ensemble à six heures du matin, dans le cœur de l'hiver ; c'est sur ce mariage qu'ils bâtissent l'espoir de leur fortune. Que Timante, qui n'est qu'un sot, se berce de cette illusion, passe ; mais Lucrèce, qui connaît le monde, devrait avoir un peu plus de sens commun.

Dans le Bachelier de Salamanque, on voit une veuve qui veut épouser le précepteur de son petit-fils ; mais c'est une vieille décrépite à qui l'amour a tourné la tête, et d'ailleurs Madrid n'offrait pas autant de ressources que Paris à une veuve sensible. Ce petit roman de l'auteur de Gil Blas présente dans quelques pages des vues plus fines sur les ridicules des parens et des précepteurs, des traits plus originaux, des caractères plus comiques que tout ce qu'on trouve sur le même sujet dans la fameuse comédie des Précepteurs.

Cette Araminte que l'on veut faire épouser au premier venu n'est qu'une faible copie des Aramintes de Regnard, de Dufresny, de Dancourt, ete. Rien n'est plus usé au théâtre que ces vieilles folles ; celle-ci a cependant quelque avantage sur les autres, qui veulent voir avant que d'aimer ; l'Araminte de Fabre soupire, avant d'avoir vu, pour le frère du précepteur de son neveu, lequel est à cent lieues d'elle. Un autre trait distinctif de cette moderne Araminte, c'est qu'elle se fait tirer les cartes par sa femme de chambre, pour savoir quand arrivera cet Adonis de province : la scène est longue ; l'auteur ne nous fait grâce d'aucun des lazzi des diseuses de bonne aventure. C'est bien là l'occasion d'appliquer le mot de La Bruyère au sujet de ces imitations triviales d'une nature basse : Plus vous prolongerez la scène, plus elle sera impertinente.

Damis, le frère d’Araminte, ce capitaine marin si grossier et si brutal, n'est pas plus neuf au théâtre que sa sœur : ce qui lui donne cependant une physionomie particulière, c'est que je ne connais point de personnage dans aucune comédie qui dise d'aussi grosses injures et qui crie si fort. La scène où il s'emporte contre Araminte, qui veut renvoyer son précepteur, est prise évidemment du Chevalier à la mode ; c'est M. Serrefort qui s'emporte contre madame Patin, sa belle-sœur, parce qu'elle veut épouser un chevalier d'industrie ; mais le dialogue de Dancourt est bien supérieur. Ce qui appartient en propre à l'auteur des Précepteurs, c'est l'action de ce Damis qui, la canne levée, fond sur la femme de chambre et le précepteur pour leur casser bras et jambes ; c'est l'abus des termes de marine, répétés jusqu'au dégoût; et voilà comme le génie de Fabre perfectionne ce qu'il imite.

Si l'on veut un échantillon du style de cet honnête frère en parlant à sa soeur,


 

.   .   .   .   .   .   .   .Vous êtes une bête.   .   .   .
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Mais considérez donc, ma soeur, ma très-aînée,
Ma folle, ma très-folle, et ma très-surannée,
Dussé-je vous fâcher, mais la chose est ainsi,
Que ce n'est pas pour vous que cet homme est ici,
Mais bien pour votre fils, pour mon neveu que j'aime.
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   
Où sont-ils ces valets ? Qu'on leur donne la cale,
Le boulet aux deux pieds ; à la mer ces coquins,
Et qu'ils aillent servir de pâture aux requins.
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Fuyez vous embosser dans votre appartement ;
Vous n'échapperez pas, vous aurez la bordée.

Ariste, cet instituteur par excellence, a le grand mérite de faire courir les champs à son élève toute la journée : les enfans n'ont pas besoin de précepteur pour cela; il leur faut sans doute beaucoup d'exercice, et l'air de la campagne leur est très-salutaire ; mais ils ont besoin d'exercer autre chose que leur corps. Que dans l'Émile un grave mentor emploie toute son industrie pour exciter son élève à faire ce que font les polissons des rues, ces niaiseries passent à la faveur du style magique dont elles sont revêtues ; mais la versification dure, triviale et gothique de Fabre ne prête aucun charme à ces puérilités ; tout ce qu'il fait dire à son singe de Rousseau est plat, commun, et presque toujours faux.

L'un prétend que son fils devienne un jour un homme,
Un homme à surpasser tous les héros de Rome;
Et, pour justifier cette prétention,
Un esclave, un valet fait l'éducation.

Il y a sans doute beaucoup trop d'instituteurs qui ne sont que des valets : c'est un grand abus ; mais il est assez plaisant de remarquer que ces héros de Rome avaient eu pour pédagogues de véritables esclaves, ce qui ne les avait point empêchés d'être des héros. Je ne connais parmi les Romains que Caton qui ait voulu être le précepteur de son fils, et le fils de Caton ne fut point un héros. Dès que les pères et mères ne veulent point avoir l'embarras d'élever leurs enfans, il faut bien qu'ils aient quelqu'un pour s'en charger : voilà le vice radical de l'éducation domestique et privée ; l'institution publique a des maîtres indépendans et libres, salariés par l'état ; ce ne sont point des mercenaires aux gages des parens.

Ici c'est un enfant courbé sous cent volumes,
Qui, n'ayant point assez de mains, d'encre, de plumes,
Pour boucher son cerveau des sottises d'autrui,
Ne pourra plus penser désormais d'après lui.

Quel galimatias aussi absurde que barbare ! Assurément on ne peut pas nous faire aujourd'hui le reproche de courber les enfans sous cent volumes ; ils portent la tête bien droite. Je ne vois pas que nos bons auteurs latins et français disent tant de sottises : heureux l'enfant qui pourrait boucher son cerveau des sottises de Cicéron, de Tite-Live, de Tacite, de Bossuet, de Fénélon , etc., etc ! Pour bien penser d'après soi, il faut d'abord penser d'après les hommes qui ont le plus d'esprit, de sagesse et de lumières.

Là, j'en rencontre un autre en qui de la nature
Brillent la repartie et la lumière pure.
Bientôt, armé d'un fouet par le droit du plus fort,
Un pédant convaincu, lui montre qu'il a tort.

Ce reproche est aussi injuste que mal exprimé ; on sait que nos pédans sont très-indulgens, et que, grâce à nos nouvelles lumières, ce sont les écoliers qui sont les plus forts.

Un autre vient me dire, à force de routine,
Qu'Ispahan est en Perse, et Pékin à la Chine ;
Et le pauvre inuocent, à cent pas du manoir,
Se croit au bout du monde ; il est au désespoir.

Je sais que la géographie qu'on apprend aux enfans n'est qu'une science de mots, ce qui n'empêche pas qu'ils ne connaissent les lieux de leurs promenades aussi bien que les plus habiles géographes ; mais que dirons-nous de l'élève d'Ariste qui, connaissant la rue et la maison où il veut aller, sachant que sa mère demeure au midi, et que l'endroit où il va est au nord, a besoin de se servir d'une boussole pour se conduire ? Voyager dans Paris avec une boussole, c'est assurément le sublime de la géographie, et le fin du charlatanisme scientifique.

Pour que rien ne manque à la gloire d'Ariste, voici la magnifique tirade qu'on peut regarder comme son triomph ; elle est ambitieuse, à la vérité, peu digne d'un philosophe économe de mots ; le style est du gravier ; mais il y règne un sentiment respectable :

Pour n'y vivre que d'herbe et d'insectes fangeux,
Supposez-vous jeté dans une île déserte ;
Quand vous venez à faire un jour la découverte,
Dans la poche, ou le pli de votre vêtement,
D'un grain de blé, d'un seul... Oh ! quel ravissement !
Quel espoir tout à coup élargit vos idées !
Que vos plaines déjà vous semblent fécondées !
Comme vous abritez, dans le creux de la main,
Ce trésor qui pourrait suffire au genre humain !
Avec quel saint amour vous préparez la terre
A qui vous confiez ce germe salutaire !
Comme vous épiez, sur le sol accroupi,
La pointe de verdure où doit naître l'épi !
Avec quels soins prudens, quand son tuyau s'élève,
D'une eau pure et de sel vous nourrissez sa sève !
.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .
Tel croissait Alexis pour la postérité.

Passons du maître à l'élève : Alexis est un petit bonhomme violent plutôt que vif, qui ne connaît point d'obstacle à ses désirs, point de frein à ses passions ; il casse les vitres du portier, parce qu'il n'est pas levé assez matin, va courir les champs à la pointe du jour, au cœur de l'hiver, pour aller, dans la neige, cueillir des bouquets à sa mère :

On sent alors craquer la neige sous ses pieds ;
Cric, crac, on voit sa trace, et fumer ses souliers.

J'ai vu souvent des polissons qui n'avaient pas l'honneur d'être des Émiles, et qui cependant prenaient grand plaisir à faire des pelottes de neige et à se les jeter à la tête. Alexis aime son maître beaucoup plus que sa mère, parce que le maître ne fait jamais que ce qui plaît à l'élève ; la plupart des enfans pleurent quand on les sépare de leur nourrice, quoique les nourrices ne pratiquent point les principes de J.-J. Rousseau. Il n'est donc pas étonnant qu'Alexis, lorsqu'on renvoie son précepteur, quitte la maison paternelle pour courir après lui ; c'est la conduite naturelle d'un enfant accoutumé à suivre ses premiers mouvemens. Quand on vient arrêter le précepteur, le disciple saute sur un pistolet, et veut brûler la cervelle aux sergens ; cet acte d'audace plaît à cet âge, mais n'annonce pas une bonne éducation.

La scène du bouquet est la plus théâtrale, et même la seule où l'on trouve une intention neuve et vraiment comique. L'auteur a voulu montrer la distance qui se trouve entre un enfant élevé à la Jean-Jacques, et un enfant formé d'après les maximes ordinaires. Alexis arrive seul, tout essoufflé, et présente à sa mère assez rustiquement, mais avec une cordialité franche, un bouquet de perce-neige qu'il vient de cueillir ; Jules, son cousin, paraît escorté de son précepteur, avec un gros bouquet de fleurs artificielles ; son air est un peu guindé, et il récite, d'un ton d'écolier, une fable d'une galanterie très-fade, où il compare sa tante à Vénus. Si la fable est digne de Trissotin, c'est la faute du précepteur ; mais l'usage de faire réciter aux enfans quelques vers dans ces sortes d'occasions, n'a rien de répréhensible ; le maître ne contrarie point la nature, en aidant son élève à exprimer ses sentimens ; il ne faut pas que des enfans s'accoutument à une trop grande familiarité, à un ton trop leste avec leurs parens ; cet air de vagabond et de déterminé ne convient point au premier âge : la timidité et l'embarras sont un agrément de l'enfance, bien loin d'être un défaut.

Le dénouement est prévu dès le second acte ; dès qu'on sait que la lettre de Timante est perdue, on sait que cette lettre le perdra : cette intrigue est celle de toutes les pièces où il s'agit de démasquer un fourbe ; tout cela est aujourd'hui du dernier vulgaire. Au reste, toutes ces puérilités, toutes ces misères d'écoliers et de précepteurs ne sont guère dignes du théâtre. L'inimitable Molière a fait une scène de précepteurs dans la comtesse d'Escarbagnas ; elle est plus ingénieuse et plus plaisante que toutes celles de Fabre d'Églantine, mais il n'a fait qu'une scène ; on n'amuse pas une assemblée de gens du monde pendant trois heures avec ces pauvretés-là.

Quant au système de Jean-Jacques que l'auteur s'efforce de reproduire, l'expérience a démontré qu'il n'est propre qu'à faire des bandits et des sauvages. L'on nous parle sans cesse de la nature ; mais le but d'une bonne éducation est de la régler et de la corriger ; rien n'est si horrible que la nature brute : les sauvages, dont ces philosophes voudraient nous rapprocher, ont plus de vices que les hommes civilisés, et n'ont d'autre mérite que de les montrer dans toute leur turpitude. Pourquoi la nature morale aurait-elle moins besoin de culture que la nature physique ? Pour prouver à Rousseau que tout n'est pas bien sortant des mains de l'auteur des choses, il fallait lui donner du gland au lieu de pain, et ne lui servir au dessert que des fruits sauvages. Tous ces prédicateurs de la nature ne sont que des apôtres de la licence ; la société et les fonctions qu'elle impose exigent que les hommes soient accoutumés de bonne heure à sacrifier leurs plaisirs à leurs devoirs : il faut courber dès leur enfance les jeunes branches dont on veut former un berceau.

La pièce, très-superficielle pour le fond, très-vicieuse pour les principes, est non-seulement barbare pour le style, mais encore hérissée de quolibets grossiers, de facéties basses et triviales. Je ne conçois pas comment des spectateurs qui sont quelquefois délicats si mal à propos, peuvent supporter des plaisanteries d'un aussi mauvais ton ; dans les situations comme dans le dialogue, on n'aperçoit aucune connaissance des mœurs, aucun tact de bienséances ; tout est exagération et caricature ; l'auteur n'avait vu le monde que dans les romans et dans les clubs.

Mademoiselle Devienne joue avec beaucoup d'esprit et de grâce le rôle de Lucrèce, qui, malgré la trivialité dont il est assaisonné, est le meilleur de la pièce; mesdemoiselles Vanhove et Mars cadette font les enfans à merveille ; mademoiselle Thénard, qui représente Araminte, a beaucoup d'intelligence et récite bien ; Grandménil est outré, Baptiste sans dignité ; Damas est ce qu'il doit être, et parfaitement placé dans le rôle de Timante. (28 ventose an 9.)

Le Spectateur français au XIXme siècle, ou: variétés morales, politiques et littéraires, Volume 6 (1809), p. 227-231 :

Sur Les Précepteurs (comédie de Fabre d'Eglantine).

Pour donner un premier aperçu des Précepteurs, il suffit de dire que c'est la débauche grossière d'un auteur ivre de licence et de paradoxes.Tout est aussi mal pensé que mal écrit ; c'est l'opprobre de notre théâtre et de notre littérature ; et ce qui rend cette rapsodie encore plus méprisable et plus ridicule, c'est quelle a la prétention d'être morale ; on essaie d'y réformer nos idées sur un des objets les plus importans à la société. Dans le moment même où l'on voit un gouvernement sage régénérer l'éducation publique, encourager les bonnes études, établir la dicipline dans les lycées, rappeler à ses vrais principes le grand art de former la jeunesse, et de préparer des hommes à la patrie, n'est-il pas étrange qu'on vienne nous présenter sur la scène un amas d'inepties et de sottises anarchiques, dont le résultat est qu'il faut abandonner les jeunes gens, sans guide et sans frein, aux mouvemens aveugles de la nature ? Heureusement ce n'est qu'une platitude plus insipide que dangereuse ; c'est une misérable caricature de l'Emile : l'auteur n'est qu'un singe de Jean-Jacques Rousseau ; mais s'il a pu imiter ses erreurs et ses folies, il n'a pu imiter son génie et son style : c'est là ce que les singes ne peuvent jamais contrefaire.

L'Emile de Jean-Jacques Rousseau a fait beaucoup de mal, parce que c'est un roman très-éloquent ; et écrit avec autant d'élégance que d'énergie : c'est à cet ouvrage qu'il faut sur-tout attribuer la mollesse funeste et l'indulgence aveugle qui corrompent l'éducation particulière. Fabre-d'Eglantine , auteur des Précepteurs, n'eut jamais d'autre talent qu'une certaine fougue déréglée, assez semblable à la verve : fanatique ardent des nouveaux systèmes, ou plutôt affectant le fanatisme pour tromper les sots, c'est un des plus chauds prédicans de vertu et d'humanité qui jamais ait moralisé sur la scène : son Philinte est un tissu d'homélies, auxquelles cependant il a su coudre une situation intéressante ; du reste, écrivain gothique et barbare, sans goût, sans études, sans aucune connoissance des modèles, et n'ayant apporté à la composition de ces pièces de théâtre, que la littérature d'un comédien de province. Il est apparu très-à-propos dans le temps où tout commençoit à se bouleverser ; ce désordre étoit son élément : dans des jours plus paisibles, il n'eût fait remarquer en lui que le défaut d'une bonne éducation ; et cependant c'est cet homme qui, mettant à nu les chimères et les rêveries de Jean-Jacques Rousseau, et les dépouillant de tous les charmes de l'éloquence, s'est mis dans la tête de nous prêcher au théâtre, en très-mauvais vers, les plus impertinentes maximes sur l'éducation. Il eût mieux valu qu'il commençât par faire la sienne. Il n'est pas inutile de rappeler ici ce que Voltaire pensoit de l'Emile de Jean-Jacques. Le citoyen de Genève introduisit une espèce de schisme dans l'église dont Voltaire étoit le souverain pontife. Il fut anathémisé, excommunié par le pape de Ferney, qui lança contre lui tous les foudres dont il avait coutume d'écraser les réfractaires et les dissidens. J. J. brava les excommunications et les anathèmes ; il lui resta des sectateurs zélés ; plusieurs même des disciples de Voltaire, encensèrent l'idole en vain foudroyée par leur maître. Le Genevois a eu de son vivant des dévots et des dévotes : son tombeau est devenu aussi célèbre que celui du prophète Mahomet, et l'on fait des pélerinages à Ermenonville, comme les Musulmans en font à la Mecque. Ecoutons le mandement de Voltaire contre l'Emile : « Rousseau, dit-il, feint, dans un roman intitulé Emile, d'élever un jeune gentilhomme, auquel il se donne bien de garde de donner une éducation telle qu'on la reçoit dans l'Ecole-Militaire, comme d'apprendre les langues, la géométrie, la tactique, les fortifications, l'histoire de son pays : il est bien éloigné de lui inspirer l'amour de son roi et de sa patrie ; il se borne à en faire un garçon menuisier : il veut que ce gentilhomme menuisier, quand il a reçu un démenti ou un soufflet, assassine prudemment son homme..... Le même esprit de sagesse et de décence qui lui fait prononcer qu'un précepteur doit souvent accompagner son disciple dans un lieu de prostitution, le fait décider que ce disciple doit être un assassin : ainsi l'éducation que donne Jean-Jacques à un gentilhomme, consiste à manier le rabot, et à mériter le grand remède de la corde. »

Et voilà l'éducation que Fabre-d'Eglantine a jugé à propos de prôner en plein théâtre ! Il ne s'explique pas, il est vrai, sur l'assassinat et sur les mauvais lieux ; mais le système y conduit naturellement ; et quand on se fait un principe de suivre les premiers mouvemens de la nature brute, il n'y a point de crimes qui ne résultent d'une pareille doctrine.

« Nous doutons, continue Voltaire, que les pères de famille s'empressent à donner de tels précepteurs à leurs enfans. Il nous semble que le roman d'Emile s'écarte un peu trop des maximes de Mentor ; mais aussi il faut avouer que notre siècle s'est écarté en tout du grand siècle de Louis XIV. »

Il nous semble que le jugement de Voltaire, sur l'Emile, est de la critique bien amère ; et l'académie de Montauban doit gémir bien amèrement de l'excès auquel s'est porté le héros du dix-huitième siècle, le dieu de la littérature moderne. N'étoit-ce pas décourager, avilir le talent de Jean-Jacques Rousseau, que de dénigrer, avec cette indécence, un chef-d'œuvre philosophique tel qu'Emile ! Cependant l'auteur critique ne s'est point découragé : il a laissé dire le critique : et sans daigner lui répondre, il est allé son train. Quand un écrivain s'est livré à la fougue d'une imagination désordonnée, quand il n'a rien respecté, quand il dit son avis à tort et à travers sur tout, est-il juste qu'on le respecte, et qu'on se gêne pour dire son avis sur lui et sur ses extravagances ? N'est-ce pas en cela que consiste essentiellement la liberté de la république des lettres ? La critique amère n'est jamais nuisible ; il n'y a point d'exemple qu'elle ait découragé de vrais talens ; et souvent elle est très-utile pour tuer les insectes venimeux de la littérature, et purger la société des mauvais livres qui l'infectent.

J'avoue que je suis très-scandalisé de la liberté avec laquelle Voltaire parle du dix-huitième siècle , qu'il semble immoler au siècle de Louis XIV. Et remarquez qu'il ne s'est pas exprimé ainsi dans sa jeunesse, où il pouvoit être encore séduit par son admiration pour nos grands maîtres : c'est dans sa vieillesse, c'est lorsqu'il étoit lui-même à la tête du dix-huitième siècle, que cette vérité lui est échappée. Comment concevoir un pareil dénigrement ? Les disciples de Voltaire combattent aujourd'hui directement la doctrine de leur maître ; et nous, profanes, nous, infidèles, qu'on accuse d'impiété envers Voltaire, nous soutenons ses maximes. Les Voltairiens font tous leurs efforts, pour rabaisser le siècle des Corneille, des Racine et des Molière ; ils affectent de lui préférer le siècle de d'Alembert et de Diderot. Pour nous, nous pensons avec Voltaire que le dix-huitième siècle est fort inférieur, pour le bon sens, le génie et les talens, au siècle qui l'a précédé, et que, sous le rapport littéraire, le seul que nous envisagions ici, il y a autant de différence entre les deux siècles, qu'il y en a entre le Télémaque et l'Emile, sous le rapport de la sagesse, de la décence et de la vérité.               G.

G, c'est (bien sûr) Geoffroy... L'article date du 26 novembre 1807. Et c'est du pur Geoffroy, armé de tous ses partis pris.

V. Del Litto, à propos des tentatives théâtrales de Stendhal, fait le point sur la carrière des Précepteurs, dans La vie intellectuelle de Stendhal: genèse et évolution de ses idées (1802-1821) (Paris, PUF, 1962 ; Slatkine Reprints, 1997) la note 463, p. 111-112 :

En 1802, Geoffroy avait « éreinté » la comédie de Fabre d’Églantine. Le 26 floréal an X (6 mai 1802), avait eu lieu la première représentation de la reprise des Précepteurs. Trois jours plus tard, Geoffroy consacrait à la pièce un feuilleton virulent. Il commençait par citer le jugement de La Harpe : « Les Précepteurs sont un chef-d’œuvre unique en bêtise. » Après ce début prometteur, il poursuivait : « J'en rougis pour le public, et ce succès scandaleux affaiblit beaucoup les espérances que je concevais tous les jours de la régénération du goût. » Geoffroy ne cachant pas son étonnement qu'on laissât encore représenter la pièce de Fabre d’Églantine : « N'est-il pas étrange que ce soit au moment où le gouvernement se propose d'établir, sur un meilleur plan, des écoles et des lycées, qu'on s'avise de présenter à la nation un ouvrage qui sape les fondements de toute bonne éducation, un ouvrage qui consacre, comme les premiers principes de l'institution de la jeunesse, l'insubordination, l'indiscipline, la violence, l'insurrection, l'indépendance et l'oubli des plus saints devoirs ? » (Journal des Débats, 19 floréal X : 19 mai 1802 [c'est le 29 floréal qui correspond au 19 mai]).

En 1804, les Précepteurs fourniront encore au Journal de Paris le prétexte d'une diatribe contre Fiévée, accusé d'être un « anti-philosophe juré » (N. du 16 prairial XII : 5 juillet 1804).

Il sera beaucoup question, en 1810, d'attribuer aux Précepteurs un des prix décennaux. « Les Précepteurs, comédie en 5 actes et en vers, par Fabre d'Eglantine, a eu vingt-cinq représentations, lit-on dans le rapport du jury. Elle est dans un meilleur genre ; il y a de l'originalité dans l'intrigue, et quelques effets comiques dans les détails ; mais elle manque de caractères, et surtout de style » (Rapports du Jury chargé de proposer les ouvrages susceptibles d'obtenir le prix d'honneur, 1810, p. 19). Et la Classe de la Langue et de la Littérature française de renchérir : « Les caractères sont vrais, naïfs, originaux ; leur maintien juste et varié ; leurs physionomies naturelles et originales... » (ibid.,p. 86).

D'après la base César, la pièce a été jouée 23 fois au Théâtre français de la rue de Richelieu, du 17 septembre au 5 novembre 1799. Et sa carrière ne s'est pas arrêtée là. La Base La Grange connaît 41 représentations de 1799 à 1807.

(1) Le directoire régnait encore, quoique déjà renouvelé en entier, et fort loin de croire à sa chute prochaine.

(2) J'ai lu plus d'une fois dans les papiers publics que l'on s'est battu à coups de poing, à la représentation de telle ou telle piece, que la victoire a été tel jour d'un côté, que le lendemain l'autre parti a pris sa revanche, etc. Il me semble qu'un tel auditoire est digne de telles pieces, et les pieces dignes d'un tel auditoire.

(3) Dans l'apperçu que j'ai promis sur la littérature actuelle.

(4) On m'objectera peut-être que la révolution nous a donné de ces petits philosophes-là. par milliers ; mais on ne fera que confirmer ce que je dis. Est-il besoin de répéter que ce qui est dans le sens de la révolution, est nécessairement hors de nature ? Je n'en voudrais pour preuve que les lamentations très-risibles et très-gratuites que font entendre aujourd'hui à ce sujet ceux mêmes qui ont fait le mal, et qui, soit hypocrisie, soit imbécillité, gémissent si niaisement sur le mal, sans vouloir revenir au bien.

(5) On en peut conclure que la contre-révolution est faite à moitié, du moins si l'on en croit l'oracle prononcé, non pas par un sans-culotte, mais par un ci-devant, très-ci-devant, membre de la minorité, qui passe même pour avoir ce qu'on appelle de l'esprit, et qui a dit publiquement qu'il n'y aurait plus de république, du jour où ce ne serait plus une loi de la république, de dire citoyen au lieu de monsieur. Je ne veux pas nommer le personnage ; mats à moins que ce ne fût un très-bon plaisant, (et il ne l'est pas du tout) c'est un pauvre républicain.

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