Les Trois maris

Les trois Maris, comédie en cinq actes, en prose, de Picard. 19 thermidor an 8 [7 août 1800].

Comédie représentée par les Acteurs-Sociétaires du théâtre de l'Odéon

Titre :

Trois Maris (les)

Genre :

comédie

Nombre d'actes :

5

Vers / prose

prose

Musique :

non

Date de création :

19 thermidor an 8 (7 août 1800)

Théâtre :

Théâtre de l’Odéon

Auteur(s) des paroles :

Louis-Benoît Picard

Almanach des Muses 1801

Desgraviers, veuf de deux premières femmes, s'est séparé de la troisième, et s'est logé à l'Estrapade, dans une maison habitée par Duparc, juge ; et par Bazin, professeur de belles-lettres. Madame Desgraviers s'est retirée à la Chaussée-d'Antin, sous le nom de madame Jacob. Elle y occupe un fort bel appartement avec jardin, et y exerce l'art de devineresse. Madame Duparc et madame Bazin ont à se plaindre, l'une de la jalousie de son mari, l'autre de la froideur et de la présomption du sien. Elles viennent consulter madame Jacob sur les moyens de guérir leurs époux des défauts qu'elles leur reprochent. Elles avouent en même temps qu'elles sont courtisées par un M. Lecoq, brasseur, de la rue Mouffetard, homme fort avantageux, et se croyant fait pour réussir auprès de toutes les femmes. Lecoq paraît bientôt lui-même, découvre son amour pour les deux amies, ou plutôt les diverses confidences sont à moitié devinées par madame Jacob, qui se trouve toujours à moitié instruite par tout ce que les uns ont dit avant les autres. Au surplus celle-ci se propose de venger les deux femmes des projets injurieux de Lecoq, et de punir Lecoq de sa fatuité et de ses prétentions. Elle conseille cependant à madame Duparc de combler son époux de caresses au point de l'en fatiguer, et de le guérir ainsi de sa jalousie ; à madame Bazin de feindre une excessive indifférence, des torts même vis-à-vis de son mari, pour le guérir de sa confiance apathique. Les femmes se conduisent en conséquence ; mais Desgraviers se trouve toujours là pour alimenter la jalousie de Duparc, et a grand soin, lorsque Bazin est persuadé de l'infidélité de sa femme, d'aigrir son dépit. Quant à Lecoq, il cherche dans cesse à profiter des bonnes dispositions où il croit que sont pour lui les deux femmes qu'il veut séduire, il se présente le jour, la nuit, mais inutilement. Toute l'intrigue conduite par madame Jacob, qui n'ignore aucun des résultats, qui a même appris que son mari était lié avec Duparc et Bazin, et qui n'est pas fâché de pouvoir à son tour se venger de lui, est arrivée au point où elle la desirait. Les deux amies se rendront chez elle, M. Lecoq y sera, les trois maris s'y trouveront aussi, et chacun aura son lot. En effet, Desgraviers à qui elle a su inspirer de la jalousie, en lui faisant dire par son portier que M. Lecoq est amoureux d'elle, est à peine arrivé, que, paraissant voilée à ses yeux, elle lui parle de sa troisième femme, lui prouve son innocence, le fait rougir des soupçons qu'il avait conçus contre elle, en prenant la lettre d'une de ses amies pour la lettre d'un amant ; finit par se découvrir et exciter ses regrets, en lui parlant de son mariage avec Lecoq. Duparc et Bazin viennent, trouvent Desgraviers désolé, qui les tranquillise sur leur sort et gémit sur le sien. Etonnement des deux maris, refus de croire aux discours de Desgraviers, apparition de madame Jacob, qu'ils traitent assez durement, pour que Desgraviers se fasse reconnaître pour son époux ; réconciliation générale, promesse de s'aimer de part et d'autre, congé donné à Lecoq, qui comptait sur un diner en bonne fortune avec les trois femmes, et qui les sachant avec leur maris, retourne dîner seul chez lui.

Plus de mouvement que de véritable action. intérêt fort léger, des scènes vraiment comiques, de la gaîté, style naturel, des mots et des situations qui provoquent le rire. Succès.

Sur la page de titre de la brochure, à Paris, chez Huet et chez Charron, an VIII :

Les trois Maris, comédie en cinq actes et en prose ; Par L. B. Picard. Représentée, pour la première fois, sur le théâtre de la rue Feydeau, par les Comédiens sociétaires de l’Odéon, le 27 thermidor an 8.

Courrier des spectacles, n° 1262 du 30 thermidor an 8 [18 août 1800], p. 2-3 :

[La nouvelle pièce de Picard a été un triomphe. Chaque acte est caractérisé rapidement et de façon positive (juste une toute petite réticence sur la longueur d’un des actes : c’est la meilleure pièce de Picard, mêlant une bonne morale et une gaîté continuelle. On ne peut la comparer de ce point de vue du comique qu’à l'œuvre de Molière. Assez curieusement, le critique donne la liste des personnages et des acteurs (il reviendra sur l’interprétation à la fin). Il entreprend ensuite une très longue analyse, très détaillée, de l’intrigue. Elle s’achève sur une sorte d’aveu : elle est telle « qu’il nous a été possible de la saisir à la représentation ». Il y manque bien des traits comiques, faute de temps et de place. Après ce jugement sommaire, il se contente de distribuer bons points et mauvais points aux différents interprètes.]

Théâtre Feydeau.

La comédie, les Trois Maris, donnée hier pour la première fois à ce théâtre, a obtenu le plus brillant succès.

Son auteur a été demandé arec un véritable enthousiasme, et Picard a paru au milieu des bravo, car les mains fatiguées des applaudissemens continuels qu’avoit excités l’ouvrage ne suffisoient plus pour accueillir l’auteur. Le premier acte présente l’exposition de la manière la plus claire et en même tems la plus agréable. Le second acte quoique peut-être un peu long est rempli de comique. Le troisième en entier est charmant. Le quatrième paroît ensuite un peu léger; mais le cinquième est un chef-d’œuvre de comique. En général cette pièce est, selon nous, la plus amusante qu’ait encore faite le citoyen Picard, sans en excepter le Collatéral.

Elle a sur celui-ci un grand avantage pour la morale, mais ce qui doit sur-tout lui assurer un succès durable, c’est la gaité continuelle qui y règne et le vrai comique qui surprend à chaque instant, et qui ne peut être comparé qu’à celui de Molière.

Personnages

Acteurs.

M. Duparc,

Dorsan,

M; Bazin,

Vigny,

Degravier,

Picard,

Lecoq

Clozel,

I.edoux

Valville,

Mme Duparc,

Mlle Desroziers,

Mme Bazin,

Mlle Josset,

Mme Jacob,

Mlle Molière.

Degravier a eu trois femmes et prétend n’avoir pas à se louer d’elles. La troisième vit encore, mais un mouvement de jalousie qu’il croit fondé l’a engagé à l’abandonner ; il s’est absenté pendant quelque tems, et depuis est venu se loger rue Mouffetard, dans la même maison où demeurent Duparc, juge, et Bazin, professeur de belles-lettres. De son côté Mad. Degravier, délaissée par son mari, a cherché des moyens de subsistance : elle en a trouvé un très-lucratif dans l’état de Devineresse, et elle l’exerce avec honneur et profit, à la Chauseée-d’Antin , où elle a pris le nom de Mad. Jacob. Sa haute réputation s'est répandue dans toute la ville, et est venue jusques aux oreilles de Mesd. Duparc et Bazin.

La première a beaucoup à souffrir de la jalousie de son mari ; l’autre au contraire se plaint del’indifférence du sien qui dédaigne le pouvoir de ses charmes au point d’être allé tranquillement en-vacance sans l’emmener avec lui. Dans leur commune affliction, nos deux habitantes du Faubourg St-Marceau vont séparément consulter la savante Kiromancienne (*). Mad. Duparc est en-pleine confidence, lorsque l’on annonce Mad. Bazin ; elle ne craint pas de s’expliquer devant elle. Il résulte de leurs aveux réciproques que M. Lecoq, brasseur fort riche, et jeune homme au moins aussi entreprenant qu'aimable leur fait la cour à toutes deux, et est venu prendre une chambre garnie en face de leur maison, quelqu'un veut entrer, Ledoux, domestique de Mad. Jacob l’en empêche ; mais cette dernière reconnoît la voix de son mari, et se propose de corriger à la fois les trois maris sans se faire connoître à ses clientes ; elle conseille à Mad Duparc de ne rien négliger pour éteindre la jalousie de son époux, et à Mad. Bazin de tout faite pour exciter celle du sien. Tel est le sujet du premier acte qui se passe chez Mad. Jacob Le second présente le cabinet de M. Duparc. Les entrepises de Lecoq ont accru ses inquiétudes, qui ne sont rien moins que calmées par les discours de M. Degravier, qui a toujours quelque trahison à raconter, soit de sa première, de sa seconde ou de sa troisième femme.

Bazin même arrive ; sa femme est au bal ; il ne peut rentrer chez lui, mais très-confiant en son épouse, il suppose qu’elle n’a point reçu la lettre qui annonçoît son retour ; et apprenant qu'elle a été le matin chez une devineresse, C’étoit sans doute, dit-il, pour apprendre le moment de mon arrivée. Mad. Duparc, suivant les conseils de Mad. Jacob, redouble de soins auprès de son mari, lui fait même de petits aveux qui doivent étouffer tous ses soupçons, et demande le rétablissement d’une sonnette qui, placée à la porte de la rue, vaut pour un mari le surveillant le plus exact. Pendant qu’ils s’entretiennent, une balle de pistolet est lancée dans l’appartement, et y porte un billet sans autre adresse que : A la plus belle. Duparc furieux, s’avance à la croisée : le coupable découvert rejette tout sur sa maladresse, offre de se justifier, et introduit sous ce prétexte chez Duparc, fait entendre au moins au mari que le billet étoit pour Mad. Bazin.

Le troisième acte se passe chez Mad. Bazin ; elle est de retour du bal, y a vu Lecoq dont elle n’a pas réprimé la hardiesse, et à qui Mad. Jacob a donné, au nom de sa consultante, un rendez-vous assez positif. Bazin, rentré chez lui, s’y livre à ses travaux, et s’endort sur une traduction des Offices de Cicéron, pendant que son épouse cherche inutilement à le faire sortir de son apathie. Piquée de ses vains efforts, elle rentre dans son appartement. Lecoq arrive par un escalier dérobé, croit trouver la jeune veuve seule, et est furieux de rencontrer un rival ; il veut forcer Bazin à lui céder la place. Notre mari croit d’abord que c’est un voleur, mais au nom de Lecoq, il ne peut plus s’y méprendre, entre en fureur ; son épouse arrive : Lecoq est fort surpris en apprenant que Mad. Bazin n’est pas veuve, sort confus, mais reconduit fort poliment par l'honnête professeur qui se laisse aisément persuader que la visite étoit pour Madame Duparc. Il se contente de plaindre son ami qui, au bruit de la sonnette que Lecoq fait retentir en sortant, l’arrête et croit sur son rapport qu’il est venu pour Mad. Bazin. Les deux épouses viennent rassurer leurs maris, qui regagnent tranquillement leurs appartemens.

Mad. Jacob ne perd point de vue son plan : elle persuade dans le quatrième acte aux jeunes femmes d’indiquer à Lecoq un rendez-vous qu'elle se charge de faire connoître à leurs maris. Mad. Bazin doit en outre faire lire au sien un journal qu’elle a coutume de tenir de sa conduite, et que cette fois Mad. Jacob se charge de continuer, depuis quelque tems qu’il a été interrompu.

Une page déchirée à la suite de quelques phrases peu rassurantes pour un mari, achève de tourner la tête à Bazin : sa femme est prête à lui tout découvrir, lorsque Degravier vient le trouver avec des nouvelles importantes. Il a vu Lecoq dans un café, et ce jeune fat s’est vanté d’avoir, ce matin même, un rendez-vous chez Mad. Jacob avec deux femmes auprès desquelles il n’avoit pu réussir la veille à cause de l’arrivée de leurs maris. Duparc et Bazin ressentent tous les effets de la jalousie, et veulent se rendre chez la Devineresse, mais Degravier leur représente que n’étant point partie intéressée, il pourra mieux qu’eux mettre fin à cette affaire, et leur propose de l’attendre dehors dans un fiacre. La proposition est acceptée : Mad. Jacob qui l’a entendue se propose d’en profiter.

Le cinquième acte se passe dans le jardin de Mad. Jacob. Les deux jeunes femmes y viennent, se cachent dans un pavillon, à l’arrivée de Lecoq, qui commande un repas splendide, et sort pour un moment ; Degravier est introduit. La Devineresse paroît devant lui voilée ; il veut lui faire des observations sur le rendez-vous donné chez elle à de jeunes femmes. Elle lui demande pourquoi il s’occupe des affaires des autres plutôt que des siennes, l’interroge avec fermeté sur ses épouses, sur-tout sur la troisième, lui reproche de s’en être séparé ; il s’excuse en disant qu’elle l’a trompé ; elle lui prouve son erreur et se découvre. Degravier reste confondu, ses amis arrivent : il leur fait part de ce qui lui est arrivé, et les assure que leurs femmes sont innocentes. Elles-mêmes se présentent, mais comme on annonce Lecoq, Mad. Jacob fait entrer les trois maris dans le pavillon, témoigne au jeune homme l’embarras où elle se trouve d’être obligée d’admettre à leur repas trois de ses parens arrivés de la province. Ils paraissent, raillent le séducteur et se réconcilient avec leurs épouses.

Telle est l’analyse de la nouvelle pièce du citoyen Picard, autant qu’il nous a été possible de la saisir à la représentation. Nous ne pouvons nous rappeler tous les traits comiques qu’elle renferme, le défaut de place et de tems nous prive de citer les plus frappans.

Cet ouvrage est très-bien joué par les citoyens Dorsan, Picard, Vigny, et par mademoiselle Molière. Mesd. Desrosiers et Josset ont paru laisser plus à desirer dans leurs rôles. Le cit. Clozel, ci-devant au théâtre de la Cité, a rendu d’une manière assez plaisante celui de Lecoq. Il manque à cet acteur du travail et de l’habitude de la scène, avec l’un et l’autre il peut devenir un comédien très-intéressant.

LE PAN.          

(*) C’est la qualité donnée à Mad. Jacob, quoique dans d’autres instans nous ayons cru entendre dire que c’étoit par les cartes qu’elle se procuroit ses admirables connoissances.

Le numéro du 1er fructidor [19 août] du Courrier des spectacles (n° 1263) contient, p. 2-3, une lettre de Picard dans laquelle il défend ses actrices attaquées dans le compte rendu de la veille et assume les difficultés de cette première représentation :

AU REDACTEUR du Courrier des Spectacles.

Paris, 30 Thermidor, an 8,                   

En vous remerciant des éloges beaucoup trop flatteurs que vous donnez à ma nouvelle comédie, intitulée : les Trois Maris, permettez-moi de chercher à venger mes deux aimables actrices, Desrosiers et Josset, que vous avez, je crois, jugées trop sévèrement. Je tremblois que ma scène du second acte, entre Duparc et sa femme, ne parût trop longue ; grâce à Mlle Desrosiers le public l’a trouvée courte et a daigné l’applaudir. Je tremblois que la scène du troisième acte, où mon professeur s’endort, ne parût froide ; grâce à Mlle Josset, le public ne s’est pas endormi avec Bazin. Le trouble inséparable d’une première représentation, la chaleur insupportable que nous éprouvons, l’attachement que tous mes camarades m'ont voué, et qui les rend aussi inquiets que moi sur le sort de mes comédies, ont pu les empêcher peut-être de développer hier tous leurs moyens, et doivent leur servir d’excuse. Notre longue oisiveté a dû nécessairement nous faire perdre un peu de cet ensemble si nécessaire à la comédie, et auquel nous nous efforcions de parvenir. Nous retrouverons nos forces dans les procédés des nouveaux administrateurs du théâtre Feydeau, dans l’amitié de nos bons camarades de l’Opéra, et peut-être serons-nous dignes des encouragemens que le public a daigné nous donner.

Salut et estime.

Piicard.                    

La Décade philosophique, littéraire et politique, huitième année de la République, Ive trimestre, n° 34 (10 Fructidor), p. 432-436 :

[Parmi les réactions à la pièce de Picard, le critique de la Décade philosophique a choisi le camp des gens qui n’admirent pas : les reproches sont nombreux, manque de fonds, manque d’intérêt, longueur excessive, violences faites aux convenances et au goût, abus des changements de lieu (sans oser aller jusqu’à y voir un manquement à la règle de l’unité de lieu).]

Théatre Feydeau.

Les Trois Maris , comédie en cinq actes et en prose, du C. Picard, représentée le 29 thermidor.

Cette pièce a reçu beaucoup d'applaudissemens, et l'on en a fait un grand éloge le lendemain de sa première représentation dans le Courier des Spectacles. D'autres journaux, moins adulateurs, en ont porté un jugement beaucoup moins favorable ; quant au public, il paraît suivre les représentations de cet ouvrage sans s'embarrasser de ce qu'en disent les journaux.

Trois femmes sont mécontentes de leurs maris ; l'un, M. Duparc, Homme de Loi, est ombrageux et jaloux ; l'autre, M. Bazin, Juge, est confiant et froid, le troisième, M. Desgravières, dont l'auteur n'indique point la profession, déjà veuf de deux femmes, a depuis deux ans quitté celle qui lui reste, parce qu'il s'est persuadé qu'elle était infidelle.

Il n'y a, comme on voit, rien de bien neuf dans la position de ces personnages. Des maris jaloux, des maris confians, des maris volages ; on a déjà vu cela par-tout.

Madame Duparc et Madame Bazin logent à l'Estrapade, et occupent chacune un étage de la même maison. Elles vont séparément consulter Madame Jacob, une devineresse, qui demeure à la Chaussée-d'Antin. Cette Madame Jacob n'est autre que la femme délaissée de M. Desgravières.

Ces trois femmes se concertent ensemble pour tourmenter leurs maris ; cela n'est pas très-moral, cependant leurs intentions sont louables ; l'une veut tempérer la fougue de son jaloux ; l'autre réchauffer la froideur apparente de son mari confiant, et Madame Jacob enfin ramener à ses pieds son époux volage.

Pour y parvenir, elles saisissent l'occasion que leur en offre un certain Lecoq, Brasseur de profession, fat, riche et indiscret, la coqueluche du faubourg Saint-Marceau, qui leur fait à toutes trois la cour, et qui finit par être berné par elles, tandis que les maris se trouvent guéris l'un de sa jalousie, l'autre de sa froideur, et le troisième de la mauvaise opinion qu'il avait conçue de sa dernière femme. Or, des Maris corrigés, un Fat puni, des Femmes vengées, cela n'est pas, comme on sait, très-neuf au théâtre.

Ce qu'il y a de pire dans cet ouvrage, c'est qu'il est à-peu-près dénué d'intérêt. Madame Duparc, qui est véritablement aimée de son mari, (car Duparc n'est pas un jaloux sans amour ; c'est un jeune mari bien tendre, bien amoureux ) Madame Duparc ne peut exciter d'intérêt, puisque tout son malheur consiste à n'être pas absolument la maîtresse de courir les spectacles et les bals, et de se livrer à toutes les frivolités du monde.

Madame Bazin n'intéresse aucunement, puisque son mari, jeune aussi, est si confiant et si bon, qu'elle est absolument la maitresse au logis.

Et quant à Madame Jacob, ou Madame Desgravières, sa situation de femme délaissée exciterait sans doute l'intérêt en sa faveur, s'il n'était totalement éteint par le méprisable métier de diseuse de bonne aventure et de tireuse de cartes, dont elle s'est fait une ressource dans l'abandon.

L'Auteur a voulu tirer du comique de ce personnage, et jouer le ridicule, à la mode aujourd'hui, chez nos femmes les plus élégantes, qui vont toutes en grand secret, dit-on, consulter fréquemment l'art mensonger de deux ou trois jongleurs qui attrappent leur argent. Mais nons croyons qu'ici l'auteur a blessé les convenances et le goût. C'est blesser le goût que de vouloir exciter l'intérêt du public en faveur d'un personnage qui ne vit que de mensonges et d'impostures. Présenter deux femmes aimables, jeunes et honnêtes, qui, croyant avoir à se plaindre des procédés de leurs maris, citoyens paisibles et estimables, vont consulter une sorcière, se livrent aveuglément à ses conseils, et parviennent, à l'aide de sa ruse et de ses mensonges, à tourmenter, puis à corriger leurs maris ; c'est blesser les convenances.

Ce n'est pas ainsi que Fabre-d'Églantine a voulu jouer dans ses Précepteurs le ridicule de tirer les cartes. Sa devineresse n'est qu'une misérable intrigante, dont enfin la fourberie est démasquée ; elle n'emploie pas son art prétendu à servir deux jeunes femmes aimables, mais à tromper une vieille folle. Quelle différence dans les situations et les résultats !

Mais une comédie pourrait, sans présenter un fonds ou des personnages absolument neufs, sans être un modèle de goût, sans offrir un cours de morale, être encore une production très-divertissante, et peut-être même un ouvrage estimable. Nous en avons la preuve dans le Légataire de Regnard, où le vieil avare amoureux, le jeune neveu prodigue, rival de son oncle, le porte-feuille enlevé et rendu, sont pris à Molière ; où le goût est souvent offensé par des plaisanteries très-hasardées; où la morale est étrangement blessée d'un bout à l'autre. Cette pièce n'en est pas moins une de nos plus plaisantes comédies, des plus fécondes en situations, d'un vrai comique, et enfin un des ouvrages les plus estimés du théâtre.

Il n'en est pas tout-à-fait ainsi des Trois Maris. La marche de l'action languit souvent, quoiqu'il y ait quelques situations vraiment comiques, et que le dialogue en soit vraiment vif, serré et toujours naturel.

Ce qui contribue encore à jeter un peu de froid dans cet ouvrage, c'est la nécessité de baisser trois fois la toile pour changer les décorations. Le premier acte se passe dans le salon de Madame Jacob, le second et le troisième chez M. Duparc ; le quatrième chez M. Bazin, et le dernier encore chez Madame Jacob, mais dans son jardin.

C'est une licence de faire ainsi voyager le spectateur de la Chaussée-d'Antin à l'Estrapade, du second au troisième étage, et enfin de l'Estrapade à la Chaussée-d'Antin ; mais quand on croit pouvoir se la permettre, il faudrait éviter ces longs entre-actes, et faire à vue les changemens. L'intérêt tombe toujours avec la toile. Cette pièce a sans doute été conçue très-vite, et exécutée plus vite encore. Peut-être devrait-on plutôt l'envisager comme le canevas d'une pièce à faire, que comme un ouvrage achevé.

Elle est au reste une nouvelle preuve de la fécondité de son auteur. Les Trois Maris ne ressemblent en rien à ce qu'a donné jusqu'ici le C. Picard, si ce n'est peut-être le personnage de Desgravières , bavard et tracassier, dont on a vu le modèle dans la charmante comédie des Voisins, du même auteur.

R. P. D.

L’Esprit des journaux français et étrangers, vingt-neuvième année, tome XII (Fructidor an 8 de la République Française), p. 195-197 :

[Une pièce de Picard, une pièce qui a eu du succès. Elle met en scène des épouses qui sont mécontentes de leur mari. Le compte rendu résume l’intrigue (qu’on peut trouver compliquée). Le critique juge la pièce de façon positive, « remplie de situations gaies & de mots très-heureux, [qui] offre des caractères plaisans & bien tracés », et il ne lui reproche que sa longueur, née de ce que l’intrigue manque un peu de consistance. Conseil : ramener la pièce à trois actes.]

THEATRE FEYDEAU.

Les trois Maris, comédie en 5 actes & en prose.

Cette pièce a obtenu beaucoup de succès. (L'auteur a été demandé & amené sur la scène.) Cet ouvrage est du C. Picard; en voici le sujet :

Deux femmes mécontentes de leurs maris, dont l'un est trop confiant, l'autre trop jaloux, consultent Mme. Jacob, fameuse devineresse, sur les moyens de corriger les défauts qu'elles reprochent à leurs époux : Mme. Jacob accueille ces dames avec intérêt, & leur conseille de changer, au moins en apparence, de conduite & de caractère. En conséquence, la femme du mari jaloux (Mme. Duparc) devient prévenante, caressante, attentionnée, & paroît abjurer la coquetterie ; celle du mari flegmatique s'efforce, au contraire, de paroître tout-à-coup légère, amie des plaisirs mondains, & même disposée à trahir ses devoirs d'épouse. Un M. Lecoq, riche brasseur de la rue Mouffetard, qui fait la cour à l’une & à l'autre, & qui n'est aimé ni de l'une ni de l'autre, sert à l'exécution de leur projet. 11 a l'audace de sa présenter de nuit, comme en bonne fortune, chez une d'elles (elles demeurent dans la même maison ) ; il trouve le mari confiant, il le prend pour un rival & il veut le faire sauter par la fenêtre. Celui-ci est forcé de sortir de son caractère & de parler en maître ; mais une explication assez gauchement faite suffit bientôt pour le désarmer, & il finit par reconduire avec beaucoup de politesse, le galant brasseur, qui feignant de s'être trompé de porte, va frapper à celle de Mme. Duparc. M. Duparc, moins endurant que son voisin, reçoit fort mal notre rôdeur de nuit, & veut même le congédier de vive force, lorsque Lecoq, reconnoissant un second mari, feint encore de s'être trompé de porte, & trouve le moyen de le faire croire. Cependant, un M. Desgraviers, voisin des deux ménages & admis dans tous les deux, stimule si fortement, par son caquet de commère, la jalousie naturelle de Duparc & la jalousie naissante de l'autre mari, que ceux ci sont dans la plus cruelle anxiété ; ils apprennent que M. Lecoq doit se rendre chez Mme. Jacob ; ils soupçonnent que leurs femmes doivent s'y rendre aussi , & ils envoient, pour savoir le vrai, ce maudit bavard qui prend plaisir à les inquiéter. Desgraviers remplit sa commission ; mais dans cette Mme. Jacob, dans cette devineresse, qu'il a l'intention de réprimander, il reconnoît sa propre épouse, qu'il avoit injustement abandonnée. II apprend avec surprise, ou du moins on lui sait accroire que ce Lecoq, qui paroît amoureux des femmes de ses voisins, l'est plus positivement de Mme. Desgraviers.... II se désole.... Les deux autres maris reparoissent alors, & reconnoissant l'innocence de leurs fidelles moitiés, sont les premiers à rire aux dépens du méchant bavard, qui finit pourtant par renouer avec son ancienne épouse, Lecoq arrive au rendez-vous ; tout le monde le mystifie, & il se retire avec confusion.

Cette comédie, remplie de situations gaies & de mots très-heureux, offre des caractères plaisans & bien tracés ; elle a cependant paru un peu longue & comme un peu noyée. Cela vient sans doute de ce que le fonds n'est pas assez intéressant pour fournir matière à cinq actes ; nous pensons que, réduit en trois, l'ouvrage joindroit au mérite d'être non moins comique, celui de produire beaucoup plus d’effet.

Magasin encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts, 6.me année, tome III (Vendémiaire an 9), p. 110-114 :

[Après une longue analyse de l’intrigue, le critique souligne les ressemblances de l’intrigue et des caractères avec l’Ecole des maris, avant de montrer que deux des cinq actes « sont bien au dessus du reste de la pièce », quand le quatrième et le cinquième ne les valent pas. C’est le comique qui « rachète les défauts » de la pièce, jugée « pour l'intrigue, [...] fort au dessous de l'Entrée dans le monde ; et pour le comique, au dessous du Collatéral ». « Quant au jeu des acteurs, il ne laisse rien à desirer ».]

THEATRE FEYDEAU.

Les trois Maris

Cette comédie, en cinq actes et en prose, a été jouée, le 29 thermidor, par la troupe du C. Picard.

Duparc, homme de loi, Bazin , professeur de belles-lettres, et Desgraviers, homme qui a fait trois mariages, dont les deux premières femmes sont mortes, et qui ne sait ce qu'est devenue la troisième, logent dans la même maison, dans le quartier sainte Geneviève. Les deux premiers ont chacun une femme jeune et aimable ; Duparc est jaloux de la sienne ; Bazin, au contraire, est d'une tranquillité qui dégénère en froideur. Leurs épouses veulent les corriger de ces défauts opposés, et vont pour cela consulter M.me Jacob , devineresse à la Chaussée d'Antin. Celle-ci les engage à profiter de l'amour que leur témoigne un certain M. Lecoq, brasseur de la rue Mouffetard, petit maître achevé, qui ne rêve que bonnes fortunes, et se croit l'idole de toutes les femmes. Elles reviennent chez elles. M.me Duparc enchérit sur la jalousie de son mari, se met aux petits soins, le fatigue par des minuties, dont le mari, d'abord enchanté, finit par se lasser. Un billet, attaché à une balle de plomb, tombe par la fenêtre chez Duparc ; celui-ci, étonné de cette hardiesse, s'irrite ; un homme accourt, demande pardon : c'est Lecoq, il proteste que sa maladresse est cause de cet accident, que le billet s'adressoit à une autre fenêtre. Duparc rit de l'aventure et plaint le pauvre Bazin. Celui-ci qui revient de campagne, est d'abord fâché de ne pas trouver sa femme qui est au bal ; il s'en console bientôt, la voyant arriver. Selon les conseils de M.me Jacob , M.me Bazin a donné rendez-vous à Lecoq. Elle veut en vain, par l'étourderie, la légéreté la plus marquée, inspirer quelque jalousie à son mari ; il met sa robe de chambre, et s'endort. Lecoq arrive ; il croit M.me Bazin une jeune veuve, et est fort étonné de trouver chez elle, à l'heure qu'il est, un homme en robe de chambre. Le mari s'étonne bien davantage, quand il entend un étranger le prier poliment de lui céder la place ; mais heureusement Lecoq ne perd pas la tête, et feint de s'être trompé d'étage, lorsqu'il reconnoît Bazin pour le mari. Celui-ci le comble d'honnêtetés, le reconduit et l'éclaire ; mais, en sortant, on entend le bruit d'une sonnette qui donne l'éveil dans toute la maison. C'est celle qu'a fait mettre M.me Duparc à la petite porte secrète, pour mieux jouer son rôle de prude. Duparc sort précipitamment, arrête l'amoureux brasseur qui dit qu'il descend de chez M.me Bazin ; ensorte que les deux maris se croient l'un et l'autre attrapés, et s'en donnent charitablement l'avis. Desgraviers, original qui se croit beaucoup d'expérience pour avoir eu trois femmes, a conté à Duparc une aventure de sa première, lors de l'incident du billet ; il raconte à tous deux une aventure de sa seconde, qui a quelque rapport à celle du rendez-vous. Chacun se retire, les maris avec leurs femmes dont ils sont très-contens, et Desgraviers tout seul, avec le souvenir de ses trois femmes. Le lendemain matin, la Devineresse vient savoir comment ont réussi ses conseils, et achever son entreprise. Elle écrit elle-même quelques notes sur un journal, que tient M.me Bazin, de toutes ses actions, et que son mari n'avoit pas vu depuis quelque temps ; il le demande, et y voit les prétendus progrès qu'a faits M. Lecoq sur le cœur de sa femme. Une page qui se trouve déchirée à un endroit intéressant, l'embarras de sa femme, le font enfin sortir de sa froideur et de sa confiance ; il s'emporte, va trouver Duparc et Desgraviers, à qui il raconte son infortune. Desgraviers se charge d'aller chez M.me Jacob, et de la sonder au sujet des deux femmes de ses amis ; les maris le suivent de loin. Il arrive ; un valet le reçoit, et lui fait des confidences sur sa maîtresse, sur M. Lecoq qui en est amoureux, sur les petites intrigues de la jolie Devineresse ; enfin celle-ci se présente voilée, lui parle de ses femmes, lui donne des particularités qui le surprennent, se découvre, et lui montre M.me Desgraviers qui a fait fortune sous le nom de M.me Jacob. Desgraviers se trouve donc dans le cas de ses deux amis, et croit Lecoq amoureux de sa femme qui lui prouve le contraire. Les trois Dames reçoivent M. Lecoq qui a commandé un dîner superbe chez M.me Jacob ; on lui demande la permission d'y admettre trois personnes qui sont survenues, et on lui amène les trois maris. Lecoq voit qu'il est joué, se retire un peu confus d'avoir été la dupe de trois femmes, et nos trois maris corrigés se raccommodent avec elles.

Ce sujet ressemble un peu à celui de l'Ecole des Maris, et les caractères de Duparc et de Bazin sont un peu ceux de Sganarelle et d'Ariste ; mais les parties de détail sont neuves et piquantes. Le second et le troisième actes sont bien au dessus du reste de la pièce. La scène où M.me Duparc fatigue son mari d'attentions et de caresses, est jolie, et jouée parfaitement par M.lle Dérosiers. Celle où le professeur Bazin est éveillé par M. Lecoq, est on ne peut plus originale ; le comique de situation et celui du dialogue s'y réunissent, et la rendent une des meilleures des dernières comédies. Il s'en faut que le quatrième acte y réponde, et l'idée du journal déchiré n'est pas heureuse. Les entrées et sorties du dernier acte sont un peu trop multipliées, mais nécessaires ; et le comique, quoiqu'un peu trivial, rachète les défauts de l'ouvrage, ou du moins les cache en partie. En général la pièce, pour l'intrigue, est fort au dessous de l'Entrée dans le monde ; et pour le comique, au dessous du Collatéral. Quant au jeu des acteurs, il ne laisse rien à desirer. Les CC. Dorsan et Vigny sont parfaits dans les rôles de Duparc et de Bazin. M.mes Desrosiers et Josset sont charmantes dans ceux de leurs femmes. M. et M.me Desgraviers sont joués avec gaieté et comique par le C. Picard et M.lle Molière.

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