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Le Triomphe de Trajan
Le Triomphe de Trajan, opéra (tragédie lyrique) en trois actes, paroles d'Esmenard, musique de Persuis et Lesueur, ballets de Gardel, 23 octobre 1807.
Académie Impériale de Musique.
En 1814, le livret de l'opéra a été revu par P.-A. Vieillard, dans le but de rapprocher le portait de Trajan de la personne de Louis XVIII. On trouvera à la fin de cette longue page, deux articles de presse qui évoquent l'emploi très politique de l'opéra en 1814.
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Titre :
Triomphe de Trajan (le)
Genre :
opéra (tragédie lyrique)
Nombre d'actes :
3
Vers / prose
vers
Musique :
oui
Date de création :
23 octobre 1807
Théâtre :
Académie Impériale de Musique
Auteur(s) des paroles :
Esmenard
Compositeur(s) :
Persuis et Lesueur
Chorégraphe(s) :
Gardel
Almanach des Muses 1808 (qui donne pour titre à la pièce Trajan).
Trajan, vainqueur des Daces et de plusieurs autre peuples qu'il a soumis à son empire, est prêt à jouir des honneurs du triomphe, lorsque les rois captifs qui doivent orner son char de victoire forment une conspiration contre ses jours. Un billet surpris lui apprend bientôt leurs projets, ainsi que le nom des coupables. Ils attendent la mort ; mais Trajan, trop généreux pour frapper des ennemis qu'il a déjà vaincus, prend le billet et le brûle aux pieds de la statue de Jupiter, en disant :
César n'a plus de preuve, et ne peut condamner.
Le peuple admire sa clémence ; et les rois captifs, touchés de tant de grandeur d'ame, tombent à ses genoux et jurent de mourir pour lui.
Spectacle magnifique ; allusions que le public a vivement applaudies ; de beaux vers, et plusieurs effets dramatiques habilement ménagés. Musique digne du sujet et du nom de ses auteurs.
Sur la page de titre de la brochure,Paris, de l'Imprimerie de Ballard, 1807 : :
Le Triomphe de Trajan, tragédie lyrique en trois actes, Représentée pour la première fois, sur le théâtre de l'Académie impériale de Musique, le 23 octobre 1807
Sur la page suivante :
Les paroles sont de M. Esménard.
La Musique est de MM. Lesueur et Persuis.
Les ballets sont de M. Gardel.
Geoffroy, Cours de littérature dramatique, seconde édition, tome cinquième (1825), p. 222-226 :
[Geoffroy, d’ordinaire critique acerbe, semble ici gagné par l’admiration, mais elle concerne plus la pompe du spectacle (le critique songe-t-il à un autre empereur triomphant ?) et la personne de Trajan que la pièce, dont il est peu question.
Article du 25 octobre 1807.]
PERSUIS.
LE TRIOMPHE DE TRAJAN.
Cette représentation, si long-temps attendue, a surpassé encore l'attente publique : on était préparé à des prodiges, et l'on a encore été surpris : l'imagination, qui épuise tout d'avance, est restée cette fois au-dessous de la réalité : tous les arts se donnent la main pour embellir ce triomphe ; la peinture, la musique, la danse, la poésie, unissant et confondant leurs merveilles, ont formé une espèce d'enchantement.
La beauté et la magnificence des décorations ont enlevé tous les suffrages ; on se croit transporté dans l'ancienne capitale du monde, dans la patrie des anciens Césars, maîtres de l'univers.
Ce qui a produit la plus vive sensation, c'est la marche triomphale, c'est le char attelé de quatre chevaux blancs ; c'est la superbe ordonnance de cette pompe, la fière contenance des cavaliers et des chevaux : ceux qui étaient attelés au char de l'empereur se distinguaient entre tous les autres, et paraissaient sentir qu'ils menaient un héros. Le général de l'orchestre, l'intrépide Rey, s'est vu forcé d'abaisser devant eux sa baguette magistrale ; l'aspect du bâton qui gouverne le peuple des musiciens, eût effarouché ces nobles et fiers coursiers, accoutumés à n'obéir qu'à la voix et aux sentimens de l'honneur, et toujours prêts à se révolter contre le moindre signe de rigueur et de servitude. On ne pouvait pas appliquer à ces superbes animaux ce que dit Théramène des chevaux d'Hippolyte :
L'œil morne maintenant, et la tête baissée,
Semblaient se conformer à sa triste pensée.
Ceux-là, l'œil vif, la tête haute, semblaient se conformer aux glorieuses pensées de Trajan.
L'ensemble des danses est d'un effet admirable ; les jeunes filles qui dansent autour du char de triomphe, et qui jettent des fleurs, rappellent les chœurs d'Israélites autour de l'arche sainte, dans l'oratorio de Saül. Tout ce que la cour de Terpsichore a de plus brillant était réuni dans les ballets ; aucun des prétextes d'usage n'avait pu être employé ni admis dans ce jour : les premiers talens aimaient à se confondre dans la foule, fiers du seul honneur de paraître, et fiers de se faire remarquer. Je suis fâché que Duport se soit montré si tard; car les spectateurs les plus illustres avaient déjà disparu quand il est arrivé : il vaut mieux tard que jamais, dit-on ; c'est cependant à peu près la même chose lorsqu'on paraît quand il n'y a plus personne.
Dans cet océan de merveilles, aucun talent n'a échappé : mesdames Gardel, Chevigny, Bigottini, ont été distinguées à leurs grâces ; la petite Hullin ne s'est point perdue dans la foule ; l'esprit, la gentillesse, la vivacité de cet enfant vraiment extraordinaire, ont fait les délices de l'assemblée. On a fort applaudi les pas de Saint-Amand et de madame Gardel, et le pas de trois du dernier acte, exécuté par Vestris, mesdames Gardel et Clotilde. C'est une question de savoir si les décorations ont fait plus de plaisir que les danses. Quoique le public ait paru très-vivement frappé de prestiges de la peinture et de la perspective, je n'oserais cependant décider la question en faveur de la toile peinte, contre les tableaux vivans des danseurs et des danseuses : j'aime mieux juger le procès à l'amiable, et dire que les décorations et les danses ont partagé la gloire du succès.
Quinault regardait cinq filles à marier comme un ouvrage plus difficile à faire qu'un opéra : cela peut être ; mais il me semble qu'il y a des circonstances qui rendent un opéra bien difficile à faire : il faut juger l'auteur, non pas précisément par ce qu'il a fait, mais par les obstacles qu'il lui a fallu vaincre pour arriver à ce résultat. Le choix du héros est infiniment heureux. Trajan est le plus grand et le meilleur des empereurs romains ; c'est celui qui a le plus étendu les limites de l'empire, celui qui a le plus fait pour le bonheur du genre humain. Il a eu pour panégyriste l'orateur le plus ingénieux, le plus honnête homme de son siècle : Pline, qui avait autant de vertu que d'esprit, autant d'honneur et de courage que de talent ; ce qui est fort rare. L'Éloge de Pline, quoique composé du vivant de l'empereur, n'en mérite pas moins de confiance : il était alors sanctionné par la notoriété publique, et, depuis, la postérité l'a confirmé.
Il fallait choisir dans la vie de Trajan une action intéressante et théâtrale, et le meilleur empereur n'est pas toujours celui qui prête le plus au mouvement de la scène. L'auteur, ne trouvant absolument rien dans les exploits et dans la conduite de Trajan qui fût susceptible d'un intérêt dramatique, a été contraint de supposer un attentat contre sa personne, capable de faire briller sa clémence. On s'était hâté de condamner l'auteur sans l'entendre : une conspiration paraissait très-déplacée un jour de fête ; mais ce n'est point une conspiration de Romains contre leur chef, c'est un complot d'ennemis vaincus, de prisonniers irrités contre le général dont ils ornent le triomphe. C'est Décébale, fils du dernier roi des Daces, détrôné par Trajan, qui forme le projet de faire périr le triomphateur au milieu même de la pompe d'une fête publique : il est secondé par Sigismar, prince dace, naturalisé Romain, dont il devait épouser la fille. Cet acte du plus extravagant désespoir ne sert qu'à faire triompher la destinée et la clémence de Trajan : il brûle un écrit qui contient la preuve de la complicité de Sigismar avec Décébale ; il pardonne au jeune prince des Daces un transport de fureur, et ne le punit qu'en l'unissant avec Elfride.
La clémence est la plus noble des vertus ; c'est l'apanage des âmes supérieures faites pour commander aux autres : c'est ce qui rapproche le plus l'homme de la Divinité. Jules César, le plus grand des mortels, fut aussi le plus clément. On compte beaucoup de conquérans, très-peu dont la cruauté n'ait souillé les conquêtes. Jules César est un exemple unique d'un vainqueur qui, après une guerre de partis, ait approché les vaincus de sa personne et en ait fait ses amis : il est vrai qu'il eut lieu de s'en repentir ; mais les lâches qui abusèrent de sa grandeur d'âme seront en exécration éternelle à tout l'univers. Du temps de Trajan il n'y avait point d'esprit de parti ; tout le monde avait les mêmes opinions politiques et morales : la société des chrétiens s'élevait, mais sans troubler l'empire et les opinions sur le goût et les arts ; les querelles de littérature n'étaient point encore des guerres à mort.
L'ouvrage est écrit avec élégance, avec force ; on reconnaît au style un poëte exercé, et l'auteur estimé du poëme de la Navigation. On pourra juger de sa versification par le morceau suivant, qui est une paraphrase d'une strophe de l'ode séculaire d'Horace :
Astre éclatant de la lumière,
Soleil, dieu du jour et des arts,
Toi qui d'un seul de tes regards
Embrasses la nature entière,
Toi qui des siècles renaissans
Mesures l'immense carrière,
Dieu favorable, écoute ma prière
Pour César et pour ses enfans:
Puisses-tu ne rien voir dans tout ce qui respire,
Et n'éclairer jamais dans les âges lointains,
Rien de plus grand que cet empire,
De plus heureux que les Romains (1) !
(1) Geoffroy a oublié que le poëte Danchet, dans le prologue de l'opéra d’Hésione, joué en 1701, avait fait mieux :
Toi qui vois tout ce qui respire,
Soleil, puisses-tu ne rien voir
De si puissant que cet empire !
(Note de l'Éditeur.)
L’Esprit des journaux français et étrangers, tome XI, novembre 1807, p. 250-258 :
[Le sujet romain, présenté comme reprenant un épisode réel du règne de Trajan, masque (ou exalte) une histoire française, et l’empereur de Rome n’est que le support de la glorification de l’empereur français. Le compte rendu accorde une large place au résumé de l’intrigue (« une idée du plan), une tentative d’attentat contre Trajan au cours de son triomphe, qui échoue, et que Trajan choisit de ne pas châtier, ce qui fait naître une immense reconnaissance chez ses ennemis qui se rallient à lui. Comparé à Arvire et Evelina, dont il a la sagesse, l’unité et la simplicité, il présente beaucoup d’intérêt, mais la somptuosité du spectacle détourne trop l’attention pour que le public en saisissent la force. On peut bien sûr lui faire quelques reproches mineurs, dont une certaine monotonie dans les deux premiers actes, mais le troisième, à « l’effet très-dramatique » sera encore plus fort quand des coupures auront rendu plus rapide l’action. La musique est d’un jeune compositeur, Persuis, élève de Lesueur, et elle sera pleinement appréciée quand l’effet extraordinaire que produit « la magnificence extraordinaire du spectacle ». Après avoir exprimé quelques réticences sur des points mineurs, le critique énumère une série de morceaux remarquables. « Au total, cette composition doit ajouter à l'idée que l'on s'était déjà faite du talent de l'élève de M. Lesueur » : elle est « correcte et savante », et le critique laisse entendre qu’on attend mieux de ce compositeur. Mais l’essentiel et à venir : c’est l’extraordinaire enthousiasme du critique pour tout ce qui entoure l’opéra : les décors, la pompe triomphale, tout est d’une beauté jamais vue. Les deux artistes concernés, « Degotty pour les décorations, et Gardel pour les ballets », ont atteint le sommet de leur art. Même éloge des interprètes qui se sont surpassés : le critique cite les chanteurs en les couvrant d’éloges (mais pas avec la même chaleur pour tous). Les danseurs sont tous si excellents qu’il n’est même pas possible de les nommer : « l’expression nous lanque ». Un dernier court paragraphe s’achève en un triple triomphe, du sujet, du héros qu’il rappelle (Napoléon, sans doute), et du théâtre « qui n'a en Europe ni modèle ni rival ».
Arvire et Evelina à qui le Triomphe de Trajan est comparé est une tragédie lyrique en trois actes, paroles de M. Guillard, musique de M. Sacchini, jouée en 1788.]
ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.
Le Triomphe de Trajan.
L’opéra depuis long-temps annoncé et si vivement attendu, intitulé : le Triomphe de Trajan, vient d'être donné à l'académie impériale de musique avec un très-grand succès.
L'auteur, M. Esménard, a choisi pour époque le retour de Trajan à Rome après la seconde guerre des Daces, époque mémorable où Trajan déjà revêtu des titres d'optimus et de père de la patrie, triompha pour la seconde fois de cette nation, et reçut le surnom de Dacique, époque où Rome s'enrichissait de monumens et de trophées, où elle voyait s'élever la colonne trajane, où des routes magnifiques s'ouvraient de toutes parts, où les ambassadeurs de l'Orient venaient apporter à Trajan l'hommage de ces contrées lointaines, où les vœux de l'empire romain tout entier s'adressaient au héros qui en avait reculé si loin les limites, et qui, par ses glorieux travaux dans la guerre, assurait à ses peuples les bienfaits et les loisirs heureux de la paix.
Voici une idée du plan que l'auteur a suivi pour adapter une action dramatique à son sujet unique, le retour de Trajan à Rome et son triomphe au Capitole.
Pressés autour de l'autel de Mars vengeur, les Romains célèbrent le jour propice qui éclaire le retour de leur empereur. Le consul leur retrace les exploits de Trajan : à leurs chants de victoire se mêlent les cris de douleur et de rage des prisonniers daces, scythes et germains destinés à parer le triomphe du vainqueur.
Un chef de ces captifs, Décébale, fils du dernier roi des Daces, qui, vaincu deux fois par César, s'est arraché la vie, conjure dans les fers la perte du triomphateur : Sigismard, autre captif, père d'Elfride, qui fut promise à Décébale, s'associe à cet odieux projet ; ils savent qu'ils périront, mais ils veulent mourir vengés d'un ennemi qu'après leur défaite ils n'ont connu que par ses bienfaits, C'est au milieu même de la pompe triomphale qu'un mouvement séditieux met en danger les jours de Trajan. Le peuple et les soldats qui ont secouru leur maître, demandent le supplice des assassins : Décébale était à leur tête et lui-même appelle la mort: mais le père d'Elfride peut être innocent, et Trajan demande au consul quelle preuve du crime de Sigismard il peut présenter ; le consul remet à l'empereur une lettre de Sigismard lui-même, qui contient cette preuve irrécusable et fatale. Sigismard attend son arrêt ; le peuple le demande à grands cris ; des licteurs attendent l'ordre de frapper. Trajan s'approche de l'autel de Jupiter Capitolin, et là il dépose sur le trépied sacré la lettre accusatrice de Sigismard, le feu la consume, et devant Rome attendrie de sa magnanimité, César déclare qu'il n'a plus de preuves et ne peut condamner. Il punit ensuite par des bienfaits les ennemis qu'il vient d'arracher à la mort ; entraînés par un mouvement de reconnaissance, ils se précipitent aux pieds de leur libérateur, et jurent pour eux et leurs derniers neveux, d'être fidèles aux Romains et à leur généreux maître.
La conception de cet ouvrage, qui a quelques rapports avec Arvire et Evelina, a de la sagesse, de l'unité, de la simplicité. Il est susceptible de beaucoup d'intérêt, mais la magnificence extraordinaire du spectacle absorbera longtemps toute l'attention, la détournera presqu'entièrement de l'objet principal qui devrait l'occuper. Le style est élevé et soutenu : de très-beaux vers s'y font remarquer. Les principales scènes sont écrites avec chaleur, et toutes avec pureté. L'auteur a souvent imité la Clémence de Titus de Métastase, il en fait lui-même l'aveu, cite ses heureux larcins et se les fait aisément pardonner. Peut-être dans le premier et le second actes trop de place est-elle accordée à la conjuration : il en résulte un peu de longueur et de monotonie que des coupures feront facilement disparaître : dès-lors on appréciera mieux encore la belle scène du pardon, qui d'ailleurs est disposée avec art, et filée avec beaucoup d'intérêt, et les deux premiers actes marchant plus rapidement, prépareront mieux l'effet très-dramatique du troisième.
La musique est de M. Persuis, auquel son célèbre maître, M. Lesueur, a dans cette circonstance associé son talent et son nom L'observation que nous faisions tout-à-l'heure se reproduit ici avec plus de force encore, les yeux des spectateurs, véritablement enchantés de la magnificence inexprimable du spectacle, ont un peu négligé le fond pour ses brillans accessoires, et la musique n'a pas été entendue comme elle le sera aux représentations suivantes. La couleur en a paru en général un peu trop uniforme et les mouvemens trop lents : tout entier à la situation, le compositeur n'a pu éviter les longueurs d'un récitatif peut-être trop développé, et forcé de rester constamment élevé comme le style, il s'est trouvé privé d'une des plus grandes ressources de son art, la variété de ton. Cependant il a fait preuve dans cet ouvrage d'un talent distingué, son ouverture a du caractère, elle établit bien la différence qui existe entre l'urbanité romaine, et l'austérité, l'âpreté des peuples qui sont devenus les tributaires de Rome. Le premier chœur, ô Mars vengeur, est d'un beau style : l'air si bien chanté par Laïs dans lequel le consul rappelle aux Romains les titres de Plotine à leur reconnaissance et à leur amour, est expressif et mélodieux : les scènes de conjuration sont traitées avec vigueur ; le compositeur a été moins heureux dans la scène où Plotine rappelle que César a nommé ses enfans les fils des guerriers morts sous les drapeaux : le ton de cette scène est triste et mélancolique, elle nous semblait demander une toute autre expression. Le second air, chanté par Laïs de la manière la plus touchante et avec la plus belle méthode,
O toi le plus grand des Romains,
Des héros et des rois noble et brillant modèle.
a excité des applaudissemens universels ; il est d'un beau chant, quoiqu’on remarque un peu trop de réminiscences. La scène entre Trajan et Sigismard est écrite avec talent ; dans cette scène et en général dans tout le rôle de Trajan, le compositeur a trouvé pour son récitatif une expression forte et juste à-la-fois. Les chœurs et les airs de marche sont d'un bon effet.
Au troisième acte, on remarque un bel air chanté par Mme. Branchu. L'invocation au soleil, et le chœur des prêtresses qui le suit rentrent peut-être trop précisément dans le genre de musique qu'on n'est pas accoutumé à entendre au théâtre. L'air d'Elfride implorant la grace de son époux, contraste bien avec ce qui précède : on remarque encore un trio de coryphées très-brillant, mais qui sort tout-à-fait du style général de l'ouvrage, et qui y fait un peu disparate.
Au total, cette composition doit ajouter à l'idée que l'on s'était déjà faite du talent de l'élève de M. Lesueur. Elle est, on le voit, écrite sous la surveillance et la direction d'un maître habile, elle est correcte et savante : dans un sujet qui en serait plus susceptible, l'auteur apporterait, sans doute, plus d'inspiration et d'originalité, des idées plus heureuses et des motifs plus variés. On ne peut apprécier sa manière d'écrire les airs de ballet ; ceux entendus dans cet opéra sont connus et n'appartiennent pas à ce compositeur.
Il nous reste à parler d'une partie sur laquelle il n'y a qu'une voix, ou plutôt qu'un cri d'étonnement et d'admiration, nous voulons parler des décorations et de la magnificence avec laquelle dans son ensemble et dans ses plus petits détails, cet opéra est exécuté. Jamais l'opéra français, cette patrie des prodiges et des illusions théâtrales, n'avait présenté un coup-d'œil aussi imposant ; jamais tant de magnificence et tant de vérité ne s'étaient trouvées réunies. La pompe triomphale surtout ne peut se décrire ; cette voie consacrée à la marche de l'armée, et déjà marquée par les trophées élevés à sa gloire ; ces monumens superbes, ces aigles victorieuses, ces légions, ces licteurs précédant le Sénat qui descend du Capitole ; ces prêtres de Mars portant les images des rois vaincus, ces statues des fleuves soumis aux armes du triomphateur, ces chevaux précédant le char, ce quadrige brillant qui le traîne, ces groupes innombrables de femmes, d'enfans, de vieillards ; cette foule empressée se portant de toutes parts sur les pas du cortége, ces acclamations, ces cris de joie, ces fleurs, ces encens, ces vœux d'un peuple reconnaissant et d'une armée victorieuse, pour le héros auquel elle doit sa gloire; par quel art, par quelle inconcevable adresse, par quelle habile distribution de moyens et d'effets, tant de tableaux divers en forment-ils un si vrai, si animé, si étonnant ? Rome toute entière est ici ou semble y être, prêtant l'oreille à la voix de son empereur, et avec lui rendant graces aux dieux de sa victoire. Les artistes qui ont eu assez de talent, de connaissances historiques et d'intelligence pour disposer de tels effets de perspective et pour les animer par de tels groupes, méritent, il faut le dire, la palme de leur art : ce sont MM. Degotty pour les décorations, et Gardel pour les ballets.
Il est inutile d'ajouter que les premiers, sujets dans tous les genres figurent dans cet opéra. Lainez a paru redoubler de moyens, de noblesse et d'énergie dans le beau rôle de Trajan, Laïs joue le rôle du consul, parfaitement écrit pour sa voix, et le chante avec un goût exquis ; on, a vu reparaître Adrien avec plaisir dans le rôle du prince Dace, pour lequel il était nécessaire. Derivis s'est bien soutenu dans celui de Décébale. Mlle. Armand rentrait après une longue absence par le rôle de l'épouse de Trajan, qu'elle a dit avec beaucoup de noblesse et de grace. Mme. Branchu est ce qu'on la voit toujours, cantatrice vraiment dramatique.
Quant à la danse, jamais la réunion, ne fut si complette et si brillante ; mais ici l'expression nous manque ; comment décrire et définir le talent de chacun ? Comment distribuer l'éloge, et à combien n'est il pas dû ? Les noms seuls qu'il faudrait citer nous échappent.
Ainsi tout contribue pour la représentation de l'opéra dont il s'agit, à le rendre l'un des spectacles les plus dignes, et du beau sujet qui y est traité, et du nom révéré qu'il rappelle, et d'un théâtre qui n'a en Europe ni modèle ni rival.
Après la représentation, les spectateurs ont demandé très-vivement les auteurs ; M. Persuis a paru seul ; après lui, M. Gardel a été entraîné sur la scène par une foule de danseurs ; tous deux ont été accueillis par des applaudissemens réitérés. S...
Journal de l’Empire, 9 avril 1811, p. 1-4 :
[Le feuilleton de ce jour est consacré pour une bonne partie au le compte rendu de la reprise du Triomphe de Trajan, que le critique présente comme un « ouvrage de circonstance », ce qui l’amène à récapituler les œuvres qui ont suivi la naissance du Roi de Rome, avant de se lancer à corps perdu dans une comparaison de la façon dont les grands conquérants ont été traités par les poètes. Les poètes ne trouvent pas grâce aux yeux du critique (Geoffroy) : ce qui fait les grands hommes, ce n’est pas l’éloge qu’en font des vers plus imaginatifs que vrais, ce sont les exploits mêmes qu'ils accomplissent. Après avoir ironisé sur les héros de la mythologie (ce qui est dit d’Achille est assez surprenant !), puis avoir relativisé la gloire des grands noms de l’histoire, d’Alexandre à Louis XIV, il s’agit enfin de saluer le héros que ses exploits seuls rendent immortel, et non leur mise en littérature, Napoléon lui-même. Il a fallu du temps pour y arriver, mais on y arrive tout de même. On n'apprend riend ans ce feuilleton sur Trajan et sur l'opéra qui lui est consacré, mais son intérêt est ailleurs.]
ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.
Le Triomphe de Trajan.
C'est aussi un ouvrage de circonstance : il fut fait à l’occasion de la mémorable bataille d’Austerlitz ; et, dans le genre de l’allégorie, c'est une des plus nobles et des plus magnifiques. Le même jour presque tous les théâtres donnoient quelqu'un de ces petits drames nés de la joie publique : à l’Opéra Comique, la Fête de Village, à l’Odéon, l’Olympe, Vienne, Paris et Rome ; au Vaudeville, la Nouvelle Télégraphique ; à la Gaieté, la Ruche céleste ; aux Variétés, la Bonne Nouvelle ; au Cirque Olympique, l’Enfant de Mars et de Flore. Je n’ai plus rien à dire sur ces petites pièces qu’un grand événement a fait éclore ; mais elles me conduisent à quelques observations sur l’utilité des hommages que la poésie rend aux actions illustres sur la nature des services que les héros reçoivent des poètes.
Alexandre, passant dans la Troade, s'arrêta au tombeau d’Achille, et envia le bonheur qu’avait eu ce guerrier de rencontrer un chantre tel qu’Homère. Jules César à son tour,. visitant le tombeau d'Alexandre pleura d’avoir si peu fait encore à l’âge où Alexandre avoit déjà conquis la plus belle partie de l’univers : le sentiment de César étoit plus noble et plus vrai que celui d'Alexandre. Le fils de Philippe, élevé par l’auteur de l’Art Poétique, nourri dans l’admiration pour la poésie et dans le respect pour les poètes, envioit au fils de Pélée le vain prestige des vers d'Homère. La grande ame de Cesar envioit au roi de Macédoine la véritable gloire de ses conquêtes. La poésie triomphe quand faut embellir et relever des actions médiocres, elle succombe sous le poids d une grandeur réelle. Achille est très brillant dans le poëme d'Homère : ce n’en est pas moins le plus mince des guerriers, le plus petit de ceux qu’on appelle grands hommes : insulté par le chef de l’armée, il se laisse enlever sa maîtresse ; il ne sait que bouder pleurer, appeler sa chère mère ; il reste campé dix ans devant une bicoque avec l'élite de la Grèce et ne peut parvenir à la prendre : assiégée tant de héros, Troie est prise par un cheval. Le plus grand exploit d'Achille. c’est de tuer Hector avec le secours des dieux qui trompent et trahissent son rival : le moindre de nos guerriers rougiroit d'une pareille victoire. Le seul passade du Granique par Alexandre est un exploit plus merveilleux que tous !cs hauts faits de l'invulnérable Achille. qui se seroit noyé dans un ruisseau débordé, si Vulcain, dieu du feu n'eût desséché le ruisseau.
Les poètes des temps anciens ont chanté l’expédition des Argonautes et le fameux Jason qui enleva la toison d’or. avec l’aide d'une méchante sorcière devenue amoureuse de lui. On a fait je ne sais combien de poèmes sur les conquêtes chimériques de Bacchus et d’Hercule mais le conquérant de l’Asie n'a trouvé pour célébrer ses victoires, qu'un misérable versificateur nommé Chérile je n'en suis pas surpris ; la poésie vit d’illusions et de mensonges ; la réalité et la vérité l'écrasent. Les chantres des héros fabuleux peuvent créer leur sujet au gré de leur imagination ; les chantres des vrais héros sont accables par leur sujet, et restent toujours au-dessous.
César ne fut pas plus heureux qu’Alexandre : aucun poète n'a célébré sa conquête des Gaules. Lucain a chanté la bataille de Pharsale, et son poëme est plutôt une satire qu'un éloge du vainqueur : c'est d'ailleurs l’ouvrage d’un rhéteur et non d'un poète ; mais César pouvoit-il désirer un plus beau poëme que l'Empire romain établi sur les restes de la république, que l'univers affranchi de la domination du sénat, et ramené sous les lois d’un seul maître ? Ce sont les changemens qu'un homme fait dans le monde, ce sont les monumens même de sa puissance, exposes à tous les regards qui fondent et qui perpétuent sa gloire beaucoup mieux que des vers : peu de gens tirent des poëme s; mais tous sont spectateurs de la face nouvelle qu'un grand homme donne à la terre.
Octave fut homme d'esprit et profond politique : il fut heureux : il profita bien de ce qu'avoit fait son oncle : Jules Antoine, Agrippa, et les deux fils de sa femme, Tibère et Drusus, remportèrent pour des victoires. Les meilleurs poètes de son temps ne lui épargnèrent pas tes éloges ; ils en firent un héros, un conquérant, un modèle de toutes les vertus civiles et militaires : ils avoient de quoi mentir ; et les poètes ont beau jeu quand ils mentent. Auguste est grand dans Virgile, dans Horace, dans Ovide ; mais l’histoire a rompu l’enchantement de leurs éloges : on sait, en dépit de tous les beaux vers, qu'Auguste ne fut point guerrier, et qu'il ne fut honnête homme que lorsqu'il eut intérêt de l’être.
Le monarque le plus loué de l’Europe, Louis XIV, offroit aussi aux poëtes une belle place pour leurs mensonges ; cependant Boileau, celui qui l’a le mieux loué est aussi celui qui a le moins menti. Les éloges de Boileau sont moins remarquables par les beautés poétiques que par la finesse des tours oratoires ; le seul morceau brillant de fiction et de poésie est l’Epître sur le Passage du Rhin : c’est un petit poëme épique ; mais aussi ce passage est un exploit si mince qu'il prêtoit beaucoup à la fiction : le poète n'est grand que parce que le sujet est petit. Si ce passage du Rhin que Louis XIV vit du rivage, étoit comparable pour la grandeur des obstacles à ceux qu'on a exécutés depuis avec tant d'audace, le fleuve avec sa barbe limoneuse, n'y feroit pas une si bonne figure. Rien ne refroidit et ne rapetisse les grandes choses comme la Mythologie, qui ressemble alors aux contes de Perrault et à la Bibliothèque Bleue. Les éloges de Boileau ont fait beaucoup d’honneur au poète et n'ont trompé personne sur le compte du monarque : l'histoire n’en a pris que le vrai, et il est resté constant que Louis XIV eut l’ambition plutôt que le talent d’un conquérant ; qu’il eut de l’élévation dans le caractère, sut fort bien tenir une cour et jouer le rôle de roi.
Horace voudroit nous faire accroire que les vers grossiers d'Ennius ont fait plus d’honneur à Scipion l’Africain que la fuite d’Annibal et l’incendie de Carthage. Il raisonne en poète qui abuse des privilèges de son état ; H confond l’histoire avec la poésie, et nous parle de héros devenus célèbres dans le temps où il n'y avoit point d’autre histoire que la fable. Il a l’audace de nous citer Romulus qu’aucun poète n’a chanté, puisque de son temps on savoit à peine faire de la prose. Il prétend que c'est la poésie qui rend les grands hommes: immortels, ce qui en fait des dieux. Vous êtes orfèvre, M. Josse ! Ce qui rend les grands hommes immortels, ce qui en fait des dieux, ce n'est point le caprice d'une imagination exaltée, ni le rêve d'un cerveau poétique : ce ne sont point les vers qu'on a faits pour eux ; c'est ce qu’ils ont faits pour eux ; c’est ce qu’ils ont fait eux-mêmes, c’est la grandeur réelle de leurs actions que l’histoire recueille des:contemporains pour la transmettre à la postérité.
Napoléon n’a pas besoin de poètes. Quel doit être leur embarras avec un héros dont les exploits réels sont au-delà du merveilleux de la fable, et qui a effectué ce que l’imagination poétique la plus effrontée n'auroit osé inventer ! Napoléon a lui-même écrit sa gloire en caractères ineffaçables, partout où il a porté ses pas ; l’Europe est couverte de ses monumens et des traces de sa puissance : il a donné une nouvelle impulsion à son siècle,' une nouvelle direction aux esprits, une nouvelle face à une grande partie du monde : il est bien sûr de. son immortalité. Voilà un héros très indépendant des vers, de la prose et du talent des écrivains : l'historien le plus exact et le plus fidèle sera pour lui le plus grand des poètes.
Annales dramatiques, ou dictionnaire général des théâtres, tome neuvième (à Paris, 1812), p. 193-194 :
TRIOMPHE DE TRAJAN (le), opéra en trois actes, par Esmenard, musique de MM, Persuis et Lesueur, à l'Opéra, 1807.
Décebale, fils du dernier roi des Daces, détrôné par Trajan, forme le projet d'assassiner cet Empereur romain au milieu de son triomphe : il est secondé par Sigismar, prince dace, dont il doit épouser la fille. Cette conspiration est découverte par Licinius. Le consul observe leurs démarches ; et, dans le moment où ils vont consommer le crime, ils sont environnés par des soldats, saisis, désarmés et enchaînés. Le peuple, indigné, veut se faire justice lui-même. Trajan suspend sa juste vengeance. Le front calme, au milieu des sénateurs, il défend d'interrompre le triomphe. Déjà Sigismar, sa fille et Décebale n'attendent plus que le dernier supplice. Dans ce moment, Licinius remet à Trajan une lettre qui renferme les preuves du plus noir comme du plus odieux des complots. Le magnanime et vertueux Empereur la prend des mains du consul, monte sur les degrés du temple, devant la statue de Jupiter, où les feux sont allumés, et brûle cette lettre. Ce beau trait de la clémence de notre Empereur force les vaincus à l'admiration ; ils tombent aux genoux de Trajan, et lui jurent une fidélité inviolable. Enfin l'Empereur pardonne, et confirme l'union de Décebale avec Elfride.
Le triomphe de Trajan est un des plus magnifiques spectacles qu'il soit possible de voir. La musique, la danse, les décorations, en un mot, tout ce que la fable et l'histoire offrent de plus merveilleux, s'y trouve réuni.
Capefigue, L’Europe pendant le consulat et l’empire de Napoléon, tome VII (Bruxelles, 1842),,p. 348-350 :
Napoléon n'avait point encore quitté sa capitale, lorsqu'on annonça l'opéra du Triomphe de Trajan (1), œuvre d'Esmenard et commandé par Fouché ; c'était plus qu'un drame lyrique ; on y considérait moins la musique et les paroles que le vaste triomphe romain, et l'encens jeté au chef du nouvel et vaste empire ; les chevaux parurent sur la scène, ils firent des évolutions comme dans le cirque ; ils traînèrent le char d'or de l'empereur romain, ainsi qu'on le voit dans les bas-reliefs de la villa Borghèse ; les chants de triomphe furent entonnés au milieu des acclamations et des guirlandes de fleurs ; il y eut un ballet à la forme antique : des artistes aujourd'hui vieillis, ou que la mort a fait disparaître, représentaient des femmes romaines, de jeunes vierges ; et ces papillons brillants, Clotilde, Bigottini, que sont-ils devenus ?
Le Triomphe de Trajan eut un succès d'enthousiasme ; partout on y vit l'empereur Napoléon : le temps et la mode étaient alors aux triomphes, on ne songeait qu'à ces coups de théâtre éclatants qui reproduisaient des scènes antiques ; la ville éternelle était dans Paris, fière d’un empereur à la taille des Césars.
(1) « Paris , 23 octobre 1807.
« Il est difficile de se faire une juste idée de tous les genres de magnificence déployés dans l'opéra de Trajan, dont la première représentation avait attiré, ce soir, une affluence prodigieuse. La pompe des décorations, la richesse des costumes, l'imitation fidèle des monuments historiques , réunis à la beauté des vers, à l'intérêt du dénoûment, â la variété de la musique, forment un spectacle qui satisfait également les yeux, l'esprit et l'imagination. Nous donnerons incessamment l'analyse de cet ouvrage, qui aura sans doute un grand nombre de représentations. Le succès a été complet, et toutes les allusions saisies avec enthousiasme. On a remarqué l'art avec lequel l'auteur a rejeté la conjuration qui forme l'intrigue de la pièce, parmi les esclaves daces, scythes et germains. En effet, Trajan, adoré de Rome et de l'empire, ne peut trouver des ennemis personnels que parmi les ennemis de l'État, où, comme l'a très-bien dit le poëte :
L’intérêt de tous le défend ;
Tous attachent leur sort à cet Auguste.
L'ouvrage est écrit avec une noblesse et une élévation de style qui rappellent souvent le poëme de la Navigation. La musique, sourdement décriée avant d'être entendue, n'avait besoin que de l'être pour obtenir un succès brillant. Elle est remplie de morceaux d'un grand effet. Tous les airs chantés par Lays, mademoiselle Armand et madame Branchu; tous les chœurs, tous les morceaux d'ensemble, ont été vivement applaudis. M. Persuis a paru digne d'unir son talent à celui de l'auteur des Bardes, et cet ouvrage lui donne, parmi nos compositeurs les plus distingués, une place que l'envie et l'esprit de parti pourraient seuls lui contester. On doit ajouter que la mise en scène de cet opéra fait le plus grand honneur à l'administration, et prouverait seule, au besoin, que le théâtre de l'Académie impériale de musique est au-dessus de toute comparaison et de toute rivalité. »
(Récit officiel.)
David Chaillou, Napoléon et l'Opéra: La politique sur la scène (1810-1815) (Paris, Arthème Fayrd, 2004), p. 1619 :
[Un très beau spectacle, certes, mais aussi une pièce à la gloire de Napoléon Ier. C'est le moins qu'on puisse dire.]
Le Triomphe de Trajan, écrit en 1807, […] devait fêter le retour victorieux de Napoléon à Paris et saluer la générosité avec laquelle, au lendemain de Iéna, l’Empereur détruisit un document compromettant le lieutenant général de Prusse. la clémence du souverain victorieux et magnanime méritait sans doute un beau livret ! […] C’est Fouché, ministre de la Police qui organise en personne la représentation, écrit au premier préfet du Palais, impose son librettiste (le censeur Esménard) dont on sait qu’il lui soufflera même le sujet, fournit les fonds, et distribue les rôles des artistes. Fouché va jusqu’à réclamer la présence d’un chanteur (Adrien) qui n’appartenait plus depuis plusieurs années à la troupe de l’Académie ! […] Peu de pièces de circonstance furent soumises sous l’Empire à un tel dirigisme.
Première représentation le 25 octobre 1807. Il a eu plus de cent représentations (d'après la Biographie universelle, ancienne et moderne de Michaud, volume 13, p. 311). Et il a été joué chaque année jusqu'en 1816. En 1814, il l'a été joué 10 fois :les 13, 25 mai, 7 juin, 10, 24 juillet, 20 septembre, 9 octobre, 4, 22 novembre, 23 décembre.
Et c'est bien la Vestale qui a été donnée le 1er avril.
Le Journal de Paris annonce une représentation le 12 mai, le 10 juillet et le 9 octobre 1814 à l'Académie royale de Musique.
Le Journal des débats politiques et littéraires qui a pris le relais du Journal de l'Empire ne parle du Triomphe de Trajan que dans un long feuilleton du 15 octobre 1814. Il annonce toutefois les représentations du 13 mai, du 7 juin, du 10 et du 24 juillet, du 20 septembre, du 9 octobre, du 4 et du 22 novembre et du 23 décembre (mais il n'annonce la représentation du 1er avril,qui de toute façon n'a pas eu lieu, soirée dont il rend compte le 3, en des termes très proches de l'article du Journal de Paris du 2 avril).
Deux documents importants pour la réception de la pièce en 1814, lors de l'entrée des armées étrangères à Paris,
-
l'article du Journal de Paris du 2 avril, qui décrit la non représentation du Triomphe de Trajan de la veille ; rappelons que les troupes russes et prussiennes sont entrées dan sla Paris la veille ;
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l'article du Journal des débats du 15 octobre 1814, qui exécute la pièce d'Esménard, revue par Viellard, qui a été jouée le 9 octobre.
Journal de Paris politique, commercial et littéraire, n° 92, 2 avril 1814, p. 2-3 :
[Les troupes alliées (étrangères ou ennemies, comme on voudra) sont entrées dans Paris le 31 mars, « sans trouble de la tranquillité publique, sans excès », selon le Journal de Paris n° 91 du 1er avril, qui publie une longue série de communiqués sur la situation présente. Au moins une nouvelle rassurante : « le public est prévenu que le départ des courriers de la poste aux lettres aura lieu aujourd'hui comme à l'ordinaire ». Et le Journal de Paris accorde une large place à deux importantes questions : il publie la critique d'une nouvelle traduction en vers du Paradis perdu de Milton (humour involontaire ?) et un long article de variétés intitulé « Réplique aux assertions de M. Virey sur les créoles » (un article « Créole » dans le Dictionnaire des sciences médicales, que le critique du journal a osé contester, et qui lui a valu une réponse vengeresse de Virey, à laquelle il entrpernd de répondre : l'actualité du propos n'est pas évidente au point d'y consacrer plus du tiers du journal ! Par contre, pas d'annonce de la soirée à l'Académie royale de musique, largement décrite le lendemain 2 avril.
À défaut de jouer le Triomphe de Trajan, c'est la Vestale de Spontini qu'on joue pour l'empereur de Russie et le Roi de Prusse qui honorent de leur présence une soirée à l'opéra qui a rencontré un immense succès, si on en croit Martainville, le rédacteur de l'article (mais faut-il le croire ?) : « foule immense », « grande quantité d'officiers des troupes alliées » ; et multiples manifestations d'enthousiasme. Seule difficulté : il semble qu'« une survenue à un principal acteur » oblige à remplacer le spectacle prévu, pourtant bien adapté à la situation. L'affaire se présente mal : le public refuse la substitution, et il faut consulter l'empereur de Russie, qui serait le vrai responsable de ce changement de programme : ce serait par « modestie » qu'il aurait voulu qu'on ne joue pas une pièce qui pouvait passer pour une flatterie à son égard. Le changement de programme est donc accepté, voire voulu par les souverains étrangers, qui peuvent enfin faire leur entrée dans le théâtre. La Vestale est jouée avec les décors du Triomphe de Trajan (y avait-il une si grande différence ?). Et le public salue les applications possibles à la situation présente. Pendant l'entracte, on chante le « bon Henry », les cocardes blanches volent à travers la salle, on demande de faire disparaître l'aigle impérial qui est au-dessus de la loge qui était celle de l'ex-empereur Napoléon. Après le Vive Henri IV, un chanteur, l'illustre Lays, vient chanter une série de couplets à la gloire de Guillaume et d'Alexandre, ce qui met le comble à l'enthousiasme du public, au grand embarras des deux souverains étrangers, finalement fort modestes... « La fête finit comme elle avait commencé », dans la joie de tous et les problèmes de « voix fatiguées, épuisées » pour tous, y compris ces dames. Et le critique souligne combien cet enrouement collectif est signe de libération après un long silence imposé, pendant 15 ans ou peut-être 25 ans (chacun peut choisir la durée de la contrainte « à se taire ou à ne parler que bien bas ».]
ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Tout Paris savait hier que LL. MM. l’Empereur de Russie et le Roi de Prusse iraient à l’Opéra, et l’on trouvait une malice assez plaisante dans le choix de l’ouvrage affiché : c’était le triomphe de Trajan. On se rappelait l’innocente et spirituelle vengeance du prince Guillaume d’Orange, qui, injurié grossièrement dans des pamphlets en faveur de la France, invita à son spectacle des officiers français prisonniers, et les régala de cinq prologues de Quinault à la gloire de leur roi.
Il est impossible de se peindre la foule immense qui assiégeait les avenues de l'Opéra. On y distinguait une grande quantité d’officiers des troupes alliées, également jaloux d’assister au triomphe qui attendait leurs princes, et de voir ce fameux opéra français qui fait tant de bruit dans le monde.
La salle offrait un spectacle aussi singulier que brillant. Une riche biguarure d'uni formes, l'éclat de mille décorations diverses éblouissaient les yeux, qui se reposaient ensuite sur la parure élégante des dames. Presque toutes avaient embelli leur coiffure d’une galante cocarde blanche. Le même signe était arboré sur les chapeaux de beaucoup de gardes nationaux et de bourgeois.
La toile se lève sans qu’on ait entendu la musique, et Derivis s'avance et dit : « Messieurs, une indisposition survenue à un principal acteur nous met dans l’impossibilité de jouer Trajan. Nous vous prions, nous vous supplions de vouloir bien accepter en échange la Vestale. »
La presqu’unanimité des spectateurs refuse l’échange. Au bout d’une demi-heure, une voix part des premières loges . « Messieurs, dit-elle, la modestie de S. M. l’Empereur de Russie ne lui a pas permis d'accepter l’encens qui lui était offert dans Trajan. Cependant on lui a fait observer que les Parisiens désiraient cette pièce, et l'on attend la réponse de S. M. »
Quelque temps après, Derivis est revenu adresser ces mots au public : « Messieurs, LL. MM. ont accepté l’échange ; ils vont honorer le spectacle de leur présence. » Ce ils incongru a fait rire les français et sourire les officiers étrangers qui presque tous parlent fort bien notre langue. L’acteur est le seul qui ne se soit aperçu ni de la faute ni du sourire.
LL. MM. l’Empereur Alexandre et le Roi Guillaume sont entrées ensemble dans leur loge à l’amphithéâtre ; elles ont été saluées par les plus vives acclamations, auxquelles elles ont répondu par les saluts les plus affectueux. Les voûtes ont retenti des cris mille fois répétés de : Vive Guillaume ! Vive Alexandre ! Vive Louis XVIII ! Vivent les Bourbons !
Docile aux vœux du public l’orchestre a joué l'air si cher aux français : Vive Henri IV ; les applaudissement éclataient avec fureur à chaque reprise ; les mouchoirs blancs flottaient, les chapeaux et les cœurs sautaient : c’était un délire
Enfin la Vestale a commencé ; et comme la pièce n’était plus qu’un accessoire du spectacle, à peine s’est-on aperçu qu’on la jouait avec les décorations de Trajan qu’on n’avait pas eu le temps de déplacer. Le public a saisi vivement tout ce qui offrait la moindre application à la solennité de la soirée ; il a fait répéter ces vers :
Magnanime héros,
La paix est aujourd’hui le fruit de vos conquêtes :
Reposez-vous de vos nobles travaux,
Et, comme à nos destins, présidez à nos fêtes.
L’entr’acte a été rempli par le chant électrique du bon Henry. Ce nom rappelait celui de ses illustres fils, et le refrain de l’air était : Vivent les Bourbons, vive Louis XVIII !
Les dames jetaient des cocardes blanches qui étaient avidement recueillies et aussitôt arborées. Plusieurs voix demandèrent qu’on renversât l’aigle dont les ailes se déploient au-dessus de la loge qui fut celle de Napoléon. Comme cette opération eût été un peu longue, on s’est contenté de couvrir d’un voile blanc, emblème de la paix, cet oiseau qui ne porte plus que des foudres éteints.
Non content d’entendre Pair de vive Henri IV, le public a voulu que Lays vint en chanter les paroles. Cet acteur s’est avancé un papier à la main, et sur l'air chéri a entonné l’impromptu suivant qu’on a fait répéter assez de fois pour qu’il m’ait été facile de le retenir :
Vive Guillaume
Et ses guerriers vaillant ;
De ce royaume
Il sauve les enfans.
Par sa victoire
Il nous donne la paix,
Et compte sa gloire
Par ses nombreux bienfaits.
Vive Alexandre,
Vive ce roi des rois !
Sans rien prétendre,
Sans nous dicter des lois,
Ce prince auguste
A le triple renom
De héros, de juste,
De nous rendre un Bourbon.
L’enthousiasme fut porté à son comble par ces couplets, dont on ne jugea que la généreuse intention. Les plus flatteuses acclamations exprimèrent aux deux augustes spectateurs la reconnaissance dont les français, et les parisiens surtout,-sont pénétrés pour eux. Ces princes se levèrent et saluèrent à plusieurs reprises, en laissant paraître une émotion qui allait jusqu’au trouble, et qui se manifestait par le plus modeste et le plus touchant embarras.
La fête finit comme elle avait commencé. On se serrait la main, on s’embrassait dans les foyers, dans les corridors, dans les escaliers. On n’entendait que des voix fatiguées, épuisées ; l’organe des dames même avait perdu sa moelleuse douceur ; elles en étaient dédommagées par la pétillante expression de leurs yeux et de tous leurs traits. Quand on a été si longtemps contraint à se taire ou à ne parler que bien bas, il est facile de s’enrouer la première fois qu’on crie.
A. Martainville.
Journal des débats politiques et littéraires, 15 octobre 1814, p. 1-3 :
[Compte rendu d'une extrême sévérité de la remise à la scène du Triomphe de Trajan. Le critique s'attaque à la tentative de comparaison entre Trajan le sage et Napoléon (redevenu Buonaparte). Aux vertus de Trajan, on ne peut opposer que les comportements odieux de Napoléon. Et la tentative de Vieillard de « substituer au terrible Napoléon, notre bon Roi, notre sage Louis XVIII » à l'occasion de la nouvelle version de la pièce, après la mort d'Esménard, et la chute de Napoléon, n'a même pas le mérite d'un bon style. Esménard se voit reconnaître un « talent poétique » remarquable, supérieur en tout cas à celui de Vieillard, mais sa pièce n'échappe pas à « la froideur inséparable du défaut d'action ». Quelques vers heureux, un très beau spectacle, décor et chorégraphie, deux interprètes féminines que le critique porte aux nues. Par contre, il est plus réservé pour ce qui est de l'emploi des chevaux des Franconi, bien dressés, et tout de même dangereux, et pour la musique, plus savnate qu'inspirée : « la musique bien faite pourroit être de la musique ennuyeuse ».
La citation latine provient d'une fable de Phèdre, livre 4, fable 18 « les ambassadeurs des chiens et Jupiter » (vers 11) : « de frayeur, ils souillèrent toute la cour royale ». On peut craindre en effet que les chevaux se conduisent aussi mal que les chiens...]
ACADEMIE ROYALE DE MUSIQUE.
Si quelque chose pouvoit dégoûter les princes de l'adulation et de ces hommages que la bassesse s'empresse toujours à leur rendre, ce seroit l'étrange abus qu'on en a fait pendant notre révolution, non seulement au profit de ces grands criminels que nous avons vus affublés tantôt d'une toge consulaire, tantôt de la pourpre impériale, mais encore en l'honneur des plus vils et des plus obscurs scélérats. Un des plus curieux monumens de la flatterie révolutionnaire est l'opéra de Trajan, ouvrage d'un poëte né sans doute avec du talent, et qui auroit pu acquérir une p!ace honorable sur le Parnasse, s'il n'avoit préféré à une gloire durable les succès éphémères de l'intrigue. M. Esménard l'avoit consacré à la gloire de son héros, Napoléon-le-Grand. Depuis la mort de M. Esménard et la chute de Napoléon, ce même opéra avoit été arrangé pendant le dernier mois d'avril en l'honneur d'un véritable empereur, de cet Alexandre vraiment grand, et auquel l'Europe reconnoissante devroit décerner le surnom de libérateur. Malheureusement pour le successeur de M. Esménard, cet Alexandre qui aime à faire de grandes choses, n'aime pas les petites flatteries : il a refusé sèchement l'hommage des poëtes, des chanteurs et des danseuses de l'Académie royale de Musique. Ce triste essai n'a pas effrayé M. Vieillard : il vient, à ses risques et périls, de rajuster encore une fois l'opéra de Trajan aux nouvelles circonstances, et il s'est mis à la torture pour substituer au terribte Napoléon, notre bon Roi, notre sage Louis XVIII qui, occupé de choses un peu plus sérieuses que des chansons et des cabrioles, probablement ne se doute guère de toutes ces plaisantes métamorphoses.
J'ai comparé l'ouvrage de M. Esménard avec les corrections et les additions de M. Vieillard, et je ne puis dissimuler que si M Esménard eût assez vécu pour se réformer lui même, les corrections eussent été de meilleur goût, et surtout dans un meilleur style. Si nous parlons de style à propos d'opéra, c'est, il faut en convenir, que ce mérite n'est pas tout-à-fait étranger à l'ouvrage de M. Esménard, et que Trajan n'est pas écrit comme les Abencérages et les Bayadères.
Au surplus, que M. Vieillard ne fasse pas des vers aussi bien que l'auteur du poëme de la Navigation, c'est un malheur qu'il partage avec le grand nombre des poëtes de nos jours et qui en soi n'a rien d'étonnant ; mais ce qui me confond, c'est qu'un homme qui avoit autant d'esprit que M. Esménard ait été choisir dans l'histoire pour patron à son héros, un prince tel que Trajan, avec lequel son Buonaparte n'avoit pas t'ombre d'un rapport. Puisqu'il vouloit flatter un conquérant, pourquoi ne pas donner la préférence à Alexandre ? Les batailles d'Issus et d'Arbelles, d'Austerlitz et d'Jéna pouvoient être mises en regard : dix mille Tyriens mis en croix pour avoir défendu leur ville ; l'infortuné Betis traîne par des chevaux autour de Gaza, pour être resté fidèle à son roi ; l'incendie de Persépolis ; l'assassinat de Clitus et de Parménion : voilà des traits qui n'ont pas manqué dans la vie du moderne Alexandre ; on reconnoit là l'homme de nos jours qui mettoit le comte de Chasteler et ses Tyroliens hors la loi, qui appeloit les fidèles Espagnols des rebelles et des brigands, les malheureux Hambonrgeois des traîtres ; on reconnoit l'incendiaire de Smolensk, le tigre qui, du fond de son palais, condamnoit ses braves soldats a faire sauter Tarragone.
Mais Trajan ! Qu'y a-t-il de commun entre celui qui fut le meilleur des hommes, et l'un des hommes les plus pervers qui aient encore paru sur un trône ; entre un prince qui fut le père de ses peuples, et celui qui en fut le fléau?
Dans une bataille que Trajan livra aux Daces, les ligamens nécessaires pour bander les plaies des soldats blessés vinrent à manquer : aussitôt Trajan déchire lui-même sa propre robe, et s'en dépouille pour la faire servir à un si glorieux usage. J'en appelle à ceux de nos braves qui ́ont survécu à leurs glorieuses blessures ; est-ce ainsi que Buonaparte compatissoit à leurs maux et ressentoit leurs douleurs ?
Trajan, tranquille avec sa conscience, se livroit sans crainte à ses amis. et ne redoutoit pas de trahison. Des avis multipliés et reçus de différens endroits lui dénoncent une conspiration. Le chef est, dit-on, Licinius Sura, l'homme le plus puissant de l'Empire après l'Empereur, Licinius Sura, préfet du Prétoire, comblé des bienfaits et honoré de l'amitié de Trajan. Que fait Trajan ? Sans prendre le moindre éclaircissement, il va souper chez Sura qui l'avoit invité, renvoie sa garde, fait venir le médecin et le barbier de Sura. Par l'un il se fait panser les yeux, par l'autre raser. Puis il soupe avec cette liberté d'esprit et cet enjouement qui doivent présider aux banquets de l'amitié. Le lendemain, quand il rencontre les charitables donneurs d'avis, il se contente de leur dire : Si Sura veut me tuer, il en a perdu hier une belle occasion.
Comparez cette noble confiance avec les frayeurs perpétuelles du Pygmalion des Tuileries, avec les honteuses précautions dont il s'entouroit, et que trahissoit d'une manière si grotesque l'embarras de ses mouvemens.
Est-ce Buonaparte ou Trajan qui répétoit sans cesse aux courtisans toujours jaloux d'alarmer le prince : On ne fait périr ni son successeur ni son assassin ?
La postérité a confirmé à Trajan le surnom de Très-Bon (optimus) que lui avoit donné la reconnoissance publique. Elle a oublié ceux de Germanique, de Parthique et de Dacique. Quel surnom réserve-t-elle au héros de M. Esménard ? Sans être accusé de témérité, on peut être assuré que ce ne sera pas celui de Très-Bon.
Trajan a été loué de son vivant par l'illustre Pline le jeune : la postérité a ratifié tous ses éloges. Pline le jeune a passé sa vie à amplifier le panégyrique d'un prince dont la gloire et la vertu alloient toujours croissant. Nous avons eu notre Pline ; mais, au lieu d'ajouter aux éloges qu'il a pu faire, que ne donneroit-il pas pour effacer ses pompeux discours de notre mémoire, et nous réduire à l'impuissance de comparer l'orateur d'aujourd'hui avec l'orateur de la veille ?
L'Histoire Ecclésiastique rapporte que Saint Grégoire le grand étoit si pénétré d'admiration pour Trajan, qu'il osa demander à Dieu, long-temps après la mort de ce prince, de faire grâce à son aveuglement et à ses erreurs en faveur de ses vertus, et que Dieu accorda le salut de l'Empereur aux prières du Saint. Je ne crois pas que jamais aucun Saint s'avisa de demander à Dieu une pareille exception en faveur de Buonaparte.
La belle action que le poëte a voulu célébrer, est la prétendue magnanimité avec laquelle Buonaparte, se laissant attendrir aux larmes de la princesse de Hatzfeld, jeta au feu la correspondance qui prouvoit que le prince de Hatzfeld étoit resté fidèle à son souverain. Rien dans la vie de Trajan ne rappelle cette clémence dérisoire. C'est dans celle de César que l'on trouve un trait de ce genre vraiment admirable, et dont Buonaparte, suivant son usage, n'a fait qu'une triste parodie. Peu de temps après la bataille de Phrarsale, le sort fit tomber aux mains de César le portefeuille de Scipion, l'un des chefs du parti républicain. César avoit un grand intérêt à connoître tous les secrets de ses ennemis; mais, pour n'avoir point à se venger, il jeta tout au feu sans vouloir rien lire.
Tout le talent poétique de M. Esménard n'a pu préserver son panégyrique rimé de la froideur inséparable du défaut d'action. Quelques vers heureux ne peuvent suffire à la fortune d'un opéra. Honneur au décorateur et au chorégraphe ! Ils sont heureusement venus au secours du poëte. Le Triomphe de Trajan offre un magnifique spectacle et bien digne d'exciter la curiosité et l'admiration des étrangers qui abondent dans la capitale des arts et des plaisirs. Et, d'ailleurs, je répondrai toujours du succès d'un opéra dans lequel on verra paroître les deux incomparables sœurs, les demoiselles Gosselin, qui courent avec une égale légèreté vers la plus grande gloire qu'on puisse obtenir dans l'empire de Terpsichore.
Soyons justes envers tout le monde, et rendons aux bêtes de Franconi, qui manœuvrent avec tant d'habileté, la part qu'ils ont dans ce triomphe. En les voyant caracoler si gaiement au milieu de toutes ces nymphes, je songe avec une sorte d effroi que tous ces chevaux ne sont pourtant pas des Pégases ; et je crains de voir quelque jour se renouveler sur le théâtre des Amours l'étrange incongruité dont des chiens mal appris donnèrent autrefois le scandale dans le palais de Jupiter lui-même :
Totam timentes concacarunt regiam !
Je n'ai rien dit de la musique, parce que je n'ai rien de bon à en dire. Un de mes voisins, amateur à grandes prétentions, me soutenoit que c'étoit de la musique bien faite. J'en ai conclu que de la musique bien faite pouvoit être de la musique ennuyeuse. Un peu moins de science, et un peu plus d'inspiration feroit bien mieux mon affaire.
C.
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